Arthème Fayard, éditeur (p. 71-103).

CHAPITRE II

L’École Naturaliste de 1880

Progrès sociaux de la femme suédoise. — Baronne Sophie d’Adlersparre. — L’irruption du naturalisme : Anne-Charlotte Leffler. — Gustave obtiendra le pastorat. — Œuvres diverses. — Le roman de la suédoise italienne. — Anne-Charlotte épouse le duc de Cajanello. — Sa vie à Naples. — Sa mort.

Emilie Flygare Carlén, née en 1807, ne mourut qu’en 1892. Son existence lie donc (chronologiquement du moins) la période romantique à la période moderne.

Au cours de cette longue vie, elle avait vu s’accomplir de grands changements dans la condition de la femme. L’égalité successorale, le droit à la majorité, l’entrée dans les diverses branches de l’activité sociale avaient été obtenus. Dès 1862, les femmes avaient acquis le vote municipal et provincial, influant ainsi sur la composition de la Chambre Haute[1]. On les admettait peu à peu dans les Facultés comme élèves, dans les lycées comme professeurs, on leur ouvrait les administrations publiques : chaque année voyait s’élargir leur domaine. Cette conquête incessante était l’œuvre de tout un groupe : parti féministe tenace et pratique, poursuivant méthodiquement l’égalité d’éducation, l’égalité économique entre les deux sexes.

Ce parti comportait une fraction modérée et une fraction avancée. La fraction modérée était fort bien représentée par la baronne Sophie d’Adlersparre, née d’une famille de très ancienne noblesse.

Femme du monde, musicienne, intelligente et charitable, d’esprit modéré et religieux, la baronne d’Adlersparre démontra que le féminisme pouvait être « de très bonne compagnie ». Ruinée, elle sut, sans orgueil mal placé, travailler pour vivre, donner des leçons de musique, faire des travaux manuels avec une grande habileté. Elle se mit aussi à faire des traductions de l’anglais, et traduisit notamment les œuvres de Mme Beecher-Stowe. Elle fonda la première revue féminine suédoise : Revue pour le foyer, puis écrivit dans Dagny, où elle eut à dire son mot sur toutes les questions de progrès féminin à l’ordre du jour. Ce mot exprimait invariablement, pour emprunter notre langage politique, une opinion « centre gauche ». Parlait-on du suffrage municipal pour les femmes ? L’auteur déclarait en termes prudents que ce serait une décision peut-être prématurée, mais se réjouissait avec mesure lorsque cette conquête était acquise.

Si cette attitude de modérantisme lui attira quelque blâme des esprits avancés, l’œuvre admirable de la baronne au point de vue philanthropique et social lui valut l’estime et la reconnaissance générale[2]. Puis elle soutint toujours, par ses écrits et par son exemple, l’idée qui était le point de départ de toute la réforme : que la femme doit travailler, avoir sa part de la tâche sociale.

« La femme a besoin du travail, et le travail a besoin de la femme », disait-elle. En somme, elle continua, avec un grand sens pratique, l’œuvre de Fredrika Bremer, et elle donna d’ailleurs à la Ligue qu’elle a fondée, et qui est pour les femmes suédoises un sérieux appui au point de vue matériel et moral, le nom de son illustre devancière.

La biographie de Fredrika, en deux gros volumes, est un véritable monument à sa mémoire et constitue l’œuvre littéraire la plus importante de la baronne d’Adlersparre[3].

La fraction féministe intransigeante, sectaire, avait une toute autre allure. Il nous est difficile de nous en faire une idée, car nous ne trouvons en pays latin rien d’analogue à ce petit groupe. Nous sommes obligés, pour comprendre son esprit, de nous représenter la population si nombreuse de célibataires féminines qui, en pays Scandinave comme en pays saxon, a fini par constituer une sorte de troisième sexe : celui des abeilles ouvrières de la ruche.

En Suède, vers 1880, les féministes, d’esprit luthérien, de mœurs austères, s’habillant de costumes masculinisés, envahissant les bureaux et les banques, revendiquant l’égalité absolue avec l’homme, prenaient des airs de congrégation protestante et déclaraient la guerre à l’amour.

Et qu’on ne se hâte pas de sourire ! Cette « Armée du Salut féminin » a eu une sérieuse influence en Suède. Nous la rencontrerons en retraçant la vie d’Anne-Charlotte Leffler, et surtout celle d’Ellen Key.

Le groupe morigène les femmes vraiment supérieures qui s’éloignent de son catéchisme, il obtient des victoires par son acharnement, et il sauve, en tous cas, par ses excès même, l’ensemble des féministes de tout soupçon d’immoralité.

Il nous fallait parler de ces divers états d’esprit pour déterminer le milieu social où ont évolué les femmes écrivains vers 1880.

Il nous faut dire aussi, pour déterminer leur milieu littéraire, que vers cette époque les théories du naturalisme français, et les ouvrages se réclamant de cette école, avaient causé en Suède une sorte de révolution. Comme en France, d’ailleurs, ces théories semblaient subversives, étaient combattues avec violence par l’ensemble des esprits conservateurs. Les esprits modernes, au contraire, en étaient très séduits, et l’influence de Flaubert, de Zola, de Maupassant surtout (influence plus sensible peut-être à l’étranger qu’en France), se révélait chez Anne-Charlotte Leffler et chez Ernst Ahlgren, comme chez l’écrivain Gustaf de Geijerstam.

Cela n’empêchait pas leur originalité, et nous sommes souvent surpris de retrouver nos idt’es si transformées par leurs vêtements étrangers que nous avons peine à les reconnaître.

Ces idées, d’ailleurs, sont-elles bien à nous ? De grandes vagues balancent l’ensemble des esprits pensants de l’idéalisme au naturalisme, de la science à la croyance. Ces marées se font sentir sur tous les points du globe. Les écrivains de chaque pays tracent une petite ligne qui détermine l’étiage, la hauteur de la vague au moment où elle les a baignés ; mais ce serait présomption de leur part de croire déterminer le mouvement qui porte en même temps cette vague sur de très lointains rivages.

Il faut pourtant, pour notre compréhension du mouvement suédois, établir un synchronisme avec le mouvement français, et savoir que les premières nouvelles d’Anne-Charlotte Leffler parurent la même année que les Soirées de Médan.


I

En même temps qu’une femme de lettres originale, c’est un curieux roman qui nous sera révélé par l’étude d’Anne-Charlotte Leffler. Il y a plaisir, d’ailleurs, à passer quelques instants auprès d’elle. Cette grande personne, à la taille élégante, aux beaux cheveux blond clair, avec son expression calme et bienveillante, sa main chaude et douce « qui n’étreint pas nerveusement la vôtre, mais la retient longuement et tendrement » est un être près de qui on sent qu’il fait bon vivre.

« Elle a en elle, dit Ellen Key, la clarté d’une après-midi de soleil. » Et, plus loin, nous empruntant notre expression française : « Elle est bonne comme le bon pain. »

Et l’œuvre même d’Anne-Charlotte, d’observation saine et lucide, d’ironie sans amertume, de parfaite composition, donne une impression d’équilibre et de sérénité.

Et ne semble-t-elle pas bien raisonnable, bien à Tabri des orages de la vie, la jeune fille qui, à vingt ans, au moment de ses fiançailles, écrit à un ami :

« L’amour tranquille, qui grandit avec les années, qui est soutenu par l’estime et la confiance, paraît peut-être insuffisant à la nature juvénile, mais c’est encore ce que la vie a de mieux à offrir… et il vaut mieux mener l’attelage au départ avec sagesse et lenteur que de partir d’un tel élan qu’on verse à la première ornière. »

Croyant se conformer à ces maximes prudentes, Anne-Charlotte entrait bien imprudemment à vingt ans, en 1872, dans la maison de M. l’assesseur Gustav Edgren. C’était un homme honorable et bon, beaucoup plus âgé qu’elle, de santé chancelante, et qui jugeait, avec bien des personnes d’esprit conservateur, nées en Suède et en d’autres lieux, qu’il sied mal à une femme d’écrire et de publier des livres. Anne-Charlotte promit donc de s’en abstenir, et c’était dur pour elle, car elle avait été d’abord encouragée par des parents bien- [4] veillants, et son père avait fait imprimer lui-même son premier recueil de nouvelles.

Pourtant, elle tint parole deux ans. Mais en 1880, prise d’une brusque fièvre, elle écrivit en quinze jours une pièce intitulée La Comédienne, qui fut aussitôt reçue et jouée au Théâtre national de Stockholm. Il est vrai que l’anonymat fut strictement gardé. L’auteur eut la rare fortune d’assister à sa « première » dans un fauteuil d’orchestre, sans que personne songeât qu’elle prenait au spectacle un intérêt particulier.

Mais le succès de la pièce, jouée souvent et souvent reprise, allait inévitablement engager l’auteur à ressaisir la plume. M. l’Assesseur dut s’y résigner : il devint le mari d’une femme de lettres.

Pourtant, le succès de La Comédienne resta pendant plusieurs années sans lendemain. Deux autres pièces, L’Elfe et Le Vicaire, eurent un sort moins brillant. Et il faut peut-être se féliciter que le succès de ses œuvres dramatiques se soit momentanément arrêté, car Anne-Charlotte revint à la nouvelle, genre qu’elle avait déjà essayé dans son adolescence, et où elle devait vraiment arriver à la maîtrise.

Ses deux recueils intitulés Dans la Vie[5], publiés en 1882 et 1883, devinrent presque tout de suite des livres classiques dans la littérature scandinave contemporaine. Ce sont de courts tableaux, tracés avec un art consommé, de la vie intime de la petite bourgeoisie suédoise. Une observation pénétrante, une ironie mêlée de pitié, un art de composition remarquable, telles sont leurs qualités dominantes. Peu ou point d’intrigue, jamais d’événements tragiques, mais une émotion se dégage peu à peu de cette analyse attentive des menus faits cruels qui composent les humbles vies.

Le chef-d’œuvre d’Anne-Charlotte en ce genre est une courte nouvelle intitulée : Gustave obtiendra le pastorat.

L’auteur nous conduit dans une pauvre chambre où travaillent trois vieilles filles de soixante, cinquante et quarante-cinq ans, auprès de leur mère de quatre-vingts ans, qui les appellent toujours fillettes.

« — Gustave obtiendra le pastorat, dit la vieille Mme Muurmeister (Muur avec deux u parce que la famille était noble). Vous pourrez dire ce que vous voudrez, je le sens en moi, il l’obtiendra !

« — Tu as toujours dit cela, maman, chaquefois qu’il l’a demandé et ne l’a pas obtenu, dirent les filles.

« — C’est possible, mais cette fois mon pressentiment est plus que sûr, vous verrez, vous verrez !

« Et souriante, elle secouait sa tête blanche et tremblante.

« — Ah ! chère maman, tu es comme une enfant, tu ne sais pas du tout comment va le monde.

« — Nous devons tous être des enfants au regard du Seigneur.

« Une douce paix se répandit en elle. Cette paix lui était venue tard dans la vieillesse. Avant, elle était, comme Amélie, âpre, mécontente ; elle se plaignait de la vie dure et sans joie qu’elle menait avec ses enfants. Elle n’avait pas été une âme facilement soumise, au contraire inquiète, active, pleine d’espérances inassouvies, non éteintes. Mais elle avait passé quatre-vingts ans, et la vie commençait à lui apparaître comme un paysage au crépuscule, quand les détails s’évanouissent et que seules les grandes lignes apparaissent encore. Elle touchait au bienheureux sommeil de la vieillesse et les ennuis glissaient facilement sur son âme. Que Gustave obtînt le pastorat, c’était vraiment la seule chose qui lui tînt au cœur, la seule à laquelle elle pensait pendant que, douce et tranquille, elle restait de longues journées assise dans son fauteuil à tricoter près de la fenêtre. »

Et les trois vieilles filles sont dessinées avec une tendre ironie. Jetta, encore jolie à quarantecinq ans, gardant des prétentions avec ses joues rondes et roses, ses petits pieds gracieux, peignant à l’aquarelle des cartes pour un libraire. Amélie, qui fait de la broderie en couleur pour la société Les Amis du Travail, et se croit bien supérieure à cause de l’art avec lequel elle assortit les soies, à sa sœur aînée, Hilda, qui fait de la broderie blanche.

— Hilda n’a jamais eu la moindre fantaisie dans l’esprit, disent les sœurs.

Et celle-ci, âgée de soixante ans, muette travailleuse obstinée, qui, par sa ténacité sans repos, gagne plus que les deux autres, est la seule de cette famille qui ait une vue de la vie, qui sente la misère de ces petits travaux de femmes du* monde, inutiles et dérisoirement payés. Elle seule s’écriera, quand on parlera des prétentions des femmes nouvelles à travailler comme les hommes :

— Elles ont bien raison ! il faut que les femmes apprennent à être utiles, et à se rendre indépendantes !

Mais ces mots tomberont dans la désapprobation générale, et la mère et les filles, dans leur chambre délabrée, s’applaudiront de n’avoir jamais « travaillé au dehors », de n’être pas sorties seules, d’être restées des dames dans leur pauvreté.

La réaction hardie par le travail, l’entrée des filles bourgeoises ou nobles dans les administrations, les universités, les banques, commençait au moment où Anne-Charlotte écrivait ses nouvelles, mais elle rencontrait de vives résistances. Les « demoiselles pauvres » gardant une fausse et triste élégance étaient légion ; et leur misère intellectuelle, leur état d’éternelle enfance, est peint avec infiniment de clairvoyance dans la nouvelle que nous citons.

Incapables de pourvoir par elles-mêmes aux besoins de la famille, les femmes mettent tout leur espoir dans le frère Gustave, depuis trente ans coadjuteur dans une paroisse de la banlieue de Stockholm. Il approche de la soixantaine. Obtiendra-t-il enfin le pastorat ? Il le faudrait bien, car à la mort de sa mère il devra se charger des sœurs.

Mais Gustave, bon fils et brave prêtre, est inintelligent et maladroit. Chaque fois qu’un pastorat a été vacant, il a fait quelque fausse démarche qui rendait sa nomination impossible.

Cette fois n’a-t-il pas été prêcher violemment contre les piétistes, alors que les plus importants de ses paroissiens font partie de la secte nouvelle ! Il se vante de cet exploit auprès de sa famille, et se vante également d’avoir, en visitant une prison, mis tant d’éloquence à faire honte de sa faute à un criminel que celui-ci s’est pendu la nuit suivante !

Pourtant, inconscient de ses maladresses, Gustave espère le pastorat, et la mère mourra dans cet espoir trompeur. Quand le pauvre coadjuteur, après de dures mésaventures, arrivera tout honteux conter aux siens sa déception nouvelle, il trouvera les sœurs, éplorées comme de petites filles abandonnées, qui lui conteront la mort de la vieille mère :

« Elle a dit : Est-ce mon fils le pasteur qui arrive ?… Et elle s’est endormie. »

Alors, le pauvre Gustave qui, dénué d’ambition, souffrait surtout à l’idée de la déception maternelle, s’écrie au milieu de ses larmes :

« Elle est morte dans son illusion ? remercions Dieu ! C’est tout à fait comme si j’avais obtenu le pastorat. »

Le sujet est ténu, mais avec son exécution sobre et précise, ce petit tableau d’une couleur suédoise caractérisée est tout à fait savoureux. Anne-Charlotte connaît à merveille les pauvres âmes féminines, à l’horizon rétréci, au caractère domestiqué. Sa Tante Malvina, dans une autre nouvelle du même volume, est une silhouette émouvante, une humble, une résignée, qui a un seul, un court moment de révolte pour avoir été trop blessée dans son amour maternel. L’Asile des Pauvres contient aussi de beaux portraits d’êtres écrasés par la vie.

II

Les Suédois apprécièrent très fort les nouvelles d’Anne-Charlotte et, si ce n’est là une illusion de notre orgueil national, il semble qu’elles leur aient plu par ce qu’elles contenaient de qualités françaises. Ce mot peut paraître paradoxal, car les sujets traités sont très suédois, et tous les détails matériels soigneusement observés accentuent la couleur locale ; mais l’exécution ferme, l’esprit net et concret, semblent se rattacher à la famille latine. Ellen Key observe avec finesse, et non sans surprise, la nature d’Anne-Charlotte. Elle n’est ni rêveuse, ni mystique, les problèmes de l’au-delà ne la tourmentent guère. La vie, dans ses manifestations réelles, dans ses conflits visitées, retient surtout son attention.

« Elle ne tombe jamais, dit Ellen Key, dans ce monde des sensations inexprimables qui, pour bien des êtres d’imagination, est le monde véritable. Le cercle immédiat qu’elle peut observer de ses yeux, c’est là ce qui attache et retient son esprit. » Et cette tendance, chez nous si répandue, étonne singulièrement au pays où les plaines de neige sont sans cesse peuplées de fantômes. Et aussi la précision du style étonne dans la langue suédoise, qui souvent enveloppe la pensée de draperies flottantes au lieu de la serrer de près. Les petites nouvelles d’Anne-Charlotte rappellent tout à fait, quant à l’exécution, les nouvelles de Guy de Maupassant.

Il n’y a pas imitation puisque les sujets, la matière des récits est tout à fait originale, mais l’auteur emprunte à la formule naturaliste notamment son objectivité absolue, puis le système de la « tranche de vie », favorable à un esprit comme le sien, qui ne veut ni ne peut enfanter des intrigues abondantes.

Anne-Charlotte a même, un certain jour, vraiment plagié le naturalisme, et cette fois, non seulement dans ses procédés, mais dans ses sujets mêmes… et ce jour-là elle a été fort mal inspirée. Elle a écrit une nouvelle intitulée Aurora Bunge[6], qui causa un petit scandale ; qui, ayant été attaquée avec excès, fut violemment défendue, et qui ne méritait vraiment pas cet excès d’honneur.

Aurora Bunge est l’histoire d’une jeune fille mondaine, d’une « reine de bal », qui atteint la trentaine sans être mariée, et qui, fatiguée moralement et physiquement de son existence fausse et conventionnelle, passe pour la première fois trois mois à la campagne dans un pays reculé. En pleine nature, elle refait sa santé et sa force… et un beau jour, dans un subit éveil des sens, se donne à un homme du peuple. Vite revenue de sa folie, elle fuit son amant d’un jour, et pour cacher les suites de sa faute, conclut hâtivement un mariage « convenable » béni par le clergé et entouré d’un public aristocratique.

Cette histoire brutale a pu, sans doute, se dérouler dans la réalité. Le début, la lassitude de la jeune mondaine, est traité avec finesse. Mais le fait qui est le nœud du drame, la brusque surprise des sens qui jette la jeune fille aux bras du premier passant… ce fait imprévu nous est indiqué de façon si sommaire qu’il nous laisse absolument déconcertés. Logiquement, il n’est pas impossible, mais pour qu’il nous paraisse artistiquement vivant, il fallait l’entourer d’une atmosphère de trouble sensuel, que Mme Charlotte Leffler n’a même pas songé une minute à créer.

Moralement, c’est à son éloge ; mais comme artiste, elle a eu tort de choisir un sujet qui lui convenait mal. Cette anecdote violente, naïvement contée, est fausse et désagréable.

Faisons d’ailleurs notre mea culpa. L’école naturaliste française de 1880, pour laquelle naturalisme signifiait trop souvent grossièreté, étendait alors sa contagion sur toute l’Europe littéraire. Anne-Charlotte n’a ressenti qu’une bien légère atteinte du mal, car le fait a été unique dans sa carrière.

Elle a été d’ailleurs trop punie. Aurora Bunge déchaîna d’excessives indignations. Les esprits réactionnaires furent heureux de crier à l’immoralité contre un écrivain dont les idées hardies s’affirmaient dans diverses œuvres, et notamment dans la nouvelle intitulée : En lutte contre la société.

Anne-Charlotte souffrit ces attaques avec une patience souriante.

« Il est assez dur, dit-elle, surtout pour une faible femme, de savoir qu’on est regardé comme apôtre de l’immoralité par une foule de gens respectables !… Mais si on a seulement quelques bons amis qui vous défendent contre les attaques et contre tout scrupule intérieur, alors cela va encore ! »

Et les critiques ne vinrent pas seulement du groupe réactionnaire. Aurora Bunge irrita vivement le groupe féministe sectaire. L’Armée du Salut féminin n’ordonnait-elle pas « de ne présenter la femme dans la littérature que comme un être indemne de toute sensualité ! »

L’auteur d’Aurora Bunge s’écartait singulièrement du programme. On le lui fit sentir.

Anne-Charlotte est pourtant, à nos yeux de Français, et même aux yeux de bien des Suédois, un écrivain très féministe. Elle réclame le droit de la femme à son complet développement. Elle combat le préjugé (dont elle avait personnellement souffert) au nom duquel on prétend, même quand aucune nécessité d’ordre économique ne l’exige, borner son horizon au ménage et aux prétendus devoirs mondains. Elle peint surtout, et avec une émotion sincère, les douloureuses figures de femmes du peuple, écrasées par un travail excessif, usées par des maternités nombreuses et misérables, et dont la servitude paraît au mari et aux fils chose toute naturelle.

Une de ses nouvelles, Un morceau de pain[7], dessine avec force une de ces lamentables silhouettes.

La donnée de la nouvelle est celle-ci :

Une place assez avantageuse est briguée par trente concurrents. Le lecteur est introduit successivement dans deux familles inconnues l’une de l’autre, dont le bonheur, dont la vie même dépendent de l’obtention de cette place. Une fillette de quinze ans va prier Dieu avec passion de la donner à son père ; elle rentre, réconfortée par sa prière, mais reste comme frappée de la foudre en entendant dire tout à coup que vingt-neuf personnes forment à ce moment le même vœu :

« Trente concurrents ! Et parmi eux il y en a certainement beaucoup qui ont prié Dieu comme elle, à genoux, pour qu’il les aide, et aussi qui l’ont prié pour qu’il ne contente pas sa propre espérance !… Là, tout autour, dans le pays, il y a des mères, des filles qui pensent, comme elle lavait pensé, que Dieu doit avoir pitié de leur misère et doit les exaucer. Et toutes celles-là sont des ennemies, ne pensent pas qu’elle sera misérable si leurs vœux sont accueillis ! Et elle-même, avait-elle le droit de demander un avantage qui ne peut s’obtenir que par la douleur des autres ?… »

Et le caractère de cette fillette de quinze ans est tout à fait « jeune Suède ».

La mère misérable, usée par huit maternités, écrasée par un labeur de bête de somme, veut associer sa fille à sa lamentable vie. Mais l’enfant est intelligente, énergique, elle ne songe qu’à travailler tout le jour dans des livres, comme le font ses frères moins bien doués qu’elle. Elle oppose une vive résistance.

— Tu as tort de ne pas l’élever à souffrir, disent à la mère les voisines. C’est une femme ! Il faut qu’elle ne vive que pour les autres !

Pourquoi cela ? Elle veut développer son esprit et sa force, vivre aussi pour elle-même ! Elle est bonne pourtant, honnête et même tendre, mais son être vigoureux et sain se refuse à l’immolation. Ses frères peuvent bien prendre leur part des soins matériels de la vie ; pourquoi retomberaient-ils entièrement sur la femme, qui peut, comme l’homme, être mieux douée pour tout autre chose ?

Que chacun, sans distinction de sexe, adopte le travail qui convient le mieux à sa nature, telle est la conclusion hardie d’Anne-Charlotte, non seulement dans cette nouvelle, mais dans un roman intitulé Songe d’été.

La comédie : Les Vraies Femmes, est aussi d’une signification féministe très nette. L’auteur, sous ce vocable ironique, désigne celles qui, suivant l’ancienne tradition, toujours cèdent, toujours pardonnent, toujours s’effacent, et par cet oubli de leur dignité, par cette annulation d’ellesmêmes, ne font que pousser les hommes à l’égoïsme et à la dureté.


III

Mais Anne-Charlotte Leffler avait l’esprit trop large pour ne pas voir ce qu’Ellen Key a maintes fois éloquemment exprimé : « qu’il n’y a pas de question féminine pure, qu’il n’y a que des questions sociales et morales ; que ce qu’il faut, c’est plus de justice pour tous les faibles : l’enfant, la femme, le déshérité ». Aussi est-ce la plaie de la misère, les injustices et les duretés des riches qui ont inspiré à Anne-Charlotte son œuvre la plus forte et la plus passionnée, un drame intitulé : Comment on fait le bien[8]. Le thème est celui-ci :

Le baron de Duhring a séduit une pauvre ouvrière et a eu d’elle deux filles. Abandonnée, cette femme a épousé un ouvrier ivrogne, dont elle a plusieurs enfants, et qui la bat. Marié, et menant une vie fastueuse, le baron a perdu son unique enfant légitime. Il songe alors à ses filles naturelles et adopte l’une d’elles, la plus jolie des deux : Bianca. Entrée à douze ans dans la riche maison de son père, celle-ci a bientôt oublié sa triste enfance. Elle aime sa mère adoptive, qui la comble de gâteries ; elle devient orgueilleuse, frivole ; elle est fiancée à un jeune ingénieur qui l’entoure de luxe et de flatteries. Mais un jour, dans une vente de charité où, sous couleur de recueillir de l’argent pour les pauvres, elle flirte, se montre excentrique et coquette, sa sœur Svéa, avec l’ouvrier Frithiof qui est son fiancé, parviennent jusqu’à elle et lui demandent secours.

L’acte suivant, dans la pauvre mansarde où la jeune fille est accourue sans quitter sa toilette de bal. est poignant dans la dureté de son réalisme. La mère, lasse et abrutie de souffrance, les nombreux enfants dont deux sont infirmes, toute la triste maisonnée tremblant de peur de voir rentrer l’alcoolique… et, misère suprême ! la propre sœur de Bianca, Svéa, d’un an plus âgée, devenue une prostituée et le disant sans pudeur et sans honte !… Tout cela éveille Bianca durement de son beau rêve. Le brave ouvrier Frithiof aime Svéa. Il accuse de sa dégradation un riche ingénieur qui l’a séduite, et dont l’abandon l’a jetée au vice. Il épouserait malgré tout la pauvre fille, mais il est chassé de sa place parce qu’il a excité ses camarades ouvriers à demander une augmentation de salaire ; et le patron qui l’a chassé est Wulf, le fiancé de Bianca.

Celle-ci se flatte d’amener son fiancé à reprendre l’ouvrier, à améliorer son sort et celui de ses camarades. Elle sait qu’il le peut, que sa fortune est grande. Pour Svéa, elle veut la sauver. Elle apprend avec horreur ce qu’elle ignorait : que Svéa était aussi fille du baron de Duhring, que c’est seulement parce qu’elle, Bianca, était la plus belle qu’on l’a choisie, laissant l’autre au ruisseau ! Elle réparera de si affreuses injustices. Elle rentre chez ses parents adoptifs, révoltée, résolue au combat.

Et ce combat, qui se livre au troisième acte, contient de véritables beautés. La scène de Bianca et de son fiancé est surtout remarquable. La jeune fille conte la poignante histoire de sa famille, et ce qui lui tient le plus au cœur : la dégradation de Svéa. Elle s’indigne contre le séducteur. Mais ici Wulf emploie l’argument facile :

« Tu parles de ce que tu ignores, mon amie ! Les filles qui tombent à une telle vie étaient prédestinées au vice, elles l’avaient dans le sang.

« Bianca. — C’est faux ! Nous avons grandi ensemble. Svéa était toujours meilleure que moi. Si mon père l’avait adoptée et m’avait abandonnée, c’est moi qui serais ce qu’elle est ! »

Bianca insiste pour que Wulf reprenne les ouvriers chassés, augmente les salaires : elle n’obtient que d’insignifiantes concessions. Elle exige de ses parents adoptifs qu’ils recueillent Svéa et la traitent comme elle-même : on crie à la folie ! Alors, l’injustice fondamentale lui étant révélée, Bianca, malgré les larmes de sa mère adoptive, s’écrie :

« Je ne rentrerai pas dans votre maison ! Il faut que je retourne avec ceux à qui j’appartiens. Je ne pourrais plus vivre dans vos salons. Je sens que je suis du sang des autres ! leurs souffrances, leur vie terrible, tout cela excite en moi une ardente révolte contre vous. Je suis avec Frithiof, je suis avec Svéa, je suis avec eux tous, contre vous tous !… »

Il y a vraiment dans ce drame une belle ardeur combative et généreuse, et on comprend les applaudissements populaires qui couvrirent les murmures des loges élégantes, quand la pièce vit le feu de la rampe, à Stockholm, pour la première fois.

IV

À trente-huit ans, toujours très séduisante avec sa taille élancée, ses beaux cheveux de blonde du Nord, Anne-Charlotte semblait à jamais fixée dans cette ville de Stockholm, où son salon était fort recherché. Elle recevait très simplement, avec grâce, des gens de tous les partis. « Sa maison, dit Ellen Kev, donnait une impression de solidité bourgeoise, avec le charme du laisser-aller artistique. » Ses œuvres, qui avaient vaincu les premières résistances, étaient très appréciées non seulement en Suède, mais en Norvège et en Danemark, traduites en allemand, en hollandais, en russe. Anne-Charlotte était soigneuse de sa notoriété et savait habilement se concilier d’utiles appuis[9]. Il semblait que sa vie, toute remplie d’occupations intellectuelles, dût entrer paisiblement dans son automne sous le ciel froid de son pays natal. Et voilà tout à coup qu’un orage de passion vient bouleverser cette existence, l’emporter et la transplanter en une contrée aussi éloignée que possible de la race, du climat et des traditions Scandinaves !

Il faut se souvenir ici qu’Anne-Charlotte n’avait connu ni l’amour, ni la maternité. Son mari, qui n’était pour elle qu’un père, ne lui donnait même pas la joie d’une intimité intellectuelle, puisque l’activité littéraire de sa femme, loin de l’intéresser, lui déplaisait. Le vide du cœur et du foyer étaient donc fort pénibles, et il faut pour le moins excuser la passion violente et partagée qu’Anne-Charlotte, au cours d’un voyage en Italie, conçut pour Pasquale del Pezzo, bientôt duc de Gajanello. C’était un homme aimable et bon, d’une vive intelligence. Il aima passionnément l’étrangère, et, sous le beau ciel de Naples, dans des jardins en fleur, lui fit entrevoir le rêve d’une existence nouvelle.

Anne-Charlotte demanda le divorce. Son mari se conduisit en galant homme, facilitant la rupture du lien. Libre, elle épousa le duc de Cajanello ; un enfant naquit bientôt, malgré les quarante ans de la mère, dont les cheveux blonds grisonnaient déjà. Et il n’y a rien d’aussi touchant dans les œuvres littéraires d’Anne-Charlotte que les hymnes de bonheur conjugal et maternel, qu’elle écrit de son balcon surplombant la mer bleue, et qu’elle envoie à ses amies de Suède.

Ce mariage, qui semblait paradoxal, créa l’union la plus parfaite :

« Jamais deux êtres ne se sont plus entièrement compris, écrit Anne-Charlotte ; tout semblait nous séparer : la race, la langue, l’éducation, le caractère… et cependant, rien ne nous sépare ! »

L’âge semblait aussi peu assorti, puisque le duc de Cajanello n’avait que trente ans. Mais, dit la duchesse d’Andria, qui a écrit sur Anne-Charlotte une intelligente et sympathique étude, « il suffisait de les voir ensemble pour comprendre qu’aucune difficulté, aucune barrière n’ait pu les empêcher de confondre leurs existences[10]. »

Il semble bien que le bonheur d’Anne-Charlotte ait atteint les limites permises à l’humanité. Au moment où elle croyait n’avoir plus devant elle que le déclin d’une vie grise, où elle s’était, avec un regret toujours inapaisé, faite à l’idée de n’avoir pas d’enfants, de vivre une vie purement intellectuelle dans son pays de froid et de neige, voici tout à la fois l’amour, l’enfant, les fleurs et le soleil !… Et voici en même temps un renouveau de notoriété littéraire, car dans sa patrie d’adoption la femme de lettres suédoise trouvait un chaleureux accueil. Non seulement le duc de Cajanello, apprenant la langue de sa femme, devenu bientôt familier avec la littérature Scandinave, devait traduire lui-même quelques-unes de ses œuvres, mais les critiques importants, le public lettré, s’éprenait bientôt de l’étrangère.

Son drame était traduit par le célèbre poète napolitain Salvatore di Giacomo, sous ce titre : Come si fa il bene. Et Benedetto Croce écrivait, pour lui servir de préface, une très intéressante étude sur Anna-Carlotta.

Dans cette préface, où il esquisse un tableau de la littérature Scandinave contemporaine, l’éminent critique italien observe combien les problèmes moraux et sociaux soulevés par Anne-Charlotte, et en général par les écrivains du Nord, dépassent en intérêt et en portée l’éternelle histoire d’adultère dont vivent ces temps derniers le théâtre et le roman latin. Il observe avec raison que la « littérature d’idées » trouve en pays Scandinave un immense public, puisque tout drame d’Ibsen était à l’avance assuré de quarante mille lecteurs ; puisque les écrivains sont classifîés làbas d’après les idées qu’ils soutiennent, comme s’ils étaient des philosophes ou des hommes politiques ! Et le critique réfute avec force les objections des partisans de « l’art pour l’art ».

Sans doute il ne faut pas qu’en un roman ou un drame s’introduisent tout à coup des dissertations philosophiques ; mais l’idée, la thèse, si on veut ainsi l’appeler, peut être le postulat de l’œuvre d’art. Sur cette base, une action peut s’édifier, vivante. « L’art moderne peut et doit être imprégné de tous les problèmes qui agitent le monde contemporain, comme l’a toujours été le grand art. »

Et qu’on ne dise pas que cela nuira à la forme, au contraire ! « La rénovation du contenu doit entraîner la rénovation de la forme ; à une pensée plus profonde correspond une forme plus raffinée… La littérature ne peut rester étrangère aux soucis les plus élevés de l’âme humaine, sous peine de descendre au rang inférieur de fournisseuse de lecture de pacotille. »

Et pour convaincre de cette idée si juste et si féconde les Latins, souvent trop portés à voir dans l’art un simple amusement, ou la satisfaction d’un vain dilettantisme, pour les convertir à cette plus haute conception de l’art, rien de plus utile que de répandre parmi eux, comme Benedetto Croce a contribué à le faire, la connaissance des littératures du Nord. L’échange intellectuel entre deux pays aussi franchement opposés doit être fructueux pour tous deux. Le Nord, avec la force et la profondeur de sa pensée, la puissance de sa vie intérieure : l’Italie, avec ses dons plastiques, son émotion et sa grâce, son sens de la beauté de vivre, quelle admirable alliance !

En son domaine personnel. Anne-Charlotte la réalisait. Elle avait apporté à sa nouvelle patrie un fragment intéressant de la pensée suédoise, elle recevait d’elle, en échange, une vue nouvelle de la nature, de la vie et de l’amour. Elle l’avait senti déjà, même avant ses fiançailles.

« Trop de contemplation intérieure dans le Nord, écrivait-elle de Naples. Trop de rêves lourds sous notre ciel gris ! C’est de l’Italien du Sud qu’il faut apprendre à vivre, il le sait. Ah ! Capri, ses petits jardins pleins de roses, et le soir, les joyeux chants d’amour des joueurs de mandoline ! »

Et elle rappelait les paroles de son amie Sophie Kovalevski : « Qui n’a pas connu l’Italie n’est que la moitié d’un être humain. »

Charlotte écrivait en 1889 :

« Je n’ai jamais tant vécu que dans ces six mois. Je ne croyais pas possible de trouver en moi une telle richesse de vie nouvelle. C’est une joie indescriptible de vivre ici dans ce perpétuel soleil, avec cette vue sublime sur la mer et le ciel ! Je n’y puis croire quand on m’écrit de chez moi, me parlant de l’obscurité profonde. Moi qui adore la nature, j’en jouis à toute minute ; l’Italie a gagné mon cœur à tel point que je crois que je ne pourrais plus jamais vivre heureuse dans le Nord.

« J’ai en moi toute la richesse du bonheur le plus parfait, le plus accompli. Il me semble que j’ai reçu du ciel un don si immense qu’aucun être humain que je connaisse n’en a jamais reçu un pareil ! »

Le duc de Cajanello voulut voir la patrie de sa femme. On alla passer un Noël dans la famille suédoise. L’Italien admira les nuits claires du Nord, il aima tout ce que Charlotte avait jadis aimé. Ses lettres à lui sont aussi des chants de joie. Sa femme, plus jeune qu’à vingt ans, avait un art merveilleux pour remplir et charmer les heures.

Le travail n’était pas oublié. La biographie de Sophie Kovalevski, morte peu après le mariage de son amie : deux pièces intitulées Le Bonheur de la Famille, un second volume du roman intitulé La Femme et l’Amour ; un conte de fées : Les Voyages de la Vérité : plusieurs nouvelles et impressions qui forment deux volumes d’écrits posthumes, et enfin ce roman : Étroit horizon, que la mort devait interrompre, tel est à peu près le travail d’Anne-Charlotte dans sa seconde existence.

La transformation qui s’était produite dans l’âme de l’auteur apparaît dans ces ouvrages, surtout dans La Femme et l’Amour.

« Que ce livre est humain, tendre, rêveur, comparé à ses autres œuvres ! dit Georges Brandes. On y sent un lyrisme caché et contenu. Il y a littéralement du soleil dans ce livre. »

Les revendications féministes, Anne-Charlotte l’avoue, sont un peu oubliées. L’héroïne, Alie, ne réclame de l’homme que l’amour. Mais, toujours exigeante et tière, elle le veut entier, complet : elle veut, qu’il soit, pour lui comme pour elle, non pas un moment de la vie, mais le principe vital. Elle veut changer en une réalité le nom de caresse : « Anima dell’anima mia ! »

Il est vrai que l’amour avait tout donné à Anne-Charlotte. En son pays de Suède, malgré les conquêtes du féminisme, elle avait eu peine à obtenir dans son ménage le droit à l’activité littéraire. Ici, près d’un homme amoureux, fier de son talent, elle trouvait, non seulement la sympathie, mais une aide intellectuelle. Elle travaillait avec son mari la littérature latine, elle lisait Dante, Ariosto, Leopardi, Carducci et les poètes modernes italiens. Dans cet esprit ouvert et varié,, une telle culture devait porter de beaux fruits.

Mais le bonheur d’Anne-Charlotte s’était élevé trop haut : la foudre tombe sur les cimes. En pleine joie déjà, alors qu’elle attendait son enfant, des pressentiments l’avaient troublée.

« Souvent, je sens en moi une grande angoisse. Il me semble que notre bonheur est trop complet, trop intense pour que cela puisse durer, et je crois ou que je vais mourir, ou que l’enfant ne viendra pas bien au monde. »

Il vint cependant, beau et vigoureux ; la mère se remit à merveille et jouit pleinement de la première enfance :

« Les yeux de Gaëtano sont déjà si attentifs ! Jamais il n’a eu le regard flottant, incertain des nouveau-nés, il semblait tout de suite observer les choses. Et il aime déjà notre beau ciel de Naples ! Quand il pleure dans sa chambre, je n’ai qu’à l’emporter sur le balcon et à m’y asseoir avec lui ; ses yeux se tournent ravis vers le ciel, il reste longtemps, longtemps tranquille. Et moi, j’ai les larmes aux yeux en le regardant. »

Gaëtano grandit, on fonda sur lui de merveilleuses espérances[11]. Charlotte vécut heureuse, entourée d’un cercle d’amis, gens de lettres et gens de la plus agréable société italienne, qui l’admiraient, encourageaient son travail. Et en 1892, à quarante-trois ans, pendant qu’elle travaillait avec ardeur au roman intitulé Etroit horizon, elle sentit un frisson de fièvre. À l’instant, elle en eut la vision : c’était la mort qu’elle avait redoutée !

Mais cette impression s’effaça, elle continua son travail, et à son mari qui la pressait de se coucher, elle dit :

— Mais j’ai encore tant à écrire, où trouverais-je le temps pour tout cela ?

Elle mourait cinq jours après, consciente de la mort et courageuse, ayant pour tous ceux qui la soignaient des paroles de douceur et de bonté.

« Une noble figure de femme vient de disparaître, écrivit Benedetto Croce ; génie de penseur et d’artiste, frappé au milieu de sa force et de son activité. Il y avait en elle le vivant enthousiasme d’une âme qui aime. Elle nous aurait dit encore des choses, grandes, profondes et belles, comme elle nous en avait dit beaucoup déjà. Son intelligence était aussi vaste que son cœur, sa vie fut vraiment celle des élus. »

Si beau que soit un tel éloge, nous lui préférons encore ces quelques lignes écrites à Ellen Key par le mari désespéré :

« Elle avait le génie de l’amour. Car l’amour a sa génialité autant que l’art, que la science. Ce ne sont pas tous les êtres qui savent aimer. Mais elle le savait jusqu’à la perfection. »

Que ce soit le dernier mot prononcé sur Anne-Charlotte ! De tous les éloges donnés à une femme on n’en peut imaginer aucun qui lui fasse un plus grand honneur.

  1. Marc Hélys : À travers le féminisme suédois.
  2. Sous l’inspiration de la baronne d’Adlersparre ont été fondées la Ligue Fredrika Bremer, la branche suédoise de la Croix-Rouge, la Société des Amis du travail manuel, etc., etc.
  3. La baronne a été aidée dans ses travaux par une de ses parentes, femme de lettres distinguée, Mlle Sophie Leijonhufvud.
  4. Drei Frauenschicksale, von Ellen Key, Fischer, Berlin. Ce livre contient, avec la biographie de Sophie Kovaleski et celle d’Anne-Charlotte Leffler, celle de Victoria Benedictsson.
  5. Ur liftet. Stockholm, 1882-1890.
  6. Aurore Bunge. Stockholm, 1883. Second volume du recueil intitulé : Ur lifvet.
  7. Ur lifvet, 3e recueil, 1889.
  8. Hur mm gö godt. Stockholm, 1865.
  9. Georges Brandes.
  10. Préface de la duchesse d’Andria à un roman d’Anne-Charlotte Leffler, duchesse de Cajanello : Il Dubbio.
  11. Ce jeune homme fait actuellement ses études à l’Université de Stockholm.