LETTRE II

LA BELGE


Les communiqués militaires sont des rébus : malgré leur brouillard, nous sommes certains que « ça va bien ».

Pourquoi ? Est-ce à raison des nombreux civils, plus ou moins de la huppe, qui félicitent les généraux et soldats, et la tactique et la stratégie ? Non, n’est-ce pas ? Quand les aveugles jabotent sur la peinture, la vitrerie marche et c’est tout.

Ça va bien parce que Joffre l’a dit. Lui qui boucle sa babillarde à clef, double tour, fermeture Fichet, il l’a dit tout de même.

C’est comme si le kaiser était knock out.

Ah ! on le croit, on l’aime, notre général. On lui donne des tas de noms qui pavoisent un homme mieux que des décorations : Génie taciturne ; Sauveur de la France ; Frangin de Jeanne d’Arc ; une litanie, quoi ; chacun lui reconnaissant le titre qu’il préfère.

Mais tout cela, c’est de la gloire ; moi, je vois en lui bien plus encore ; je vois le Français qui, de nous tous, a le plus souffert.

Un copain, un automobiliste, m’avait introduit dans la cour de l’hôpital de R… où j’ai pigé l’idée en question.

— Va zyeuter la chapelle, Gavroche, conseille le camarade.

Je prends ma course. Ah ! cet autel avec ses cierges parmi les fleurs ; un jardin où il aurait poussé des étoiles.

Et des drapeaux, bleu, blanc, rouge, le symbole de la France, comme a dit l’autre ; de la France marchant au progrès, le front dans l’azur et les pieds dans le sang.

Une petite toux grelotte à ma gauche. Dans la direction du rhume, je distingue une forme de femme.

Qu’est-ce qu’elle bibelote.

Je suis curieux comme un flic gradé. Sur le bi du bout des ripatons, j’arrive derrière elle.

En avant, dressé contre l’accoudoir d’un prie-Dieu, un portrait de Joffre, grandeur nature, et formant un encadrement en médaillon, la personne colorie des drapeaux alliés : Belgique, Russie, Angleterre, Serbie, France, Italie.

Mais c’est pas ça qui me coupe en tranches.

Elle a des manchettes blanches, la petite dame ; seulement, de ces manchettes sortent, au lieu de mains, des sortes de pinces nickelées qui tiennent le pinceau et la palette-godet de porcelaine.

Il y a des moments où on est bête comme le bitume. Je me confie.

— Enfoncés les gants… c’est pas si économique que la chaussure.

Idiot, pas ? Je l’avoue par pénitence comme on dit.

La peintresse se retourne. Une jolie figure ronde un peu pâle, des yeux comme les bluets de la plaine Saint-Denis. Elle montre ses pinces de métal :

— Ça est l’ouvrage des Prussiens, savez-vous.

Et sans hausser le ton, avec cette placidité étonnante des Belges, elle continue :

— Je domiciliais à Charleroi. Ils sont venus prendre le père pour le fusiller. Je le cramponnais avec toute ma force afin de le retenir. L’officier, il avait son sabre ; il a profité avec pour couper mes mains.

Pour un sac de thunes, je n’aurais pas pu parler. Ma langue séchée, me faisait l’effet d’un petit copeau.

Elle eut un grand geste entourant le portrait du généralissime d’une filiale caresse :

— C’est en pensant à lui que j’ai supporté d’être infirme. Le courage qu’il avait me faisait un cœur aussi garni. Pendant la retraite de Charleroi, Bapaume, Compiègne, Senlis, Meaux, il me semblait que je l’entendais se parler soi-même :

— Je dois triompher la France, compléter la préparation, l’armement des troupes, en dessous des balles. Est-ce que je ne vais pas être un trop petit homme ?

Ah ! ça était douloureux, cette pensée-là. Mais vint la bataille de la Marne, et alors je vis distinctement sur la figure de notre Joffre qu’il avait gagné sa tranquillité, que la tête du kaiser serait cassée contre le mur… Et j’ai guéri et je suis joyeuse de peindre des drapeaux autour.

Elle conclut :

— Pense un peu, jeune fils, combien ça devait être malheureux sur lui, tant qu’il n’était pas sûr de la revenge !

Ah oui ! Il a dû broyer des heures plus noires que la nuit… J’ai serré la pince (on ne saurait mieux dire) à la manchotte qui venait de m’indiquer la plus belle raison d’aimer le général Libérateur.