Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 353-368).

NOTES



(1) Les sages parmi les païens avaient parfaitement conscience de l’opposition qui existe entre l’intelligence et les passions, entre la pensée et l’acte ou la volonté, entre l’esprit et la chair. (V. Arist., Éthic. ad Nicom., liv. 7, ch. 3, — et Bayle, Dictionn., art. Ovide, R. H.) On trouve même chez eux le mot chair, caro, σαρξ, employé par opposition à esprit, animus, et signifiant, non pas le corps lui-même, mais l’ensemble des désirs sensuels. — Non est summa felicitatis nostræ in carne ponenda. (Seneca, Epist. 74. — Arrian, Epictet., liv. 2, ch. 23.) Mais cette opposition n’était pas chez eux, comme chez les saints du christianisme, surnaturelle et fantastique. Ils connaissaient aussi parfaitement la puissance du péché et son universalité. — Peccavimus omnes. — Omnes mali sumus. — Quis est qui se profitetur omnibus legibus innocentem ? Ut hoc ita sit, quam angusta innocentia est, ad legem bonum esse ? — Nemo, inquam, invenitur qui se possit absolvere ; et innocentem quisque se dicit, respiciens testem, non conscientiam. (Seneca, De Ira, lib. 3, 26 ; lib. 2, 27 ; lib. 1, 14.) Ils savaient que le mal est en nous-mêmes (Intra nos, in visceribus ipsis sedet. Et ideo difficulter ad sanitatem pervenimus, quia nos ægrotare nescimus.— Id., Epist. 50) ; que l’homme le meilleur, le plus sage est encore infiniment éloigné de l’idéal et que la connaissance de nos imperfections ne peut que nous inspirer l’humilité. (Pro optimo est minime malus. — De te apud te male existima.) Ils avaient aussi l’idée d’une chute originelle, d’un état primitif de l’humanité meilleur et plus heureux. — Mais ils se représentaient cet état d’une manière rationnelle, comme un état de nature où régnaient la paix, la simplicité et la pureté de l’enfance. — (Quid hominum illo genere felicius ? In commune rerum natura fruebantur : sufficiebat illa, ut parens, in tutelam omnium : hæc erat publicarum opum secura possessio… Nondum valentior imposuerat infirmiori manum, nondum avarus abscondendo quod sibi jaceret, alium necessariis quoque excluserat : par erat alterius, ac sui, cura.) — Aussi n’en méconnaissaient-ils pas les défauts et les imperfections. — Sed quamvis egregia illis vita fuerit, et carens fraude, non fuere sapientes… non enim dat natura virtutem : ars est bonum fieri… Quid ergo ? Ignorantia rerum innocentes erant ; multum autem interest utrum peccare aliquis nolit, an nesciat. — Deerat illis justifia, deerat prudentia, deerat temperantia ac fortitudo. (Epist. 90.) Ils avaient trop de raison et de sagesse pour croire que cet état ne dût pas avoir une fin et que cette fin fût en contradiction avec la nature ou avec un ordre de la divinité. S’ils donnaient à l’état de corruption le nom de chute (A natura descivit luxuria) ; s’ils reconnaissaient la malédiction qui pèse sur le péché (Horace, Od., III, liv. 1 ; — Virgile, Enéide, VIII, 326), ils se représentaient cette malédiction comme une conséquence naturelle du péché lui-même. (Seneca, Ep. 95.) Leur esprit était trop cultivé, leur manière de penser trop noble et trop généreuse pour leur permettre de croire à un Dieu passionné, irascible, vindicatif, qui, ne se réconciliant avec l’homme que par un acte spécial, temporel et matériel, révélait ainsi la matérialité de sa propre nature. Le Dieu qu’ils pensaient était, par son essence même, en état de perpétuelle conciliation avec l’humanité. — (Quædam sunt quæ nocere non possunt, nullamque vim nisi beneficam et salutarem habent : ut dii immortales, qui nec volunt obesse, nec possunt. Natura enim illis mitis et placida est, tam longe remota ab aliena injuria quam a sua. (De Ira, I. 2, 37.) Quæ causa est diis benefaciendi ? Natura. Errat, si quis putat eos nocere velle : non possunt ; nec accipere injuriam queunt, nec facere. Lædere enim lædique conjunctum est. (Epist. 95.) Le païen grossier et commun transportait dans l’être divin ses passions et ses désirs ; si sa foi religieuse ne lui imposait aucune règle morale et rationnelle, elle ne lui imposait pas non plus une contrainte absurde. Il était, dans ce sens, en paix avec ses dieux ; mais cette paix, fondée sur la passion instable, était aussi capricieuse qu’un jour d’avril, aussi fugitive qu’un arc-en-ciel. De même, il s’irritait contre eux quand ils n’obéissaient pas à son appel. Le païen cultivé, au contraire, faisait de la vertu l’être suprême, et du bien quelque chose de général. Pour lui, ce qui était raison, vérité et vertu sur la terre, devait l’être aussi dans le ciel ; l’idée du bien et du vrai excluait toute différence entre la personnalité divine et la personnalité humaine. (Quæris que res sapientem faciat, quæ Deum ? Ratio diis hominibusque communis : hæc in illis consummata est, in nobis consummabilis. (Epist. 92.) — Rationale animal es ; quod ergo in te bonum est ? Perfecta ratio. Nisi ubi rationi locus est, bonum non est. (Epist. 124.) — Ratio nihil aliud est quam in corpus humanum pars divini spiritus mersa. Si ratio divina est, nullum autem bonum sine ratione est, bonum omne divinum est. — (Epist. 66). C’est pourquoi le sage n’était rien moins que, présomptueux ; il ne se glorifiait pas de la vertu comme d’une force qui lui appartînt ; il reconnaissait au contraire la nullité de son propre mérite et la nécessité pour l’homme de se nier, de renoncer à lui-même. (Non sum sapiens, nec ero. — De virtute, non de me loquor ; et cum vitiis convicium facio, in primis meis facio. (De vita beata, 17, 18.)— Sibi servire gravissima servitus est. — Nihil adhuc consecutus es ; multa effugisti ; te nondum : — O quam bene cum quibusdam ageretur, si a se aberrarent !) Pour le stoïcien, la vertu n’était ni une abstraction ni une faculté personnelle, mais un témoignage que donnait d’elle-même la raison, qui est le bien commun des hommes et des dieux, une puissance universelle, substance et source de la vie morale. — Etiamsi amici perierunt, etiamsi probati respondentesque voto patris liberi : est quod illorum expleat locum. Quid sit ? Quæris ? Quod illos bonos fecerat, virtus… Sola satis est. Omnium enim bonorum vis in ipsa erat. — (Ep. 74.) — Sapientia commune bonum est. (Ep. 85.) — La force du stoïcien n’était que la force qui réside dans la vertu elle-même, et cette force, en tant qu’universelle, appartenait, selon lui, à la divinité. — Animum excellentem… Cælestis potentia agitat. — Bonus tir sine Deo nemo est. — Que l’on trouve d’autres passages qui expriment presque le contraire de ceux-ci, et dans lesquels la divinité est représentée comme bonne par nature, tandis que l’homme n’arrive au bien que par l’effort et le travail, c’est une des nombreuses contradictions de cette doctrine, que nous n’avons pas à expliquer ici. Il n’en est pas moins évident que le sage avait sur la divinité des idées dignes d’elle, des idées vraiment divines, et quiconque pense divinement de Dieu est seul en état de paix, de véritable entente avec lui. C’est l’esprit, l’intention qui décident de la valeur de l’homme, et non l’acte par lui-même ; c’est l’idée, et non l’exécution technique. — Generosa res est respicientem non ad suas, sed ad naturæ suæ vires, conari alta, tentare, et mente majora concipere, quam quæ etiam ingenti animo adornatis effici possint. (De vita beata, 20.) Quandocunque autem natura spiritum repetet, aut ratio dimittet, testatus exibo, bonam me conscientiam amasse, bona studia. — (De vita beata, 20.) Oui, il en est ainsi ; l’amour de la vertu est la seule vertu décisive de l’homme ; cet amour nous réconcilie avec la vertu elle-même, et nous fait pardonner les fautes que nous commettons à son égard. Nous sommes en défaut toujours et partout dans l’exécution et dans l’emploi de nos facultés ; si l’on veut un médiateur pour résoudre nos contradictions avec l’idée morale, pourquoi n’en veut-on pas aussi pour nos autres contradictions, pour notre peu d’aptitude, par exemple, à atteindre l’idéal de l’art ? De ce que le meilleur artiste ne peut être exempt de défauts, devons-nous, par désespoir, jeter nos instruments de travail et attendre qu’un ange descende du ciel pour en faire un meilleur usage à notre place ? Pourquoi veut-on faire dériver d’un événement particulier, monstrueux, le phénomène du péché, qui a son fondement dans la nature des choses, dans la différence qui existe entre la tête et la main, l’idée et la réalité, l’espèce et l’individu ? — O sancta simplicitas ! — De même qu’il n’y a de véritable accord entre Dieu et nous que lorsque nous le pensons d’une manière digne de lui, de même il ne peut y avoir qu’un accord apparent, qu’une fausse réconciliation entre l’être divin et notre propre être lorsque nous n’avons de lui qu’une idée fausse, lorsque nous le croyons, par exemple, irritable. Par la rédemption, l’énigme n’est pas résolue ; l’apparence du mal disparaît, mais non son fondement ; car Dieu dépose sa colère momentanément, et non la faculté de s’irriter. Et qu’on ne dise pas que la colère divine n’est qu’une image ; dans ce cas la rédemption elle-même n’aurait qu’une signification imaginaire et non celle d’un fait réel. D’ailleurs, l’attribut principal du Dieu chrétien est la personnalité, et la pointe épigrammatique, l’expression la plus piquante de la personnalité, c’est la faculté d’être susceptible, de pouvoir être offensé et de s’irriter à propos de l’offense. Le païen concevait l’Etre suprême d’une manière infiniment plus pure et plus libre ; il était bien moins intéressé à savoir qui est Dieu qu’à savoir ce qu’il est. C’est ce qui explique l’indifférence avec laquelle il parle de Dieu, tantôt au singulier et tantôt au pluriel, bien que l’on doive aussi prendre en considération la prudence qu’il devait observer vis-à-vis de la croyance religieuse du peuple. Sur le péché, de même que sur Dieu, ses idées étaient bien plus profondes, plus pures et plus morales que celles du chrétien. Le péché était pour lui ce qu’il y a de plus terrible, le seul malheur véritable qui pût atteindre l’homme. — Tibi persuade, præter culpam ac peccatum… homini accidere nihil posse, quod sit horribile aut pertimescendum. (Cic, Ep. ai Famil., I. 5, ep. 21.) Le châtiment du péché était pour lui le péché lui-même. — Prima et maxima peccantium est pœna peccasse… Sceleris in scelere supplicium est. (Seneca, Ep. 97.) Jam sibi dedit pœnas qui peccavit. — Pour le chrétien ce n’est pas assez ; il a besoin d’un enfer, comme il a besoin d’un secours extérieur, d’une rédemption, et cette rédemption ne le délivre pas du péché lui-même, mais de ses conséquences, qui sont la punition et la colère divine. Le païen avait son sauveur en lui-même, dans la raison qui n’était pas pour lui une faculté abstraite, mais une puissance réelle, une vis plastica, une cause efficiente, une source de santé morale et même physique. — Quidquid animam erexit, etiam corpori prodest. Studia mihi nostra saluti fuerunt. Philosophiæ acceptum fero, quod surrexi, quod convalui, illi vitam debeo, et nihil illi minus debeo. (Seneca, Ep. 78.) Le péché n’avait pas assez d’influence sur lui pour corrompre ses sentiments, pervertir son intelligence et aveugler ses yeux ; il n’avait pas ce caractère originel qui le fait pénétrer dans la substance même ; il n’avait atteint que les extrémités de l’homme sans infecter son cerveau. Le sage reconnaissait la nullité du péché et la toute-puissance, la puissance inextinguible du bien, qui s’affirme et se révèle même dans le plus scélérat.— Adeoque gratiosa virtus est ; ut insitum sit etiam malis probare meliora. Quis est qui non beneficus videri velit ? Qui non inter injurias et scelera opinionem bonitatis affectet ? Maximum hoc habemus naturoe meritum, quod virtus in omnium animos lumen suum permittit : etiam qui non sequuntur, illam vident. (Seneca, De benef., 1. 4.) Il était donc protégé par sa raison et sa vertu contre toutes les conséquences corruptrices, aussi absurdes qu’immorales au point de vue de la théorie et de la pratique, dans lesquelles le péché a précipité l’humanité chrétienne.




(2) La contradiction qui existe entre l’essence de l’art et celle du catholicisme, exprimée ici d’une manière générale ; a été avouée en fait, directement ou indirectement, par tous les catholiques pieux. Le pape Adrien VI détournait les yeux pour ne pas voir les chefs-d’œuvre exposés sur les places ou dans les palais de Rome, et détestait les poètes parce qu’ils ne lui paraissaient pas sincères dans leur foi, et qu’ils employaient les noms odieux des divinités païennes. Combien de fois, en opposition avec la religion artistique des Grecs, les Pères de l’Église n’ont-ils pas exprimé cette pensée que les autels, les statues et les images du Dieu des chrétiens ne devaient pas être du bois ou de la pierre inanimée, mais des intentions morales et religieuses. — Conferat igitur, qui vult, aras quales diximus, cum aris Celsi et statuas in animis piorum Deo dicatas cum statuis Phidiae ac Polycleti similiumque et bene sciat, has quidem inanimas esse obnoxiasque temporum tempestatumque injuriis, illas vero sitas in immortali animo mansuras, etc. (Origenes, Adv. Celsum, 1, 8.)— Dans un concile tenu en Espagne, il fut expressément défendu de mettre des images dans les églises. (Concil. Elibertinum, Can. 36.) Le païen Varron dit dans Augustin (Civ. Dei, 1. 4, c. 31), que les Romains perdirent la crainte religieuse et la sévère piété de leurs ancêtres dès qu’ils introduisirent chez eux le culte des images des dieux. À propos de l’Église chrétienne, Calvin fait la même remarque (Instit. Christ. religionis, 1. 1, c. 2.) Pendant cinq siècles il n’y eut, selon lui, presque jamais de tableaux ou de statues dans les temples chrétiens. Plusieurs Pères éprouvaient de la répugnance à se représenter le Christ comme doué de beauté ; il leur était bien plus agréable de penser que son corps avait été tellement brisé par la mortification qu’à trente ans il paraissait en avoir cinquante, et que son visage était si ridé et si horrible qu’on aurait pu le prendre pour celui d’un lépreux. Les tableaux affreux, dégoûtants et informes représentant des saints et des martyrs, que dans le moyen âge le sens religieux, et non le sens artistique, a produit, sont les seules œuvres normales, légitimes qui répondent à l’esprit pur du catholicisme. Et qu’on n’objecte pas que quelques peintres, en particulier Fiesole, ne mettaient jamais la main à l’œuvre sans avoir d’abord adressé au Christ une prière ardente ; le soldat, lui aussi, s’excite par la prière au combat dans lequel il va égorger son semblable. En fait, l’anticatholicisme de l’art se montre en ceci, qu’au moment où le sens esthétique se réveilla, l’intérêt religieux disparut ou du moins lui fut subordonné. A. Politien préférait les odes de Pindare aux psaumes de David ; le cardinal P. Bembo détournait ses amis de la lecture de saint Paul et ne voulait pas, dit-on, lire la Bible ou son bréviaire, de peur de gâter son beau style latin. L’amour de Léon X pour l’art ne tourna pas précisément au profit de l’Église catholique.




Ce que nous avons dit à propos de l’art peut se dire à propos de la science. Les chrétiens sincères la rejetaient. On a trouvé dans les papiers de Pascal la note suivante, écrite de sa main : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes. » Dans les premiers temps, et ce n’est que par eux que l’on peut connaître ce qui est purement catholique et ce qui ne l’est pas ; lorsque l’Église n’était pas encore devenue mondaine, on n’étudiait rien sans avoir en vue un intérêt théologique. « On s’occupait, par exemple, de la prosodie à cause des différentes sortes de vers que l’on trouvait dans les psaumes : de la dialectique en vue des discussions contre l’hérésie ; de l’arithmétique pour les secrets contenus dans les nombres, et pour les différents nombres et mesures qui se rencontrent dans l’Écriture sainte ; de la géométrie à cause des cercles dont il est parlé dans les descriptions de l’arche de Noé et du temple de Salomon ; de l’astronomie pour le calcul des temps ecclésiastiques ; de la musique à cause de la dignité et de la pompe qu’elle prêtait au service divin. » (Eichhorn. Histoire générale de la civilisation et de la littérature européennes.) Complètement d’accord avec cet esprit était l’habitude de gratter les vieux parchemins pour y écrire des livres de piété, habitude qui a causé des pertes irréparables dans la littérature classique. Bruno trouva en 1772 dans la bibliothèque du Vatican une grande partie de Tite-Live et des discours de Cicéron grattés et effacés et à leur place le livre de Tobie. Si de pareils faits, que l’on pourrait d’ailleurs citer par centaines, démontrent la faible idée que le catholicisme a de la valeur de la science, son opposition avec elle éclate surtout, comme nous l’avons dit, dans sa croyance au miracle. La puissance miraculeuse appartient non-seulement à Dieu, mais encore aux saints. Chaque cloître mettait les miracles de ses fondateurs au niveau et même au-dessus de ceux du Christ. À propos de la biographie de saint François Xavier, Bayle fait la précieuse réflexion qui suit : « On ne vit jamais plus de miracles que l’on en voit dans ce livre. On ne saurait faire un pas sans y en trouver, et l’on demanderait volontiers qui des deux doit passer pour le miracle, ou l’interruption, ou le cours de la nature. On ne sait où est l’exception et où la règle, car l’une ne se présente guère moins souvent que l’autre. » Ce que Bayle dit ici à propos d’un cas particulier peut se dire en général de la foi catholique. Le miracle ne connaît pas de bornes de temps, de lieu, de nombre ou de qualité ; il fait croire à l’homme qu’il n’y a rien de vrai, que tout est mensonge et apparence et ce que la foi au miracle à de nuisible, de mortel pour l’étude de la nature, la foi à la tradition l’a également pour l’étude de l’histoire. La tradition est un rêve, l’histoire la vérité toute nue ; la tradition ne s’inquiète point de savoir si ce qu’on lui dit s’est réellement passé ; elle est toujours de bonne composition, ne doute jamais, parce qu’elle ne sait rien de la douloureuse différence qui existe entre la vérité et le mensonge, l’apparence et la réalité ; l’histoire est sérieuse, inquiète, critique et méfiante. Aussi, toutes les fois que l’esprit historique s’est montré dans le catholicisme, il a éprouvé les contradictions les plus vives, parce qu’il entrait nécessairement en lutte avec la tradition. Mais partout où règne le préjugé de l’autorité, l’esprit est privé d’avance de la faculté de juger ; il n’a plus qu’une activité secondaire qui consiste à tirer les conséquences de principes qu’il n’a pas puisés en lui-même, qu’il a trouvés déjà existants. Tel est le fondement de la syllogistique et de la sophistique dans le moyen âge. Tout progrès dans la science, tout jugement indépendant était réputé crime de lèse-religion. La persécution tombait tous les jours nécessairement dans l’absurde. C’est ainsi que la Faculté théologique de Paris voulut condamner comme hérésie la véritable prononciation de la lettre latine q (1550). Heureusement le pouvoir civil eut assez le sentiment du droit pour absoudre l’hérétique grammatical, et pour permettre, en dépit de la Faculté, de prononcer quisquis au lieu de kiskis. La même Faculté avait déjà condamné Érasme (1526), parce qu’il soutenait qu’il fallait dire Paracletus et non Paraclytus. On peut voir dans les dialogues de Galilée sur le système du monde de mirifiques exemples de l’incroyable absurdité des scolastiques. — En vertu de cet esprit d’antiquité, le catholicisme intercale toujours un moyen terme entre lui et les choses ; — même le Christ a chez lui des remplaçants. — Contrairement à la science, qui ne souffre pas d’intermédiaire, qui ne veut lire les choses que dans l’original, il se contente parfaitement d’une traduction. Le scolastique au lieu d’étudier la nature étudiait la physique d’Aristote, et au lieu d’Aristote en personne lisait un Aristote traduit. L’Église dirigée par le même esprit préféra la Vulgate au texte primitif des livres saints, et défendit de s’en écarter. Beaucoup de catholiques, il est vrai, ont nié qu’il fût accordé plus d’autorité à la Vulgate qu’au texte même ; mais, comme le dit Bayle, « ils n’ont pas entendu le sens du concile ; pour avoir cru qu’il restait encore des fautes dans la Vulgate, de grands hommes ont couru risque de leur vie dans les prisons de l’Inquisition, ainsi que le rapporte Mariana. Léon Allatius a fait mention d’un décret de la Congrégation générale des cardinaux, daté du 17 janvier 1577, portant qu’il ne fallait pas s’écarter de la Vulgate, non pas même à l’égard d’une syllabe ou d’un iota. » — On pourrait rassembler assez d’exemples pareils, d’étroitesse d’esprit, d’absurdité, d’intolérance fanatique pour former cent volumes. Nous ne voulons en citer que quelques-uns, et ils suffisent pleinement pour le but que nous nous proposons. — Jusqu’au quatorzième siècle l’Église, imbue de l’idée superstitieuse de l’inviolabilité des cadavres, s’opposa à l’étude de l’histoire naturelle de l’homme et de l’organisation intime de son corps. C’est en vain que l’empereur Frédéric II, se moquant des préjugés de son époque, avait recommandé à ses médecins de Naples et de Salerne de fréquentes dissections ; l’Église s’opposa toujours de toutes ses forces aux essais de ce genre et Boniface VIII (1300) les défendit avec menaces de châtiments sévères. — Mais ce n’étaient là que des obstacles extérieurs ; la foi et la superstition qui en étaient le fondement opposaient à la science une barrière plus insurmontable encore. « Copernic explique les mouvements du ciel de la manière la plus simple, et si cette explication n’était pas opposée à la sainte Écriture elle mériterait d’être appelée divine. » (Des Chales, dans l’ouvrage de J. Zimmerman, Scriptura S. Copernizans. 1709.) « Tous ceux qui, malgré l’harmonie du système nouveau, s’en tiennent à l’hypothèse de Ptolémée, qui a contre elle le cours entier de la nature, ne sont retenus que par l’Écriture sainte, est-il dit encore dans cet ouvrage, dont le principal mérite est d’avoir répandu les idées de Copernic parmi les protestants, en prouvant que non-seulement elles étaient d’accord avec la Bible, mais encore avec le luthérianisme pur ! La théologie a pour criterium unique la Bible ; — ce qui n’est pas dans la Bible ne doit pas exister dans la nature. Elle voit dans tout phénomène extraordinaire ou bien le diable, ou, ce qui est la même chose, la colère de Dieu. » « Aucune maladie, dit Luther dans ses propos de table (sur le diable et ses œuvres), ne vient de Dieu, qui est bon et fait du bien à tout le monde, mais du diable, qui est la cause de tout mal et se fait un plaisir de souffler partout la peste et la fièvre. » — Et si sunt, — écrit Mélanchton, — interdum physicoe cause furorum, tamen certissimum est diabolos in aliquorum hominum corda ingredi et efficere furores et cruciatus in eis, vel cum physicis causis, vel sine eis, quia manifestum est, tales homines interdum etiam sine physicis remediis liberari. Et soepe hoec diabolica spectacula sunt prodigia et significationes rerum futurarum. — Le même, à l’approche d’une éclipse de soleil, suspendait ses leçons et conseillait à ses auditeurs d’avoir recours à la prière pour détourner le danger qui les menaçait. « Les anciens sages, » dit Pencer (De proecip. divinationum generibus Servestae), « cherchaient à tranquilliser les hommes et à les délivrer de la crainte de Dieu, en expliquant tout par des causes naturelles ; mais il nous est impossible d’être d’accord avec eux, car l’Écriture sainte nous assure que les phénomènes extraordinaires sont produits soit par Dieu, soit par les anges, soit par les diables. » Hieronymus Vitalis avance, comme chose certaine, que les solfatares de Pouzzoles, que le Vésuve, l’Etna, l’Hécla, l’Ariquipa au Pérou, et tous les autres volcans sont les cheminées de l’enfer ; et, comme beaucoup de Pères de l’Église, Augustin, Grégoire, Bernard, Isidore, Bonaventure, Tertullien, Pierre Damien et d’autres encore partagent cette opinion, il conclut qu’il faut être téméraire pour nier que les montagnes qui vomissent du feu soient les portes infernales, et que Dieu les a placées exprès en différents lieux de la terre, afin que les hommes puissent voir les demeures destinées aux impies après leur mort. » (Lexic. Mathem., Astron., Geomet. — Paris, 1668. — Art. Infernus.) Le même (Art. Aer) croit que la région moyenne de l’air est le séjour de prédilection du diable, et sa croyance était partagée par beaucoup de chrétiens ; car il est parlé dans le Nouveau Testament (Ephésiens, II, 2) du prince qui règne dans les airs.— Præcipua est enim doemonum in aere potentia, in quo circumvolitant et versantur. Hoc eis dominum tribuit Paulus. (Pencer, Ouv. cité, p. 26.) Les tempêtes, les trombes, la grêle, les boules de feu, en un mot tous les phénomènes météorologiques étaient attribués au diable ou aux hommes qui se trouvaient en communication avec lui. Les jésuites attribuaient au démon des miracles que la toute-puissance seule peut accomplir. « Il peut faire qu’une femme reste vierge de corps et d’âme, et mette au monde un enfant. » (Bucher, Les Jésuites en Bavière, 5, 2, p. 363.) Qu’on lise sur ce sujet, si l’on veut en savoir davantage, le livre de B. Becker, Le Monde enchanté. (Ed. Amsterdam, 1694.) On y trouve inscrites en détail toutes les superstitions du peuple et des savants, surtout des théologiens de son époque. On y voit que peuple et savants étaient au même niveau, précisément comme de nos jours, avec cette différence que les idées rationnelles et les nobles sentiments descendent aujourd’hui jusqu’au peuple, tandis que les idées et les sentiments populaciers envahissent l’esprit des savants et des hautes classes en général.

C’est ainsi que la théologie s’opposait à toute explication naturelle des choses. Lorsque Réaumur reconnut qu’une prétendue pluie de sang, considérée comme un signe terrible de la colère de Dieu, n’était pas autre chose qu’une masse d’excréments d’insectes et voulut démontrer par ce phénomène que la science délivre l’homme d’une foule de terreurs sans fondement, les journalistes de Trévoux lui opposèrent cette pieuse réflexion : « Le public a toujours droit de s’alarmer ; il est coupable, et tout ce qui lui rappelle l’idée de la colère d’un Dieu vengeur n’est jamais un sujet faux, de quelque ignorance philosophique qu’il soit accompagné, etc. » Ils pensaient, dit là-dessus Réaumur, que, pour exciter à la piété, il ne fallait pas s’embarrasser des idées exactes. Lorsqu’il prouva que la métamorphose des insectes n’était qu’apparente et ne pouvait pas être employée comme image de la résurrection, les mêmes journalistes lui en voulurent beaucoup parce que cette image était, pour ainsi dire, consacrée par l’usage qu’en faisaient les lumières de l’Église. Que dire des contradictions dans lesquelles les savants tombaient sans cesse, et dont ils ne se tiraient que par un acte de foi ! Un naturaliste plein de mérite, J.-Ch. Schoeffer, n’avait pour but dans ses recherches que l’intérêt de la religion, comme tous ses contemporains. Il partait de ce principe que Dieu, dans ses œuvres, n’a pas d’autre dessein que de se rendre visible, et d’exciter dans l’homme l’admiration de sa puissance et de sa bonté. Or, Dieu a donné à certains animaux des cornes remarquables et au rhinocéros, entre autres, une corne si visible et si saisissable que personne n’y peut méconnaître la puissance divine. Mais que doit-on penser de celles qu’il a données à quelques insectes ? Ces cornes sont si petites que l’œil armé du microscope peut seul les découvrir, et ceux qui les portent craignent tellement l’homme et la lumière, qu’ils ne se hasardent à paraître que la nuit et choisissent pour s’y promener les localités les plus dégoûtantes, telles que le fumier et les excréments humains. Contre ce fait, le pieux savant se heurte et reste abasourdi. Mais il se tire de cette contradiction comme s’en tire la théologie : « Dieu seul est grand, et notre savoir est borné ! » L’Anglais Joh. Edwards dit expressément que Dieu nous a caché avec intention la cause des phénomènes merveilleux de la nature, de ceux de l’aimant, par exemple, pour nous forcer de diriger notre esprit vers l’Être surnaturel qui fait et dirige tout. — Mais si chez les anciens naturalistes le point de vue étroit de la théologie a tout le caractère de l’enfance, et mérite de notre part excuse et respect parce qu’il est le fruit de leur époque et provient chez eux d’une piété qui n’avait que le tort de méconnaître les bornes de la religion, aujourd’hui, au contraire, il témoigne, chez ceux qui considèrent les choses dans son sens, d’un entendement borné et d’un sentiment non pas enfantin, mais puéril. — Les pensées que déjà saint Thomas d’Aquin a exprimées sur le sujet que nous traitons sont très intéressantes. « La philosophie humaine, dit-il (Summa contra Gentiles, 1. 2, c. 4), examine les choses telles qu’elles sont, la foi chrétienne, en tant qu’elles représentent les attributs divins. Le croyant considère donc une chose dans les créatures et le philosophe une autre. Celui-ci considère en elles ce qui leur appartient en vertu de leur propre nature, par exemple dans la flamme la faculté de s’élever dans les airs ; celui-là, ce qui leur appartient en vertu de leurs rapports à Dieu, c’est-à-dire leur création par sa puissance et leur subordination à sa volonté. Si tous les deux ont le même sujet d’étude, ils ont des principes différents, car le philosophe puise ses raisons dans les causes particulières propres à chaque objet, et le croyant dans la cause première. Ils suivent aussi une autre méthode. L’un examinant les créatures en elles-mêmes, et s’élevant de leur connaissance à la connaissance de Dieu, examine les créatures d’abord et Dieu ensuite ; l’autre, au contraire, ne considérant les créatures que par rapport à Dieu, considère Dieu d’abord et les créatures ensuite. Cette dernière méthode est la meilleure, elle est parfaite parce qu’elle ressemble à celle de Dieu qui, en se connaissant, connaît tout le reste. » — Faut-il s’étonner après cela qu’au moyen âge, sous le règne de la religion et de la théologie, les sciences en général fussent si discréditées ? Qui voudrait échanger la sagesse divine pour la sagesse humaine, lorsque celle-ci, malgré les travaux et l’ennui qu’elle coûte, n’est pourtant que folie à côté de la première ? Et quel besoin ai-je de connaître Dieu par ses œuvres, lorsque je le connais déjà par ses propres paroles ? ou par ses créatures, lorsque je le pénètre lui-même jusqu’au fond de son être ? — Tous les théologiens s’expriment, à peu de chose près, comme saint Thomas, et par là on peut voir combien la théologie et la physique se contredisent. — La physique ne connaît rien de la cause finale, la théologie rien des causes naturelles. — Son fondement, ici comme partout ailleurs, est purement et simplement — l’ignorance.