Feu de paille, scène de la vie à la campagne

Feu de paille, scène de la vie à la campagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 482-502).

FEU DE PAILLE


PERSONNAGES

MONSIEUR DAVOY, soixante ans.

MONSIEUR DE QUEYREL.

MONSIEUR VALERY.

MADAME DE QUEYREL, vingt-cinq ans.

MADAME VALERY, vingt-deux ans.

MADAME DAVOY, cinquante ans.

UN DOMESTIQUE.


(La scène se passe à la campagne, chez M. Davoy, dans un petit pavillon ouvrant sur le parc. — Grande porte au fond, fenêtres ouvertes à droite, canapé, guéridon devant.)


Scène première.

MADAME DE QUEYREL, MADAME VALERY, travaillant à l’aiguille.
Madame de Queyrel.

Moi, j’y ai renoncé à cause du poids. Que voulez-vous, j’en serais devenue folle !

Madame Valery.

Vous avez parfaitement bien fait.

Madame de Queyrel.

Mon mari avait beau me dire : Mais c’est charmant, très distingué, etc… j’y ai renoncé, d’autant plus que je suis très sujette aux névralgies. Vous n’avez jamais de maux de tête ?… J’en ai d’atroces ! Enfin chacun porte sa croix, n’est-il pas vrai ? Je mourrai d’une névralgie, j’en suis convaincue.

Madame Valery.

Mais que dites-vous donc là ? Cela n’est pas sérieux au moins ? Mourir ! est-ce que vous y pensez ?

Madame de Queyrel.

Si j’y pense ! Il ne se passe pas de jour que l’idée de la mort ne me traverse l’esprit. Pour moi, c’est une… distraction.

Madame Valery.

Est-ce possible ? Ah ! que vous devez être malheureuse, ma chère amie…

Madame de Queyrel.

Pas du tout. Que vous êtes enfant ! (Avec un ton persuasif.) C’est dans mon tempérament. Je suis faite comme cela ; j’ai l’esprit extrêmement sérieux.

Madame Valery.

Moi aussi, quelquefois, j’ai des momens de… oh ! oui… Je n’avouerais pas cela à tout le monde au moins !… Quelquefois je…

Madame de Queyrel, avec effusion.

Dieu ! que vous êtes gentille et que je vous aime ! Si je vous disais que depuis mon enfance je cherche une amie… Mais je ne veux point vous interrompre.

Madame Valery.

Eh bien ! quelquefois il me vient des idées si tristes, si tristes, que je sens mes yeux pleins de larmes.

Madame de Queyrel.

Pauvre mignonne !

Madame Valery.

Et puis, quand je veux me rendre compte pour tâcher de me consoler, impossible de me rappeler la cause de mon chagrin. C’est peut-être une des choses les plus pénibles qu’on puisse imaginer : on cherche, on cherche, on ne trouve rien, et cependant on pleure toujours.

Madame de Queyrel.

Justement, c’est ce qui m’arrive aussi. Est-ce étonnant, cette similitude de caractère ! Ah ! ma belle, que la vie est peu de chose quand on y pense sérieusement !

Madame Valery.

C’est bien vrai, ce que vous dites là.

Madame de Queyrel.

Vous me croirez si vous voulez, mais je ne tiens pas plus à l’existence… Ah ! grand Dieu ! c’est ce que me disait toujours mon père avant mon mariage… J’ai tout à fait l’organisation de mon pauvre papa ; j’ai ses goûts, ses idées, tout, jusqu’à ses vilaines migraines.

Madame Valery.

Je comprends alors parfaitement que vous ayez renoncé au…

Madame de Queyrel.

Parbleu ! La santé avant tout, n’est-ce pas ? Il y a des folles qui par coquetterie se feraient couper le bras ; moi, je ne sais pas ce que c’est que la coquetterie. C’est si bête ! On m’offrirait une couronne,… je n’exagère pas, une couronne, que je la refuserais pour éviter un mal de tête.

Madame Valery.

À vous avouer franchement, je ne trouve pas cela aussi lourd que vous le dites.

Madame de Queyrel.

Quoi, une couronne ?

Madame Valery.

Non, le chignon natté dont vous parliez tout à l’heure. Vous me disiez que votre mari vous le conseillait ; est-ce que M. de Queyrel s’occupe beaucoup de votre toilette ?

Madame de Queyrel.

Mais oui, pas mal ; … nous avons des discussions… Et le vôtre ?

Madame Valery.

Mon mari s’y intéresse fort, mais par boutades.

Madame de Queyrel.

Ah vraiment ! Un magistrat ! C’est singulier, je ne l’aurais pas cru.

Madame Valery.

Quelles idées avez-vous donc sur les magistrats ?

Madame de Queyrel.

Dame ! je ne sais comment vous dire cela… Sous beaucoup de rapports, je les crois semblables à tout le monde, et cependant il me semble qu’un homme qui porte une robe noire toute la journée, avec un bonnet carré…

Madame Valery, riant.

Vous êtes folle, chère amie. Je vous jure qu’ils n’ont rien d’effrayant.

Madame de Queyrel.

Il n’endosse jamais sa robe chez vous ?… Ça ne fait rien, l’idée de cette robe doit jeter un froid dans les relations.

Madame Valery, baissant les yeux.

Pas du tout, mais pas du tout… au contraire.

Madame de Queyrel.

Ah ! que vous me faites du bien en disant cela ; je vous aime tant ! Tenez, voici notre cher hôte qui revient vêtu de blanc de la tête aux pieds. Il a l’air de sortir d’un fromage à la crème.

Madame Valery.

Vous le taquinez toujours, et vous avez bien tort, il est si bon.

Madame de Queyrel.

Mais je l’aime de tout mon cœur, je vous jure.



Scène II.

Les Mêmes, MONSIEUR DAVOY, ayant une rose dans chaque main.
Monsieur Davoy, avec beaucoup de galanterie.

Voici, mesdames, les deux plus belles roses du parc ; permettez-moi de faire leur bonheur en vous les offrant.

Madame de Queyrel, imitant le geste de M. Davoy.

Qu’on apporte une culotte de satin blanc à M. Davoy, une paire de bas à jour, des boucles d’argent, des flots de rubans bleu de ciel… Comment osez-vous nous dire d’aussi jolies choses sans musique ?

Monsieur Davoy.

Je regrette de n’en point avoir.

Madame de Queyrel, prenant la fleur et la plaçant dans ses cheveux.

Est-elle bien ainsi ?

Monsieur Davoy.

Adorablement… Un tout petit peu plus à gauche, si cela vous est égal… Ah ! c’est cela, parfait ! parfait ! n’y touchez plus. (À madame Valéry, qui elle aussi a placé la rose dans ses cheveux.) Délicieux… délicieux !

Madame de Queyrel.

Savez-vous, cher hôte, que, si j’étais à la place de Mme  Davoy, vos façons galantes de traiter vos invitées ne laisseraient pas que de m’inquiéter un peu.

Madame Valery.

Et qui vous dit, ma chère, que monsieur n’en use pas tout aussi courtoisement avec sa femme ? Il est des manières d’être qui sont naturelles à certaines personnes.

Monsieur Davoy

Oh ! Mme  Davoy m’apprécie… (À part.) Je ne connais rien d’aussi charmant que de badiner ainsi avec de jolies femmes. Je craignais qu’avec l’âge ce plaisir-là ne fût moins grand pour moi. Eh bien !… Je ne comprends rien à cela. — Est-ce par malice ou par bonté que la Providence en agit ainsi ? est-ce pour me consoler de mes cheveux blancs ou pour me les rendre insupportables ?

Un domestique

Madame fait prier monsieur de venir un moment.

Monsieur Davoy.

C’est bon, j’y vais. (Le domestique sort.)

Madame de Queyrel.

Que murmurez-vous donc là ?

Monsieur Davoy.

Je dis, hélas ! chères et jolies dames… (Ces deux dames s’inclinent en souriant.) je dis que toutes les galanteries d’un pauvre vieux bonhomme comme moi ne sont plus guère dangereuses, et qu’on doit les lui passer, puisque c’est le dernier moyen qui lui reste de se faire tolérer.

Madame de Queyrel.

Tout cela est fort bien dit, mais je ne m’y fierais pas, et je suis sûre que Mme  Davoy, qui vous apprécie, ne juge pas les choses ainsi que vous. Voyons, supposez par hasard que M. Valery…

Madame Valery.

Oh ! ne mettez pas mon mari en scène, je vous en prie.

Madame de Queyrel.

Pour un instant seulement, j’en aurai grand soin. Supposez donc que M. Valéry aille offrir une rose à Mme  Davoy…

Monsieur Davoy.

À ma femme ! C’est inadmissible.

Madame de Queyrel.

Laissez-moi continuer. Inadmissible ! qu’en savez-vous ? Supposez que M. Valéry vienne offrir une rose à Mme  Davoy, et lui dise avec un de ces sourires dont notre cher hôte a le secret : Sur ma prière, chère madame, accordez à cette rose la faveur de mourir dans vos cheveux.

Madame Valery, riant.

Quelles folies vous dites-vous là !

Madame de Queyrel, riant aussi.

C’est très sérieux. Il ne faut pas plaisanter avec les choses du cœur. Si M. Valéry faisait ce que je viens de dire, M. Davoy, j’en suis sûre, serait furieux, et il aurait bien raison.

Monsieur Davoy.

Vous êtes méchante.

Madame de Queyrel.

Moi méchante ! mais vous voyez bien que je plaisante. Tenez, venez vous asseoir ici, nous vous ferons une petite place, et nous causerons un peu gravement.

Monsieur Davoy.

Très volontiers. (Il prend place entre ces deux dames.)

Madame de Queyrel.

Vous seriez bien aimable, si vous vouliez me tenir un écheveau de soie.

Madame Valery.

Mais nous oublions que Mme  Davoy a fait demander son mari ; il s’agit peut-être d’une chose importante.

Monsieur Davoy.

Oh ! soyez sans inquiétude, j’irai dans un instant. Ma femme me fait souvent demander ainsi, je la connais.

Madame de Queyrel.

Elle a peur de vous laisser seul ; elle craint peut-être que vous ne tombiez dans le bassin ?

Monsieur Davoy.

Ce n’est pas précisément cela, mais pour mille petites choses elle est indécise et désire avoir mon avis.

Madame Valery.

Oh ! je comprends tout à fait cela. Je voudrais être ainsi avec mon mari.

Monsieur Davoy.

Cela pourtant a bien des inconvéniens (À part.) pour le mari.

Madame de Queyrel.

Vous m’étonnez beaucoup. J’avais cru au contraire que Mme  Davoy devait avoir un caractère très décidé.

Madame Valery.

Moi aussi, je l’aurais cru.

Monsieur Davoy.

Eh bien ! voilà. Oui, sans doute, on le croirait. (À part.) Puis-je leur avouer que ma femme est tout simplement jalouse comme un tigre ? À son âge ! (Haut.) Elle a un cœur d’or, mais une grande indécision.



Scène III.

Les Mêmes, MADAME DAVOY, entrant par le fond ; elle s’arrête un instant en apercevant son mari assis entre ces dames.
Madame Davoy, avec aigreur.

Ne vous dérangez pas, je vous en conjure, monsieur.

Monsieur Davoy, se levant, les mains empêtrées dans l’écheveau.

Ah ! c’est juste, vous m’avez fait demander, chère amie. (Bas.) Qu’est-ce que tu me veux ? (Haut.) Mille pardons, j’allais vous rejoindre.

Madame Davoy, bas.

Je veux te parler.

Monsieur Davoy, bas.

Eh bien ! parle.

Madame Davoy, bas.

Mettez-vous donc en colère, vous en brûlez d’envie !

Monsieur Davoy.

Je suis à vos ordres, ma bonne amie.

Madame Davoy, à part.

Depuis huit jours, ne pas le quitter de l’œil, le suivre pas à pas, veiller sur lui comme une mère veille sur son enfant, ressentir toutes les angoisses de l’épouse menacée dans sa tendresse, sentir la foudre au-dessus de sa demeure, et sourire à ses hôtes, passer ses nuits à chercher une façon polie de les mettre à la porte, et n’en pas trouver ! Oh ! la campagne, la campagne ! (Haut.) Veuillez m’offrir votre bras, on vous attend. Ces dames vous excuseront, n’est-ce pas ?

Madame Valery.

Vous ne serez pas trop longtemps, monsieur Davoy. (Monsieur et madame Davoy sortent en causant avec animation.)



Scène IV.

MADAME DE QUEYREL, MADAME VALERY.
Madame de Queyrel.

À son âge, c’est prodigieux ! Quel exemple ! qu’en dites-vous ? Quel exemple !

Madame Valery.

Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?

Madame de Queyrel.

Je dis : Quel exemple à éviter que celui de madame Davoy ! N’avez-vous pas remarqué qu’elle est dévorée par la jalousie ?

Madame Valery.

Fameux morceau pour la jalousie !

Madame de Queyrel.

Oh ! ne riez pas, ma chère ; elle est bien à plaindre, la pauvre femme ! J’ai ce défaut-là en horreur !

Madame Valery.

Et vous avez bien raison. C’est un mal qui ronge.

Madame de Queyrel.

C’est sot, c’est niais, c’est inutile, c’est la plus monstrueuse des infirmités. Tenez, je vous le dis franchement, si on m’avait donné à choisir entre deux hommes, l’un boiteux, l’autre jaloux, je vous jure que j’aurais pris le boiteux.

Madame Valery.

Cependant un boiteux !…

Madame de Queyrel.

Il fourre un jeu de cartes dans sa botte, et tout est dit, tandis qu’un jaloux !…

Madame Valery.

Je ne vous dis pas ; cependant il y a peut-être des distinctions à faire : ainsi, tenez…

Madame de Queyrel.

Du tout, du tout, aucune distinction. Un défaut est un défaut ; on doit le détester sous quelque forme qu’il se présente.

Madame Valery.

Sans contredit ; mais supposez par exemple…

Madame de Queyrel.

Non, non, c’est une faiblesse que de transiger avec sa conscience et de dire : Ceci est mal dans telle circonstance et bien dans telle autre.

Madame Valery.

Voyons, réfléchissez : voilà une femme qui adore son mari, — je prends la première venue…

Madame de Queyrel.

Supposons, je ne demande pas mieux.

Madame Valery.

Elle adore son mari, qui de son côté est un homme aimable, élégant, joli garçon…

Madame de Queyrel.

… Magistrat et possède des favoris blonds… Très bien.

Madame Valery.

Vous êtes méchante. Il ne s’agit pas de mon mari,

Madame de Queyrel.

Je plaisante, allez toujours.

Madame Valery.

Je n’ose plus, si vous croyez que je prêche pour mon saint.

Madame de Queyrel.

Mais non, votre saint est en dehors de la question.

Madame Valery.

Voilà donc un mari qui va beaucoup dans le monde, y est fort accueilli, fêté ; les femmes l’entourent, le flattent, le lorgnent… Qu’est-ce que vous voulez que fasse…

Madame de Queyrel.

Ce pauvre saint au milieu de tout cela ?

Madame Valery.

Vous riez, vous croyez que je plaisante ? Eh bien ! moi, j’ai vu de ces choses-là dans le monde… Il y a de vieilles coquettes qui n’ont pas honte de s’acharner après un jeune homme, de le harceler (Elle s’anime.) jusqu’à ce qu’elles aient attiré son attention, qu’elles aient obtenu de ce pauvre malheureux une contredanse, ou un sourire, ou un compliment… Savez-vous ce qu’on devrait faire à ces vieilles femmes-là ? — On devrait les fouetter jusqu’au sang.

Madame de Queyrel.

Il y en a bien quelques-unes de jeunes dans le nombre.

Madame Valery.

Les jeunes aussi sont à fouetter. Croyez-vous maintenant, ma chère amie, que, lorsqu’une jeune femme voit son mari dans des positions comme celles-là, elle ne doit pas éprouver un sentiment,… enfin un sentiment… Écoutez donc, ma chère, on tient à ce qu’on a.

Madame de Queyrel.

Mais c’est de la jalousie, cela !

Madame Valery.

Si vous appelez ce sentiment-là de la jalousie !…

Madame de Queyrel.

Dame…

Madame Valery.

Écoutez…

Madame de Queyrel.

Non pas, permettez ; le…

Madame Valery.

Vous m’empêchez de parler.

Madame de Queyrel.

En aucune façon, seulement…

Madame Valery.

Vous voyez bien !

Madame de Queyrel.

Je vois que vous êtes jalouse, voilà ce que je vois.

Madame Valery.

Non, non, cent fois non. Je ne suis pas jalouse ; je respecte trop mon mari pour que cela me soit possible. J’éprouve ce que toutes les femmes éprouvent, rien de plus, ce que vous éprouveriez vous-même.

Madame de Queyrel.

Oh ! par exemple, vous me connaissez bien peu… Je verrais M. de Queyrel sur le seuil d’un sérail que je serais aussi tranquille…

Madame Valery.

Vous vous feriez passer pour une femme qui n’a pas de cœur.

Madame de Queyrel.

Cela prouve tout simplement que je suis sûre de lui.

Madame Valery.

Moi aussi, je suis sûre de mon mari ! Croyez-vous pas ?… est-ce que jamais une pensée semblable ?… Ah ! mais c’est qu’aussi vous vous lancez dans les extrêmes !… Sûre de mon mari ! Je sais bien, n’est-ce pas ? qu’il est incapable d’un crime.

Madame de Queyrel.

Un magistrat ! Il ne manquerait plus que cela ! (On aperçoit ces trois messieurs, qui se sont arrêtés devant la fenêtre restée ouverte, et qui écoutent jusqu’à la fin de la scène.)

Madame Valery.

J’ai autant de confiance dans M. Valéry que vous pouvez en avoir dans M. de Queyrel, je vous prie de le croire.

Madame de Queyrel.

Je ne vous dis pas, mais j’ai plus de calme que vous, moi. Je raisonne mes passions, voilà pourquoi j’ai plus de calme.

Madame Valery.

En dépit de tout votre calme, ma chère amie, le jour où vous verriez une femme regardant M. de Queyrel d’une certaine façon, vous seriez…

Madame de Queyrel.

Jalouse ? Ah ! grand Dieu !

Madame Valery.

Non, pas jalouse ; je vous estime trop pour vous croire capable d’un pareil écart ; mais vous éprouveriez ce sentiment dont je vous parlais tout à l’heure, sentiment que je ne me charge pas de vous expliquer… C’est nerveux.

Madame de Queyrel.

Vous vous trompez. On peut regarder mon mari de toutes les façons possibles sans me troubler le moins du monde.

Madame Valery.

Oh ! que je ne crois pas cela !

Madame de Queyrel.

C’est bien simple, essayez.

Madame Valery, elle se remet à travailler.

Cela serait une épreuve pour rire, entre nous…

Madame de Queyrel.

Épreuve pour rire que vous ne supporteriez pas, vous, ma chère.

Madame Valery.

Me prenez-vous pour une petite fille ? Oh ! soyez aimable avec George tant qu’il vous plaira… (Petit sourire jaune.)

Madame de Queyrel.

Faites les yeux doux à Ernest, si bon vous semble. (Même petit sourire. — Elles travaillent avec ardeur pendant un instant.)

Madame Valery.

Ah ! tenez, nous disons là des folies. Embrassons-nous, et parlons d’autre chose.

Madame de Queyrel.

Très volontiers. (Elles s’embrassent.) C’est qu’aussi vous avez des idées si drôles !…

Madame Valery.

Ah ! pardon, c’est de vous, l’idée.

Madame de Queyrel.

L’idée de…

Madame Valery.

Vous me faites rougir… Sommes-nous enfans !… (un silence.) Où sont donc mes ciseaux ?

Madame de Queyrel.

J’ai là un canevas qui me fait damner !

Madame Valery.

Qui est-ce qui vous dessine vos tapisseries ?

Madame de Queyrel.

Qu’est-ce que vous dites ?

Madame Valery.

Je ne sais plus… Qu’est-ce que je disais donc ? (Elles se regardent et éclatent de rire.) Savez-vous qu’il y a des femmes que l’épreuve pour rire tenterait,… deux femmes qui seraient bien sûres l’une de l’autre.

Madame de Queyrel.

Ah !… assurément.

Madame Valery.

Ah !… c’est positif.



Scène V.

Les Mêmes, MADAME DAVOY, entrant brusquement.
Madame Davoy, regardant avec méfiance, à part.

Il m’a échappé, et il n’est point ici ! (Haut, avec douceur.) Toujours travaillant, mesdames ?

Madame Valery.

Et bavardant aussi.

Madame Davoy.

Vous n’avez ?… C’est charmant ce petit ouvrage que vous faites.

Madame de Queyrel.

N’est-ce pas ?

Madame Davoy.

Vous n’avez pas vu mon mari ?

Madame de Queyrel.

Mais c’est vous-même qui venez de nous l’enlever il n’y a qu’un instant.

Madame Davoy, à part.

Qu’un instant ! il y a un siècle ! (Haut.) Je ne m’explique pas parfaitement la malice de votre sourire ; il n’y a rien de fort extraordinaire à ce que j’aie besoin de consulter mon mari.

Madame Valery, souriant.

Assurément.

Madame Davoy.

Ah ! vous aussi, madame ! Je vois que vous êtes toutes deux en fort belle humeur, et je me retire de peur de faire ombre au tableau. — (À part.) Il a des cheveux gris, je ne le nie pas, mais quelle garantie m’offrent ces cheveux gris ? Il est désœuvré, faible, enthousiaste, capable d’obéir aux moindres influences,… et c’est lui qui les a invitées ! Pourquoi m’échapper ?… Ah ! le voici. Je me disais bien qu’il ne pouvait être loin.



Scène VI.

Les Mêmes, MESSIEURS DAVOY, DE QUEYREL, VALERY. Ils ont un petit air de mystère et de bonne humeur.
Monsieur Davoy, n’ayant pas aperçu sa femme, très gaîment.

Comment, mesdames, pouvez-vous rester ici quand il fait si beau temps dehors ? Que ne venez-vous au bord de la rivière, à l’ombre des vieux saules ? L’herbe y est épaisse et fine, et l’on y cause au frais. N’est-ce pas, messieurs, qu’on est bien là ? Nous en arrivons.

Monsieur Valery.

L’endroit est délicieux ; le murmure de ces roseaux que le courant caresse…

Monsieur Davoy, bas.

Il n’y a pas de roseaux.

Monsieur de Queyrel.

Il vous vient là un vague besoin de rêverie et de pêche à la ligne.

Monsieur Davoy.

Eh bien ! c’est cela, allons pêcher, n’est-ce pas, mesdames ? Cela sera charmant. C’est une excellente idée.

Madame Davoy, s’approchant de son mari, bas.

Vous savez que j’ai fait briser les lignes à pêcher ?

Monsieur Davoy, bas à sa femme.

Tiens, tu étais donc là ?

Madame Davoy.

Oui, monsieur, oui, je suis là ; voilà une heure que je vous cherche !

Monsieur Davoy.

Comment, tu me cherches depuis une heure, et il n’y a pas dix minutes j’étais avec toi ! Tu exagères, ma bonne amie.

Madame Davoy.

Avouez qu’il est bien surprenant alors qu’en dix minutes vous ayez eu le temps d’aller jusqu’aux saules et d’en revenir.

Monsieur Davoy, avec mystère.

Chut ! ne parlez pas si haut.

Madame Davoy.

Que veulent dire toutes ces cachotteries, ces mystères ?

Monsieur Davoy.

Je t’expliquerai cela plus tard…

Madame Davoy.

Il faut que j’aie la patience d’un ange !

Monsieur Valery.

Bravo ! ces dames consentent à venir.

Monsieur de Queyrel.

Offrez votre bras à ma femme, Valéry.

Madame de Queyrel, se levant et acceptant le bras qu’on lui offre.

Madame Davoy vient avec nous au moins ?

Madame Davoy.

Et pourquoi n’irais-je pas, madame ?

Madame Valery, rangeant son ouvrage.

Vous me promettez que nous n’entrerons pas dans le bateau ?

Madame de Queyrel.

Ah ! que vous êtes poltronne, ma chère ! (Elle se dirige vers la porte.) Vous nous suivez ?

Madame Valery.

Je suis à vous, mais pas de bateau !

Madame Davoy, à son mari.

Je suis à vos ordres, mon cher. (M. Valery et madame de Queyrel sortent, puis M. et madame Davoy.)



Scène VII.

MONSIEUR DE QUEYREL, MADAME VALERY.
Monsieur de Queyrel, tout en examinant les fleurs.

Comment, madame, vous avez peur de l’eau à ce point-là ?

Madame Valery.

Une peur extrême, je l’avoue franchement ; écoutez donc, je ne sais pas nager. (À part.) Je suis sûre qu’en ce moment-ci Mme de Queyrel commence à s’impatienter de ne pas nous voir arriver… Mais pourquoi ne viennent-ils pas ? c’est singulier, doit-elle se dire… Je la vois d’ici. Elle a beau s’en défendre, elle est terriblement jalouse !… Beaucoup plus que moi, je le parierais. Avant deux minutes, elle va apparaître. Ah ! ah ! (Haut.) Je vous demande mille pardons de vous faire attendre, cher monsieur, mais toutes ces laines s’embrouillent tellement lorsqu’on les abandonne ! On laisse des écheveaux, on retrouve une perruque.

Monsieur de Queyrel, s’approchant.

Si vous craignez autant les bateaux, chère madame, il serait infiniment plus sage de ne point aller là-bas et de rester ici à l’ombre.

Madame Valery.

Plaisantez-vous ? Ils nous attendent. (À part.) Seulement il y a entre nous deux cette différence, que moi je conviens de mes faiblesses, tandis qu’elle n’avouera jamais sa jalousie. (Haut.) Veuillez prendre mon ombrelle, qui est près de la porte sur un fauteuil ; voilà qui est terminé. (Négligemment.) Est-ce que vous êtes jaloux, monsieur de Queyrel ?

Monsieur de Queyrel, passant à côté du guéridon, fait tomber avec intention la corbeille à ouvrage, dont le contenu se répand sur le tapis.

Oh ! mille pardons ! Suis-je assez maladroit ! Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! Permettez que je répare le mal. (Il se baisse pour ramasser les laines.)

Madame Valery, à part.

Il ne nous manquait plus que cela ! Je suis sûre qu’ils sont déjà au bout de la pelouse !… (Haut.) Prenez garde de marcher sur mes ciseaux… Grand Dieu ! vous écrasez mon dé…

Monsieur de Queyrel.

Ne craignez rien, c’est l’affaire d’un instant.

Madame Valery, cherchant les pelotons.

Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure.

Monsieur de Queyrel.

M’aviez-vous fait une question ?

Madame Valery.

Oh ! je vous demandais tout simplement si vous croyez à la jalousie. N’est-ce pas que c’est une affreuse maladie ? Ah ! l’horreur.

Monsieur de Queyrel.

Vous êtes bien sévère, c’est la faiblesse des gens qui aiment.

Madame Valery.

À la bonne heure.

Monsieur de Queyrel.

C’est un malaise du cœur dont l’excès peut faire souffrir, mais dont la cause est toujours respectable. Rien de ce qui touche à l’amour n’est une laideur, rien, madame.

Madame Valery.

Bien, très bien. (À part.) Si sa femme l’entendait ! (Haut.) C’est justement là ce que je voulais vous faire dire.

Monsieur de Queyrel.

Qu’est-ce donc, je vous le demande, que cette curiosité charmante, cette inquiétude si naturelle qui vous fait frissonner pendant l’absence de celui qu’on aime ? Il n’est plus là, mais on le voit encore avec les yeux de l’âme, on le suit, on marche à ses côtés. Il n’est absent qu’à moitié, on vit encore en lui. Non, ce n’est pas une maladie que ce merveilleux dédoublement de soi-même. C’est la tendresse en personne qui vous pousse le coude pour vous tenir éveillé.

Madame Valery.

Comme vous plaidez bien ! C’est là justement ce que je pensais ; seulement je n’aurais pas su m’expliquer, tandis que vous trouvez des expressions charmantes. (Avec une nuance de coquetterie.) On voit que vous avez le sentiment des choses délicates.

Monsieur de Queyrel, à part.

C’est la petite épreuve pour rire qui commence. (Haut.) Je me doutais bien que nous devions nous entendre. Voyez comme tôt ou tard les sympathies cachées se manifestent.

Madame Valery, à part.

Comme il m’a regardée ! (Haut.) Voulez-vous maintenant m’offrir votre bras et venir rejoindre ces dames ?

Monsieur de Queyrel.

Oh ! chère madame, on est si bien ici, et le soleil est si chaud ! Vous savez que nous avons un désert à traverser ?

Madame Valery.

Mais non, qu’importe ? Il faut aller les rejoindre.

Monsieur de Queyrel.

Ne le disiez-vous pas vous-même à l’instant, la causerie est délicieuse entre gens qui sympathisent et qui se comprennent ?

Madame Valery, troublée.

Je ne crois pas avoir rien dit de cela.

Monsieur de Queyrel.

Oui, oui, nous avons les mêmes idées en mille choses ; causons un peu, vous allez voir. Nous ne saurions être indifférens l’un à l’autre, j’en réponds. Depuis longtemps, je vous avais devinée. Hum !… hum !… La nature physique n’est-elle pas un reflet de la nature morale ? et n’entrevoit-on pas l’âme des personnes dans…

Madame Valery, très émue.

Partons, je vous en prie, partons.

Monsieur de Queyrel.

… L’âme des personnes dans leur regard, leur geste, leur voix ? J’ai toujours pensé que la beauté du corps correspondait forcément à quelque qualité de l’esprit ou du cœur. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Madame Valery.

Mais je ne sais pas du tout. Comment voulez-vous que je sache cela ? (À part.) Qu’a-t-il donc, mon Dieu, qu’a-t-il donc ?

Monsieur de Queyrel.

Ne revenez pas, je vous en prie, sur un bon mouvement. Laissez-moi croire que par vos paroles de tout à l’heure, bien faites pour m’émouvoir, vous en conviendrez…

Madame Valery.

Mais quelles paroles ?

Monsieur de Queyrel.

Vous m’invitiez à vous ouvrir mon cœur…

Madame Valery.

Je n’ai rien dit du tout, monsieur. (À part.) Je crois qu’il perd la tête.

Monsieur de Queyrel.

Votre confiance attire la mienne. Je me sens à vos côtés comme auprès d’une amie. J’ai compris votre doux sourire… Ne vous en alarmez pas ! Votre regard m’a inondé de joie, vous en repentez-vous donc ? et la charité pour vous n’est-elle qu’une occasion de remords ? Non, non ! tout, jusqu’au timbre harmonieux de votre voix, me donne confiance et m’invite à parler. Je parlerai, madame, je parlerai. Je vous raconterai mes douleurs, car j’en ai ressenti. Je vous dirai ma vie…

Madame Valery.

Je vous en prie, monsieur !

Monsieur de Queyrel.

Vous doutez de ma sincérité ? Oh ! je vous le jure, je vous la dirai toute entière, et dans vos deux mains blanches je déposerai mon pauvre cœur… (À part.) Je patauge un peu… (Haut.) mon pauvre cœur blessé.

Madame Valery.

Taisez-vous, monsieur, mais taisez-vous donc ! Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites. Vous interprétez tout à fait de travers mes intentions et mes sentimens, et, si je ne supposais que vous plaisantez, tout cela serait en vérité d’une… inconvenance… dont je ne veux plus me souvenir. Mais partons, partons immédiatement.

Monsieur de Queyrel.

Oh ! pardon, chère madame. Si mes paroles vous blessent, oubliez-les… (Il lui prend la main.) de grâce, oubliez-les. (Il embrasse la main.) Pardon, pardon ! (Il embrasse encore.)

Madame Valery, très effrayée.

Retirez-vous !… retirez-vous. Ah ! mon Dieu ! mais il est fou !… mais il est fou ! Qu’ai-je donc pu lui dire ?… Quelle aventure !

Monsieur de Queyrel, triste et grave.

Je me retire, madame.



Scène IX.

Les Mêmes, MADAME DE QUEYREL.
Madame de Queyrel, entrant et se trouvant nez à nez avec son mari qui sort.

Justement ces messieurs vous cherchent ; allez les rejoindre, ils sont de ce côté. (Sort M. de Queyrel. — Ces deux dames, fort animées toutes deux, semblent chercher un moyen détourné d’entamer la conversation.)

Madame Valery.

Vous n’avez pas été jusqu’à la rivière, à ce que je vois ?

Madame de Queyrel.

Vous voyez parfaitement juste, ma belle. Non, je n’y suis pas allée, et vous non plus, je m’imagine. En la compagnie de certaines personnes, la promenade ne saurait durer longtemps, et l’on doit y couper court au premier détour du chemin.

Madame Valery.

Qu’est-ce ? À qui donc en voulez-vous ? L’aigreur de vos paroles n’est pas sans m’étonner beaucoup. N’est-ce pas mon mari qui vous accompagnait ? Dans ce cas, vous devez comprendre ce qu’ont de blessant pour moi tous vos sous-entendus.

Madame de Queyrel.

Si fort que vous puissiez être blessée, — ce que je regrette infiniment, — par ces sous-entendus, vous aurez peine à l’être autant que je le suis moi-même par les choses que je veux sous-entendre.

Madame Valery.

Que vous… voulez sous-entendre !… Mais vous le prenez sur un ton, madame, que je ne peux admettre. Vous feriez croire en vérité à des… étrangetés qui ne sont ni dans les goûts ni dans les habitudes de mon mari.

Madame de Queyrel.

N’ajoutez rien, madame. Votre mari est un saint, c’est convenu.

Madame Valery.

Je n’en dirai pas autant du vôtre, qui n’en est pas un, je puis vous l’affirmer.

Madame de Queyrel.

Le détour est habile, et vous vous entendez à désarmer les gens. Je ne vous aurais pas cru, jeune comme vous l’êtes, autant d’adresse et de sang-froid. Mon mari n’est point un saint, dites-vous ; mais il n’en affecte pas les allures, grâce à Dieu, et, loin de m’étonner, vous me ravissez, ma chère.

Madame Valery.

Votre ravissement n’est que l’écho du mien. Je ne puis m’empêcher de rire à l’idée des légèretés que mon mari a dû vous débiter.

Madame de Queyrel.

Vous êtes d’humeur accommodante, mais, en face de certains… badinages, j’ai moins de philosophie que vous n’en prouvez, et, si je savais que mon mari vous a baisé la main en se jetant à vos pieds,… j’en serais émue, je ne le cache pas.

Madame Valery.

Soyez donc émue tout à votre aise, car M. de Queyrel a précisément fait la chose que vous dites.

Madame de Queyrel.

C’est impossible ! J’exige que vous vous expliquiez. Où cela ?… Quand ?

Madame Valery.

Ici même, à l’instant. Et vous prétendez toujours que mon mari…

Madame de Queyrel.

M’a manqué de respect d’une façon identique, il n’y a pas dix minutes, là-bas, en traversant le bosquet.

Madame Valery.

Vous vous moquez apparemment ? Ah ! ah ! ah !

Madame de Queyrel.

Ce que vous dites, ma chère, n’a pas le sens commun ! Ah ! ah ! ah ! (Toutes deux presque en même temps se détournent et s’essuient rapidement les yeux. — Silence.)

Madame Valery, se rapprochant tout à coup de madame de Queyrel.

Tout cela est indigne, oui, madame, indigne !

Madame de Queyrel.

J’allais précisément vous le dire. (Elles vont s’asseoir l’une à gauche, l’autre à droite de la scène, fort émues et s’essuyant les yeux.)



Scène X.

Les Mêmes, MONSIEUR DAVOY, se frottant les mains.
Monsieur Davoy, très gaiment.

Ah ! grand Dieu, mesdames, qu’il fait chaud !

Madame de Queyrel, sèchement.

Très chaud.

Madame Valery, même jeu.

Oui, très chaud.

Monsieur Davoy, allant vers madame de Queyrel.

Nous nous sommes donc tous perdus ! Mais qu’avez-vous ? Vous paraissez…

Madame de Queyrel.

Je n’ai rien. Portez vos consolations à madame, qui sans doute en a plus besoin que moi.

Monsieur Davoy, allant vers madame Valéry.

Qu’y a-t-il, dites-moi ? Vos yeux sont humides, chère madame, cela est donc sérieux ?

Madame Valery.

Je viens de rire aux larmes, rien de plus. C’est aussi simple que cela. Voilà pourquoi j’ai les yeux humides… Madame a des histoires qu’elle raconte si gaîment ! (Monsieur Davoy fait deux pas vers madame de Queyrel.)

Madame de Queyrel.

Vos histoires à vous, madame, sont tout aussi piquantes que les miennes.

Monsieur Davoy.

Voyons, voyons…

Madame de Queyrel.

Tout aussi piquantes que les miennes ! ma gaîté baisse pavillon devant la vôtre.

Madame Valery.

C’est trop de bonté, je vous rends grâce. (M. Davoy se retourne vers madame Valéry.)

Madame de Queyrel.

Il n’y a pas de quoi !

Madame Valery.

Je fais de mon mieux pour égayer les gens ; mais vous y excellez aussi.

Monsieur Davoy.

De grâce, mesdames, mes chères dames, calmez-vous, je vous en conjure.

Madame de Queyrel.

Madame a sans doute des raisons excellentes pour ne point se calmer immédiatement.

Madame Valery.

Je me calme quand il me plaît, madame.

Madame de Queyrel.

Vous êtes bien heureuse, moi, je me calme quand je peux.

Madame Valery.

Chacun fait suivant ses moyens.

Monsieur Davoy.

Ah ! mon Dieu ! je commence à comprendre. Je suis navré, véritablement navré. Je sais maintenant la cause de votre irritation. Si j’avais pu prévoir cela ! mais en vérité…

Madame de Queyrel et Valery, ensemble.

Vous dites ?

Monsieur Davoy.

Je dis, chères dames, qu’il n’y a dans tout cela qu’un petit malentendu dont je sourirais, si je n’avais crainte de vous…

Madame Valery.

Mon Dieu, ne souriez pas et parlez.

Madame de Queyrel.

Expliquez-vous nettement.

Monsieur Davoy.

Voici ce que c’est… En vérité j’ai peur d’être indiscret ; voici la chose… Nous sommes bien seuls ? (Il attire ces deux dames vers le canapé où il s’assoit entre elles deux.)

Madame de Queyrel.

Ce bon monsieur Davoy !

Madame Valery.

Ce cher hôte !

Monsieur Davoy.

Figurez-vous que c’est la chose du monde la plus simple ; vous allez en rire aux larmes. En deux mots…

Madame de Queyrel.

Promptement, n’est-ce pas ?

Madame Valery.

Sans tarder, cher monsieur.

Monsieur Davoy.

Faut-il au moins le temps de se recueillir. Pour parler clairement, il est nécessaire de ne se point presser. Voyons, causons comme trois bons amis. (À madame de Queyrel.) M. Valéry, n’est-il pas vrai, madame, vous a baisé la main… avec passion ?

Madame Valery.

Qu’en savez-vous ? On ne peut pourtant pas accuser les gens sans fournir les preuves.

Madame de Queyrel.

C’est évident.

Monsieur Davoy, gravement.

Ah ! cela change tout à fait la question. Si M. Valéry n’a point embrassé avec passion la main de Mme de Queyrel, il n’y a pas seulement négligence de sa part, permettez-moi de vous le dire, il y a quelque chose de plus grave.

Madame de Queyrel.

Vos plaisanteries sont tout à fait hors de propos.

Monsieur Davoy.

Permettez, je ne plaisante pas. Alors même qu’il s’agit d’un badinage, je trouve qu’on doit être esclave de sa parole. Songez donc que la parole donnée est la sécurité des transactions ! C’est le crédit lui-même, c’est la garantie la plus sérieuse de la vie sociale. Vous comprenez bien que, M. Valéry n’ayant pas tenu ses engagemens, M. de Queyrel, qui a loyalement rempli les siens,… ne m’interrompez pas, c’est-à-dire a baisé avec ivresse la main de Mme Valéry…

Madame de Queyrel.

L’avez-vous vu de vos yeux ?

Monsieur Davoy.

Laissez-moi achever. M. de Queyrel donc, qui a rempli ses engagemens, se trouve dans une position extrêmement embarrassante et tout à fait fausse.

Madame de Queyrel.

Et moi, je vous dis que mon mari ne s’est jamais oublié au point de… pauvre ami !

Monsieur Davoy.

Ah ! permettez ! mettons alors que je n’ai rien dit. Si aucun de ces messieurs n’a fait ce qu’il s’était engagé à faire, je n’ai plus rien à dire. Je suis même confus. Mille pardons ! C’est moi qui me trouve dans une situation très délicate. Parlons d’autre chose. À la place de ces messieurs, j’aurais agi franchement.

Madame Valery.

Pour l’amour de Dieu ! expliquez-vous clairement.

Madame de Queyrel.

Il faut que tout cela ait une fin. Eh bien ! oui, M. Valéry a été tout à l’heure avec moi d’une légèreté…

Madame Valery.

Qui n’a d’égale que l’inconvenance de M. de Queyrel.

Monsieur Davoy.

À la bonne heure, j’aime mieux cela, tout est pour le mieux.

Madame de Queyrel.

Comment cela ?

Monsieur Davoy.

Vous ne le direz pas ? Eh bien ! tout cela était arrêté d’avance entre ces deux messieurs.

Madame de Queyrel.

Que nous contez-vous là, ce serait une petite infamie !

Monsieur Davoy.

Une grosse, à coup sûr ; mais vous leur en aviez donné l’idée vous-mêmes, chères belles dames. M. Valéry soutenait qu’il était incapable de jalousie ; M. de Queyrel affirmait qu’il était également invulnérable. Eh bien ! mon cher, dit l’un des deux, je parie qu’au premier mot de galanterie qu’on adresserait à votre femme vous seriez hors de vous. — Essayez, répondit l’autre. — À la condition que vous essaierez vous-même. — C’est convenu. Et voilà comment il se fit que ces deux messieurs échangèrent leur parole.

Madame de Queyrel, avec embarras.

Et vous avez toléré chez vous de semblables folies ?

Monsieur Davoy.

Mais, dame ! oui, puisque j’étais juge du camp. (Ces dames se regardent d’un air contraint et finissent par éclater de rire en compagnie de M. Davoy.)



Scène XI.

Les Mêmes, MADAME DAVOY, arrivant au milieu des éclats de rire. Elle s’arrête, et regarde son mari, assis entre ces deux dames.
Madame Davoy.

Je vous cherchais, mon ami.

Monsieur Davoy.

Mais, ma chère, tu passeras donc ta vie à me chercher ? Attache-moi donc un grelot au cou une bonne fois, et prends-moi mesure d’un collier.

Madame Davoy.

Vous êtes étincelant d’esprit, je ne le nie pas ; mais ne serait-il pas temps de m’expliquer enfin ce que signifient tous ces mystères, ces promenades interrompues, ces fuites, ces cachotteries ? Daignerez-vous me dire pourquoi on me laisse seule tout à coup au détour d’une allée ? (Madame Valery et madame de Queyrel, qui n’ont pas cessé de rire, éclatent de nouveau.) Fort bien, mesdames, fort bien ; je sais ce qui me reste à faire (se retournant), et ces messieurs qui arrivent ne seront pas de trop pour une explication.



Scène XII.

Les Mêmes, MONSIEUR DE QUEYREL, MONSIEUR VALERY.
Madame Valery, allant vers son mari et lui prenant le bras.

Vous écoutez donc aux portes, monsieur ? Fi ! que cela est vilain !… et que tu m’as fait peur !

Madame de Queyrel, même jeu.

Si je ne voulais pas vous pardonner, dites-moi ?…

Un domestique, entrant.

Madame est servie.

Madame Davoy.

Je ne comprends rien à tout cela.

Monsieur Davoy.

Allons dîner ; je t’expliquerai le mystère au dessert. (Offrant son bras à sa femme qui ne le regarde pas.) Ne me cherche pas, ma chère, je suis là.


Gustave Droz.