Feu et flamme/Texte entier

Feu et flamme
Feu et FlammeÀ la librairie orientale de Dondey-Dupré (p. i-50).




FEU

ET

FLAMME.

FEU
&
FLAMME,
Par Philothée O’NEDDY



PARIS.
À LA LIBRAIRIE ORIENTALE DE DONDEY-DUPRÉ,
rue richelieu, n° 47 bis, maison du notaire.
——
1833.



*
PARIS. — IMPRIMERIE DE PROSPER DONDEY-DUPRÉ,
SUCCESSEUR DE SON PÈRE,
Rue Saint-Louis, N° 46, au Marais.
*




AVANT-PROPOS.


AVANT-PROPOS.







Un auteur, front levé, dans sa fière préface,
Au public qu’il insulte a beau s’écrier : Place !…




Assez long-tems, immobile et les bras croisés sur le seuil de ma case de paria, j’ai contemplé, dans une oisive admiration, les adolescentes murailles de la Babel artistique et morale que l’élite des intelligences de notre âge a entrepris d’édifier.

Devenue, à cette heure, plus profonde, plus impérieuse, plus exaltée, ma sympathie m’ordonne de mêler un peu d’action à cette contemplation, d’aller me confondre dans la foule des travailleurs.

Donc, me voici : j’apporte aux gigantesques dalles une chétive poignée de ciment.

Ouvriers musculeux et forts, gardez-vous de repousser ma faible coopération ; jamais vous n’aurez assez de bras pour l’érection d’une si grande œuvre ! Et peut-être ne suis-je pas tout-à-fait indigne d’être nommé votre frère. — Comme vous, je méprise de toute la hauteur de mon âme l’ordre social et surtout l’ordre politique qui en est l’excrément ; — comme vous, je me moque des anciennistes et de l’académie ; — comme vous, je me pose incrédule et froid devant la magniloquence et les oripeaux des religions de la terre ; — comme vous, je n’ai de pieux élancements que vers la Poésie, cette sœur jumelle de Dieu, qui départ au monde physique la lumière, l’harmonie et les parfums ; au monde moral, l’amour, l’intelligence et la volonté !

Certes, quoique naissante, elle est déjà bien miraculeuse et bien grandiose, cette Babel ! Sa ceinture de murailles enserre déjà des myriades de stades. La sublimité de ses tours crève déjà les nues les plus lointaines. À elle seule, elle a déjà plus d’arabesques et de statues que toutes les cathédrales du moyen âge ensemble. La Poésie possède enfin une cité, un royaume où elle peut déployer à l’aise ses deux natures : — sa nature humaine qui est l’art, — sa nature divine qui est la passion.

Sans doute, il vous souvient du mirifique aplomb avec lequel, aussitôt après la chute du dernier roi de France, certains journaux prophétisèrent que c’en était fait de la jeune littérature, qu’elle entrait au cercueil en même temps que la vieille légitimité. — La jeune littérature a si peu été en danger de mort, elle a si bien développé son principe vital, que non seulement elle est parvenue à décupler ses propres forces, à parachever sa révolution, mais qu’elle a su être encore assez riche, assez puissante pour préluder glorieusement à une croisade métaphysique contre la société. Oui, maintenant qu’elle a complété toutes ses belles réformes dans le costume de l’art, elle se voue exclusivement à la ruine de ce qu’elle appelle le mensonge social ; — comme la philosophie du dix-huitième siècle se vouait à la destruction de ce qu’elle appelait le mensonge chrétien.

Chaque jour, nombre de jeunes gens à convictions patriotiques viennent à s’apercevoir que, si l’œuvre politique a une nature de Caliban, il faut directement s’en prendre à l’œuvre sociale, sa mère ; — alors, ils mettent bas le fanatisme républicain, et accourent s’enrôler dans les phalanges de notre Babel.

Ce qui est incroyable, c’est que les fortes têtes des salons de finance, les sublimes capacités qui se moquent de la chevalerie et qui adorent la garde nationale, s’obstinent à nier même l’existence de cette grande fermentation intellectuelle. Parce que la vie extérieure, la vie matérielle et positive se trouve, grâce à notre civilisation mathématiquement ladre, à peu près réduite à l’état de pétrification, — ils comptent sur une éternité de calme plat ; — ils ne voient pas qu’en revanche la vie intérieure, la vie romanesque et métaphysique est aussi turbulente, aussi aventureuse, aussi libre que les tribus arabes dans leurs solitudes.

Qu’ils se souviennent donc que, la veille même de la fameuse éruption du Vésuve qui enterra toutes vives deux cités, Herculanum et Pompéi, d’ignorants naturalistes, étant à se promener non loin des bords du cratère, se demandaient l’un à l’autre s’il était bien réel que les entrailles de la montagne renfermassent un volcan !…

Je me hâte, avant de clore cette vile prose, d’affirmer aux honnêtes gens qui voudront bien laisser leur couteau d’ivoire dévirginer les feuilles de mon livre, que je n’ai pas le moins du monde la vanité de croire les poésies subséquentes, à la hauteur des solennelles préoccupations effleurées dans ces lignes préliminaires.

Ce volume n’a pas d’autre prétention que celle d’être le faisceau de mes meilleures ébauches d’écolier ; lesquelles consistent simplement en rêveries passionnées et en études artistiques.

Il est bien vrai cependant qu’on y trouve çà et là quelques fortes empreintes de lycantropie, quelques anathèmes contre les lèpres sociales : mais on aurait tort de prendre au pied de la lettre ces manifestations, qui ne sont, pour la plupart, que des boutades fougueuses. — On aurait tort de les regarder comme l’expression absolue de mes véritables sentiments. S’il m’est donné de publier un second ouvrage, il sera plus logique, plus en rapport avec ma nature de penseur ; j’y dirai mon dernier mot ; — alors, on pourra me juger.

Que si les brocanteurs de civilisation daignaient me dire en colère qu’il n’est permis à personne de se mettre en dehors de la société, j’aurais l’irrévérence de leur faire observer que deux classes d’hommes possèdent ce droit d’une manière imprescriptible : — ceux qui valent mieux que la société, — et ceux qui valent moins. — Je me range dans l’une de ces deux catégories.


10 août 1833.




Nuits.



NUIT PREMIÈRE.


NUIT PREMIÈRE


Pandaemonium


Société, vieux et sombre édifice,
Ta chute, hélas ! menace nos abris :
Tu vas crouler : point de flambeau qui puisse
Guider la foule à travers tes débris !
____________Béranger


Bohémiens sans toits, sans bancs,
Sans existence engaînée,
Menant vie abandonnée,
Ainsi que des moineaux francs
Au chef d’une cheminée !
____________Petrus Borel


I

Pour un peintre moderne, à cette heure de lune,
Ce serait, sur mon âme, une bonne fortune
De pouvoir contempler avec recueillement
La scène radieuse au sombre encadrement,

Que le jeune atelier de Jehan, le statuaire,
Cache dans son magique et profond sanctuaire !

Au centre de la salle, autour d’une urne en fer,
Digne émule en largeur des coupes de l’enfer,
Dans laquelle un beau punch, aux prismatiques flammes,
Semble un lac sulfureux qui fait houler ses lames,
Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l’œil moqueur,
Le temporal orné du bonnet de Phrygie,
En barbe jeune-France, en costume d’orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas.

Et le sombre atelier n’a pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage.

Quel pur ossianisme en ce couronnement
De têtes à front mat, dont le balancement

Nage au sein des flocons de vapeur musulmane
Qui des vingt calumets, comme un déluge, émane !
Quelle étrange féerie en la profusion
Des diverses couleurs que l’ondulation
Des flammes fait jouer parmi ces chevelures,
Sur ces traits musculeux, ces mâles encolures !

A travers les anneaux du groupe des viveurs,
Glissent quelques rayons vagues, douteux, rêveurs,
Qui s’en vont détacher des ombres fantastiques
Le spectre vacillant des objets artistiques,
Pêle-mêle en saillie à la paroi des murs.
Le plafond laisse voir, dans ses angles obscurs,
De poudreux mannequins, de jaunâtres squelettes,
De gothiques cimiers ; sur deux rangs de tablettes,
Serpente un clair-semé de bosses, d’oripeaux,
De papel espagnol, de médailles, de pots.
Aux bras d’un échafaud de bizarre structure,
Surgit pompeusement une œuvre de sculpture.

C’est un sujet biblique et tout oriental :
L’Esprit de la lumière, ange monumental,
Pousse d’un pied vainqueur, dans les limbes funèbres,
L’Esprit fallacieux qui préside aux ténèbres.

Si le tissu moiré du nuage odorant
Que la fumée élève était plus transparent,
Vous pourriez avec moi de ces pâles figures
Explorer à loisir les généreux augures.
Le développement capace de ces fronts,
Les rudes cavités de ces yeux de démons,
Ces lèvres où l’orgueil frémit, ces épidermes
Qu’un sang de lion revêt de tons riches et fermes,
Tout chez eux puissamment concourt à proclamer
Qu’ils portent dans leurs seins des cœurs prompts à s’armer
De haine virulente et de pitié morose,
Contre la bourgeoisie et le Code et la prose ;
Des cœurs ne dépensant leur exaltation
Que pour deux vérités : l’art et la passion !…




II



Quand on vit que du punch s’éteignait le phosphore,
Mainte coupe d’argent, maint verre, mainte amphore,
Ainsi qu’une flottille au sein du bol profond,
Par un faisceau de bras furent coulés à fond.
Rivaux des Templiers du siècle des croisades,
Nos convives joyeux burent force rasades.
Chaque cerveau s’emplit de tumulte, et les voix
Prirent superbement la parole à la fois.

Alors un tourbillon d’incohérentes phrases,
De chaleureux devis, de tudesques emphases,
Se déroula, hurla, bondit au gré du rum,
Comme une rauque émeute à travers un forum.

Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! — L’analyse
Devant tous ce chaos moral se scandalise. —
Comment vous révéler ce vaste encombrement

De pensers ennemis ; ce chaud bouillonnement
De fange et d’or ?… Comment douer d’une formule
Ces conversations d’enfer où s’accumule
Plus de charivari, de tempête et d’arroi
Que dans la conscience et les songes d’un roi ?…

Tenez, pour vous traduire en langue symbolique,
La monstruosité de ce métaphysique
Désordre, je vais vous susciter le tableau
D’un choc matériel, d’un physique fléau.

Représentez-vous donc une ville espagnole
Qu’un tremblement de terre épouvante et désole.
— Les balcons, les boudoirs des palais disloqués
S’en vont avec fracas tomber entrechoqués,
Avec tous leurs parfums, toutes leurs armoiries,
Dans les hideux égouts, les infectes voiries.
Des monumens chrétiens les dômes surdorés,
Leurs flèches de granit, leurs vitraux diaprés,

S’en vont rouler parmi les immondes masures
Du noir quartier des juifs, sale tripot d’usures.
Une procession de chastes capucins
Veut sortir pour combattre avec des hymnes saints
La rage du fléau : le fléau sarcastique
Vous l’enlève et la pousse en un lieu peu mystique
Où des filles de joie et d’ignobles truands
Festinent, de débauche et d’ivresse béants.
D’abomination, d’horreur tout s’enveloppe :
En un mot, l’on dirait un kaléidoscope
Immense, monstrueux, que l’Exterminateur
Fait tourner dans sa main de mystificateur.

Eh bien, dans leurs discours c’était même anarchie !
— Les plus divins élans de morale énergie,
Les extases de gloire et d’immortalité,
Les vœux pour la patrie et pour la liberté,
Se noyaient, s’abîmaient dans le rire et le spasme
D’un scepticisme nu, tout lépré de sarcasme.

De beaux rêves d’amour qu’eût enviés Platon,
Trempaient leurs ailes d’ange au sordide limon
D’un cynisme plus laid, plus vil en ses huées,
Qu’un hôpital de fous et de prostituées !
Coq-à-l’âne, rébus, sornettes, calembourgs,
Comme une mascarade échappée aux faubourgs,
Se ruaient à travers les plus graves colloques,
Et vous les flagellaient de plates équivoques !
Enfin, c’était du siècle un fidèle reflet,
Un pandaemonium bien riche et bien complet !…

Pas n’est besoin, je crois, de dire que l’idée
De la femme planait, reine dévergondée,
Sur les mille fureurs de cet embrasement :
Qu’elle était en un mot son premier élément !
— Et tout cela n’avait rien d’insolite. — La femme,
De tout ce qui se meut de sublime et d’infâme,
Dans les obscurités sans fond du cœur humain,
N’est-elle pas toujours corollaire germain,

Satellite flagrant, jaloux ?… n’est-ce pas elle
Qui, des yeux du dragon subissant l’étincelle,
Osa dévirginer dans un transport fatal,
L’arbre de la science et du bien et du mal ?…
Le creuset corrupteur où nos vices empirent,
C’est la femme !… l’étoile où nos vertus aspirent,
C’est elle également ! — De la création
La femme est à-la-fois l’opale et le haillon !


                           III.

L’un des vingt, redressant sa tête qui fermente,
Pour lutter de vacarme avec cette tourmente,
D’une voix qui vibrait comme un grave Kinnor,
Se mit à réciter des strophes de Victor.

Bientôt on l’écouta. — C’était une série
De fragments détachés sur la chevalerie.
— Les sorcières dansaient en rond ; — les damoisels
Couraient bride abattue aux nobles carrousels ;

— Les couvens, les manoirs, les forts, les cathédrales,
Déployèrent à l’envi leurs pompes sculpturales ; —
La muse sur la scène amenait tour-à-tour
Des manteaux, des poignards, du sang… et de l’amour.

Et tous, énamourés de cette poésie
Qui pleuvait sur leurs sens en larmes d’ambroisie,
Se livraient de plein cœur à l’oscillation
D’une vertigineuse hallucination.
Il y avait dans l’air comme une odeur magique
De moyen-âge, — arôme ardent et névralgique,
Qui se collait à l’ame, imprégnait le cerveau,
Et faisait serpenter des frissons sur la peau.
Les reliques d’armure aux murailles pendues
Stridaient d’une façon bizarre ; — les statues
Tressaillaient sourdement sur leurs socles de bois,
Prises qu’elles étaient de glorieux émois,
En se sentant frôler par les ailes sonores
Des strophes de métal, lyriques météores :

— Comme sous les genêts d’un beau mail espagnol,
Parmi les promeneurs épandus sur le sol,
Les jeunes cavaliers tressaillaient quand la soie
Des manches de leur dame en passant les coudoie.

— Oh ! les anciens jours ! dit Reblo : les anciens jours !
Oh ! comme je leur suis vendu ! comme toujours
Leur puissante beauté m’ensorcèle et m’énivre !
Camarades, c’était là qu’il faisait bon vivre
Lorsqu’on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l’œil, des volontés au flanc !
Dans les robustes mœurs de l’ère féodale,
— Véritables forêt vierge — dans ce dédale
De superstitions, d’originalités,
Tout homme à cœur de bronze, à rêves exaltés,
N’avait pas un seul jour à craindre l’atonie
D’une vie encastrée avec monotonie :
Les drames s’en venaient d’eux-mêmes le chercher,
Mainte grande aventure accourait s’ébaucher

Sous sa fougue d’artiste : — Avoir des aventures ! —
Oh ! c’est le paradis pour les fortes natures !…

   Le fraternel cénacle ému jusques au fond
De ses os, écoutait dans un calme profond.
Les poitrines, d’extase et d’orgueil oppressées,
N’exhalaient aucun souffle, — et toutes les pensées
Montaient faire cortège à l’élan de Reblo,
Comme des bandouliers qui suivent un fallot.


                      IV.

Après quelque silence, un visage mauresque
Leva tragiquement sa pâleur pittoresque,
Et, faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule, avec douleur il dit :
— Certe, il faut avouer que notre fanatisme
De camaraderie est un anachronisme
Bien stérile et bien nul ! — Ce n’est plus qu’au désert
Qu’on peut en liberté rugir. — À quoi nous sert,

Dans une époque aussi banale que la nôtre,
D’être prêts à jouer nos têtes l’un pour l’autre ? —
Si, me jugeant très digne au fond de ma fierté
De marcher en dehors de la société,
Je plonge sans combat ma dague vengeresse
Au cou de l’insulteur de ma dame et maîtresse,
Les sots, les vertueux, les niais m’appelleront
Chacal… Tout d’une voix ils me décerneront
Les honneurs de la Grève ; et, si les camarades
Veulent pour mon salut faire les algarades,
Bourgeois, sergens de ville et valets de bourreau,
Avec moi les cloûront au banc du tombereau. —
Malice de l’enfer !… À nous la guillotine !
À nous qu’aux œuvres d’art notre sang prédestine !
À nous qui n’adorons rien que la trinité
De l’amour, de la gloire et de la liberté !…
Ciel et terre !… est-ce que les âmes de poète
N’auront pas quelque jour leur revanche complète ?
— Long-tems à deux genoux le populaire effroi

A dit : laissons passer la justice du roi. —
Ensuite on a crié, l’on crie encore : Place !
La justice du peuple et de la raison passe.
— Est-ce qu’épris enfin d’un plus sublime amour,
L’homme régénéré ne crîra pas un jour :
Devant l’Art-Dieu que tout pouvoir s’anéantisse.
Le poète s’en vient ; place pour sa justice ? —

   — J’acclame volontiers à ton deuil solennel,
Dit au pérorateur l’architecte Noël.
Mais tout n’est pas servage en la sphère artistique :
Si nous ne possédons nulle force physique
Pour chasser de sa tour et mettre en désarroi
Le géant spadassin qu’on appelle la loi,
Les arsenaux de l’âme et de l’intelligence
Peuvent splendidement servir notre vengeance.
Attaquons sans scrupule, en son règne moral,
La lâche iniquité de l’ordre social.
Lançons le paradoxe ; affirmons, dans vingt tomes,

Que les mœurs, les devoirs ne sont que des fantômes.
Battons le mariage en brèche ; osons prouver
Que ce trafic impur ne tend qu’à dépraver
L’intellect et les sens ; qu’il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie.
Je sais bien que déjà plusieurs cerveaux d’airain,
S’emmantelant aussi d’un mépris souverain
Pour les vils préjugés de la foule insensée,
Se sont fait avant nous brigands de la pensée.
Mais, parmi la forêt de vénéneux roseaux
Que l’étang social couronne de ses eaux,
C’est à peine s’ils ont détruit une couleuvre.
Il serait glorieux de parachever l’œuvre,
Et de faire surgir, du fond de ce marais,
Une île de parfums et de platanes frais. —

— Silence !… écoutez tous, frères !… se mit à dire
Don José, l’œil en flamme et l’organe en délire :
Écoutez ! je m’en vais vous prouver largement

Que nous pouvons scinder, même physiquement,
De la société l’armure colossale,
Et de nos espadons rendre sa chair vassale !…
— Il n’est pas au néant descendu tout entier
Le divin moyen-âge : un fils, un héritier
Lui survit à jamais pour consoler les Gaules :
En vain mille rhéteurs ont lancé des deux pôles,
Leur malédiction sur ce fils immortel ;
Il les nargue, il les joue… or, ce dieu c’est le Duel.
— Voici ce que mon âme à vos âmes propose : —
Lorsqu’un de nous, armé pour une juste cause,
Du fleuret d’un chiffreur habile à ferrailler,
Aura subi l’atteinte en combat singulier,
Nous jetterons, brûlés d’une ire sainte et grande,
Dans l’urne du Destin tous les noms de la bande,
Et celui dont le nom le premier sortira,
Relevant le fleuret du vaincu, s’en ira
Combattre l’insolent gladiateur : s’il tombe,
Nous élirons encore un bravo sur sa tombe :

Si l’homme urbain s’obstine à poser en vainqueur,
Nous lui dépêcherons un troisième vengeur ;
Et toujours ainsi, jusqu’à l’heure expiatoire
Où le dé pour nos rangs marquera la victoire !…


                         V.

Pendant que don José parlait, un râlement
Sympathique et flatteur circulait sourdement
Dans l’assemblée — et quand ses paroles cessèrent,
Les acclamations partirent, s’élancèrent
Avec plus de fracas, de fougue, de fureur
Qu’un Te Deum guerrier, sous le grand Empereur !…

Ce fut un long chaos de jurons, de boutades,
De hurrahs, de tollés et de rodomontades,
Dont les bruits jaillissant clairs, discordans et durs,
Comme une mitraillade allaient cribler les murs !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


  Et jusques au matin, les damnés jeunes-Frances
Nagèrent dans un flux d’indicibles démences,
— Échangeant leurs poignards — promettant de percer
L’abdomen des chiffreurs — jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le siècle aride. —
Tous, les crins vagabonds, l’œil sauvage et torride,
Pareils à des chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d’audace et d’ironie
Dans le crâne orageux d’un homme de génie !…


1833.



NUIT SECONDE.


NUIT SECONDE.


Névralgie


Il y a parfois, dans notre destinée, de ces lignes noires que les magiciens eux-mêmes trouvent indéchiffrables.

________Roman inédit.




 
____________I.

Jusques à mon chevet me poursuit mon idée
Fixe : toutes les nuits j’en ai l’âme obsédée.
Pour noyer au sommeil ce démon flétrissant,
Des sucs de l’opium le charme est impuissant.

Au seuil de mon oreille, une voix sourde et basse
Comme l’essoufflement d’un homme qui trépasse
Murmure : Pauvre fou ! sois d’airain désormais.
Elle ne t’aimera jamais - jamais - jamais !…
Alors, tout frissonnant, je saute de ma couche ;
Autour de moi je plonge un long regard farouche ;
Et je vais saccadant mes pas..... et dans mon sein
Le terrible jamais vibre comme un tocsin !
Et puis, d’un vent de feu l’haleine corrosive
Vient courber, torturer mon âme convulsive :
Et je me persuade en mon fébrile émoi,
Que, dans l’alcôve, on parle, on rit tout bas de moi !…


II

Ce vertige à la fin tombe..... et je sens mon être
S’anéantir : - j’ai froid - et, devant ma fenêtre,
Je vais m’asseoir ; le plomb d’un stupide repos
Emmantèle mes sens : à travers les carreaux,
D’un œil horriblement tranquille, je contemple

La lune qui, juchée au faîte du saint temple,
Semble, sous le bandeau de sa rousse clarté,
Le spectre d’une nonne au voile ensanglanté.


III

Oh ! si, comme une fée amante de la brise,
La MORT sur un nuage avec mollesse assise,
Descendant jusqu’à moi du haut de l’horizon,
Venait pour piédestal élire ce balcon !…
Mon œil s’arrêterait ardent sur son œil vide,
Je l’emprisonnerais dans une étreinte avide,
Et, le sang tout en feu, j’oserais apposer
Sur sa bouche de glace un délicat baiser !


1829


NUIT TROISIÈME.


NUIT TROISIÈME.


Rodomontade


.   .  .  .  .Au pays des sylphides,
Je crois, hélas, m’élancer avec toi ;
Et, sous le vent de tes ailes rapides,
D’un monde impur je dédaigne la loi.
________Roman inédit.




 
Il était appuyé contre l’arche massive
De ce vieux pont romain, dont la base lascive
____S’use aux attouchements des flots :
L’astre des nuits lustrait son visage Dantesque,

Et le Nord dérangeait son manteau gigantesque
        Avec de sauvages sanglots.

À voir son crâne ardu, sa fauve chevelure,
De son cou léonin la musculeuse allure,
        Ses yeux caves, durs, éloquens,
Ses traits illuminés d’orgueil et d’ironie,
On l’eût pris volontiers pour le rude génie
        Des tempêtes et des volcans.

Il disait : Oh ! pourquoi le culte de ma mère
N’est-il que jonglerie, imposture, chimère !
        Pourquoi n’a-t-il jamais été
Ce Jésus, clef de voûte et fanal de notre âge !
Pourquoi son Évangile est-il à chaque page
        Contempteur de la vérité !

Si, dans le firmament, des signes, des symboles,
Amenaient ma superbe à croire aux paraboles

        Du charpentier de Nazareth ;
Si pour me révéler à moi, débile atôme,
Que le grand Jéhovah n’est pas un vain fantôme,
        Un archange ici se montrait ;

Ne croyez pas qu’alors, pénitent débonnaire,
Dans une église, aux pieds d’un prêtre octogénaire,
        J’advolerais tout éperdu !
Ni qu’en un beau transport, affublé d’un cilice,
J’irai de saint Bruno renforcer la milice,
        Dos en arcade et chef tondu !

Non, non. Je creuserais les sciences occultes :
Je m’en irais, la nuit, par des sites incultes ;
        Et là, me raillant du Seigneur,
Je tourbillonnerais dans la magie infâme,
J’évoquerais le Diable...... et je vendrais mon ame
        Pour quelques mille ans de bonheur !


Pour arsenal j’aurais l’élémentaire empire :
Le gobelin, le djinn, le dragon, le vampire,
        Viendraient tous me saluer roi.
Je prendrais à l’Enfer ses plus riches phosphores,
Et, métamorphosant mes yeux en météores,
        Partout je darderais l’effroi.

J’enlèverais alors la belle châtelaine
Que, dans un château fort, centre de son domaine,
        Retient l’ire d’un vil jaloux,
Depuis l’heure damnée où, dans la salle basse,
Plus tôt que de coutume arrivant de la chasse,
        Il me surprit à ses genoux.

Aux mers de l’Orient, dans une île embaumée,
Mes sylphes porteraient ma pâle bien-aimée,
        Et lui bâtiraient un séjour
Bien plus miraculeux, bien autrement splendide

Que celui qu’habitaient, dans la molle Atlantide,
        Le roi de féerie et sa cour.

Amour, enthousiasme, étude, poésie !
C’est là qu’en votre extase, océan d’ambroisie,
        Se noieraient nos âmes de feu !
C’est là que je saurais, fort d’un génie étrange,
Dans la création d’un bonheur sans mélange,
        Être plus artiste que Dieu !!!…


1830


NUIT QUATRIÈME.


NUIT QUATRIÈME.


Nécropolis.


Sur la terre on est mal : sous la terre on est bien.

________Pétrus Borel.




 

I.

____Voici ce qu’un jeune squelette
Me dit les bras croisés, debout, dans son linceul,
____Bien avant l’aube violette,
Dans le grand cimetière où je passais tout seul :



II

Fils de la solitude, écoute !
Si le Malheur, sbire cruel,
Sans cesse apparaît dans ta route
Pour t’offrir un lâche duel ;
Si la maladive pensée
Ne voit, dans l’avenir lancée,
Qu’un horizon tendu de noir :
Si, consumé d’un amour sombre,
Ton sang réclame en vain, dans l’ombre,
Le philtre endormeur de l’espoir ;

Si ton mal secret et farouche
De tes frères n’est pas compris ;
Si tu n’aperçois sur leur bouche
Que le sourire du mépris
Et si, pour assoupir ton âme,
Pour lui verser un doux dictame,

Le Destin, geôlier rigoureux,
Ne t’a pas, dans ton insomnie,
Jeté la lyre du génie,
Hochet des grands cœurs malheureux ;

Va, que la mort soit ton refuge !
À l’exemple du Rédempteur,
Ose à-la-fois être le juge,
La victime et l’exécuteur.
Qu’importe si des fanatiques
Interdisent les saints portiques
À ton cadavre abandonné ?
Qu’importe si, de mille outrages,
Par l’éloquence des faux sages,
Ton nom vulgaire est couronné ?


III

Sous la tombe muette oh ! comme on dort tranquille !
Sans changer de posture, on peut, dans cet asile,

Des replis du linceul débarrassant sa main,
L’unir aux doigts poudreux du squelette voisin.
Il est doux de sentir des racines vivaces
Coudre à ses ossements leurs nœuds et leurs rosaces,
D’entendre les hurrahs du vent qui courbe et rompt
Les arbustes plantés au-dessus de son front.
C’est un ravissement quand la rosée amie,
Diamantant le sein de la côte endormie,
À travers le velours d’un gazon jeune et doux,
Bien humide et bien froide arrive jusqu’à vous.
Là, silence complet ; far-niente sans borne.
Plus de rages d’amour ! le cœur stagnant et morne,
Ne se sent plus broyé sous la dent du remords.
— Certes, l’on est heureux dans les villas des morts !


1829


NUIT CINQUIÈME.


NUIT CINQUIÈME.


Épisode.


La douce harmonie qui dort dans la lyre appartient-elle à celui qui l’a achetée et qui la possède, tout sourd qu’il est ? — Il a acheté le droit de la mettre en pièces, mais non point l’art d’en tirer des sous divins, ni la jouissance ravissante de l’harmonie. La vérité règne sur le sage, la beauté sur le cœur sensible. Ils s’appartiennent l’un l’autre. Aucun préjugé vulgaire ne peut détruire en moi cette persuasion.

Schiller




 
___________I.

Le pied de la nuit brune au front des tours se pose.
L’émir dans son harem, sur le divan repose ;
Dans des vases d’or pur, placide et souriant,
Il regarde brûler les parfums d’Orient.

Un vieil eunuque noir, dans sa coupe qui fume,
D’un savoureux moka lui verse l’amertume.
On nourrit le foyer de cèdre et de sandal ;
Et, sur le dos d’un sphinx, marbre monumental,
Un nain jaune accroupi nonchalamment fredonne
Je ne sais quel refrain barbare et monotone.


II

Une Grecque apparaît : de riches voiles blancs
Tombent sur son épaule à plis étincelans ;
Elle vient partager la couche du vieux More,
Et s’offrir languissante aux baisers dont l’honore
L’amour seigneurial d’un maître et d’un époux.
Comme ses yeux de jais brillent sombres et doux
Sous l’arc oriental de leurs sourcils d’ébène !
Que son pas d’odalisque et sa taille de reine,
Confondant la mollesse avec la majesté,
D’un contraste divin revêtent sa beauté !


III

Des yeux mats de l’émir la rigueur incisive
Suit de ses mouvemens l’anxiété pensive.
Elle tressaille au bruit du féroce aquilon,
Qui hurle en flagellant les halliers du vallon.
Elle contemple au loin le ciel terne et grisâtre,
Puis regarde le sol, que d’un velours d’albâtre
Les neiges de novembre ont partout décoré ;
Elle tressaille encore, et, sur le lit moiré,
Avec une âme éteinte et des sens tout de glace,
Auprès de son seigneur elle va prendre place.


IV

Un jeune homme inconnu veille sur le rocher.
— Du côté du manoir voyez-le se pencher !
Drapant la grise ampleur de son froc militaire,
Il semble dans l’espace un vautour solitaire ;
Insoucieux du froid dont l’âpreté le mord,

Il regarde les tours, comme regarde un mort…
Il voit, l’une après l’une, au cintre des croisées,
Mourir avec lenteur les lampes épuisées.
Une seule, à travers un rideau violet,
Sur la terrasse encor fait jaillir son reflet.

V

C’est là que dort l’émir près de sa jeune épouse…
— La hideuse pensée ! — en sa tête jalouse
Elmodhi la recueille : il est ingénieux
A bien en remuer le sarcasme odieux.
Peut-être, en ce moment, la myrrhe de sa bouche
Tarit sous le baiser du mécréant farouche.
Il ose tourmenter, du bronze de sa main,
Les flots de ses cheveux, le golfe de son sein.
Sa volupté stupide insolemment ravage
Cet Éden que l’amour livre à son œil sauvage !
L’impie ! il la profane. — Oh ! que, large et puissant,
Dans le cœur d’Elmodhi le désespoir descend !…

Sa poitrine orageuse en grondant se soulève ;
Il mord en forcené le pommeau de son glaive,
Et sa voix qu’assombrit une fauve douleur,
Laisse éclater un chant d’amour et de malheur :

           Parmi ces neiges entassées,
           Pendant que je veille au désert,
           Que mille images insensées
           Autour de moi volent pressées,
           Comme des visions d’enfer,

Que fais-tu, ma Stella, toi qui seule en ce monde
Donne une vie ardente à mon ame profonde ?
Tu m’aime, et cependant la couche de l’émir ;
À ce honteux vieillard te voit, chaque soirée,
Livrer tous les parfums de la beauté sacrée,
           Fleur qu’amour seul devrait cueillir !

           À ce penser quand je m’arrête,

           Mon corps se raidit frémissant ;
           Et dans mes yeux et dans ma tête
           Bourdonne une sourde tempête
           De feu, de larmes et de sang !

De l’esclave, le soir, la chaîne est plus légère ;
Le prisonnier qui dort sous la tente étrangère,
Se retrouve en un songe au foyer des aïeux :
La nuit verse le calme à toute créature ; —
À moi seul elle apporte insomnie et torture,
           Seul je suis maudit sous les cieux !

           Écoute : lorsqu’au cimetière,
           Ce cœur, étoile de désir,
           Devenu dormeuse poussière,
           Oublîra, sous la froide pierre,
           Ce que c’est qu’aimer et souffrir,

Stella ! — Je te l’ordonne au nom des saints vertiges,

Des fascinations, des charmes, des prestiges
Que nos cœurs l’un sur l’autre exercent ici-bas :
— Le soir, en subissant l’étreinte du vieux More,
Oh ! rêve que c’est moi dont l’amour te dévore ;
           Rêve que je meurs dans tes bras !


                      VI

Tandis qu’il rôde en spectre autour du palais sombre,
Voilà que l’on entr’ouvre une porte dans l’ombre :
On dirait sous un pas que la neige a crié…
— C’est elle !... — Pleurs, souffrance, ah ! tout est oublié !
Dans les convulsions du bonheur qui l’oppresse,
Contre son cœur long-tems sans parole il la presse.
Puis, en mots musculeux, fébriles, pénétrans,
Il verse son amour : des languirs dévorans
S’emparent de Stella ; tous ses nerfs se calcinent,
Ses esprits nuagés s’ébranlent, se fascinent ;
Des contours de son sein le fougueux ondoiement
Jette un appel de flamme aux baisers de l’amant ;

Tandis que lui la porte en sa grotte prochaine,
Où flambent les débris du cadavre d’un chêne.


VII

Et déjà cependant le soupçonneux émir,
En sursaut réveillé, s’étonne de sentir
Son lit désert et froid. — D’un élan de panthère,
Il saute à la colonne où dort son cimeterre.
Sa pelisse, sur lui jetée en un clin-d’œil,
D’un amas de joyaux fait resplendir l’orgueil.
Il brise deux tam-tams pour évoquer ses gardes ;
Et tous, en balançant torches et hallebardes,
Accourus avec bruit sur le vaste escalier,
Déroulent de leurs rangs le cadre irrégulier.
Comme un sombre ouragan, le féroce cortège
Déborde dans le val qu’éclaire au loin la neige.
— Amans, sur la caverne entendez-vous leurs pas ?
Oh ! doublez vos baisers, car voici le trépas.
— C’est en vain qu’Elmodhi fait tournoyer son sabre,