éditions du “ Petit Écho de la mode” (p. 5-9).


PREMIÈRE PARTIE



I


Elle est seule dans le modeste réduit attenant à sa chambre à coucher, qui lui sert de cabinet de travail. Le jour finissant d’un après-midi d’hiver ne permet plus à ses yeux fatigués, malgré le con­cours du binocle et la proximité de la fenêtre, de tracer, sur la page blanche, des lignes égales. Alors, repoussant devant elle le cahier commencé et remettant dans l’encrier son porte-plume de léger bambou, Mme Tébesson, se reculant un peu et s’appuyant au dossier de bois de son fauteuil, se met à songer…

Et rien de gai, ni souvenir, ni espérance, ne traverse sa pensée, car son front, sillonné de rides, minces mais nombreuses, reste sombre.

C’est un beau front, cependant, un front intel­ligent et noble, que découvre peut-être un peu trop une épaisse chevelure, déjà toute blanche, en dépit de la relative jeunesse des traits, au dessin net et pur, et des joues fermes et lisses, qui n’avouent guère plus de la quarantaine. Et, sous la barre un peu impérieuse des sourcils très noirs, s’ouvrent deux grands yeux clairs, bleus ou gris, deux yeux de lumière, de franchise, de bonté, dont on sent la puissance attractive sans chercher à en savoir l’exacte nuance.

Pourtant, sur leur intensité de vie intellectuelle, si frappante, la mélancolie, aussi, jette un voile…

La vie est, pour d’aucuns, un difficile et parfois douloureux problème, et une fois de plus, dans cette fin de jour appelant la réflexion, Mme Tébesson cherchait la solution de la sienne…

La trouverait-elle dans les pages, encore éparses, qu’elle venait de tracer ? Quoique sans l’espérer, la pensée de les relire l’arracha à sa rêverie. Près d’elle était une petite lampe, elle l’alluma, et, s’inclinant sur les feuillets, travail de l’après-midi, elle les parcourut, sa plume à la main, ajoutant ici un mot, en retranchant là-bas un autre. Mais sa lecture, sans doute, ne la satisfit pas, car son front ne se déplissa point, et ses lèvres restèrent tombantes, dans une courbe de découragement.

Lorsqu’elle eut fini, de nouveau, elle repoussa le manuscrit, et loyalement, tristement, avec une absence d’orgueil, bien rare chez l’ouvrier si souvent épris de son œuvre, elle murmura :

« Ce n’est pas mal, mais… c’est toujours la même chose, et ce n’est pas encore ce livre-ci qui me conduira à la fortune… ou à la gloire !… »

Et, à ce dernier mot, une sorte de triste sourire vint effleurer sa bouche, comme devant d’illusoires et inutiles perspectives…

Pourtant ce livre, bien qu’il ne dût prendre aucun des chemins menant aux buts ambitieux, il fallait le terminer…

Et Mme Tébesson, encouragée par la lumière revenue, grâce à la petite lampe, reprit sa plume, malgré la fatigue évidente d’un après-midi de labeur que trahissaient, dans les dernières pages écrites, les ratures plus fréquentes, les surcharges plus serrées.

Mais, à ce moment, la porte de la rue, vivement ouverte, fut vivement refermée ; un bruit de pas emplit l’étroit corridor, puis des voix fraîches, des rires insouciants, le froufrou de jupes soyeuses. Une sensation de jeunesse passa dans l’atmosphère de la petite maison pour la réveiller de son silence de mort, comme, après l’hiver, un souffle de prin­temps vient tirer de son sommeil la vieille nature engourdie. Et, à cette impression, cessant encore son travail, Mme Tébesson sourit.

La porte du cabinet s’ouvrit alors, et la vision de jeunesse, de printemps et de joie y pénétra sous les traits de deux belles jeunes filles.

Elles coururent à leur mère et, l’une après l’autre, l’embrassèrent avec tendresse.

— Eh bien, dit celle-ci tout épanouie, leur ren­dant leurs caresses. Eh bien, mes chéries ?

Les repoussant un peu, elle leva l’abat-jour de la petite lampe pour mieux les regarder. Une expression de joie attendrie passa alors sur son visage, bien justifiée d’ailleurs par le charmant tableau qu’offraient les deux sœurs.

Jeannine, l’aînée, avait une vingtaine d’années : c’était une grande fille blanche, pure, sereine, qui donnait, aussi bien par sa peau de satin que par le port fier et chaste de sa tête fine, la vision d’un beau lis. On en devinait l’intangible pureté dans la limpidité calme de ses yeux d’un bleu de saphir et dans l’innocence du paisible sourire.

Elle se tenait debout, très droite, ses mains dans le petit manchon ruché de soie et de dentelles et, un bras passé sous le sien, la tête sur son épaule, dans un délicieux mouvement d’abandon et de câlinerie, s’appuyait sa jeune sœur Gillette.

Dix-huit printemps se lisaient sur le visage ingénu de la jeune fille, qui, non moins jolie que son aînée, en était entièrement différente. Plus petite que Jeannine, elle était aussi rose que celle-ci était pâle ; ses cheveux étaient aussi blonds que ceux de l’autre étaient noirs, son maintien était aussi gracieux et souple que celui de Jeannine était noble, et, si la première éveillait la comparaison d’un lis, la vue de Gillette amenait immédiatement la phrase consacrée : fraîche comme une rose.

Mme Tébesson les interrogeait sur l’emploi de l’après-midi. On revenait du patinage, où une amie dévouée avait conduit les jeunes filles. S’était-on bien amusé ?

— Oh ! si bien, mère, disait Gillette, si bien ! C’était ravissant ! Il y avait un monde fou, la glace était excellente ! C’est Mme de Chasselas qui a offert le goûter. Elle nous a demandé d’en faire les honneurs avec sa fille Cécile. Il y avait du thé, du punch, toutes sortes de petits gâteaux. Après, on a organisé une grande farandole. Bref, il a fallu la nuit pour nous chasser.

Souriant à cette juvénile animation, Mme Té­besson regarda Jeannine.

— Et toi aussi, tu t’es amusée ? fit-elle.

— Oui, répondit la jeune fille, mais vous me manquiez. Vous savoir ici, enfermée avec votre fatigante besogne, alors que nous nous divertis­sions si gaiment… Cette pensée a gâté mon plaisir.

— Ma chérie, reprit Mme Tébesson, tu sais que le froid m’est contraire.

— Et que l’air vous est nécessaire, reprit Jean­nine. Il ne faisait pas froid aujourd’hui.

— Mais mon travail, tu le sais aussi, ne souffre pas de retard ; il faut que j’aie terminé ce livre d’ici deux mois.

— Je sais, fit Jeannine, que vous vous tuez pour nous, qui ne faisons rien, et que cela ne peut durer ainsi.

— Allons ! allons ! reprit Mme Tébesson gaiment, pas de grands mots ! Vous faites quelque chose pour moi, vous êtes la joie et l’orgueil de ma vie, mon rayon de soleil et le plaisir de mes yeux : ce n’est rien, cela ?…

— Ce n’est pas assez, dit Jeannine.

— Si, reprit sa mère avec autorité, si, pour le moment du moins ; plus tard, nous verrons !