Faramineuse consultation sur l’avenir


Émile Pouget
Almanach du Père Peinard 1896 (p. 23-35).

FARAMINEUSE CONSULTATION SUR L’AVENIR


Jaspinage épastrouillant d’une Somnambule archi-lucide de la force de trente-six chevaux de fiacre.


Séparateur


À la dernière foire de Montmartre, je flanochais sur le boulevard, défilant devant les baraques.

Et je ronchonnais, saperlotte !

Je ronchonnais de voir que les vieux forains sont de jour en jour moins épais.

Finis, les bonisseurs époilants qui faisaient la parade devant des baraquettes gondolantes. C’était des bougres farcis d’esprit ! Ils vous envoyaient des palas qui n’étaient pas dans un sac et comme jugeotte en auraient facilement remontré aux quarante cornichons de l’Académie.

Finies, les géantes, les femmes torpilles, les naines et autres phénomènes épatarouflants à qui, en tout bien tout honneur, on tâtait la cuisse pour s’assurer que c’était de la vraie chair.

Finis aussi, les diseurs de bonne aventure, les somnambules, les entre-sort.

L’autorité a passé par là et, grâce à elle, la pauvre foire vous avait des airs d’enterrement de première classe.

L’autorité n’en fait jamais d’autre : misère et deuil, c’est tout ce qu’elle engendre !

Par exemple, si tous ces fourbis rigouillards se sont évanouis, en place y a des chevaux de bois à vapeur, des orgues de barbarie à trois étages, des montagnes russes qui virevoltent pendant un demi-kilomètre. Y a des baraques de gros banquistes, plus riches que des banquiers.

Aujourd’hui, n’est plus forain qui veut : c’est devenu une profession honorable, c’est-à-dire que l’exploitation s’en est mêlée, et qu’il y a des forains capitalos qui font trimer à leur profit quantité de pauvres bougres.

Ah fichtre, ça ne vaut pas les petites baraques où on reluquait des phénomènes renversants.

C’était plus populo, moins bourgeois, — or, tout ce qui est bourgeois me pue au nez, — ça a des relents de goguenots !

Je flanochais donc, groumant contre cet abruti de Lépine qui a donné le coup du lapin aux forains avec ses foultitudes d’interdictions, quand je reluque dans un coin un entre-sort, — parfaitement ! — une roulante de somnambule. Fallait être mariole pour la dénicher, attendu qu’en façade y avait une couillonnade permise, comme qui dirait une fabrique de bonshommes en pain d’épices forgé.

Vous savez, les frangins, combien le fruit défendu a d’attrait. Illico, je me suis payé une visite à la somnambule, — non pas que je coupe dans les bafouillages de ces monteuses de coups, mais uniquement pour protester contre leur interdiction.

Cette chasse, faite aux diseurs de bonne aventure est d’autant plus vache qu’on tolère leurs concurrents : toute la ratichonnerie fait son métier librement. Bien mieux elle est carmée par la gouvernance ! Et pourtant que font les cafards, sinon un fourbi du même tonneau que les somnambules ! Avec cette différence que dans leurs boutiques, c’est plus cher et moins rigolot.

J’entre donc chez ma somnambule.

— Salut, la compagnie, que je fais.

Y avait là un grand escogriffe, plus maigre qu’un échalas, surveillant une pauvre malheureuse à visage de papier mâché ; fallait pas grande jugeotte pour s’apercevoir que dans l’entre-sort, on ne bouffait pas son soûl tous les jours.

L’Échalas me rend mon salut et se met en position pour faire des passes magnétiques sur sa copine.

— Arrêtez les frais, que j’y dis. Je suis pas venu pour savoir si c’est la brune ou la blonde qui me gobe ; pour ce qui est de l’héritage, j’y coupe pas… Écoutez, en fait de passes magnétiques, rien ne vaut quelques rondelles de saucisson, arrosées de picolo. Ça vous éclaire l’intellect et ça surexcite bougrement le don de double vue.

Ah foutre, les types ont été de mon avis ! Or donc, on s’est attablé illico et on s’est calé les joues joyeusement. Un vrai gueuleton de sardine à poil !

Quand ma bonne femme a été à point, qu’elle a eu les yeux brillants et les pommettes rosées, j’ai commencé à lui tirer les vers du nez.

— Maintenant, ma fille, faut me jaspiner ce qui arrivera après-demain ?

— Ce qui vous arrivera à vous ?

— Non, pas à moi en particulier ; que je dévisse ma rampe ou que je devienne aussi vieux que Mathieu-Salé, ça ne tire pas à conséquence. Ce qu’il faut me dire c’est ce qu’il adviendra du populo ? Sera-t-il toujours aussi poire qu’actuellement ? Courbera-t-il toujours l’échine devant les capitalos et les gouvernants ?

— Ah, petit père, vous êtes rien curieux ! Enfin, je vais tâcher de vous satisfaire… Ce qui arrivera ?… Ah, y aura bien du changement : je vois des bouillonnements… ça a l’air d’être formidable, mais c’est tout trouble. Quel gâchis ! Tout croule, y a une débâcle faramineuse… Puis, voici le calme qui vient, — combien de temps met-il à s’amener ? Je peux pas le dire… Oh mais, que c’est bouleversé ! Ça a une toute autre physionomie… Y a plus mèche de s’y reconnaître.

Je vois une ville épatante, c’est Paris, mais rudement changé d’aspect ! Les maisons ne sont plus des cages à mouches, y a de l’air et de l’espace. En outre, de droite, de gauche, partout des arbres assainissent le patelin.

Dans les rues, ni sergots ni gendarmes ; rien qui rappelle cette engeance policière qui gêne la circulation. Et tout n’en va que mieux : voitures, tramways, vélos et guimbardes de toute sorte circulent sans anicroches. Y a pas de bousculades ni tamponnages, par la simple raison qu’on n’est plus aussi pressés que des lavements : n’étant pas à l’heure et à la minute, on prend son temps pour arriver sans encombre. « Faire vite ! » est une dégoûtante invention bourgeoise. Aussi, aux angles des rues, le croisement s’opère sans embrouillamini. Quant aux piétons, chacun prend son chemin comme il veut : on se range, on cède le trottoir à une vieille personne, à un gosse.

— Ma fille, que j’interviens, ce que tu dégoises n’est pas nouveau pour bibi : si aux grands boulevards les sergots font de l’encombrement, sous prétexte de régulariser la circulation, je sais un endroit où les pattes bottées de ces sales bêtes n’ont que faire : c’est aux Halles. Et pourtant, là on va vite, on est archi-pressés ; quoique ça, y a pas d’avaros grâce à l’absence des autorités. Tous les matins, y a du monde en quantité, on est serrés comme des sardines en baril. Malgré ça, y a presque jamais de grabuge ; chacun s’aligne comme il veut, comme il peut, sans faire de mistoufles à son voisin. Et pourtant, des grands types circulent dans la foule avec d’énormes paniers sur la tête, d’autres avec des sacs sur le dos : on se range devant eux et tout est dit. De police, on n’en voit pas. Notre sale gouvernement, malgré son dada de brider quand même le populo, n’a pu arriver à régler la marche de chacun, — il est donc forcé de laisser faire.

— Oui, père Peinard, déjà de ci et de là, dans la Société actuelle on reluque des exemples de ce qui se passera dans la Société libre… telle que celle que j’aperçois dans l’avenir… C’est kif-kif les taches de phylloxéra dans les vignes, — avec ce distinguo que les « taches » reluquées dans la pourriture où nous croupissons sont signes de prochaine santé sociale, et non de décrépitude.

Ah, qu’il fera bon vivre dans une société libre ! Si vous pouviez admirer les trognes réjouies du populo vous seriez convaincus subito. Les gueules misérables de rachitiques, de scrofuleux, d’anémiques, de tuberculeux sont des raretés qui disparaissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne du passé.

Les purotins sont inconnus : personne n’a de ripatons faisant risette au ruisseau ni des grimpants aérés aux fesses : tout le monde a des frusques potables ; non des vêtements de gommeux, mais des nippes commodes et étoffées.

Ce serait idiot de dire que tout le monde rigole, seulement on lit sur les physionomies que tous les enquiquinements de l’ancien temps sont de sortie. Chacun va à sa besogne, sans crainte de tomber sur un patron canulant qui le saque illico, — pour cette bonne raison que les patrons n’existent plus.

— Oui, je comprends ! Ces gens-là ne trottent pas après un déjeuner ; ils vont à l’atelier avec le même plaisir que nous allons chez le bistrot ; on s’est aligné pour rendre le travail agréable… Par exemple, ce que je voudrais savoir c’est s’ils ont toujours un gouvernement sur le râble ?

— Cette mécanique est inconnue dans le patelin : il n’y a que trois choses réelles dans la société. La production, la circulation, la consommation. Rien de tout cela n’étant du ressort de l’État, on se passe de lui, comme on se passe de mettre cinq roues aux carosses. On s’est enfin aperçu que sous prétexte de protection, l’État faisait son métier de marlou et qu’il vivait simplement aux crochets du populo, se contentant d’être le gendarme des capitalos. On l’a donc envoyé à la balançoire ! Malgré ça, ceux qui aiment à comparer au corps humain l’ensemble de la Société y trouveraient encore leur compte : les chemins de fer et toutes les voies circulatoires par où vont et viennent les victuailles font les fonctions d’artères et de veines ; quant aux nerfs, un treillis télégraphique et téléphonique en tient lieu ; le poste central fait la besogne du cerveau, reçoit les nouvelles et les transmet où besoin est.

La rapidité des communications rend facile l’équilibre entre la production et la consommation.

Et d’abord, pour la ville elle-même, les dépôts de quartier : boulangeries, boucheries, poissonneries, et magasins divers font connaître leurs besoins ; les demandes sont transmises aux groupes producteurs qui, sans retard, répondent aux demandes, disent les quantités qu’ils peuvent livrer.

Des diverses villes, des centres de production agricole et industrielle arrivent aussi d’identiques renseignements : « Nous manquons de ceci… nous avons tant de cela à la disposition… »

Toute notion de valeur étant éliminée, les échanges se font librement : les produits sont transportés où besoin est, sans achat ou vente, sans monnaie ni bon de travail. Les expéditeurs n’exigent aucune quittance de leur envoi, ne s’inquiètent pas si l’agglomération à qui ils sont expédiés leur donnera en compensation tels ou tels produits : ils savent qu’il y a réciprocité et qu’ils n’ont, eux aussi, qu’à téléphoner pour que leur arrive ce qui leur manque.

Et ça, sans hiérarchie, sans fonctionnarisme, sans bureaucratie d’aucune sorte : les bureaux de téléphone ne sont que des appareils enregistreurs, sans un brin d’autorité.

Ce qui est plus bath, c’est que le conseil municipal lui-même a été mis au rencard : on a reconnu que cette administrance était aussi un gouvernement, ayant sa police, ses larbins, faisant la pluie et le beau temps et se foutant du populo comme un poisson d’une pomme.

Et les travaux de voirie, d’assainissement et d’embellissement se sont rudement développés depuis lors. Le conseil municipal chargeait de ça des sociétés financières. En retour, on lui foutait des pots-de-vin par le travers de la gueule et pour faire croire à leur utilité les sacrés conseillers se remuaient, bavassaient et braillaient, faisant plus de potin et autant de besogne qu’une mouche dans une bouteille. Quant aux travaux, les sociétés de capitalistes les faisaient accomplir par des ouvriers.

Ça faisait deux superpositions de rouages ; on a supprimé l’inutile : les conseillers municipaux et les sociétés financières. Y a donc que ça de changé : comme dans le temps passé les travaux continuent de se faire par les ouvriers de la corporation, avec cette différence que leur turbin est vraiment d’utilité et leur profite à eux, en même temps qu’aux autres.

— o —

L’Échalas qui, jusqu’alors n’avait pas plus bougé qu’une bûche, mis son grain de sel dans la conversation. Il avait une démangeaison de langue d’autant plus forte que le jaspinage de sa copine dérangeait tous ses préjugés.

— Il faut tout de même des impôts pour ces travaux ? Où les pêchent les ostrogoths dont tu parles ?

— Eh le bougre, ce que t’entends est nouveau pour toi, que je fais, ça te gargouille dans le siphon. Bast, avec la réflexion, tu comprendras. Pour ce qui est de ta question, je vais te faire saisir le coup : supposons une route ou un pont à construire. Tu veux que par l’impôt chacun y contribue ?

— Parfaitement !

— Or, pour faire la répartition, puis son prélèvement, faut des employés ; ayant besoin de bouffer, il est tout naturel qu’ils prennent leur nécessaire sur l’impôt qu’ils lèvent, si bien que le populo n’a plus un impôt mais deux à casquer : le premier, pour la route ou le pont, le second pour donner la pâtée aux collecteurs… Passons ; une fois l’impôt encaissé, à quoi l’emploie-t-on ?

— Comprends pas bien !… On l’emploie à acheter les matières premières, à payer les ouvriers, etc…

— T’as bien compris, foutre ! On se sert de l’impôt pour se procurer les matières premières et tout le nécessaire… Eh bien, suppose qu’au lieu d’aller chercher midi à quatorze heures, on ait demandé illico au populo les matières premières et tous les trucs indispensables, on se serait évité la canulerie de l’impôt et on n’aurait pas eu à nourrir pour une besogne inutile la trifouillée de collecteurs… C’est ce que font les ostrogoths dont nous parle ta copine, — ce qui prouve qu’ils ne sont plus aussi niguedouilles que nous.

— Oui, oui, c’est beau ce que tu dis, vieux ; mais les travaux dégoûtants, tels que le nettoyage des rues, la vidange, qui fait tout ça ? C’est bibi qui aurait les pieds nickelés et qui, pour rien au monde, ne voudrait s’embarbouiller là-dedans… et je ne suis pas le seul !

— T’as raison, frangin, réplique la somnambule. Certes, si c’était aussi dégueulasse que dans la vieille France, ça serait vraiment mouche et personne ne marcherait. Heureusement, ça a changé ! Y a plus de sales corvées. Après le grand coup de Trafalgar, qui a aéré la société, c’est à quoi on a d’abord songé ; et il le fallait bien, à moins de crever dans la pourriture. Car, vraiment, fallait un sacré courage et être sous le joug de la terrible nécessité pour se résoudre à barbotter dans la mouscaille des autres.

Comme le jour où les gas ont été libres, personne n’en pinçait pour ces sales farfouillages, des chics types se sont mis la caboche à l’envers pour trouver des trucs. Et ils ont trouvé !

Les égouts ne sont plus les dégoûtantes taupinières d’autrefois, ils sont larges, bien combinés, et toutes les marchandises dégoulinent dedans. Grâce à ces binaises épatantes, ça ne pue pas plus que dans un jardin fleuri. De là, par des machines puissantes, toutes les salopises sont refoulées dans de vastes réservoirs. Là encore, ça ne fouette pas ! Grâce à l’électricité qu’on fait continuellement circuler dans toutes ces cochonneries, toute mauvaise odeur a disparu. Puis, par des trucs chimiques, on fait tomber tout ce qui est solide au fond des réservoirs ; l’eau sort claire et pure, et par une canalisation s’en va à la mer.

Quant à la marchandise solide, qui ensuite n’est pas plus sale à tripoter que de la terre, des machines cureuses l’enlèvent des réservoirs, et, comme elle n’a pas perdu ses propriétés de fumier, on trimballe tout ça dans les champs où ça aide chouettement les récoltes à pousser.

— Sache donc, l’Échalas, que ce que raconte la copine pourrait être pratiqué aujourd’hui, si les bourgeois y trouvaient profit : en effet le truc électrique pour désampuanter les ordures et le bouillon des égouts est trouvé depuis des années, — y a qu’à l’appliquer.

— o —

Causer engendre la soif. On s’est donc reposé en cassant le cou à un litron :

— Ce qu’il doit y avoir des tireurs à cul et des flemmards, dans ton pays de rêve, objecte l’Échalas au bout d’un moment.

— Oh, que tu es bien de ton époque ! réplique la somnambule. Tu es farci du préjugé bourgeois en vertu duquel, plus on est fainéant, moins on travaille, plus on est considéré. Que sont les richards, sinon une bande de feignasses.

Eh bien, sache que la paresse est un produit de la Société bourgeoise, qui disparaît là où il y a liberté. Si dans les ateliers et les usines capitalistes, il y a des prolos qui ne veulent pas en foutre une datte, c’est très compréhensible : le travail leur est imposé et la plupart du temps, le métier qu’il leur faut faire les dégoûte.

Dans la Société de l’avenir, il n’en est plus ainsi : de même qu’il ne vient à aucun l’idée de se passer de manger, de même personne ne songe à se passer de travailler ou de penser. C’est pour tous un besoin naturel : il est aussi nécessaire de faire fonctionner ses bras, que son cerveau ou son ventre. Et on a d’autant plus d’entrain et d’activité qu’on va aux travaux qu’on gobe et qu’on s’y adonne suivant ses forces, — de même qu’on mange des plats qu’on aime et à son appétit. Le pire des maboulismes est de vouloir courber tout le monde sous un joug uniforme : travail égal ! nourriture égale ! Les uns attrapent des indigestions de mangeailles, les autres des indigestions de travail. Laissez donc l’individu se rationner lui-même en tout et pour tout.

C’est ce qu’on fait dans la Société de l’avenir, — et ça donne de mirobolants résultats !

Y a plus la division bêtasse de travailleur manuel et de travailleur intellectuel, pas même celle d’ouvrier d’industrie et d’ouvrier des champs. Chacun est l’un et l’autre à son gré, suivant sa fantaisie.

La production industrielle se fait dans de grandes usines, de vastes ateliers, où le machinisme a acquis un développement fantastique. L’homme n’est plus l’esclave de la machine mais bien son surveillant : tout est combiné pour éluder la fatigue physique et l’enkylosement des membres.

Et ce qu’on débite de production est inimaginable ! Quelques centaines de tailleurs, travaillant trois ou quatre heures par jour, suffisent à frusquer, pour leur année, 100,000 individus. Il faut encore moins de cordonniers pour chausser le même nombre d’hommes. Et ainsi est-il dans toutes les branches de l’activité humaine.

L’agriculture, elle aussi, a fait des progrès mirobolants ! Les paysans ne sont plus ces malheureux types, plus rapprochés de la bête de somme que de l’homme qui, dès le soleil levé jusqu’à son coucher, trimaient terriblement, l’échine ployée sur la terre, tellement ployée que, devenus vieux, ils restaient pliés, le dos en cerceau, la tête en bas.

Tout ce qui entravait la culture a été fichu en l’air : les clôtures, les murs, les haies, qui encerclaient les lopins de terre des paysans ont été fichus en bas ou arrachés. La terre est ainsi devenue indivise et grâce à la disparition de toutes les sangsues qui dégorgeaient le cultivateur (prêteurs d’argent, propriétaires fonciers, percepteurs, etc.) on s’est aligné, pour lui faire rendre le plus possible.

Dès l’abord, quantité de cul-terreux ne voulaient rien savoir : ils ne voulurent pas mettre leurs terres en commun et continuèrent à les cultiver individuellement. On les laissa faire ! La grande culture fut donc réservée aux gros domaines des richards et des couvents évanouis. Là, des paysans à la hauteur mirent en pratique les machines agricoles, les engrais chimiques et autres fourbis. Le résultat fut splendide : grosses récoltes avec peu de turbin.

L’exemple amadoua les voisins et, d’eux-mêmes, ils demandèrent à ajouter leurs lopins aux terres communales.

Y a encore quelques grognons qui restent parqués sur leurs maigres lopins, mais comme ils ne gênent personne et que personne ne veut porter atteinte à leur liberté, on les laisse bibelotter à leur guise.

Ce qui est galbeux, c’est quand vient la saison des grandes récoltes, de la fenaison, de la moisson, des vendanges. Dans ces moments, les bons bougres des villes émigrent en caravane à la campagne, histoire de donner un coup de main aux paysans, et aussi de se mettre au vert.

Grâce aux faneuses, aux moissonneuses et aux batteuses, tant électriques qu’à vapeur, le turbin autrefois si rude de la fenaison et de la moisson s’accomplit en douce : c’est une jubilation générale et une occase de fêtes.

De même pour les vendanges : y a de l’entrain, c’est des rigolades à n’en plus finir… Copains et copines se barbouillent le museau de raisin et se becquottent avec amour.

Dans les mines, de même que partout, l’amélioration est faramineuse : les galeries sont larges et aérées, les mineurs ne font plus concurrence aux taupes, à gratter à plat ventre ou sur le dos, toujours risquant les coups de grisou. Des machines perforeuses arrachent le charbon, d’autres le chargent sur les bennes et les mineurs ne sont là que pour surveiller les esclaves mécaniques.

Dans les hauts-fourneaux, de même que dans les verreries, grâce à l’électricité, on fond les métaux et le verre sans que les ouvriers qui s’occupent de ce turbin soient cuits par la chaleur. Grâce à de chouettes binaises, tout s’accomplit sans grands fracas ni esquintements pour les travailleurs.

Plus que tout ça encore, sont belles à voir les colossales entreprises qui exigent l’activité de milliers et de milliers d’hommes : constructions de chemins de fer, creusements de canaux ou autres fourbis gigantesques.

Des gas à la hauteur ont mis la chose en train, ont fait de la propagande autour de leur idée, par des conférences ou des publications distribuées gratuitement. Puis, quand l’approbation leur vient, on passe à la mise en pratique : de tous côtés, les chemins de fer amènent des volontaires, des victuailles et des matériaux, — on s’attelle librement au turbin et ça ronfle ferme !

— Pardine, que j’interviens, la manigance n’est pas nouvelle : c’est grâce à des joints pareils, initiative et coopération volontaire, que dans l’époque de cafarderie du Moyen-Âge, se sont construites les cathédrales.

Oui, on les a construites sans emprunts, ni sociétés financières. Et c’est du beau turbin, c’est solide !

Un noyau de bougres intelligents, farcis d’initiative, accouchaient des plans, s’alignaient pour le bon ordre des travaux, « organisaient » le fourbi.

Puis, de tous côtés, s’amenaient des volontaires qui, pour quinze jours, un mois, six mois, — aussi bien riches que pauvres, — s’attelaient librement au turbin, si dur qu’il fût. Ceux-là partis, d’autres rappliquaient en foule. Et ça faisait le va-et-vient : les volontaires ne manquaient jamais !

Pour faire croûter cette fourmilière, des villes environnantes, des petiots villages lointains, d’autres volontaires envoyaient des montagnes de mangeaille, des tonneaux de picolo.

Ça ronflait ! Le trimballage des pierres énormes, le gâchage du mortier, tout le diable et son train s’accomplissaient en douce. Pour se reposer on chantait des cantiques, on pinçait un rigodon.

Et la cathédrale montait, montait !…

Finie, elle ne devait rien à personne : elle était l’œuvre des générations vivantes qui n’avaient pas, — comme dans notre société aussi crapuleuse qu’imbécile, — pour se payer une fantaisie, endetté les générations à venir.

Cet emballement qui a fait les cathédrales reviendra. Qu’on ait de la liberté, qu’on respire à pleins poumons, et vous verrez ce que la vie sera galbeuse à vivre.

La cathédrale a été une déception : elle a douché les enthousiasmes. En les édifiant, les populos avaient eu l’illusion de se sauver du malheur — mensonge !

Mais, demain — quand on aura ses coudées franches — les emballement refleuriront.

On ne refoulera pas aux gigantesques besognes : on y aura d’autant plus d’entrain qu’on en verra l’utilité, le bon côté immédiat.

Aussi, ma fille, ce que tu jaspines ne m’épate pas : c’est ainsi que ça doit se passer dans la société harmonique que tu as la veine d’entrevoir dans le bleu de l’avenir.

— o —

— Crédieu, quel beau gâchis, si dans ce monde-là y a ni lois, ni gendarmes, ni juges !

C’était encore l’Échalas qui lâchait sa bonde.

— Où as-tu vu, je lui réponds, les types dont tu parles empêcher un crime ? Ils arrivent comme les corbeaux après la bataille, quand tout est fini : ils reniflent dans tous les coins et, de même qu’un clou chasse l’autre, pour faire oublier le crime commis, ils en perpètrent un second : au nom de la loi on tue le coupable (plus malheureux que coupable) ou, suivant les cas, on se contente de lui enlever sa liberté, — crime presque aussi grand que de lui enlever la vie.

Et cette préservation qui n’en est pas une nous coûte rudement chérot ! On sue des millions tous les ans pour engraisser toute la racaille justiciarde. À bien voir, c’est nous les dindons : les chats-fourrés et leurs copains nous montent le job avec leur prétendue fonction de préservation sociale, — leur métier consiste uniquement à protéger les richards contre le populo, — voilà le vrai !

Mais ce n’est pas tout : il s’agit de savoir pourquoi il y a des criminels ?

En reluquant autour de soi, on constate que dans la catégorie des crimes, c’est ceux contre la propriété qui dominent : des roublards barbottent pour faire concurrence aux bourgeois et vivre à ne rien fiche ; d’autres surinent pour voler, etc. Sur dix crimes ou délits, neuf ont pour cause la propriété.

Donc, une fois le puant distinguo du tien et du mien mis au rancard ; quand chacun aura sous la main et sous la dent l’existence assurée, pourquoi diable un type se servirait-il du surin ou de la pince-monseigneur ?

Reste le dixième crime : celui-là est commis par un fou ou un type surexcité par la passion.

— Ces crimes-là, eux-mêmes, père Peinard, intervient la somnambule, sont en décroissance dans la Société harmonique :

Parlons d’abord de la folie, — y a plus guère de maboules et leur nombre va toujours en diminuant.

Les pauvres bougres sont soignés dans de vastes maisons de santé, chouettement aménagées. C’est pour ainsi dire des maisons de verre, tellement tout s’y passe au grand jour : y pénètre qui veut. D’ailleurs, y a pas de séquestrations arbitraires ; c’était bon autrefois : alors la gouvernance faisait boucler les types qui la gênaient ; des richards graissaient la patte aux médecins qui, moyennant finances, déclaraient fou un parent gêneur… Mais dans une société où il n’y a ni gouvernance ni propriété, personne n’a intérêt à commettre semblables crapuleries.

Au surplus, il est rare qu’au bout d’un certain temps, les malheureux soignés dans ces maisons n’en sortent pas complètement guéris.

Il en est des hommes comme des chiens : il est reconnu que chez les cabots, la rage est occasionnée surtout par la contrainte qu’on leur impose. La preuve en est qu’à Constantinople, où les chiens vivent par bandes dans les rues, sans maîtres, y a jamais de cas de rage, malgré la chaleur faramineuse.

De même la folie humaine est un résultat de l’autorité et de l’exploitation ; la surexcitation, l’angoisse, sont le lot de tous dans une société où, au lieu de s’harmoniser, les efforts se font une concurrence féroce et stupide ; où, quand on n’est pas écrabouillé soi-même, on écrabouille toujours quelqu’un… Rien de drôle que la folie s’en suive !

Il est naturel aussi qu’une fois les causes anéanties, la maladie s’éclipse.

Quant aux crimes passionnels, eux-mêmes sont rudement à la baisse. Ils proviennent d’une sale conception : dans la société bourgeoise, où tout est la propriété de quelqu’un, la femme ne fait pas exception à la règle.

Dès qu’elle est en puissance de mari, le papa passe ses droits de proprio au type qui, dorénavant, la considère comme un ustensile appartenant à lui seul. Si quelqu’un y met un doigt, ça froisse ses sentiments de proprio : il grince des dents, voit rouge… et un crime passionnel s’ajoute à la liste !

Comme à tout, le seul remède à ces monstruosités est la liberté.

De même, ce qu’on ne voit plus, c’est des jeunesses se suicider par amour : quand les enfants étaient la propriété des parents, défense leur était faite d’avoir des amourettes selon leur cœur ; l’intérêt de la famille primait tout. Aussi le résultat était propre : à chaque instant, des pauvres gosses, tout débordants de vie s’escoffiaient pour échapper à l’autorité familiale.

Maintenant toutes entraves sont éliminées et ils s’épanouissent en liberté.

Dans la société harmonique, tout ce qui est vivant est autonome : les choses manufacturées, résultats des efforts musculaires et cérébraux, les productions de la nature, appartiennent à tous et à chacun. Nul ne s’en dispute la jouissance, l’abondance rendant les querelles inutiles.

Il n’en est pas de même de l’être humain, il s’appartient ! À aucun moment de son existence nul n’a de droit sur sa personnalité ; même tout petiot, nul ne songe à faire peser sa volonté sur lui.

Le respect que chacun a pour son semblable a modifié de riche façon les rapports et les relations.

Ainsi, en amour, on ne conçoit rien en dehors de la liberté : il ne vient à l’idée d’aucun ou d’aucune d’imposer ses baisers à qui les refuse. Les relations sexuelles ne sont plus un dégoûtant marchandage, une prostitution légale, sous forme de mariage : nulle arrière-pensée d’intérêt mesquin ne trouble les cœurs, aussi la franchise est entière. Ceux qui s’aiment n’ont d’avis à demander à personne, aucun ne s’offusque ou ne s’étonne de leurs actes : les amoureux n’engagent qu’eux, — et se dégagent aussi à leur gré.

Tous les préjugés sur l’amour s’étant tureflutés, querelles familiales, jalousies, déceptions et brutalités ont disparu aussi.

En outre, la femme s’est élevée, autant intellectuellement que moralement. L’instruction intégrale, commune aux deux sexes, a élargi son cerveau et lui a donné une confiance en elle qui la rend bougrement différente des petites guenons bourgeoises.

Elle est réellement devenue l’égale de l’homme ; aussi, dans bien des cas, elle prend part à ses travaux. Ce qu’il y a de rupin, c’est qu’en s’élevant cérébralement, elle n’a perdu aucune de ses qualités féminines et qu’elle a, au contraire, gagné en beauté.

D’autre part, elle s’est émancipée matériellement : elle n’est plus le souillon toujours en train de récurer des casseroles ou de ravauder des chaussettes. Elle n’a plus voulu se soumettre à cet esclavage et elle a eu raison.

Ici encore on a tourné la difficulté par des découvertes galbeuses : la cuisine se fait à l’électricité, conséquemment y a plus de casseroles à récurer ; y a plus de détritus, ni de cendres, non plus que de fourneaux à faire reluire.

Ceux qui en pincent pour faire la popotte chez eux n’ont donc pas de gros tintouins : ils n’ont qu’à tourner un robinet électrique et ils ont de la chaleur à gogo.

Pour ce qui est de la vaisselle, on l’expédie dans les lavoirs spéciaux où fonctionne une mécanique, inventée depuis belle lurette, qui la lave sans arias.

Au surplus, les habitudes se sont modifiées grandement : la plupart du temps on boulotte dans les restaurants, soit dans des salles communes, soit dans des chambres séparées. La cuisine y est faite chouettement, — elle y est sûrement meilleure que chez les bistrots les plus huppés de la vieille société bourgeoise.

— Alors, s’exclame l’Échalas, on s’en va briffer là-dedans au grand œil ? suffit d’entrer, de s’asseoir et de commander pour être servi. C’est bath aux pommes ! Seulement, mince de chamailleries qu’il doit y avoir : comment fait-on pour répartir les meilleurs morceaux, les perdreaux, les poulets et les truffes… Tout le monde doit en vouloir.

— Eh non ! pas autant que tu crois. Y a des choses dont on mange peu et non beaucoup ; puis il y a la diversité de goûts qui fait l’harmonie ; aujourd’hui même, y a des gas qui préfèrent un bifteck à un perdreau.

Non, mon cher, on ne se dispute ni les perdreaux, ni les truffes, ni les poulets. Ce qui te fait supposer ça, c’est que tu en es privé. C’est l’histoire des gosses qui entrent en apprentissage chez un pâtissier : la première semaine, ils s’empiffrent de gâteaux à s’en faire péter. Au bout de huit jours, ils sont rassasiés et n’y font pas plus attention qu’à une croûte de pain.

C’est kif-kif dans la Société de l’avenir.

Il faut d’ailleurs ajouter que le gibier lui-même, est assez en abondance pour satisfaire les envies passagères : on en a fait l’élevage en grand et, tout en le domestiquant, on a trouvé le moyen de lui garder tout son parfum, de manière à contenter les gourmets les plus tatillons.

Quant aux truffes qui te semblent un luxe épatant, on les fait pousser aussi sans grands frais et en quantités.

Et puis, si tu arrives dans un restaurant, même aujourd’hui, que tu demandes un perdreau et qu’on te dise : « il y en a plus, votre voisin mange le dernier… » tu ne vas pas sauter à la gorge du type, et lui bouffer son perdreau, — tu demandes autre chose. À plus forte raison en est-il de même dans la société harmonienne où les mœurs sont autrement douces qu’actuellement.

Les habitations peuvent être classées en deux grandes catégories : les maisonnettes, avec jardin à l’entour, où logent un groupe d’amis ou une famille. Tout le confortable possible y est empilé : eau froide, eau chaude, salle de bains, lumière, chaleur, téléphone, jusqu’à des tubes pneumatiques, par où sont expédiées des provisions d’un volume pas trop énorme.

Dans ces chalets perchent ceux qui en pincent pour le « chez soi ».

D’autres habitations, en rapport avec des habitudes moins casanières, ont une vague ressemblance avec les « six étages » bourgeois, — ressemblance simplement extérieure, car à l’intérieur les chambres sont vastes et le plafond en est élevé. Puis, y a pas d’escalade à faire : les ascenseurs sont là pour vous monter et vous descendre.

Dans ces hôtels logent ceux que l’existence de famille ou de groupe ne botte pas ; leur vie est plus individuelle, car ils n’ont pas à s’occuper des menus soins de ménage auquel il faut faire face dans le premier genre d’habitations.

Inutile de dire que la domesticité y est dans le seau : y a plus de larbins ! On se rend des services mutuels, sans attacher la moindre idée d’infériorité à tel ou tel travail : c’est un échange continuel de bons procédés, — maintenant on rend service aux autres : tout à l’heure c’est eux qui vous rendront service.

Ça a rudement simplifié la vie : on ne voit plus de ces pimbêches, kif-kif les poufiasses de la haute, passer leur journée à se bichonner, se faire coiffer, essayer des toilettes gondolantes. Les relations ont une simplicité galbeuse qui ensoleille l’existence.

Cette disparition du désœuvrement bourgeois a donné un rude élan à la vie artistique et intellectuelle. Il n’y a pas d’individu qui, outre une profession manuelle l’occupant quelques heures, ne s’adonne avec passion à une œuvre artistique.

Sur les théâtres, magnifiquement aménagés, des troupes d’acteurs volontaires jouent des pièces démouchetées.

De beaux bouquins, admirables comme impression, sont édités par des groupes, — toujours recrutés par affinité.

Des peintres qui, autrefois, n’auraient pas eu les moyens de se développer, donnent un libre essor à leurs aptitudes et accouchent de peintures mirobolantes. L’art officiel étant crevé avec son protecteur l’autorité, leur initiative n’est pas gênée dans les entournures par le respect du passé ou étouffée par l’enseignement des écoles.

En toutes les branches le goût s’affine, et le niveau cérébral s’élève bougrement.

Là où l’individu seul ne peut parvenir à créer son œuvre, il s’associe à d’autres et de ces groupements sortent de chouettes bricoles.

Ainsi ont été fouillées et sculptées les pierres des monuments et couvertes de lumineuses décorations toutes les surfaces libres : aussi bien les murs des salles d’attente des gares que ceux des restaurants et des grands halls de réunion.

C’est ça qui est rupin, les réunions ! Y en a partout et sur tout : littérature, sciences, art, améliorations sociales, etc. Chacun grimpe à la tribune et jaspine son avis en toute liberté : y a naturellement pas de président qui lui coupe la chique. Ceux qui prennent la parole dégoisent leur boniment sans magnes ni flaflas : comme y a pas d’assiette au beurre où mettre un doigt, ils se bornent à expliquer clairement leur idée, sans chercher à fiche de la poudre dans les yeux des auditeurs.

C’est dans les réunions que les idées nouvelles sont d’abord émises. Celui qui lance une idoche dans la circulation se grouille pour grouper autour de lui des frangins qui l’approuvent. Quand il y a un noyau assez important, les gars passent à un autre genre d’exercice : ils publient sur la question des brochures, des journaux, des placards dont ils inondent le patelin.

Si l’idée est chouette, elle fait son chemin et dès que le demi-quarteron d’initiateurs a fait assez de recrues, on s’attèle à sa réalisation. Comme y a pas d’intérêts en opposition, les résistances qui se mettent en travers d’une application nouvelle sont minimes. En tous cas, jamais la majorité ne coupe la chique à la minorité, — on ne connaît plus ces sales divisions ! Du moment qu’un groupe — ne fût-il composé que de trois pelés et d’un tondu, — a quelque chose dans le ciboulot, ceux qui ne marchent pas avec pourront leur refuser aide et appui, mais jamais ils ne seront assez maboules pour leur foutre des bâtons dans les jambes.

— o —

— Fort bien ! Tu nous jactes ça en douce. Mais les loupiots ? Je voudrais bien savoir s’ils poussent kif-kif les champignons, avec un alignement social de ce calibre ? interroge l’Échalas.

— Tu t’imagines peut-être qu’on les laisse à l’abandon et que personne ne veut s’en occuper. Que tu es cruche !

Jamais les gosses n’ont eu autant de caresses que dans la société harmonique et ça se comprend : quand ils s’amènent, aucune arrière-pensée ne refroidit la joie de leur naissance : ils ne sont jamais une charge, car les bouches nouvelles ne rognent la part de personne.

Lorsque le môme sort de sa coquille, c’est habituellement la mère qui le nourrit, secondée par des trifouillées de copines ; si la maternité ne lui dit pas, on ne lui jette pas la pierre, et l’enfant n’est pas privé de soins pour cela : il ne manque pas de bonnes femmes qui sont le contraire de ces mères insouciantes et qui ont l’instinct de la maternité rudement développé : elles se chargent du petiot et il est cajolé et dorloté, je vous dis que ça !

Quand l’enfant tient sur ses quilles, son éducation commence. Oh ! mais, instruction et éducation n’ont rien de commun avec la dégoûtation baptisée « instruction obligatoire » par la république bourgeoise. Au lieu de chercher à gaver l’enfant, à l’empiffrer de récitations qu’il ne comprend pas, on s’occupe d’éveiller son intelligence, de l’apprendre à penser et à réfléchir.

C’est d’abord dans les « jardins d’enfants » (un truc appliqué depuis belle lurette en Allemagne) qu’il s’instruit tout en s’amusant.

Plus tard, les deux sexes toujours élevés en commun, c’est mutuellement que les jeunes gens s’instruisent ; quand une question vient sur le tapis, il la discutent et l’approfondissent, le plus ferré sur le sujet expliquant le fourbi. Quant à celui qui fait les fonctions de professeur, il n’est pour les élèves qu’un ami plus âgé se bornant à élucider un point obscur, à le faire mieux concevoir, — mais jamais il ne se targue de son savoir, jamais il ne fait acte d’autorité, jamais n’ordonne ou n’impose une leçon ou un devoir.

— Ah bien, ce que les gosses doivent être teignes ! s’exclame l’Échalas.

— Encore une erreur ! N’ayant pas de contrainte, n’ayant aucune règle à enfreindre, les gosses ne sont plus les polissons que tu crois. Ils n’ont plus cette méchanceté hargneuse qui les portait à faire de mauvaises niches et à torturer les faibles, — se vengeant ainsi de toutes les mistoufles qu’on leur faisait endurer.

Ils sont joyeux, turbulents, mais ils ont de grands espaces à eux et leurs rigolades ne gênent personne.

Quand ils sont dans les salles d’étude, ils discutent, — c’est fort bien. L’envie leur vient d’aller se promener ou jouer, — c’est encore bien. On considérerait comme un crime de gâter les pures joies de leur premier âge par des interdictions aussi idiotes qu’inutiles…

Ah, mes amis, je vois encore des tapées de choses… Mais, tout vous dégoiser est impossible… Et puis, j’en peux plus, je suis lasse…

— Bois un coup, ma fille, ça te remettra le cœur en place !

Au fait, la somnambule n’avait pas tort d’être éreintée ; ç’eût été mufle de la cramponner davantage.

— Tonnerre, tu nous as rudement tourneboulé avec ton histoire, réplique l’Échalas, en reposant son verre qu’il venait de siffler d’une goulée. Seulement, hélas, y a un sacré cheveu : on ne verra pas ça !

— Heu, heu, qu’en sait-on ? Qui peut dire ce que nous réserve demain ? Écoutez, faut jamais désespérer du temps présent : si avachi, si loin de toute grande pensée que semble le populo, faut pas croire qu’il est vidé et qu’il n’a plus rien dans les tripes. Tous les jours du sang nouveau vient vivifier l’humanité ; tous les jours de nouvelles générations poussent.

Ne désespérons pas !

Tenez, un exemple : en 1783, peu avant sa mort, un bougre rudement épatant, Diderot, découragé, écœuré de voir que la pourriture montait, gangrenant de plus en plus la France, prédisait la putréfaction complète : pour lui c’était un peuple foutu !

Eh bien ! six ans après, ce peuple que Diderot avait cru masturbé, fini, vidé pour toujours, fichait la Bastille en bas, et, continuant le mouvement, faisait valser les aristos et coupait le cou au roi…

Ne désespérons pas !

Sur ce, buvons une dernière verrée à la santé de cette société galbeuse que la frangine a reluqué dans le lointain… Buvons à sa prochaine venue !…

Et maintenant, je vous plaque ! »

— o —

Quand j’eus dévalé de la roulotte, il était bougrement tard ; la fête était bouclée, on n’entendait sur les trottoirs que les bottes des flicards se traînaillant à la recherche d’un bistrot entr’ouvert, — pour se faire rincer.

La tête farcie de tout ce que je venais d’entendre, je me suis rentré dans ma tanière, — et toujours me revenait la question :

« Quand ça viendra-t-il ?… Quand ça viendra-t-il ?… »