Festival des fêtes cardinalices

FESTIVAL


DES


FÊTES CARDINALICES


DISCOURS DE L’HON. JUGE ROUTHIER


QUÉBEC
DE L’IMPRIMERIE DE L. J. DEMERS & FRÈRE
Éditeurs-Propriétaires du Canadien

1886

DISCOURS

DE

L’HON. JUGE ROUTHIER

Séparateur


Éminence, Excellence, Messeigneurs,

Mesdames, Messieurs,

Parmi les voix multiples et sonores qui s’élèvent de la création au Créateur il en est une qui est l’interprète de toutes les autres, et qui traduit leurs chants et leurs acclamations dans une langue que le ciel comprend : c’est la voix de l’homme.

Le merveilleux et perpétuel concert que tous les êtres créés s’en vont répétant sur toutes les zones de la sphère terrestre, et dans lequel des millions d’artistes depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne, depuis le ruisseau jusqu’à l’océan, depuis le rossignol jusqu’au lion, mêlent leurs accords, ne devient un hymne d’adoration et d’amour pour Dieu que par l’intermédiaire de la parole humaine.

De même, mesdames et messieurs, les organisateurs de cette fête incomparable ont voulu que ma parole traduise en quelque sorte en langue vulgaire l’hymne d’allégresse et de filial amour que des artistes d’élite font entendre ce soir en l’honneur de Son Éminence le Cardinal-Archevêque de Quebec. Ils ont voulu que le Canada si brillamment représenté dans cet immense auditoire prît une voix, et mêlât ses accents aux flots d’harmonie qui débordent de cette salle.

Pour l’honneur de mon pays, je voudrais qu’il eût en ce moment pour exprimer ce qu’il ressent une autre voix que la mienne, et je regrette de ne pouvoir être qu’un faible écho des sentiments et des acclamations de tout un peuple.

Mais il est une chose qui suppléera à l’impuissance de ma parole, et qui témoignera mieux de notre respect, de notre affection et de notre dévouement, c’est le spectacle magnifique qui se déroule en ce moment sous mes regards : — Toutes les classes de la société se pressant sous les arcades de cette vaste enceinte pour acclamer leur frère devenu l’un des princes du sang royal de l’Église de Rome — Les plus hauts fonctionnaires de l’État assis côte à côte avec les plus hauts dignitaires de l’Église, et formant la représentation visible d’un idéal qu’on ne rencontre plus assez dans ce monde : l’union harmonieuse des deux souverainetés, la souveraineté religieuse et la souveraineté politique — Enfin, l’éminent et vénéré prélat délégué vers nous par Sa Sainteté, comme un messager de la bonne nouvelle, et rehaussant encore l’éclat de cette démonstration en y associant la plus antique, la plus glorieuse, et la seule immortelle de toutes les royautés !

Ah ! Messieurs, en contemplant cette imposante assemblée, il me semble voir l’illustre Pontife qui gouverne aujourd’hui l’Église, et qui fait tant d’efforts pour la pacification générale des peuples et la conciliation des deux puissances, il me semble le voir dominant cette enceinte, embrassant dans un regard sympathique les représentants des deux pouvoirs, unis en une seule famille dont il est le père souverain, et enveloppant dans une même bénédiction la mitre et la couronne, l’Éminence, l’Excellence, les Archevêques, les Évêques et les prêtres, les gouvernants et les gouvernés les aïeux, les pères et les enfants !

Ce tableau grandiose en évoque un autre, qui en est pour ainsi dire l’arrière-plan, et qui représente le progrès et le développement constant des sociétés chrétiennement organisées et des institutions religieuses. C’est l’idée dominante que je veux esquisser à grands traits dans les quelques minutes qui me sont données.

Mesdames et Messieurs,

Quand le soleil se lève sur les vieilles terres orientales qui furent le berceau du genre humain, les premiers fronts qu’il éclaire sont les sommets des pyramides. Mais sous les ardents rayons du grand astre qui réchauffe et vivifie toutes choses, les fastueux tombeaux des Pharaons restent froids, lugubres et inféconds dans l’impassibilité de la mort.

C’est l’image saisissante de la stagnante immobilité des peuples orientaux qui n’ont pas voulu se soumettre à la loi du Christ.

Mais il n’en est pas ainsi des peuples de l’Occident. Deux traits caractéristiques les distinguent ; c’est le mouvement et la vie. Ils ne sont pas assis à l’ombre de la mort ; ils sont debout, et ils marchent à la lumière de ce nouveau soleil que le Christ est venu allumer sur terre et auquel il a donné son nom : le Christianisme.

À mesure que cet astre radieux poursuit sa carrière vers l’extrême Occident que nous habitons, les profondeurs des solitudes s’illuminent, et l’on voit perpétuellement naître et se développer sous ses rayons bienfaisants des germinations nouvelles.

Il n’y a guère plus de deux siècles que Mgr de Laval est venu jeter en terre sur les rives du St. Laurent la précieuse semence d’une église nouvelle, et Dieu sait par quelles tempêtes fut assailli à certaines époques l’arbre mystique qu’il arrosa de ses sueurs.

Mais les germinations que les eaux du baptême ont une fois baignées ne se flétrissent jamais complètement. Elles pâlissent, elles s’étiolent quelquefois ; mais elles gardent dans leurs racines un reste de sève qui peut encore monter, ramener la vie sous l’écorce du tronc, et faire épanouir dans les rameaux de nouvelles floraisons.

C’est ce qui fait la supériorité de la germination religieuse sur la germination civile et politique, et dans aucune histoire peut être le contraste entre les deux n’est plus frappant que dans la nôtre.

Voyez plutôt ce que sont devenues les œuvres des deux puissances créatrices auxquelles notre pays doit son origine. Le roi de France était puissant, et il était représenté ici par des gouverneurs et des soldats ; le Pontife de Rome était faible, et il envoya sur nos rivages l’évêque de Pétrée et quelques pauvres religieux.

Or, un siècle plus tard, la germination politique dépérissait misérablement pendant que la germination religieuse continuait de croître ; bientôt l’œuvre du roi de France tombait en ruine, et nous pleurerions aujourd’hui sur son tombeau si l’œuvre du Pontife ne l’avait pas sauvée. Oui, c’est un fait indéniable, que les impies eux-mêmes ne peuvent pas contester : l’œuvre du Pontife, en subsistant, a sauvé dans notre pays l’œuvre du Roi. L’immortalité de l’Église a couvert l’État de son manteau, et si les vaincus d’hier deviennent les vainqueurs de demain, si l’avenir voit jamais refleurir sur nos bords une France nouvelle, c’est l’Église qui l’aura faite.

Poursuivez encore le contraste, et voyez combien de temps subsistent les institutions politiques dans notre pays, si remarquable pourtant par sa stabilité. Qu’est devenue notre constitution de 1791 ? Que reste-t-il du régime qu’on nous a imposé en 1841 ? Combien d’années encore subsistera la constitution que nous nous sommes librement donnée en 1867 ? En est-il un parmi vous qui puisse m’assurer qu’elle durera seulement vingt ans ?

Ah ! messieurs, les institutions civiles et politiques appartiennent à l’ordre des choses qui passent tandis que les institutions religieuses sont intimement liées à l’ordre des choses permanentes. Le temps n’appartient pas à César, mais à Dieu. Voilà pourquoi, l’Église et l’État doivent rester unis afin que l’immutabilité de l’une corrige l’extrême variabilité de l’autre. Voilà pourquoi la fondation de Mgr de Laval a traversé plus de deux siècles d’orages et de luttes, sans rien changer à sa constitution, à sa forme, ni à sa doctrine, mais en se développant toujours et en grandissant merveilleusement.

Quand Louis XIV, à l’apogée de sa gloire, présentait au Souverain Pontife pour être envoyé au Canada l’abbé de Montmorency-Laval, il ne soupçonnait pas, sans doute, ou du moins il ne prévoyait pas que l’humble missionnaire allait fonder en Amérique une dynastie qui durerait plus longtemps que la sienne. Et cependant, aujourd’hui, quand la race du Roi-Soleil est éteinte, quand son dernier représentant vient d’être proscrit de France et mange le pain de l’exil, on voit ici tout un peuple acclamer le quinzième successeur de Mgr de Laval, créé Cardinal !

Comme on voit la plante dans le mystérieux travail de sa fécondation sortir de terre, s’élever, s’épanouir en feuillage et se couronner d’une fleur, comme on voit le palais et le temple, solidement assis dans les entrailles du sol, superposer leurs étages, leurs voûtes, leurs colonnades et leurs décors, et se couronner enfin d’un dôme, ainsi l’on a vu l’Église du Canada s’édifier lentement, grandir, et se couronner enfin de la haute dignité cardinalice !

Ô Laval ! Ô Plessis ! Dormez en paix dans les reflets d’une gloire que vous n’avez pas cherchée ! Votre œuvre a grandi avec l’apothéose que la prospérité vous prépare. L’édifice dont vous avez été les plus illustres architectes, le temple dont vous avez jeté dans notre sol les fondations puissantes a reçu aujourd’hui son couronnement.

II. Et vous tous, leurs successeurs, qui recueillez les fruits des semences qu’ils ont déposées en terre, Cardinal, Archevêques et Évêques, qui formez la véritable couronne de l’Église du Canada, vous n’oublierez pas que vos obligations et votre responsabilité grandissent avec les honneurs qui vous incombent.

Placés au-dessus de nous, soyez, comme dit Saint Bernard, la Providence de ceux qui sont en bas. Soyez leurs conseils, leurs secours, leurs serviteurs. Gouvernez pour servir. Ce n’est pas moi qui parle, c’est Saint Bernard.

Faites de nous une nation d’élite à la hauteur de la mission qui l’attend ; car la noble mission du Canada n’est pas une chimère.

Le 19ième siècle est un siècle de transition où la lutte du bien et du mal est indécise ; mais le 20ième siècle verra le triomphe du bien. Quand les peuples auront fait l’expérience de toutes les théories scientifiques et de toutes les utopies politiques du jour, quand ils auront côtoyé tous les abîmes et subi tous les désastres, ils se retourneront vers la vérité chrétienne et l’acclameront.

Or, dans cet avenir glorieux qui se prépare, l’Amérique et, plus particulièrement notre patrie, devront jouer un grand rôle. Préparez-nous pour cette grande mission de la France d’Amérique dans l’avenir du monde.

N’oubliez pas d’ailleurs que le principal caractère de l’Église dont vous êtes les chefs est l’universalité. Non-seulement elle prétend remplir toute la durée des temps, mais elle veut envahir tout l’espace et conquérir toutes les nations.

Votre apostolat universel s’est manifesté dès le Cénacle qui fut ébranlé par un grand vent, et dans lequel des langues de feu descendirent sur la tête des hommes choisis dont vous êtes les continuateurs.

Or, le grand vent, c’est le messager qui porte au loin sur ses ailes la parole évangélique ; c’est la force qui conduit les navires à travers les océans, et qui va répandre sur les terres lointaines les germes des plantes et les semences de la vérité. Les langues symbolisent la parole de Dieu, et elles sont de feu parce qu’elles portent avec elles la lumière et l’amour !

Eh bien ! Messeigneurs, il est à l’Ouest et au Nord du continent américain des tribus encore infidèles et des terres encore sauvages. De vastes champs sont encore ouverts à votre zèle apostolique, et dans un avenir plus ou moins rapproché l’Église du Canada étendra vers le Septentrion et vers l’Occident des ramifications nouvelles.

De nouveaux diocèses seront créés, de nouveaux évêques seront choisis, et bientôt de l’Atlantique au Pacifique leurs voix généreuses et fidèles s’appelleront et se répondront. Comme des sentinelles rangées de distance en distance elle répéteront aux heures des ténèbres la parole lumineuse, le mot d’ordre, qui leur viendra du général en chef, l’Évêque de Rome.

Car Rome est la patrie universelle. C’est le home de l’Américain comme de l’Européen, du Canadien comme de l’Italien, des enfants d’Albion comme des fils de Saint Patrice. C’est de là que vient le vrai home rule sous l’empire duquel les nations vivent, et survivent quand on croit les avoir tuées !

Rome n’appartient pas à un parti, ni même à une nation. Elle appartient à toutes les races, elle est la mère de toutes les nations. Elle ne refuse à aucune ses lumières, et elle ne proscrit aucun progrès véritable, ni aucune liberté légitime. Ceux qui croient voir un antagonisme entre son autorité et la liberté la méconnaissent, ou n’ont pas la vraie notion du progrès social. Car les deux principaux éléments de ce progrès sont l’autorité et la liberté — l’autorité qui assure l’ordre, et la liberté qui produit le mouvement. Certes, l’amour de la liberté est un sentiment naturel de l’homme, et il est profondément gravé dans son cœur. On aime la liberté comme on aime la nature, comme on aime sa patrie.

Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il faille n’avoir aucun supérieur pour être libre. Comme dit Bossuet, où il n’y a pas de maître tout le monde est maître, et où tout le monde est maître tout le monde est esclave.

Le mot latin liber ne veut pas dire seulement libre, mais enfant. La liberté, c’est donc la condition de fils opposée à celle d’esclave. Être libre, c’est avoir un père pour maître. Ce n’est pas être affranchi d’obéissance et de subordination, c’est être soumis à l’autorité d’un père, au lieu d’être courbé sous le joug d’un tyran.

Sous l’empire du droit antique, les esclaves étaient des choses, et on en disposait de la même manière. Être libre, c’est être une personne, ayant un nom dans la famille, ayant une place au foyer. C’est pouvoir appeler son chef son père, et les autres sujets ses frères. C’est avoir droit d’être traité comme un fils !

Eh bien, Messieurs, cet idéal de la liberté dans ses rapports avec l’autorité, il est réalisé dans la constitution de l’Église chrétienne.

Quand son chef véritable, le Christ, nous a enseigné à prier en disant : « Notre père qui êtes aux cieux… » il nous a affranchis de l’esclavage ; il a proclamé la vraie fraternité, la vraie égalité, et la vraie liberté !

Aussi l’Écriture, en racontant son ascension au ciel prononce-t-elle cette parole remarquable : et ascendens in altum captivam duxit captivitatem, et remontant au ciel il a entraîné la captivité captive. Quelle image pittoresque et saisissante dans cet éloge du grand Libérateur du genre humain !

Lorsque les conquérants dont l’histoire exalte les hauts faits revenaient de leurs lointaines expéditions, ils traînaient derrière leur char de triomphe des rois enchaînés et des populations captives. Mais ce n’est pas ainsi que le Christ a célébré son triomphe.

Plus fort qu’eux tous, et, sans armées, il a su conquérir l’univers ; mais ce ne fut pas pour réduire l’humanité en esclavage, ce fut pour l’affranchir ; et afin qu’elle fût libre à jamais, il a traîné derrière son char en remontant au ciel la captivité captive.

Ah ! chantez sa gloire, millions d’esclaves qu’il a faits libres ! Tombez à ses genoux, femmes chrétiennes que ses enseignements ont réhabilitées ! Dressez lui des autels, peuples qu’il a délivrés du joug des tyrans !

Voilà comment le Chef invisible de l’Église a compris la liberté, et comment il l’a ressuscitée quand elle était morte ! Voilà comment il a su être Père, tout en proclamant qu’il était le Maître ! Or celui qui le représente visiblement sur cette terre est également un père, et le plus ardent défenseur de la liberté ! Que dis-je ? il en est aujourd’hui le martyr !

Montrons-nous donc toujours ses enfants, et nous continuerons d’être libres et de grandir sous l’autorité de ceux qu’il a chargés de nous gouverner, et qui nous transmettent ses enseignements. L’Église a été notre salut dans le passé. Elle sera notre gloire, notre grandeur, et notre prospérité dans l’avenir.

III. Et maintenant, au nom de mon pays, permettez-moi de vous confier un message, ô vous que l’immortel Léon XIII a envoyés vers nous. Lorsque vous retournerez vers lui pour lui rendre compte de votre honorable mission, assurez-le de notre amour filial pour sa personne, de notre admiration pour ses œuvres, et de notre soumission entière à son autorité.

Exprimez-lui notre reconnaissance. Car nous comprenons qu’il a voulu non-seulement récompenser le mérite personnel de notre nouveau dignitaire, mais aussi reconnaître la foi et la fidélité de toute une race, et la rapprocher davantage de son cœur paternel.

Dites-lui que vous avez trouvé ici un petit peuple qui grandit à l’ombre de l’Église de Rome, et qui sait unir la jouissance de toutes les libertés légitimes aux vieilles traditions d’honneur, d’ordre social et de foi.

Dites-lui enfin que vous avez vu refleurir sur la terre Américaine la France des anciens jours, une petite fille de la fille ainée de l’Église, toute brillante encore des promesses et des espérances du jeune âge, et s’acheminant sous l’égide d’Albion, par le libre développement de ses forces, sans secousse ni violence, vers la maturité et l’émancipation.