LETTRE IV

LE KAISER


— M’sieu, le chemin pour aller voir Guillaume ?

En pleine futaie de Compiègne, le garde forestier s’esclaffe. Il croit que je plaisante.

— Heureusement, dit-il, car je ne connais rien ici. Avant la guerre, j’étais attaché à la forêt de l’Argonne.

J’en reste sidéré, pour parler comme les ventres Dorés ; un autre forestier m’avait relancé le boniment que voici :

— On m’a mobilisé dans l’Argonne, où je ne sers à rien, alors que j’aurais pu rendre de grands services dans mon district de Compiègne, dont je possédais les moindres sentiers.

Ma compétence militaire s’écrit par un beau zéro. Mais M. Millerand, le ministre de la Grande Torgnole, est un zig. Je lui refile la chose pour qu’il voie ça de près.

Je suis disposé, du reste, à accepter le grade de chef de bureau en remplacement du vaste rond de cuir Lagaffe.

En attendant, mon point de direction était le Kaiser.

C’est pas que Guillaume soit un beau monument ; seulement, malgré sa promesse, il ne vient pas à Paris ; alors le moineau de Paris va à lui.

Mes petits moyens sont à moi ; je ne vous confierai pas comment je suis parvenu dans la bonne ville rhénane de Coblentz.

Paraît que j’ai risqué d’être fusillé d’abord, torturé ensuite… ; je ne m’en suis pas aperçu.

Coblentz, pas gai le patelin. Par veine, j’étais muni d’une idée roulante, c’est le mot, car j’ai roulé toutes les consignes des boches.

— M’sieu, ai-je fait à un grand diable d’officier surmonté de son bouchon à pointe, je suis un Ketje de Bruxelles, et je voudrais bien saluer le sire (Ketje, gamin de Bruxelles).

Le bouchon a levé les ailerons en l’air :

— Un Ketje ! ! C’est la Belgique qui vient à nous, qui comprend les avantages de son annexion à la Deutschland !

Je le trouvai idiot, mais il y a plus idiot encore. L’agence Wolff, m’a-t-on affirmé, a communiqué l’important événement aux pays neutres.

Je vernis mon affaire en ajoutant :

— Vous mettez le doigt dessus : à Bruxelles, tout le monde se dilate quand vous mettez sur vos lettres : Bruxelles (Allemagne).

Ça colle. On me pousse dans une pièce.

— L’Empereur !

C’est lui, dans un ample manteau gris, couleur Napoléon Ier. La couleur est la seule ressemblance.

— Approche, jeune ex-Belge, ronronne le premier des Boches. Réjouis tes yeux de la vue de l’héritier d’Alexandre, de César, d’Attila, de Charlemagne, de Napoléon ; de celui auquel le Bon vieux Dieu allemand accorde la toute-puissance. J’ai levé la main ; j’ai crié : « Que les hécatombes s’accomplissent ! » et les peuples se sont rués les uns contre les autres.

Il eut un geste saccadé, sa voix sonna le métal.

— Quoi ? (Il avait l’air de répondre à quelqu’un d’invisible) Quoi ? Deux, trois millions de morts… Penh ! j’ordonnerai à chaque femme allemande de donner à la patrie un enfant dans l’année, et la saignée sera effacée !

Sa figure se contracta, se durcit.

— Oui, oui, les mères… celles d’aujourd’hui ! Elles pleurent ; elles me maudissent. Bagatelle ! Je suis l’Élu du Vieux Grand Monsieur du Ciel !

Bigre de bigre ! quelle figure. Il grimaçait, une écume légère aux lèvres. Une surprise épouvantée blêmissait ses traits. On eût cru qu’il voyait des choses dans le vide…

— Qu’est-ce que c’est ? Morts, hachés par la mitraille, vous sortez des tombeaux. Vous étendez vers moi vos mains décharnées, vos bouches sans lèvres… Arrière… Obéissez… L’empereur commande.

Il se rejeta brusquement à droite, à gauche, reculant jusqu’à ce qu’il fût arrêté par le mur.

— À moi ! À moi ! Retuez ces audacieux qui menacent un Hohenzollern !

Moi, je me suis défilé sans demander autre chose.

Je reste encore tout interloqué de l’audience, mais je crois bien que j’ai vu passer la justice du Remords.