Femmes slaves (RDDM)/Théodora

Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 927-934).
FEMMES SLAVES

I.
THÉODORA. (LA SERBIE).

Ce fut par une maussade journée de novembre que le baron Ander entra dans l’appartement de Théodora Wasili, et la surprit très désagréablement en lui annonçant qu’il allait la marier.

Théodora était une jeune fille du village, la plus belle, la plus fière entre toutes, parmi ces beautés majestueuses, dont les grands airs et les façons de princesse trahissent si parfaitement l’origine caucasienne.

Un jour, au cabaret, le baron vit Théodora danser la kolomeïka et en devint amoureux. Pour conquérir son cœur, il lui suffit d’un collier de faux coraux d’un beau rouge et d’un petit pot de fard de même couleur qu’il acheta chez le marchand juif du village. Car il faut dire que ces enfans de la nature, qui pourraient se contenter de leur éclatante fraîcheur, ont le mauvais goût de se farder, comme de simples grandes dames de Vienne ou de Paris.

Plus tard, au château, quand elle fut en possession des rênes du gouvernement, le baron lui faisait de plus riches cadeaux. Elle se promenait, vêtue magnifiquement, et prenait de plus en plus, chaque jour, les habitudes et les allures d’une femme de haute naissance.

Lorsque le baron vint lui annoncer la nouvelle, qui la frappa comme la foudre, Théodora était assise sur un divan, chaussée de pantoufles rouges brodées d’or, enveloppée d’une kazabaïka de velours rouge, garnie de martre. Ses mains disparaissaient dans les larges manches de sa kazabaïka, et ses pieds reposaient sur une énorme peau d’ours. Dans cette attitude, son visage sévère, avec sa noire chevelure et ses grands yeux sombres, avait une expression démoniaque.

Elle regarda le baron d’un air effaré, sans remuer, sans dire un mot. Elle paraissait comme saisie de terreur à l’idée de quitter cette maison seigneuriale, où elle avait commandé en maîtresse, pour redevenir une simple paysanne.

— L’homme que je t’ai choisi, dit le baron, est Begoulevitch, le plus riche paysan du pays. Il ne manquera rien à ton trousseau. J’espère que tu seras raisonnable, Théodora.

En effet, elle se montra beaucoup plus raisonnable que le baron ne s’y attendait. Pas une plainte, pas une menace ne s’échappa de ses lèvres. Elle obéit, muette et résignée, trop fière pour exhaler la tristesse et la colère qui troublaient son âme. Elle poussa son empire sur elle-même jusqu’à sourire lorsque le baron se pencha vers elle et l’embrassa sur le front, mais ce sourire était froid à donner le frisson.

Quand le baron l’eut quittée, elle se leva brusquement, se dirigea vers la fenêtre et contempla longtemps le paysage morne qu’attristait si profondément la brume automnale. Puis, tout à coup, elle se jeta à genoux devant l’image de la madone, au-dessous de laquelle brûlait une petite lampe bleue, et elle se mit à prier en pleurant à chaudes larmes.

En la mariant, le baron Ander donnait à Théodora une couple de très beaux chevaux, deux vaches, cinquante moutons et une somme d’argent importante, insignifiante pour le baron, qui en perdait souvent davantage au jeu dans une seule nuit, mais qui représentait une fortune pour le paysan serbe du Banat. C’est ce qui décida celui-ci à épouser la maîtresse du grand seigneur.

Ce mariage fit beaucoup rire et jaser. On se moqua également des deux époux. « Elle, qui se croyait déjà baronne, disaient les paysannes, il lui va falloir mener paître elle-même ses oies, tout comme nous ; c’est triste. » Begoulevitch dut en entendre de bien plus raides, mais il était philosophe et laissa dire. Après avoir tâté et caressé les chevaux et les vaches, s’être extasié devant la beauté des moutons, ayant compté et recompté l’argent, il prit la femme, sans sourciller, par-dessus le marché.

Naturellement, il ne pouvait entrer ni amour ni respect dans une pareille union ; elle fut donc malheureuse dès le début, d’autant plus que le baron ne tarda pas à ramener de la capitale de la Hongrie une jeune et belle femme ; Théodora comprit qu’elle devait renoncer tout à fait aux faveurs de son ancien maître et tomba dans un état de profond abattement. Elle en souffrait horriblement. Elle ne souffrait guère moins de sa nouvelle situation, n’étant plus accoutumée à la vie dure, au travail pénible, à la nourriture grossière d’une paysanne du Banat.

Sous l’empire de cette souffrance muette et contenue, le teint frais de Théodora fit bientôt place à la pâleur ; puis elle se mit à maigrir chaque jour davantage. L’hiver venu, elle restait assise auprès du feu des journées entières, dans une complète immobilité, plongée dans ses réflexions, ses regards fixés sur les flammes du foyer.

Tant que dura l’hiver, Begoulevitch la laissa tranquille ; mais au retour du printemps, lorsqu’il fallut se mettre à labourer la terre et à semer, et qu’il vit Théodora toujours immobile, les mains passées dans les manches de sa pelisse en peau d’agneau, il s’impatienta, et sa colère finit par éclater contre cette femme, qui ne lui servait à rien. Mais avant que de manifester ses volontés, il absorba prudemment un certain nombre de petits verres de forte eau-de-vie pour se donner du courage, sans quoi il n’aurait jamais osé chercher querelle à la « baronne, » ainsi qu’on appelait sa femme dans le village.

Quand il se sentit suffisamment échauffé, Begoulevitch se redressa, tâcha de se donner un air imposant, et entra brusquement dans la chambre de Théodora comme ces poltrons qui ferment les yeux et se précipitent tête baissée au milieu du danger.

— Est-ce que tu auras bientôt fini de dormir ? cria-t-il. Te décideras-tu à te mettre au travail, ou faudra-t-il que je t’y conduise comme une bête de somme ?

— Est-ce que tu es ivre ? demanda Théodora froidement sans bouger.

Alors Begoulevitch s’avança vers elle comme pour la frapper ; mais il vit tout de suite qu’il ne la connaissait pas. Soudain elle s’élança de son siège et se dressa menaçante devant lui, les yeux en flammes, la poitrine bondissante, les poings crispés, comme une lionne en fureur.

Begoulevitch crut sa dernière heure venue. Cette superbe Furie aurait épouvanté de plus courageux que lui. Il recula en balbutiant quelques mots incompréhensibles et sortit de la chambre de sa femme complètement vaincu.

À partir de ce jour, il la laissa faire selon son bon plaisir, mais en nourrissant secrètement l’espoir d’en être bientôt délivré, car la malheureuse Théodora paraissait de plus en plus souffrante ; ses joues se creusaient à vue d’œil, et tout le monde la croyait atteinte de phtisie.

Mais il arriva tout le contraire de ce qu’espérait le mari de Théodora et de ce que prévoyaient les gens du village. Un jour, en automne, on rapporta Begoulevitch mort dans sa charrette. Un chêne gigantesque, que le baron l’avait chargé d’abattre dans la forêt, était tombé sur lui et l’avait écrasé net.

Alors, presque tout à coup, une véritable métamorphose s’opéra chez la jeune femme. Elle sortit de son immobilité et cessa de rêvasser. De paresseuse et d’inutile qu’elle s’était montrée si longtemps, la « baronne » devint, soudainement, la femme la plus sage et la plus intelligente, la plus active et la plus laborieuse.

Dès lors elle se chargea de toute l’économie de la maison. Elle était la première à s’en aller aux champs, et la dernière à en revenir. Elle travaillait comme quatre, et ses voisins la regardèrent avec stupéfaction. Ils avaient prédit la ruine de la « baronne, » et, tout au contraire, ils la voyaient prospérer de plus en plus. Les champs rapportaient en plus grande abondance, le bétail engraissait à vue d’œil, et l’aspect général de la maison avait un air de propreté et de gaîté qu’on ne lui avait jamais vu.

Mais le plus étonnant changement, c’était celui qui s’était opéré en Théodora elle-même. De languissante qu’elle était, presque subitement elle redevint forte et pleine de santé ; ses joues rivalisaient de couleur et de fraîcheur avec celles des plus jeunes et plus belles filles du village, ses yeux étaient plus étincelans que jamais.

Bientôt, dans tous les villages du Banat serbe, la jeune veuve fut réputée pour la femme la plus travailleuse en même temps que la plus belle, et un grand nombre d’adorateurs briguèrent sa main. Elle fut très gracieuse et très aimable pour chacun d’eux ; mais, à tous, elle déclara fermement qu’elle ne voulait plus renoncer à sa liberté, et qu’elle ne se remarierait à aucun prix. Ils finirent par la laisser en paix sans cesser de soupirer pour elle, et de lui envoyer des regards tout pleins d’ardens désirs.

Le dimanche, quand elle se rendait à l’église, chaussée de bottes rouges, enveloppée dans sa pelisse de peau de mouton, brodée de diverses couleurs, sa gorge fine ornée de coraux et de sequins d’or, le « beau Satan, » ainsi qu’on appelait généralement Théodora, inspirait à ses adorateurs un sentiment d’admiration mêlée de beaucoup de crainte.

On savait d’ailleurs qu’elle gouvernait sa maison et conduisait son personnel avec une grande sévérité. Malheur à celui qui n’obéissait pas sur-le-champ, ou qui commettait une faute grave ! Elle ne plaisantait pas, non vraiment. Sa maison était considérée comme une maison de correction. Quand une jeune fille ou un jeune homme se montrait incorrigible, et que tous les moyens de le soumettre étaient épuisés, ses parens le plaçaient chez Théodora Begoulevitch, qui se chargeait de le dompter en très peu de temps.

À l’époque où ces transformations s’opéraient chez Théodora, le baron Ander ne venait que rarement à son château. Le jeune couple passait l’hiver soit à Pesth, soit à Vienne ou à Paris, et l’été dans quelque station balnéaire à la mode. Quand le baron et la baronne venaient passer quelques semaines dans leur terre, ils ne sortaient guère du manoir qu’entourait un parc immense. Il en résultait que le baron et Théodora ne s’étaient pas rencontrés depuis des années.

Tout à coup, on raconta que le baron, ayant mené trop grand train à l’étranger, avait dissipé une partie considérable de sa fortune, et qu’il s’était résolu à vivre quelque temps dans sa terre pour réparer ses pertes.

Théodora apprit cette nouvelle sans la moindre émotion apparente ; mais, quelques jours plus tard, ayant rencontré le baron sur la grand’route, elle devint pourpre, et son cœur se mit à battre violemment. Elle se rendait à la foire qui avait lieu à la ville voisine. Elle était à cheval, et montée à califourchon comme un homme, le fouet à la main. Le baron venait à sa rencontre, montant un superbe cheval anglais. Il la regardait fixement, et ne la reconnut qu’au moment où il venait de se croiser avec elle.

— Théodora ! s’écria-t-il.

Elle s’arrêta, et, se retournant à demi sur sa selle : — Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Je veux te demander comment tu te portes.

— Il me semble que cela ne doit guère vous intéresser.

— Tu as l’air superbe !

— Dieu merci ! je suis maintenant en bonne santé.

Elle avait parlé par-dessus son épaule, avec un sourire froid. Sans attendre une autre question, elle fouetta son cheval, et partit au galop.

Au printemps suivant, éclata la grande Révolution. Les paysans serbes, qui s’étaient déjà plusieurs fois révoltés contre leurs maîtres, et qui avaient toujours été accablés par le nombre, profitèrent du mouvement général qui entraînait la Hongrie et l’Europe entière, pour tenter encore une fois de secouer le joug odieux. Des excès sanguinaires suivirent ce soulèvement, et, bientôt, la révolution s’étendait sur tout le pays. Tous les hommes capables de porter les armes se jetèrent dans les forêts, où se formèrent des bandes nombreuses, sous le commandement d’anciens soldats, et l’on vit, en peu de temps, la guerre de guérillas s’allumer dans toutes les vallées. On surprenait les manoirs, on maltraitait les seigneurs, souvent on les assassinait avec leurs fonctionnaires et leurs domestiques, et, quand on avait pillé, enlevé tout le mobilier, on se retirait après avoir mis le feu aux bâtimens dévastés.

Dès le début, le baron Ander avait éloigné sa femme, et l’avait mise en sûreté. Il allait partir, à son tour, quand les pillards se présentèrent au château. Il essaya de se sauver par le parc, mais en vain. Il fut découvert, ramené et traîné jusque dans sa cour. Là, tandis que la bande pillait les appartemens, les chefs se consultèrent pour savoir s’ils devaient clouer le baron à la porte d’une grange, ou seulement lui infliger une forte bastonnade.

Tout à coup, Théodora apparut au milieu d’eux.

— Que voulez-vous faire de cet homme ? demanda-t-elle.

— Nous voulons nous venger ! lui fut-il répondu. C’est encore un Magyaron, il faut qu’il meure !

— Eh bien ! livrez-le-moi ! s’écria-t-elle, il n’a fait à personne un si grand tort qu’à moi. Je saurai le punir comme il le mérite.

Les paysans du village, qui avaient embrassé la cause des insurgés et pris les armes, éclatèrent de rire sachant de quoi elle était capable.

— Oui, il faut le lui abandonner, s’écrièrent-ils ; la mort que nous lui donnerions serait plus douce que le sort qui l’attend avec Théodora.

— Prends-le donc, il est à toi ! décida le chef Gustavitch.

Théodora retira vivement une corde qu’elle avait autour des reins, et attacha au baron les bras derrière le dos. « Voilà ! murmura-t-elle ; maintenant, mon amour, nous allons pouvoir célébrer nos noces. » Puis, elle lui appliqua un vigoureux coup de poing dans le dos et le poussa devant elle en le frappant d’une baguette qu’elle venait de couper dans la haie voisine.

Muet, désespéré, Ander marchait, la tête basse. Il savait qu’il était perdu, que ni prières ni menaces ne lui serviraient de rien auprès de cette femme. Rien n’aurait pu l’attendrir, et pour le moment, les rebelles étaient maîtres du pays.

Il s’arrêta, en passant, devant la porte de sa maison, et dit : — Si tu as l’intention de me tuer, fais-le ici et tout de suite.

— Est-ce que tu m’as tuée tout d’un coup, moi ? répliqua-t-elle avec un regard plein de rancune et de mépris ; non, tu as voulu me tuer lentement ; si je vis encore aujourd’hui, ce n’est pas grâce à toi. Il faut que tu meures, je le veux ! monstre ! mais tu mourras comme moi, petit à petit, après avoir enduré toutes les tortures que tu m’as infligées.

Arrivée chez elle, elle le poussa, d’un nouveau coup de poing, dans une sorte d’écurie, et l’y enferma. Il resta là, couché sur la paille, jusqu’après le départ des insurgés. Alors, Théodora vint ouvrir la porte, et lui ordonna de sortir. Tandis qu’un valet de ferme s’avançait avec un bœuf de trait, elle sortit elle-même la charrue du hangar et y attela le baron. Le malheureux se garda bien de faire résistance, il savait que cela n’aurait pu qu’empirer sa situation. Il ne songeait qu’à gagner du temps ; peut-être qu’un hasard, comme l’arrivée d’un détachement de soldats hongrois, le sauverait.

Après avoir fait atteler le bœuf à côté d’Ander, Théodora saisit les guides d’une main, le fouet de l’autre, et la charrue se mit en mouvement, suivie du valet de ferme.

Quand ils furent au milieu des champs, elle abandonna la charrue au valet, et se chargea de conduire cet étrange attelage, bientôt, une foule nombreuse, composée en grande partie de femmes et d’enfans, se trouva rassemblée autour de Théodora ; ils commencèrent par regarder avec stupéfaction ce spectacle inouï, puis, ils finirent par accabler l’infortuné Ander d’insultes, de moqueries haineuses, de plaisanteries cruelles.

Après avoir labouré ainsi pendant trois jours, le baron était à bout de forces. Le quatrième jour, il s’arrêta tout à coup, au milieu d’un champ. « Malgré la meilleure volonté, je n’en puis plus, » murmura-t-il. Il se remit en marche sous les coups de fouet de Théodora. Quelques pas plus loin, il tomba par terre, accablé de fatigue ; mais la cruelle était sans pitié, elle le força à se relever et à labourer jusqu’à la fin du jour. Le lendemain, lorsqu’elle voulut l’atteler de nouveau à la charrue, il tomba à ses genoux, implorant sa pitié.

— Est-ce que tu as eu pitié de moi ? répondit-elle.

Et cette fois, bien loin de s’apitoyer, elle l’attela tout seul à la charrue. Elle mit tranquillement sa jaquette, et s’arma de son fouet. Après avoir tracé deux ou trois sillons péniblement, tout haletant, il s’abattit. Théodora l’aida violemment à se relever. Encore quelques pas, et, — il s’affaissa de nouveau. À coups de pied et à coups de fouet, elle le fit repartir, aiguillonné par la douleur. Vers la moitié du nouveau sillon, il tomba à genoux. — Pitié ! Théodora, s’écria-t-il en gémissant. — Et un flot de sang s’échappa de sa bouche.

Alors, elle se mit à le contempler avec un air de satisfaction, vêtue de sa kazabaïka, les deux mains appuyées sur les hanches. Il était étendu sur les mottes de terre fraîchement remuées, qu’il rougissait de son sang. « Je me meurs ! » murmura-t-il.

— C’est ce que j’ai voulu, c’est ce que j’attendais, répondit-elle. Tu vas mourir comme une vilaine bête, à la belle étoile. Dieu te pardonnera peut-être.

— Assez, Théodora ! Ne sois pas sans pitié. Peut-être est-il encore temps de me sauver.

— Je t’ai dit que je voulais te voir mourir.

— Pourquoi tant de haine ?

— Parce que je t’ai trop aimé !

Ander poussa un profond soupir. Ce fut le dernier.

Quand elle le vit mort, Théodora lui jeta un regard, et rentra tranquillement chez elle. Elle chargea le fusil que lui avait laissé feu son mari, et abandonna le village pour aller rejoindre les insurgés, qui, renforcés par des hommes de la Serbie, sous le général Kaicànine, étaient en train de se battre avec les Autrichiens contre les Hongrois.

Lorsque cette grande lutte fut terminée, un des paysans serbes, retourné à son village et à sa charrue, raconta que, dans une rencontre avec les troupes hongroises, Théodora avait été tuée par une balle ennemie.

Il faut croire que ce récit était exact, car, depuis, on n’a jamais plus entendu parler d’elle.


L. DE SACHER-MASOCH.