Feuerbach - La Religion/Remarques

Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 291-304).

REMARQUES


Le principal reproche que l’on a fait à ces pensées sur la mort et l’immortalité, c’est d’être absolument négatives, c’est de détruire, d’anéantir la personnalité. Mais ce reproche est tout à fait superficiel. Si je prouve à un homme qu’il n’est pas en réalité ce qu’il croit être en imagination, je suis certainement négatif envers lui, je lui fais mal, je lui ôte son illusion ; mais je ne suis négatif qu’envers son être imaginaire, non envers son être réel. Je reconnais avec joie toutes les qualités que d’ailleurs il peut avoir, je ne fais que lui enlever son imagination, afin qu’il acquière la vraie connaissance de lui-même et qu’il dirige ses pensées et sa volonté vers des objets qui répondent à sa véritable nature et qui ne dépassent pas ses forces. « Je connais, dit Castiglione dans son Cortegiano, un musicien distingué qui a mis de côté la musique pour se livrer à la poésie, et qui se croit le premier poète du monde, bien qu’il se rende ridicule auprès d’un chacun avec sa manie de faire des vers. Un autre, un peintre des plus habiles que l’on connaisse, n’a que du mépris pour cet art et s’adonne à l’étude de la philosophie, dans laquelle il ne produit que des chimères. Eh bien, si je refuse à ce peintre la qualité de philosophe, à ce musicien la qualité de poète, suis-je négatif, suis-je cruel envers eux ? Ne suis-je pas, au contraire, leur bienfaiteur, leur sauveur, même si je combats leur folie avec l’arme de l’ironie la plus amère, pour les ramener à la raison et à l’emploi de leurs véritables talents ? » C’est ce qui a lieu pour l’immortalité, avec cette seule différence que ce qui en dehors de la religion passe pour une révélation de la fantaisie humaine est considéré dans la religion comme une révélation de la vérité et de la sagesse divines. Je ne refuse à l’individu que son talent imaginaire pour la vie immortelle, afin qu’il fasse valoir son talent pour cette vie, et ne le sacrifie pas à une illusion ; car partout où la croyance en une vie future est un fait et une vérité, partout où une certaine prudence ne vient pas s’interposer entre cette croyance et ses conséquences, partout elle ôte à l’homme ses moyens et ses facultés pour la vie présente, comme nous le voyons d’une manière frappante chez les peuples qui sacrifient à cette erreur religieuse leurs biens et leur sang et ensevelissent avec chaque mort dans le tombeau non-seulement ses richesses, mais encore ses femmes et ses serviteurs. Il en est ainsi chez les chrétiens, seulement ce n’est pas le corps, c’est l’âme, c’est la raison qu’ils sacrifient. Je nie donc seulement la personnalité imaginaire, pour pouvoir affirmer avec d’autant plus d’énergie la personnalité vivante et réelle. Je rejette les prétentions au ciel pour donner plus de valeur aux prétentions à la terre, et pour relever l’importance de l’homme et de la vie terrestre. Je veux que les hommes n’attendent pas que les cailles leur tombent du ciel toutes rôties dans la bouche, mais qu’ils les prennent et les fassent rôtir eux-mêmes. Je ne me flatte pas pour cela de l’espoir que le ciel chrétien sera un jour réalisé sur la terre, non ! il restera toujours dans les nuages de la fantaisie : mon but est, je le répète, de faire en sorte que l’homme ne laisse pas échapper les biens de ce monde en attendant ceux du ciel, et qu’il préfère un bonheur limité mais réel à une félicité infinie mais qui n’a d’existence que dans l’imagination.




« Mais cette croyance qu’il n’y a pas d’autre vie que celle-ci n’ôtera-t-elle pas à l’homme sa force la plus noble, la plus sublime, la force de se dévouer, de donner sa vie en sacrifice ? Qui voudra braver la mort, si notre vie terrestre est notre vie unique, si elle acquiert la valeur d’un bien dont la perte est irréparable ? » Oh ! bien sûr, les hommes mortels ne s’entendront plus aux sacrifices de luxe, aux sacrifices fantastiques des chrétiens immortels ; ils ne se laisseront plus prendre l’argent dans la poche pour le bien de l’Église par des Tezel chrétiens ; ils ne se laisseront plus manier comme des instruments sans volonté par le despotisme religieux ou politique ; ils ne répandront plus un sang précieux pour satisfaire les caprices des prélats et des princes ; mais ils s’entendront aux sacrifices qui sont nécessaires, et ceux-là seuls sont les sacrifices vrais ; seuls ils ont un sens et une raison d’être. Celui qui fait un sacrifice sans nécessité et sans besoin, celui-là est un fou ou un hypocrite. Tout sacrifice est une action poétique, une action produite par l’enthousiasme ; mais on ne se met pas à volonté dans un état d’enthousiasme. Les sacrifices ex officio, les sacrifices de commande sont aussi mauvais que les poésies de commande. Le vrai penseur, le vrai poète ne peuvent pas plus toujours produire que l’arbre ne peut toujours produire des fleurs et des fruits. La poésie a priori, qui n’a pour fondement aucune impression interne ou externe, aucun besoin, aucune souffrance, a aussi peu de valeur que la philosophie a priori. On peut en dire autant de la morale. La morale isolée de l’homme, la volonté indépendante qui ne présuppose rien a aussi peu de réalité que la logique qui a pour principe le rien. Les sacrifices véritables sont, comme nous l’avons dit, des actes de passion enthousiaste ; ils sont l’expression complète, involontaire de notre nature. Mais l’occasion de ces actes ne se présente pas dans la vie de tous les jours, vie que l’habitude rend prosaïque ; elle ne se présente que dans les cas critiques, que dans les moments extraordinaires, dans les moments où l’homme perd tout s’il n’ose tout, parce que ce qu’il a de plus cher est en jeu et qu’il s’anéantit moralement s’il reste dans l’inaction. De même qu’il y aura des poètes tant qu’il y aura matière à la poésie, de même, toutes les fois qu’un sacrifice sera nécessaire, il y aura des hommes pleins d’abnégation et de dévouement pour l’accomplir, indépendamment de l’ordre du devoir et des articles de la foi chrétienne.




Je ferai remarquer que je n’ai voulu parler jusqu’ici que des sacrifices actifs, héroïques ; car, pour ce qui regarde les sacrifices passifs, c’est-à-dire les maux que l’homme supporte pour ses convictions, le temps présent nous fournit les preuves les plus nombreuses et les plus frappantes que l’incrédulité, ou, si l’on veut, la croyance qu’il n’y a point d’autre vie, n’enlève pas à l’homme la force de renoncer aux biens de la terre. Nous voyons partout les incrédules souffrir pour leurs opinions toute espèce de persécutions, l’exil, la spoliation et la calomnie. C’est ainsi que la page s’est retournée ! Autrefois les hommes croyaient en Dieu, à cause de la vie immortelle ; il n’y croient maintenant qu’à cause de la vie terrestre ; autrefois la croyance en Dieu ou en l’immortalité, — ce qui est tout un, — entraînait la perte des biens de ce monde : maintenant elle en procure le gain et la jouissance ; autrefois l’athéisme était une affaire des cours, du luxe, de la vanité, de la frivolité ; il est maintenant l’affaire des travailleurs de corps et d’esprit, du sérieux, de la nécessité, de l’humanité ; en un mot, tandis que les chrétiens étaient autrefois les pauvres, les souffrants, les persécutés, ce sont maintenant les incrédules. Quel changement étrange ! les chrétiens de nom, les chrétiens en théorie sont les païens en pratique et en vérité, et les païens de nom sont dans la pratique les chrétiens véritables. Aussi ceux qui maintenant dans leur opinion et dans celle des autres passent pour les amis et les défenseurs du christianisme en seront considérés plus tard comme les ennemis, et réciproquement[1].

J’ai dit que les seuls vrais sacrifices sont ceux qui ont leur origine dans une nécessité interne ou externe, ceux qui ne sont, pour ainsi dire, ni des sacrifices ni des actions méritoires. C’est là une assertion qui n’a pas de sens pour les moralistes chrétiens, car pour eux l’idée de la vertu est identique à celle d’un ordre de mérite quelconque, civil ou militaire. Mais je ferai cette question : Manger et boire, dormir et veiller, laver et blanchir, lire et écrire, en un mot tous les actes sociaux et naturels de l’homme sont-ils moraux ou immoraux ? Et tout homme raisonnable me répondra : Ils ne sont ni l’un ni l’autre. Quand se produit donc l’idée de la moralité ou plutôt de l’immoralité, puisque celle-là suppose celle-ci ? C’est seulement quand on néglige pour une action non immorale en soi une autre action aussi peu morale qu’elle. Si cette femme que voici aime la société, la conversation, — et cet amour n’est point immoral, — mais néglige pour cela le soin de ses enfants, on l’appellera une mauvaise mère, bien que l’acte de soigner ses enfants de la part d’une mère ne soit pas en soi un acte moral, parce qu’il est une conséquence de l’amour maternel. Ce qui pour cette femme sera un sacrifice une vertu, ne le sera pas pour une autre qui n’aura pas comme elle des inclinations en lutte avec son amour maternel, et qui, au contraire, ne se trouve nulle part mieux qu’au foyer domestique

au milieu de ses enfants. Le devoir n’est donc rien moins qu’un Deus ex machina, qu’un météore tombé du ciel sur la terre ; sa nature n’est point d’une autre espèce que celle des inclinations humaines en général ; il n’est pas autre chose dans l’homme qu’un penchant refoulé, irrité, qui fait valoir ses droits contre l’ambition d’un autre penchant qui veut le dominer. Il est impossible d’imposer comme devoir à l’homme ce qui n’a pas son fondement dans un penchant naturel, ce qui ne peut être fait naturellement, par pure inclination, par aucun de ses semblables. Aussi rien n’est plus faux que de considérer le devoir en lui-même comme quelque chose de spécial et de l’opposer aux penchants. « Si la nature, dit Kant, avait mis dans le cœur d’un homme peu de sympathie, et si cet homme, d’ailleurs plein de probité, mais froid par tempérament et indifférent aux maux des autres, peut-être parce qu’il est doué d’une grande force pour supporter les siens, et qu’il exige ou suppose chez les autres la même force ; si cet homme, — qui certes n’est pas une des moins bonnes productions de la nature, — n’était pas précisément un philanthrope, n’aurait-il pas néanmoins beaucoup de raisons pour s’attribuer une tout autre valeur que celle d’un tempérament naturellement bon ? Personne n’en peut douter ; le caractère moral le plus élevé, sans comparaison, est celui de l’homme qui fait le bien, non par inclination, mais par devoir. » C’est vrai, nous ne devons pas agir seulement par inclination, par tempérament, mais encore par devoir, par principe ; mais qu’est la bienfaisance pratiquée conformément au devoir, sinon le penchant à la bienfaisance devenu objet de la conscience et de la raison ? Il en est ainsi de toutes vertus. Le devoir n’est pas a priori en moi, il dérive par abstraction du penchant et du sentiment[2]. Il n’est qu’un phénomène, qu’une conséquence de la nature humaine, conséquence qui avec le temps est élevée au rang de principe, de cause, quand l’homme a oublié l’origine de toutes choses. Ce que l’homme a d’abord reconnu comme but de ses inclinations, comme une nécessité de sa nature, il en a fait une loi, un devoir. Si j’agis, par conséquent, sans inclination, purement par devoir, si c’est possible, j’agis à la façon du singe, car ce qui n’a pas son origine dans mes penchants m’est venu par voie de tradition. Aussi les vertus de la plupart des hommes ne sont que des vertus traditionnelles, imitées, qui, ne provenant pas de la source pure des sentiments, ne sont des vertus qu’en apparence. Une vertu sans inclination est comme un mot qui n’a pas de sens, car le devoir n’est qu’un mot, un nom dont le sens primitif est le penchant, la tendance. Ce que je fais sans y être porté par ma nature, je le fais malgré moi, par contrainte, et c’est la raison pour laquelle je m’en fais un mérite ; mais j’avoue par cette prétention que ma vertu est une vertu fausse, hypocrite, qu’elle me met en lutte avec moi-même. Et en effet : quelle est la récompense de la vertu ? Le bonheur. Et qu’est le bonheur ? Une vie d’accord avec nos inclinations et nos penchants. La vertu doit être un jour heureuse, c’est-à-dire elle ne sera plus en contradiction avec notre nature, elle ne sera plus vertu ; mais cela n’aura lieu que dans le ciel. Pourquoi donc ? Ce qui est bon dans le ciel l’est également sur la terre ; ce que tu attends d’en-haut, tu dois et tu peux te le procurer toi-même. La vertu d’accord avec les sentiments de l’homme, et par cela même heureuse, la vertu qui n’est ni ne veut être une vertu, qui n’a aucune prétention, qui est un enfant naturel, un enfant de l’amour, est la seule véritable. Elle a bien un certain mérite ; mais ce mérite est le même que celui de toute activité humaine en général, bien que toute activité ait sa source dans nos tendances et dans nos facultés, parce que nulle part, pas même dans le domaine de l’art, l’homme ne fait rien sans peine. L’homme doit apprendre, travailler sans cesse à la sueur de son front ; il n’atteint jamais sa destination naturelle sans se proposer à lui-même un but, sans exercices, sans efforts, et, par conséquent, sans vaincre une foule innombrable de penchants et de désirs particuliers. C’est ainsi que, même pour la conservation de notre santé, pour la satisfaction du plus simple et du plus naturel de nos penchants, nous avons besoin d’un certain héroïsme. La volonté, cette idole du supranaturalisme en morale, est avec nos inclinations dans le même rapport que la raison avec les sens, dans le rapport du général au particulier, du genre aux espèces ou aux individus. Un exemple, — celui qui, comme le sauvage, sans penser aux conséquences, mange tout ce qu’il trouve jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, est un esclave de la gourmandise ; celui qui, par l’idée de l’avenir, détermine et règle la jouissance actuelle, celui-là mange avec liberté et raison. De même que l’avenir par lui-même n’est rien qui dépasse le monde des sens, bien qu’il ne soit l’objet que de ma pensée, de même ma volonté n’est rien de surnaturel, bien que ce soit par elle seulement que je m’élève au-dessus des penchants sensuels. Lorsque dans un festin je me modère assez pour ne pas m’enivrer, cette modération, cette tempérance est-elle la preuve en moi d’une force au-dessus de la nature ? Pas le moins du monde ; je prouve uniquement par là que je n’ai pas seulement un estomac, mais encore un cerveau, et que je ne veux pas laisser détruire l’activité de l’un par l’influence de l’autre.

La vertu fondée sur nos inclinations est donc la source d’un grand nombre de sacrifices ; mais ces sacrifices n’ont aucune prétention à une récompense dans un avenir céleste, précisément parce qu’ils sont nécessaires, parce qu’il nous est impossible de satisfaire aucune de nos tendances, aucun de nos désirs, de nos penchants, sans laisser de côté, au moins pour quelque temps, une foule de désirs et de penchants accessoires. Se plaindre de cette nécessité, ce serait comme si un botaniste se plaignait de ne pouvoir mettre dans son Herbarium toutes les plantes qui fleurissent sur la terre. Il est vrai que l’on voit dans le monde un grand nombre de sacrifices dont la nécessité ne se voit pas du tout ; mais ces sacrifices ne peuvent pas, ne doivent pas être. Ce père, par amour pour ses enfants, pour apaiser leur faim, renonce à toutes les joies, à la satisfaction de tous ses besoins intellectuels : cela pourrait être autrement ; ce que ce pauvre homme n’a pas, un autre le possède jusqu’au superflu. De cette abnégation de la vertu comme de toutes les autres douleurs morales, il ne résulte rien moins que la nécessité d’une autre vie ; ce qui en résulte, c’est la nécessité de changer le mauvais état des choses, de détruire les maux qu’on peut faire disparaître de la vie humaine. Le ciel n’a son fondement que dans notre manque de confiance en nous-mêmes, que dans notre paresse et notre ignorance. Si du malheur de l’humanité on doit conclure à une autre vie, si nos souffrances morales sont réellement la garantie de l’existence d’un monde meilleur, alors tous nos efforts pour améliorer notre condition sur cette terre sont insensés, parce qu’en détruisant le mal sur la terre nous renversons les colonnes qui soutiennent le ciel. Tout progrès de la justice terrestre se fait au détriment de la justice céleste, tout gain pour la vie présente est un déficit pour la vie future.




Ces pensées sur la mort et l’immortalité méritent le reproche qu’on leur a fait d’être négatives, en ce sens qu’elles sont écrites au point de vue non pas précisément de la philosophie hegelienne, mais de la philosophie en général. La philosophie spéculative n’est pas autre chose que la philosophie de la misanthropie, de l’ascétisme, dans le domaine de la théorie. Le philosophe spéculatif n’arrive jamais à une vue claire des choses, parce que l’idée plane toujours dans son esprit comme la chose première ; même lorsqu’il ouvre les yeux, il ne voit partout que des idées réalisées ; le monde entier n’est pour lui qu’une allégorie de sa logique, de son dogmatisme ou de son mysticisme. Aussi lui est-il impossible de trouver le vrai principe, la vraie genèse, parce que l’idée est pour lui une aséité, quelque chose qui existe par soi, parce que partout il fait dériver de l’idée les choses sensibles, réelles, qui en sont au contraire la condition. Une œuvre écrite au point de vue de la philosophie spéculative, sur la mort et l’immortalité, est par conséquent nécessairement négative, incapable de satisfaire l’homme, : car elle considère la question de l’immortalité comme une question en soi, c’est-à-dire in abstracto, indépendamment de l’homme. Il y a toujours quelque chose qui parle contre l’immortalité quand elle est affirmée par le philosophe spéculatif et quelque chose qui parle en sa faveur quand il la nie. La vraie négation est celle qui donne une explication de son objet, qui le nie indirectement, de manière à n’être qu’une négation involontaire, qu’une conséquence nécessaire. De cette façon, cette conclusion négative : « Il n’y a point d’immortalité, » ne fait qu’exprimer tout simplement ce qu’est l’immortalité, exprime que, si on en dévoile la nature, on a pour résultat le rien. La seule solution de ce problème qui épuise son sujet et réconcilie l’homme avec son résultat ne peut être donnée qu’au point de vue de l’anthropologie. Le point de départ de l’anthropologie est l’existence de cette croyance ; pour elle l’existence est la chose première, non pas l’existence dans le sens de la logique d’Hegel, identique à la pensée, mais l’existence garantie par le témoignage des sens. L’anthropologie est assez modeste pour avouer qu’elle ne saurait rien de l’homme si l’homme n’existait pas, que toutes ses idées et ses connaissances sur l’homme, les choses et les êtres en général dérivent par abstraction de leur existence réelle. Pour ce qui regarde l’origine de l’homme, elle sait seulement que l’homme est plus ancien que le chrétien et le philosophe, et qu’il est impossible par conséquent qu’il doive son origine à la théorie chrétienne de la création ou à une construction philosophique a priori. Elle avoue sincèrement que l’idée de l’immortalité ne lui serait jamais entrée dans la tête si elle n’avait pas trouvé cette croyance déjà existante. Quand elle sait par expérience que les hommes croient, elle se demande ce qu’ils croient. En passant par l’étude des faits de l’existence d’une croyance à la recherche de sa nature véritable, elle arrive involontairement, nécessairement, à expliquer pourquoi elle existe, et à donner l’histoire intime de son origine et de son développement. Mais en mettant au jour la signification et en même temps le fondement de cette foi, elle la détruit. Car l’objet de la croyance, de la foi, ce n’est pas le problème résolu, c’est le problème encore sans solution ; ce n’est pas le soleil brillant sans voile à nos yeux, c’est le soleil encore sous l’horizon ou caché derrière un nuage. Aussi n’y a-t-il rien de plus superficiel que de reprocher à l’incrédulité allemande sa négativité et de lui prédire à cause de cela le sort de l’incrédulité française ou anglaise du dernier siècle. L’incrédulité allemande est en possession du secret de la foi ; elle a pénétré du regard jusqu’au fond de leur nature la foi et sa compagnie ; la spéculation et le mysticisme ; elle est science et volonté positive, elle sait ce qu’elle veut et veut ce qu’elle sait ; elle n’est pas négative dans un autre sens que ne l’est la solution de l’énigme contre l’énigme, que ne l’est la lumière contre les ténèbres.




  1. Celui qui reconstitue le christianisme primitif rétablit avec lui les principes de toutes les conséquences que par ce rétablissement il veut mettre de côté. Les doctrines nouvelles sont et veulent ce qu’était et ce que voulait autrefois le christianisme. Il faut que ce rétablissement, pour être vrai, pose un nouveau principe, sinon il n’est qu’une vaine et stupide répétition.
  2. Omnibus enim natura fundamenta dedit semenque virtutum : omnes ad omnia ista nati sumus. (Seneca, Ép. 108.) Kant dit lui-même : « Il est des hommes qui naturellement ont un caractère, et qui semblent nés pour la grandeur d’âme, l’héroïsme, etc. » — On connaît l’épigramme de Schiller contre le rigorisme de Kant :

    Il se fait à lui-même ce reproche :

    « Je sers volontiers mes amis, mais malheureusement je le fais avec plaisir ; aussi ai-je souvent du remords de ce que je ne suis pas vertueux. »

    Et il répond :

    « Eh bien ! il n’y a qu’un moyen : il faut chercher à les mépriser pour faire ensuite à contre-cœur ce que t’ordonne le devoir. »