Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. VIII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 187-198).

Chapitre VIII.

Le Mystère du Logos et de l’Image divine.


L’intérêt de la chrétienté se porta, nous l’avons dit, spécialement sur la deuxième hypostase, sur la personne du Christ comme Fils de Dieu ; « negas Deum si non omnia Filio quae Dei sunt, deferuntur (Ambroise, Ad. Grat., 3, 7) ; » et l’Église de Rome insista par conséquent sur le dogme qui fait naître le Saint-Esprit du Père et du Fils à la fois, tandis que l’Église de Constantinople se déclara pour cette autre formule d’après laquelle il naît seulement du Père (voyez Walch, Hict. contr. gr. et lat. de proc. spir.). La dispute sur homo-ousios et homoï-ousios, dont toute la différence extérieure se concentra dans la petite lettre i, n’était donc vide de sens ; il s’y agissait de la dignité du christianisme et du Christ lui-même. Le Christ, comme médiateur, est réellement le Dieu chrétien. Prenez une religion dite révélée quelconque, vous y aurez toujours un médiateur, et c’est lui qui est l’objet immédiat de cette religion, auquel s’adressent les prières. On ne prie un saint que parce qu’on est convaincu d’avance de l’influence qu’il va exercer sur la volonté de Dieu. La prière, humble et douce en apparence, est toutefois l’instrument par lequel on fait fléchir celui à qui on l’a envoyée. Le saint, la sainte, qui se chargent de la transmettre à l’oreille divine, gouvernent réellement Dieu, et ce que les théologiens romains disent de la différence qui doit exister entre hyperdoulie, doulie et latrie, n’est qu’un tissu des sophismes les plus illogiques et tout à fait contraire à la psychologie. Le Dieu qui plane au-dessus du médiateur, est, en effet, la froide intelligence qui s’est élevée au-dessus du cœur : elle ressemble un peu à ce Fatum, auquel les dieux olympiens eux-mêmes étaient subordonnées.

L’homme, en tant que personnalité accessible aux impressions des sens, cherche partout l’image, l’allégorie, le symbole ; de cette tendance naît le Fils de Dieu. On donnerait de ce procédé psychologique, logique et imaginatif, une interprétation entièrement fausse, en disant : l’homme est incapable de penser cet objet autrement que par allégorie. le vrai est que cette deuxième hypostase, le Fils divin, est essentiellement une image, une allégorie, on ne peut donc point ne pas le penser allégoriquement. Ici, comme ailleurs, la théologie, avec sa méthode antilogique, est arrivée à l’absurde elle ne peut jamais donner une explication suffisante, surtout quand elle appelle le Fils une entité métaphysique, au lieu de reconnaître que le Fils est diamétralement opposé à l’idée métaphysique de Dieu le Père. Le Fils, c’est l’essence de l’imagination humaine personnifiée et déifiée ; or, il n’y a rien de commun, que je sache, entre imagination et métaphysique.

Le concile de Nicée, en admettant l’adoration des images religieuses, allégua aussi un passage de Grégoire de Nyssa, qui assure de n’avoir jamais pu regarder sans verser des larmes, un tableau représentant le sacrifice d’Isaac. Mais ce qu’on oublie presque toujours, c’est qu’un tableau, une statue d’église, exercent leur influence sur l’âme religieuse par l’art, et non par l’objet qui y est représenté. L’art, qui s’incarne pour ainsi dire dans l’image, se sert d’un objet religieux comme d’une auréole, au milieu de laquelle il sait déployer toute la magie de l’esthétique. L’art ou, ce qui revient ici au même, l’imagination, pour dominer sans obstacle l’âme humaine, prend les objets religieux pour prétexte, et non pour modèle, et quand on veut nous faire prouver le contraire par la conscience religieuse, qui, nécessairement, ne rattache la sainteté de l’image qu’à la sainteté de l’objet, alors il nous faut répondre à cette objection plus que banale par notre formule ordinaire : la conscience religieuse, l’âme religieuse n’est point faite pour mesurer la vérité. L’Église se donne beaucoup de peine pour établir des distinctions entre l’image et l’objet de l’image, elle assure que l’adoration ne s’adresse qu’à l’objet, et en même temps elle prononce implicitement la sainteté de l’image en décrétant ce qui suit : « Sacram imaginem domini nostri et omnium salvatoris aequo honore cum libro sanctorum evangeliorum adorari decernimus… dignum est enim ut… propter honorem qui ad principia refertur, etiam derivative imagines honorentur et adorentur » (Gen. Const. Conc. VIII, 10, can. 3) ce qui n’est qu’une des inconséquences innombrables dont fourmille nécessairement, forcément tout système religieux.

Le caractère tout particulier du dogmatisme chrétien[1] est précisément le dualisme. On a beau déclamer sur le progrès que les arts ont fait depuis dix-huit siècles ; jamais on ne pourra sérieusement le présenter comme un résultat produit par l’Église. L’amour de Pétrarque pour Laure le lit poète : mais cet amour est en contradiction flagrante avec le catholicisme dogmatique, il le confesse à saint Augustin, cette personnification stéréotype de la conscience catholique. » Saint Augustin dit : « Non hominem sed Deum in homine ama, » et le pieux Pascal : « Il est injuste qu’on s’attache nous, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous ne sommes la fin de personne… nous devons les avertir qu’ils ne doivent pas s’attacher à nous, car il faut qu’ils passent leur vie à plaire à Dieu ou à le chercher. » Or, l’amour aime précisément l’homme dans l’homme ; l’amour est une sublime magie, a dit un poète, qui élève le fini à la hauteur de l’infini ; aux yeux de l’amour, les choses terrestres deviennent des choses célestes, il se contente parfaitement du bonheur qu’il sait trouver sur cette terre. Est—ce Pétrarque le catholique qui écrivait ces magnifiques sonnets, ces stances incomparables, qui harmonisaient si peu avec sa foi dogmatique qu’il en sentait le plus vif repentir ? assurément non. Les stances adressées à Laure venaient au contraire de la plume de Pétrarque le poète. Le pape Léon X était, bien que pape, en contradiction permanente avec l’essence du catholicisme, et c’est précisément sous les auspices de ce pontife que les beaux-arts ont repris leur essor. Un chef-d’œuvre doit être beau non-seulement aux yeux d’un chrétien, mais aussi à ceux de tout autre homme ; la catégorie de la beauté est sans contredit la catégorie essentielle dans l’art : la force païenne, l’humilité chrétienne, lui sont subordonnées. L’art doit élever les objets dont il s’occupe au-dessus des étroites limites d’une religion particulière, il doit les transférer dans la sphère universelle de l’humanisme.

Un grand artiste assujétit la religion à l’art, il n’assujétit jamais l’ art à la religion ; ce qu’ il y a de religieux dans un chef-d’œuvre, n’ a qu’ une signification formelle qui sert de base ou d’enveloppe au vrai et au beau ; celui-ci est l’essence du chef-d’œuvre. La forme religieuse impressionne profondément un pieux catholique chez lequel la foi coïncide avec le goût esthétique ; il s’incline avec ferveur même devant des images sacrées qui ne brillent que par leur laideur, puisqu’elles lui sont de simples signes, des symboles dont le but unique est de lui rappeler le souvenir d’un saint, d’un ange, de Dieu. Plus une image religieuse est en opposition avec les lois de l’esthétique, plus elle répond à ce catholicisme dogmatique, qui ne cesse de tourner les regards de l’homme vers le ciel.

L’image d’un saint, si elle a de la valeur comme œuvre d’art, loin d’être une paire de lunettes à travers lesquelles notre pieux regard pénètre à l’objet sacré est plus un diamant qui brille par la lumière et les couleurs qui lui sont propres et qui attire l’adoration, l’absorbe même, au lieu de la conduire modestement vers le saint. Voyez ce beau tableau de la Madone ; il ne vous impressionne saintement que parce que l’art a été la religion de l’artiste ; l’art était devenu son soleil religieux, la Madone de son âme, et pour l’exprimer cet artiste choisit la Madone telle qu’elle se trouve dans la foi populaire. Cette auréole qui entoure la Madone peinte, n’émane point de l’objet sacré, mais de l’art, de l’enthousiasme des peintres ; voilà pourquoi ce tableau sera admiré aussi par des non-catholiques.

Je me dispenserai de donner des preuves ; je n’en veux citer que quelques-unes des plus marquantes. Pascal, dit sa sœur, se donna beaucoup de peine pour ne point jouir du goût des mets succulents que les médecins lui venaient de prescrire dans sa maladie, à peu près comme don Ignace de Loyola qui, à l’aide d’innombrables mortifications, avait en effet réussi à émousser les nerfs gustatifs de sa langue (Vita sancti Ignac. Loyola, par P. Ribadaneira). Pacal dit que la maladie est l’état naturel du chrétien, c’est-à-dire de l’homme, ce qui revient au célèbre mot de Salvien : « La maladie du corps, c’est la santé de l’âme. » Eh bien, là où cette théorie règne qui condamne la jouissances comme anti-chrétiennes, il n’y plus de place pour les beaux-arts. Elle serait si dangereuse la jolie figure d’une belle madone ! des statues de marbre n’ont-elles pas quelquefois déjà inspiré de l’amour à un jeune homme, à une jeune fille ? Ainsi le pieux pontife Adrien VI avait-il raison de tourner le dos au Lacoon païen : Ornamenta insignis picturæ et statuarum priscæ artis nequaquam magni fecit ; il n’aimait non plus la poésie, parce qu’elle parlait trop des divinités antiques (impiæ gentis simulacra). Et en effet, un poète, même quand il chante la religion, s’exposera toujours au soupçon de l’hérésie ou de l’indifférentisme parce qu’il transfère les objets religieux dans les régions fluides de l’imagination, au lieu de les laisser tranquillement enracinées dans le terrain si solide de la foi orthodoxe ; la poésie religieuse, la religion rédigée en forme de poèmes, a sans doute des charmes religieux, mais elle en a malheureusement encore d’autres qui ne sont point religieux : l’esthétique est de nature indépendante, elle ne cesse jamais de faire valoir ses richesses à côté de toutes les autres, elle fait naître dans l’âme pieuse une distraction anti-religieuse. Quelques Pères de l’Église primitive se scandalisaient même à propos des images du Christ ; il suffit disaient-ils (La Mothe le Vayer, lettre 15, de la Beauté), « de savoir que Notre-Seigneur était tellement exténué par les mortifications de la chair, qu’à trente ans il avait l’air d’en avoir cinquante et presque d’un lépreux. » Nous voilà arrivés à un culte tout particulier, celui de la Laideur, témoin tant de légendes, tant de biographies, de saints et de saintes qui détruisaient, pour plaire à Dieu, la beauté de leurs corps par des moyens chimiques et mécaniques, témoin enfin les déplorables restes de l’art statuaire et de la peinture du moyen-âge[2].

On m’objectera peut-être l’exemple du peintre Fiésole, qui ne prit jamais le pinceau avant d’avoir fait une fervente prière (Kapp, L’Italie, p. 552) ; mais le soldat aussi prie avant d’entrer en bataille pour tuer son prochain. Pascal a donc raison de dire (Lett. provinc. 212) d’un saint « Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature… Une belle personne lui est un spectre. » Les autres catholiques ont, ce me semble le devoir d’imiter leurs saints ? L’Église, en sanctionnant le culte des images, se hâte d’y ajouter « Sanctorum apostolorum etc. Imagines colimus, non in maieria aut in coloribus honorem constituentes, cum sciamus juxta Basilii Magni sententiam quod imagini honor exhibitus ad ipsum prototypum referatur (Carranza, Sumnui omnium coucil. 289), » et comme elle appelle ce culte un usage pieux et utile, il en résulte qu’une image religieuse, pour ne pas détourner l’attention de son prototype et de son saint, ne doit pas être belle.

Une preuve historique nous est fournie par ce fait que la renaissance des beaux-arts coïncida avec la décadence, ou si vous voulez la décroissance de la foi catholique ; Politien préféra ouvertement aux psaumes de David les odes de Pindare ; le cardinal Bembo conseilla de ne point lire Plaute, et ne voulut pas même, dit-on, lire la Bible et le Bréviaire pour ne pas gâter la classicité de son beau style latin ; le goût esthétique de Léon X ne fut guère utile à l’Église.

Le culte des reliques, que l’Église poussa un peu trop loin (on adora à Munich en 1595, la chevelure et le peigne de la Sainte Vierge, et on érigea une chapelle en leur honneur)[3], et qui ne fut point étranger au piétisme germanique (on s’extasie dans cette secte surtout à propos de la blessure latérale et des gouttes de sang du Christ) se base sans contredit, en dernière analyse, sur l’idée de la personnalité. Adorez la personne, déclarez-la sainte et sacrée ; vous aurez aussi à adorer tout ce qui est en rapport direct ou indirect avec elle. Le Cantique des cantiques chante les appas de sa fiancée il chante ceux de tous ses membres ; pourquoi nier la force miraculeuse d’une esquille de la croix où le Christ avait été attaché ? Ce n’est que l’intelligence qui, se plaçant entre le principe et les conséquences du principe, rejette quelquefois celles-ci pour sauver celui-là ; l’intelligence seule était capable d’empêcher le culte de la personnalité de se transformer partout et toujours en culte des reliques.


Nous avons dit que le principe central de l’adoration des images était l’image divine, l’image par excellence. Toutes les images des saints et des saintes ne sont que les multiplications optiques de cette grande image. Quand on a une fois admis l’existence physique d’un Dieu mouillé de larmes et de sang, il n’y aura point de difficulté d'admettre également celles de ses saints. Dieu est réellement le Christ attaché a la croix, dit l'Église, et elle rejette, sous peine d'anathèmes, les hérétiques qui parlent d'une image magique, d‘un spectre mis par Dieu a sa place et crucifié sous la forme de Jésus-Christ ; pourquoi l'image d'un saint ne serait-elle donc pas aussi véritablement ce saint même ? Vous objectez peut-être: la statue du saint a été faite par des mains humaines, tandis que la grande image primitive, le Christ à la croix, avait été produite par Dieu ; mais vous oubliez que l'inspiration de l'artiste était, elle aussi, venue de Dieu et du saint prototype ou original, dont la statue est une copie. — Bossuet dit[4] (Exposition, 79): « Pour les images, le concile de Trente défend expressément d’y croire aucune divinité ou vertu pour laquelle on les doive révérer, de leur demander aucune grâce et d'y attacher sa confiance , et veut que tout l’honneur se rapporte aux originaux qu'elles représentent. Toutes ces paroles du concile sont autant de caractères qui servent à nous faire distinguer des idolâtres, puisque, bien loin de croire, comme eux, que quelque divinité habite dans les images, nous ne leur attribuons aucune vertu que celle d'exciter en nous le souvenir des originaux... Il faut être peu équitable pour appeler idolâtrie ce mouvement religieux qui nous lait découvrir et baisser la tête devant l'image de la croix, en mémoire de celui qui a été crucifié pour l'amour de nous ; et ce serait être trop aveugle que de ne pas apercevoir l'extrême différence qu'il y a entre ceux qui se confiaient aux idoles, par l'opinion qu'ils avaient que quelque divinité ou quelque vertu y était, pour ainsi dire, attachée, et ceux qui déclarent, comme nous, qu‘ils ne se veulent servir des images que pour élever leur esprit au ciel, afin d'y honorer Jésus-Christ ou les saints , et dans les saints Dieu même… On doit entendre de la même sorte l'honneur que nous rendons aux reliques, à l'exemple des premiers siècles de l'Église ; et si nos adversaires (les iconoclastes protestants) considéraient que nous regardons les corps des saints comme ayant été les victimes de Dieu par le martyre ou par la pénitence, ils ne croiraient pas que l'honneur que nous leur rendons, par ce motif, pût nous détacher de celui que nous rendons a Dieu même; etc. »

Toute cette célèbre argumentation est parfaitement vraie dans la forme, et entièrement fausse au fond vraie, car les choses se passent, en effet, comme elle le dit, au moins dans l’âme d’un adorateur éclairé et instruit fausse ; parce qu’elle oublie qu’il n’existe point de différence essentielle entre une image de bois et une image imaginative, pour ainsi dire. image qui n'est présente qu’aux yeux de l’esprit, mais perpétuellement présente et enracinée aux profondeurs les plus intimes de l’âme. L’adoration de l’image sculptée ou peinte, l’encens qu’on lui brûle, les hymnes, les larmes, les offrandes, les prières qu’on lui adresse, ne sont que la manifestation extérieure, physique de l’adoration intérieure, spirituelle ; ce n’est qu’un sophisme matérialiste et illogique que d’y vouloir établir une distinction essentielle qui n’existe pas, qui ne peut pas exister. Les statues du Jupiter d’Olympie, de la Minerve d’Athènes, de la Junon d’Argos furent tous les matins essuyées, frottées d’huile, parfumées et habillées, absolument comme si c’étaient des hommes ou des femmes de l’aristocratie grecque qui se faisaient faire la toilette ; voyez, par exemple, Bötticher (Idées de la Mythologie) et Creuzer (La Symbolique) ; à Rome, on servit la table aux grandes divinités, gardiennes de la république. On est convenu d’appeler ceci idolâtrie : soit. Mais n’oublions pas que cette sorte d’adoration matérielle était aussi bien l’expression de l’adoration intérieure païenne, que le culte des images catholiques est l’expression matérielle d’un culte intérieur : le paganisme avait des dieux joyeux, amis du plaisir, le christianisme dogmatique a un Dieu austère uni avec un Dieu tendre et touchant ; le paganisme adorait donc les images par des danses, des rires, des spectacles, le christianisme adore les siennes par des larmes, des extases et des mortifications de l’âme et du corps. Il n’y a là qu’une différence de forme ; une image reste bien partout essentiellement image, soit sculptée et peinte, soit simplement imaginative — pour ne pas dire imaginaire — et spéculative, et en adorant le dieu qu’elle représente on ne peut pas ne pas l’adorer en même temps ; elle est l’intermédiaire, le médiateur sans lequel l’adoration du dieu n’aurait pas lieu.

Ainsi, Bossuet lui-même, avec tout son grand talent de sophiste et de rhéteur, n’a pas plus réussi dans cette question que son prédécesseur saint Aurèle Augustin, parce que la question reste insoluble tant qu’on persévère dans le cercle vicieux de la théologie, Messieurs de religion prétendue réformée étaient également incapables de donner le mot de l’énigme, et Bossuet avait raison quand il leur disait (p. 82) : « Au reste, il n’y a rien de plus injuste que d’objecter à l’Église qu’elle fait consister toute la piété dans cette dévotion aux saints ; puisque, comme nous t’avons déjà remarqué, le concile de Trente se contente d’enseigner aux fidèles que cette pratique leur est bonne et utile, sans rien dire davantage : Ainsi, l’esprit de l’Église est de condamner ceux qui rejettent cette pratique par mépris ou par erreur. Elle doit les condamner parce qu’elle ne doit souffrir que les pratiques salutaires soient méprisées, ni qu’une doctrine, que l’antiquité a autorisée, soit condamnée par les nouveaux docteurs. » Bossuet cite souvent le concile de Trente (sess. XXV), sans s’apercevoir des avantages qu’il donne par là aux adversaires qui lui reprochent précisément ce que le concile de Trente et le second concile de Nicée avaient ordonné : « Le Concile conclut que dire, comme quelques-uns, qu’il faut avoir les images en vénération sans les adorer c’est se contredire manifestement, car… c’est faire des choses contraires que de confesser qu’on a de la vénération pour les images, et cependant leur refuser l’adoration, qui est le signe de l’honneur. C’est pourquoi le Concile ordonne non-seulement la vénération, mais encore l’adoration pour les images, parce que nul homme sincère ne fait difficulté de donner des marques de ce qu’il sent dans le cœur. » Bossuet donne même gain de cause aux iconoclastes quand il a l’imprudence (p. 261) de citer un passage de Cicéron pour prouver la superstition romaine, car ceux-ci n’ont qu’à rétorquer l’exemple en l’appliquant au culte catholique, et il n’aurait point dû reprocher aux païens (p. 263) ce qui suit : « Ils ne concevaient rien en Dieu, pour la plupart, qui fut au-dessus de l’effort d’une belle imagination. » Comme si les images catholiques n’étaient pas précisément les produits de l’imagination religieuse, comme si tout ce judaïsme platonisé et romanisé, connu sous le nom d’Église catholique, n’était essentiellement dû au travail de l’imagination la plus abondante, la plus magnifique !

Bossuet a raison, d’un autre côté, de blâmer des réformés qui cherchent a justifier le paganisme du reproche qu’on lui fait, d’avoir cru a la présence corporelle des divinités dans ses idoles : « Ce n’est qu’une exagération, comme fait M. de Condom (Bossuet), que de dire que leurs fausses dignités habitaient dans leurs images ; les païens ne convenaient nullement qu’ils adorassent la pierre ni le bois… » Dans une discussion entre deux théologiens, tout le vrai n’est nulle part, et cela doit être ainsi, parce que chacun d’eux part d’un faux principe ; l’intérêt que la philosophie y prend ne peut donc être que celui de la critique dialectique, qui fait voir cette impuissance égale, perpétuelle et forcée des deux adversaires, d’arriver à une solution décisive sur le sol mouvant et magique de la théologie.


Une autre détermination de la deuxième Personne en Dieu est le Logos, le Verbe, la Parole de Dieu. On a beaucoup discuté sur la signification du mot logos au Nouveau Testament. Sur le Logos, dans la philosophie de Philon, voyez l’ouvrage de M. Gfrorer, Philon l’appelle aussi rhéma theou, comme Tertullien, qui prouve (ad Prax. 5) qu’on peut indifféremment traduire logos par sermo et par ratio. Il signifie, selon nous, principalement la parole, et l’Ancien Testament fait créer le monde par la parole divine. Logos signifie aussi virtus, spiritus, et cela doit être, puisqu’une parole sans force, sans énergie, sans intelligence, n’a aucune valeur.

La parole elle aussi est une image, une image éminemment abstraite ; on s’imagine en effet, en prononçant le nom d’une chose, de connaître la chose même. Dans nos rêves, dans nos hallucinations, notre imagination est profondément agitée : nous parlons. Les animaux n’ont pas le talent de la poésie, ils ne parlent non plus. Le talent poétique est une manifestation de l’imagination : poiein en grec, faire, former, créer, imaginer. Sans hasarder ici dire un jeu de mots dans cet objet sérieux et intéressant, on peut dire que l’imagination est bien une force magique, et c’est ainsi que la parole, cette imagination devenue perceptible au nerf de l’oreille, était, chez les peuples de l’antiquité, censée posséder une force magique. Origène, avec d’autres Pères de l’Église primitive, était convaincu de pouvoir guérir les maladies et faire des miracles en prononçant le nom de Jésus-Christ « Ce nom est tellement fort contre les démons, qu’il manifeste sa puissance, quelquefois même quand il est prononcé par un homme pervers (Origène, Adv. Celsum, I, 3.) »

La parole, cette incarnation de l’imagination, doit ment exercer une influence narcotique en assujettissant l'homme à l'imagination. Des mots, oui des mots n'ont-ils pas souvent une force révolutionnaire irrésistible ? Plus d'une fois le monde politique s'est laissé changer par un mot. Personne n'ignore la puissance mystérieuse qu'exercent les mythes[5].

La parole de l'homme est divine, en d'autres termes : elle est une puissance immense et incommensurable comme la pensée, dont elle est le corps invisible. La pensée quand elle éclate, quand elle se révèle, quand elle fait naître son écho dans la nature, devient parole.

La parole, c'est comme la lumière spirituelle de l'univers ; elle dure, les hommes viennent et s'en vont. La parole, c'est la clef de tout secret et mystère ; elle représente le passé, elle fait disparaître les distances, elle transforme l'infini en fini, elle éternise le moment. La parole fait des miracles, les seuls qui, en harmonie avec la raison, méritent ce nom dont les théologies de toutes les religions et de toutes les époques ont si ridiculement abusé. La parole est le vrai consolateur du genre humain, le vrai Mithras, le vrai Paraclet. Qu'on se représente un individu humain, isolé et désolé, mais sachant et comprenant la langue humaine sans l'avoir jamais entendue, et que l'oreille de cet homme soit tout à coup frappée d'un mot quelconque prononcé par un autre homme : certes, ce mot l'impressionnerait comme si c'était la voix de Dieu, comme si c'était un archange en personne, ou la musique des sphères célestes. Le ton musical paraît être infiniment plus expressif que la parole ; mais ce n'est qu'une illusion. Ah ! qu'elle est grande et belle, cette puissance si magique et pourtant si naturelle de la parole ! Voyez ce pécheur sur son lit de mort, il ne veut, il ne peut expirer avant d'avoir confessé un crime qu'il avait su cacher durant sa longue vie ; le péché ne sera pardonné que quand il aura été confessé par la parole. Vous souffrez, parlez à un ami de vos secrètes douleurs et elles sont déjà soulagées. Parlez, parlez, et vos passions n’opprimeront plus d’un poids surhumain votre âme ; elle s’éclaire peu à peu d’une douce et sereine lumière, qui vous fera voir dans toute leur abjection les objets naguère idolâtrés de vos désirs.

Vous doutez, vous hésitez : parlez, discutez, et vous verrez clair. La parole rend l’homme libre ; tant qu’il ne peut parler, il est esclave : une passion outrée, une joie démesurée, une douleur excessive, sont également muettes.

C’est un grand et noble acte de liberté que de parler ; la parole en elle-même est de la liberté, et on a raison de regarder la culture, j’ose presque dire le culte, de la parole comme un noble moyen de l’éducation de l’humanité ; l’histoire est là avec ses exemples[6].

« Ainsi, vous le voyez, dit Luther (1, 302), Dieu parle, il a à côté de lui sa parole divine qui est d’éternité en éternité ; c’est par elle qu’il a créé l’univers ; par une simple et légère parole il l’a créé, d’où s’ensuit que créer n’est point plus difficile pour Dieu que parler pour nous. »

Résumons. L’homme religieux place en Dieu ce qu’il a reconnu pour la vraie réalité ; de cette disposition naît le dogme du verbe de Dieu ; ce dogme, traduit en langue vulgaire, signifie : la parole humaine est divine, digne d’être un attribut du Dieu de l’homme, le Verbe divin exprime donc la nature essentielle de la parole humaine.

  1. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. Louis Feuerbach (Pierre Bayle, 1838).
  2. Les artistes d’alors prenaient pour modèle évidemment le corps humain mort ; on peut s’en convaincre, par exemple, en regardant les statues des rois et des reines jusqu’au xive siècle.  (Le traducteur.)
  3. On adora à Trèves, en 1845, la tunique du Christ, ce qui occasionna le schisme néo-catholique ou catholique-allemand du curé Jean Ronge, honorable démocrate allemand.  (Le traducteur.)
  4. Ce développement est de la plume du traducteur
  5. M. Amédée Thierry (Hist, de la Gaule, 3) dit que cette croyance à la force magique de la croix, et du nom de la croix ou du Christ, fut rejetée par l'Église, mais enseignée par Lactance (Mort des perséc., 10 ; Origène, cont. Cels., 1, 67 ; 3, 36 ; Greg. Nazi., cont, Julian., 1). Il en résulterait que l'Élise primitive était plus naïve, plus religieuse, plus enthousiaste que l'Église secondaire, et je ne partage point l'opinion du savant historien quand il ajoute : Les doctrines théurgiques, si fort en vogue au IVe siècle, donnaient un grand crédit à de telles opinions ; ce fut avec ce caractère de matérialité presque païenne, etc, »  (Le traducteur.)
  6. Le profond respect pour la parole humaine, prononcée ou écrite, se montre entre autres d’une manière orientale, il est vrai, mais touchante et sublime dans le Talmud, qui raconte si souvent de la puissance du grand nom Schem Hamporasch, nom mystérieux du Dieu d’Israël ; il est très difficile de bien apprendre ce mot, mais quand on le sait, alors on peut faire des miracles et commander aux démons, comme le roi Salomon et quelques-uns des rabbins l’ont fait ; le Talmud dit aussi que, chaque fois que la grande prière de la détresse est prononcée par une bouche israélite, la puissance de ses mots sacrés pénètre jusqu’aux abîmes de l’enfer, où elle fait cesser pour un moment les tourmens des âmes damnées, etc. Il en est de même dans les systèmes de magie de toutes les époques et de tous les peuples. (Le traducteur.)