Femmes slaves (RDDM)/Zarka

Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 916-922).
FEMMES SLAVES

III.[1]
ZARKA (LA DALMATIE).

Là-haut, sur le plateau montagneux dalmate, non loin de la frontière du Monténégro, se trouvent, depuis des siècles, deux villages qui sont aussi près que loin l’un de l’autre. Près, parce qu’ils ne sont séparés que par un profond ravin, de sorte que les chaumières de Bratinje et de Mladoska sont construites, vis-à-vis les unes des autres, à peine à la distance d’un coup de fusil. Loin, parce qu’aucun pont ne traverse ce sombre ravin, et que, pour se rendre d’un village à l’autre, par la route qui serpente sur les flancs de la montagne, il faut au moins deux heures.

Là, où l’on n’aperçoit que des rochers stériles, s’étendait autrefois une superbe forêt qui fournit pendant longtemps à la fière république de Venise des mâts pour ses navires.

Aujourd’hui, le soleil darde ses rayons brûlans sur toute l’étendue de ces rochers escarpés que n’ombrage aucun arbre, où ne végètent que des herbes chétives, alternant avec des mousses jaunâtres. Avec leurs murs noircis par le temps, les deux villages sont comme des oasis dans le désert pierreux où, en été, semble régner le simoun, en hiver le vent polaire glacial. Au pied de ces rochers, s’étend un autre désert, mais, celui-là, brillant, étincelant, murmurant, plein de vie et de mouvement, c’est l’Adriatique azurée.

La principale famille de Bratinje était celle des Valentak. A Mladoska, les Dragalitsch étaient considérés comme les chefs du petit village. Une vieille, très vieille haine existait entre les deux familles depuis la domination des Vénitiens. Cette haine s’était montrée très ardente sous la souveraineté des Français, du temps de Napoléon Ier. A plusieurs reprises, la vendetta, cette loi sacrée des montagnards dalmates, avait fait des victimes parmi ces populations ennemies. Depuis lors, grondait une sourde rancune, qui se serait plus d’une fois manifestée par des actes sanglans, sans la vigilance des gendarmes autrichiens.

Un jour d’été, il arriva qu’Anaclète Dragalitsch, menant paître son troupeau, accompagné de son fils Spalatine, fut obligé d’aller loin, bien loin, jusqu’au Mont-du-Roi, avant de trouver un peu de verdure. Là, se trouvait déjà Chytran Valentak.

Pendant quelque temps, les chèvres et les agneaux des deux ennemis continuèrent de paître séparés, les uns des autres, comme s’ils eussent partagé les sentimens de leurs maîtres. Mais, tout à coup, deux béliers puissans s’étant rencontrés, ils se heurtèrent l’un contre l’autre, et leur lutte furieuse amena une dispute entre les deux hommes.

Tous deux étaient de vrais Dalmates, c’est-à-dire deux géants maigres et musculeux. La tête chauve de Chytran était remarquable par deux yeux sombres, aux regards perçans, enfoncés sous des sourcils touffus, tandis qu’Anaclète était reconnaissable à distance par les boucles blanches de sa chevelure, et sa moustache pendante, noire comme des ailes de corbeau.

Pour combattre, ces rudes pasteurs, espèce de chevaliers vêtus de toile grossière, méprisaient les armes vulgaires ; ils ne luttaient ni à coups de poing ni à coups de couteau. Après s’être provoqués par quelques apostrophes pleines de fureur, ils ôtèrent brusquement, comme à un signal donné, leurs manteaux velus et tirèrent leurs handjars de leur ceinture. Puis, ils se ruèrent l’un sur l’autre en poussant une sorte de cri de guerre.

Au moment où la lutte s’engageait, Spalatine, le fils de Dragalitsch, était éloigné de son père d’environ deux cents pas ; il se mit à courir, mais, quand il arriva, Anaclète était, étendu sur le sol, râlant. Chytran avait disparu.

Trois jours après ce duel, tous les parens des Dragalitsch étaient réunis dans la maison mortuaire, et lorsqu’ils l’eurent enterré avec toute la solennité usitée, Spalatine, gravement, dignement, prit possession du titre de chef de famille. Il faut dire que, désormais, toute sa famille se composait de lui et de sa sœur Zarka, qui, d’un couvent de Raguse, où elle était élevée par des nonnes, accourut pour assister aux funérailles de son père.

— Mais qui vengera la mort du père ? demanda-t-elle au moment de monter dans la barque qui devait la reconduire à Raguse.

— Qui ? répliqua sourdement Spalatine d’un air menaçant, tu le sauras bientôt ; bientôt, tu entendras parler de moi.

En effet, un soir, que Chytran Valentak, au milieu du brouillard argenté de la lune, longeait, le fusil sur l’épaule, le bord du ravin qui séparait les deux villages, dans l’intention de tirer la zibeline, il s’entendit tout à coup s’appeler de l’autre bord.

— Qui m’appelle ?

— C’est moi, Spalatine.

Chytran comprit de quoi il s’agissait. — Je t’attends ! cria-t-il.

— As-tu ton fusil ?

— Oui.

— Penses-tu que la balle arriverait jusqu’ici ?

— Tu aurais tort d’en douter.

— Alors, si tu veux, nous compterons jusqu’à trois, et nous tirerons en même temps.

Spalatine s’avança jusqu’à l’extrême bord du gouffre, et mit en joue. Chytran en fit autant, de son côté, et compta : un, deux, trois. Les deux coups n’en firent qu’un : Spalatine et Chytran étaient toujours debout, mais, soudain, celui-ci invoqua la sainte Vierge, chancela et tomba, la figure en avant, au fond du ravin.

Dans la même nuit, Spalatine s’enfuit du village. Les gendarmes et les douaniers le cherchèrent longtemps en vain, mais en revanche, Lazar Valentak, le fils de Chytran, finit par le découvrir dans une des cavernes de la montagne, où Alda, sa fiancée, lui portait, de temps à autre, des vivres et des munitions.

Spalatine n’essaya pas de fuir. Il craignait la prison, mais il était prêt à recommencer la lutte avec ses ennemis mortels. Avec beaucoup de sang-froid et de courtoisie, les deux jeunes gens choisirent le champ de bataille, divisant entre eux le soleil et le vent, et s’avancèrent l’un sur l’autre, le handjar à la main.

Le combat fut long, et tellement acharné que leur sang coulait de plusieurs blessures, et que les forces commençaient à leur manquer. Enfin, Spalatine tomba frappé à mort. Faisant ensuite un dernier effort, Lazar Valentak se traîna jusqu’à la frontière monténégrine, qui se trouvait à une centaine de pas du lieu du combat, la franchit, et s’affaissa, en perdant connaissance, sur le sol étranger. Il fut trouvé dans cet état par un chasseur qui, avec l’aide d’une bergère, le porta dans le village monténégrin le plus proche. Zarka vint aux funérailles de son frère, puis elle retourna à Raguse pour faire ses adieux définitifs au couvent. Quand elle revint à Mladoska pour entrer en possession de la maison abandonnée, il n’existait plus, des deux familles ennemies, que Lazar Valentak et elle.

Personne ne parlait à Zarka du devoir traditionnel qui semblait lui incomber de venger la mort de son frère, car elle n’était qu’une femme, et les montagnards à moitié sauvages des bords de l’Adriatique, ne considérant la femme que comme une sorte de bête de somme, ne peuvent la croire capable de sentimens belliqueux et chevaleresques.

On ne lui parlait pas de la vendetta, mais on la traitait comme une paria couverte d’ignominie, malgré son innocence. Ses voisins l’évitaient, ses parens même s’éloignaient d’elle. Elle vivait ainsi abandonnée dans sa cabane, comme une maudite, seule avec ses chèvres et ses agneaux qu’elle menait paître, loin du village, dans des lieux où elle espérait ne rencontrer personne.

Souvent, elle se tenait assise sur un bloc de pierre, couvert de lichen, ayant devant elle, presque à ses pieds, la mer bleue et chatoyante, promenant ses regards dans le lointain, à travers cette humide solitude où passaient des voiles blanches et d’où s’élevait, de temps à autre, la colonne de fumée de quelque bateau à vapeur. Alors, il lui arrivait parfois de maudire l’heure de sa naissance et d’accuser le Créateur de l’avoir placée, dans ce monde grossier et cruel, sous la forme d’une femme faible, impuissante et méprisée. Heureusement, elle avait une foi si touchante et si profonde qu’elle se relevait vile de ces défaillances et se mettait à prier Dieu de lui donner la force nécessaire pour supporter son sort avec résignation.

Un jour, elle rencontra une bergère de Bratinje : — Est-ce que Lazar Valentak est chez lui ? demanda-t-elle.

— Non.

— Tu le connais ?

— Si je le connais !

— Quel air a-t-il ?

— Si, un jour, tu rencontres un jeune homme à la vue de qui ton cœur commence à battre avec précipitation, ce sera Lazar.

Zarka se mit à réfléchir. « Il se cache, » pensa-t-elle.

— On dit qu’il s’est enfui en Italie et qu’il s’est enrôlé comme soldat, dit la bergère.

Zarka poussa un gros soupir.

Quelques jours plus tard, dans une de ses pérégrinations, elle se trouva sur le territoire monténégrin. Là, dans un bois de sapins, elle vit tout à coup un jeune chasseur s’approcher d’elle. Tous deux s’arrêtèrent surpris et se regardèrent quelques instans avec une sorte d’admiration.

Dans son costume monténégrin, avec sa chaussure fixée par des courroies, son pantalon large, sa jaquette courte et garnie de brandebourgs, sa casquette ronde, plate, ornée de plumes de paon, le handjar et les pistolets à la ceinture, un fusil incrusté d’argent au bras, il apparut à la jeune fille comme un héros des épopées slaves méridionales.

Quant à Zarka, sa beauté était de nature à charmer des regards plus expérimentés que ceux du beau montagnard. Avec son costume moitié slave, moitié turc, ses petites bottes rouges, son court jupon bleu, sa petite jaquette brodée d’or et garnie de fourrure, s’arrêtant à la ceinture, et son petit fez, elle eût été capable de se faire, d’esclave du sultan, sa toute-puissante souveraine, comme jadis la belle Russe Anastasia Listoska.

Son cœur se mit à battre plus vivement dès que son regard se rencontra avec le regard ardent du bel inconnu. Elle se demanda, toute troublée, si ce n’était pas Lazar.

— Qui es-tu ? s’écria-t-elle, d’un ton qui semblait contenir une menace.

— Vak Marjewitsch est mon nom, et j’habite le village, ici tout près, où s’élève la maison de mon père.

— Tu es donc Monténégrin ?

— Certainement ; ne sommes-nous pas en pays monténégrin ? Zarka baissa la tête en pâlissant et comme saisie d’une terreur subite.

— Qu’as-tu donc, ô charmante fille ?

— Rien,.. rien.

De nouveau elle leva ses yeux sur lui, mais en rougissant cette fois. Puis elle se disposa à s’éloigner en murmurant : « Adieu ! que Dieu te protège ! »

— Nous ne devons pas nous séparer ainsi, dit le jeune homme, surtout sans que tu m’aies appris ton nom et celui de ton père.

— Je suis Zarka, la fille de Dragalitsch de Mladoska.

Si elle n’avait pas baissé les yeux en parlant, elle aurait pu voir pâlir l’inconnu en entendant le nom qu’elle venait de prononcer.

— Tu es belle, Zarka ! s’écria-t-il en reprenant presque aussitôt son sang-froid, tu es belle comme l’aube d’un beau jour, comme la rose à peine éclose, comme la lune dans sa robe nuptiale argentée ! Aussi, je t’aime déjà, et je ne te laisserai pas partir ainsi.

— Pourquoi ? que me veux-tu ? demanda-t-elle en tressaillant.

— Je veux te prendre pour femme. Elle secoua tristement la tête. — Pourquoi ne voudrais-tu pas de moi ? fit-il en enlaçant de son bras vigoureux la taille svelte de Zarka, est-ce que je te déplais ? te sens-tu incapable de m’aimer ?

Elle leva sur lui ses beaux yeux remplis de larmes, et, de sa jolie tête, fit signe que non.

— Alors, tu veux bien m’aimer ?

— Oui, car je t’aime déjà.

— Pourquoi donc ne veux-tu pas être ma femme ?

— Ce n’est, de ma part, ni mépris, ni dédain ; je n’ai aucun motif de te mépriser, et quelle est la jeune fille qui serait assez aveugle pour te dédaigner ? Ne m’oblige pas à te dire mon secret ; il ne pèse déjà que trop sur mon cœur.

— Est-ce que tu ne portes pas un nom honorable ?

— Hélas ! je n’ai rien fait pour ternir ce nom. Je suis une innocente victime de la folie des hommes.

— Eh bien ! répliqua l’inconnu avec hauteur, laisse-moi le soin de réparer le mal que l’on t’a l’ait, je saurai, moi, te faire respecter, toi et ton nom, et tu pourras relever fièrement la tête. Adieu ! bientôt tu auras de mes nouvelles.

— Adieu ! répondit-elle.

Elle fixa sur lui un regard ardent, puis, de ses mains hâlées, elle le saisit par les boucles noires de sa chevelure, non avec la douceur et les transports attendris d’une amante civilisée, mais avec l’emportement et la fureur d’une belle bête fauve de la souple race des félins quand elle s’élance sur sa proie. Elle pressa ses lèvres brûlantes sur celles du jeune homme et s’enfuit.

— Zarka ! cria-t-il en courant après elle.

— Que me veux-tu ?

— Donne-moi la bague que tu portes à ton doigt.

Elle s’arrêta et revint jusqu’à lui. Il retira lui-même la bague d’argent qu’elle portait, et la remplaça par une autre en or.

— Maintenant, tu es ma fiancée, lui murmura-t-il doucement à l’oreille.

Elle lui envoya un dernier regard plein de reconnaissance et d’ardente tendresse, et ils se séparèrent.

La première fois qu’elle le rencontra de nouveau, il venait de tuer un aigle. Ils allèrent s’asseoir côte à côte sur une pente douce, à l’ombre d’un gros pin qui s’élevait solitaire sur la hauteur, étreignant de ses puissantes racines les rochers éternels, et baignant ses branches d’un vert sombre dans la lumière dorée du soleil. Le jeune chasseur tenait la bergère entre ses bras, lui murmurant à l’oreille de douces paroles d’amour, tandis que le troupeau paissait paisiblement autour d’eux. Ils étaient devenus pensifs. Tout à coup, Zarka leva la tête ; sa figure avait pris un air sévère, son regard était devenu sombre.

— Il faut, mon bien-aimé, dit-elle, que tu me promettes une chose.

— Tout ce que ton cœur voudra.

— Eh bien ! je veux que, pour cadeau de noces, tu m’apportes la tête de Lazar Valentak.

— Tu l’auras, dit le jeune homme avec un sourire ; il ne tiendra même qu’à toi de la voir se prosterner à les pieds, car Lazar Valentak… c’est moi.

A cet aveu inattendu, Zarka se détacha brusquement des bras qui l’enlaçaient et bondit sur ses pieds. — Toi ! Lazar ? Tu m’as donc menti ?

— Oui, je t’ai menti ; oui, je me suis présenté à toi sous un nom étranger, parce que, dès que je t’ai vue. je t’ai aimée. Est-ce qu’entre nous il n’a pas coulé assez de sang des deux côtés ? Désormais, nous devons vivre en paix. C’est Dieu qui le veut !

— Jamais ! s’écria Zarka, pâle et tremblante. Le sang de mon frère est encore sur tes mains. La mort seule pourrait nous réconcilier.

— Tu sais bien, Zarka, ma bien-aimée, que rien ne t’oblige à continuer la vendetta.

— Pourtant, je te tuerai si tu ne me tues pas avant.

— Tu me hais donc bien ?

— Non, Lazar, je t’aime, répondit tristement Zarka ; mais, entre nous se dressent les ombres de tous ceux qui ont péri victimes de la vieille haine. Nous ne serions jamais heureux.

Lazar inclina la tête : — Tu as raison, dit-il. Il réfléchit un instant.

— Alors, tue-moi, ajouta-t-il en se redressant.

— Soit, je vais te tuer ! fit-elle en s’efforçant d’être énergique. Lazar prit son pistolet à sa ceinture et le lui tendit. Elle visa la poitrine de son fiancé, puis laissa tomber sa main. — Je ne peux pas ! dit-elle à moitié défaillante.

— Alors, mourons ensemble ! s’écria Lazar, le veux-tu ?

— Oui, je le veux !

Lazar la prit dans ses bras, appuya une dernière fois ses lèvres sur celles de la malheureuse jeune fille et lui enfonça son handjar dans le sein : — Tire maintenant sur moi, lui dit-il en la couchant doucement par terre et en dirigeant vers lui le canon du pistolet qu’elle n’avait pas abandonné. Un coup retentit ; plusieurs fois répété par l’écho le long de la montagne et Lazar tomba foudroyé à côte de Zarka. La jeune fille laissa aller sa tête déjà toute pâle sur la poitrine de son fiancé, qu’elle inonda de sang chaud et pourpre, et mourut.


SACHER-MASOCH

  1. Voyez la Revue du 15 juin.