Fantômes et Fantoches/Texte entier

Plon-Nourrit et Cie (p. i-327).

PRÉFACE



Ce livre n’est peut-être pas inutile ;

Car je l’ai désiré un délassement pour l’esprit du lecteur, une suite de spectacles reposant de « la vie des affaires » par contraste ;

Sous peine de devenir fatigants, ces spectacles devaient être dissemblables entre eux ;

Voilà pourquoi ce livre est un recueil.

J’ai tenté d’en faire un vitrail heptachrome, employant une seule couleur et toutes ses nuances pour un seul conte, chacun de ceux-là formant un camaïeu ;

Et je me suis plus inquiété de la disposition à donner aux plombs et de l’intensité à fournir aux teintes que de prévoir les choses qu’à travers cette mosaïque diaphane on aurait à regarder.

L’œuvre achevée, c’est une frise de chimères ;

Elles se suivent, sept, non aussi variées de ton ni distinctes par le dessin que je les eusse souhaitées pour le divertissement des yeux ;

Au travers, on aperçoit, par-ci par-là, des lambeaux du Vrai, pas assez peut-être ;

Toutefois, lorsque la Vérité est imperceptible, ce n’est pas que des mensonges se dressent de l’autre côté de la verrière, c’est qu’alors, celle-ci, je n’ai pas su la rendre transparente, mais translucide seulement ; et si l’on ne découvre qu’une chimère, elle est une image de verre cerné de plomb, et l’on connaît bien que ce n’est autre chose.

L’écrit n’enseignera donc rien, ou presque, pas même des erreurs ;

Aussi bien, les ouvrages instructifs n’étant point pitance de savants — que leur apprendraient-ils ?les écrire, c’est se priver très à l’étourdie de lecteurs considérables.

Pour cette raison décisive, et aussi par essence, le livre, somme toute, est futile ;

Ses pareils sont toujours opportuns,

Et celui-ci vient d’autant plus à son heure qu’il n’est pas d’actualité ;

Pourtant, ces motifs ne justifieraient pas son existence si je n’étais persuadé que, parmi la multitude des livres, les plus frivoles ne sont pas les moins profitables.

V. S. V.

LE LAPIDAIRE

À Monsieur Henri De Régnier.

LE LAPIDAIRE


i


Il y avait à Gênes, sous le dogat d’Uberto Lazario Catani, un lapidaire allemand fameux entre tous les marchands de pierreries.

C’était une époque favorable aux célébrités pacifiques :

La peste, dont la dernière épidémie avait fait des ravages très meurtriers, ne sévissait plus depuis deux ans ;

Entre Venise et sa rivale, la haine séculaire mourait dans une lassitude et un affaiblissement militaire reciproques ;

Enfin, Andrea Doria venait de délivrer sa patrie en chassant les Français, et dans Gênes indépendante il avait constitué un nouveau gouvernement républicain dont la force et l’harmonie promettaient une ère florissante de paix intérieure. Là était l’important ; car les Génois, prenant parti dans les querelles pontificales contre le pape ou contre l’empereur, entraînés dans les dissensions urbaines vers l’une ou l’autre des grandes familles ennemies, poussant au pouvoir telle classe de la population qu’il leur convenait, puis encore divisés sur le choix des prétendants, allumaient la guerre civile à propos de futilités, et jusqu’alors ce n’avait été que perpétuels combats entre Gibelins et Guelfes, Spinola et Grimaldi, noblesse et bourgeoisie, amis de Julio et partisans d’Alberto, discorde au sein des factions et bataille dans la bataille.

Mais tout cela, disait-on, n’était plus qu’un passé regrettable.

Sur l’ordre d’Andrea Doria, une fusion s’opérait : les patriciens adoptaient les bourgeois sans trop récriminer et l’on célébrait d’assez bonne grâce des mariages mixtes.

Le calme régnait donc, et les citadins s’adonnaient au commerce avec une ardeur inusitée, heureux de ne plus voir dans les rues ni cadavres de pestiférés, ni matelots prêts à partir contre un Dandolo, ni gens d’armes de France, ni surtout ces horribles flaques de sang caillé, témoignages d’émeute ou de rixe, vestiges funèbres que d’ordinaire l’homme épouvanté rencontre si rarement et dont naguère les Génois se détournaient à chaque sortie sans y pouvoir accoutumer leur répulsion.

De tout temps, les étrangers les moins proches s’étaient mis en route afin de visiter la Ville ; mais l’annonce de cette tranquillité inespérée avait multiplié leur nombre. Plus de cavaliers montés sur de robustes palefrois, à cheval entre la valise et le porte-manteau, et suivis de leurs serviteurs, franchissaient les portes bastionnées des remparts ; et surtout, on voyait débarquer, à l’arrivée des nefs moins rares une recrudescence de passagers, le fait étant bien connu dans le monde que l’on devait atteindre Gênes par mer à cause du spectacle. Rien de plus exact ne fut jamais vérifié. Mais si le tableau se trouvait être véritablement grandiose, il semblait fort énigmatique à ceux qui l’admiraient pour la première fois. Aussi les voyageurs de l’océan comme ceux de la terre, accostés dès l’arrivée — fussent-ils ruisselants à l’égal de tritons ou plus poussiéreux que meuniers — par les guides, dont la race est éternelle, se rendaient-ils en leur compagnie sur le môle, d’où l’on découvrait la même vue que du large en l’écoutant expliquer.

Le môle s’avançait dans le golfe au-devant de la pointe naturelle du phare. Ces deux digues, l’une au levant, l’autre à l’occident, enserraient le port constamment sillonné de navires ; elles le défendaient contre les flots et laissaient libre entre elles un large chenal d’entrée et de sortie.

Des quais, la Ville s’échelonnait sur une colline abrupte et la couvrait tout entière de toits pointus, de terrasses et de murs blancs. Elle paraissait bâtie afin que chaque maison pût voir la mer, et la cité maritime formait une tribune aux cent gradins, préparée, semble-t-il, pour quelque naumachie colossale. La crête d’une montagne aride découpait derrière elle un horizon très élevé, couronné de forteresses et de monastères qui se ressemblaient ; et Gênes profilait sur cet écran morose et menaçant la silhouette plus claire de son amphithéâtre. À voir cette disposition en escalier, on avait tout de suite l’idée que les différents ordres d’une population si partagée habitaient chacun le degré correspondant à la hauteur de sa condition sociale. On se trompait : la ville basse passait pour la plus riche, la proximité du port attirant de ce côté les marchands, et elle possédait, comme la ville supérieure, ses palais. Ils étaient visibles du môle — car la vue de cette cité presque verticale en donnait le plan — et les guides, esprits méthodiques, après avoir fait admirer la ceinture inexpugnable de Gênes entourée par l’eau de la mer et du Bisagno, par des citadelles et des fortifications — ce qui faisait sourire les sujets du feu Louis XII — désignaient les édifices :

— San Lorenzo ! San Marco ! Le palais d’Andrea Doria !

— Où donc ?

— Pas loin de la Lanterna… Tout près de la rive… Contre le mur d’enceinte et en dehors… au milieu de jardins, ce grand château…

— Parfaitement. Doria, c’est le doge, n’est-ce pas ?

— Non ! Il a refusé le bonnet. Le commandement de la flotte espagnole lui laisse peu de loisirs, et Doria persiste à servir l’empereur, disant ne pouvoir mieux obliger les siens qu’en leur conservant un allié si considérable. La guerre pourtant lui donne du répit ; le voilà parmi nous depuis quelque temps jusqu’aux expéditions prochaines. Il est tout-puissant et le doge lui demande conseil. Les hommes de sa trempe ne devraient pas mourir, et ses cheveux sont blancs…

Puis, le boniment, récité à la façon d’une confidence, accentué de mimiques affairées, larmoyant parfois, présomptueux souvent, emphatique toujours, se poursuivait à l’occasion d’autres castels :

— Cette tour est celle de l’arsenal, effroyable magasin de la mort ! Au centre de la Ville, s’élève le palais ducal. Que Dieu protège le doge ! Voici, dans le quartier bas, N. Dona dell Grazie ; la terrasse de l’orfèvre Spirocelli, voisine de l’église, s’aperçoit fort nettement. Quel artiste !… Je vous conduirai chez lui ; vous achèterez là des bijoux délicieux, agencés selon les règles récentes de l’art… Et voyez-vous maintenant, à une portée d’arbalète de cette maison, celle dont la toiture bleue est percée de quatre fenêtres ? C’est la demeure d’Hermann Lebenstein, le beau-père de Spirocelli, le roi des lapidaires, une des gloires génoises ! Il possède une merveilleuse collection de pierres. Par la Sainte Madone ! on ne saurait tarder davantage à connaître un tel trésor, car il pourrait payer la rançon de toute la chrétienté, si les mécréants venaient à la capturer !

Alors, à travers le dédale des ruelles, les voyageurs accompagnaient leurs guides, et quand ils les questionnaient au sujet de ce lapidaire aussi renommé que San Lorenzo, l’arsenal ou Doria, les Italiens rusés faisaient mine de ne pas entendre et nommaient obséquieusement les passants de qualité : Marino, Garibaldi, Fiescho…

ii


Dans la rue des Archers, étroite et montante, les étrangers, fort intrigués, s’arrêtaient devant une habitation de belle apparence dont la porte et les fenêtres aux croisillons de pierre étaient surmontées d’une accolade sculptée retombant à droite et à gauche des ouvertures en cordons rigides, fruités de raisins à leur extrémité.

Le battant de chêne, poussé, donnait accès dans une salle lambrissée d’armoires où, derrière une table encombrée de balances, de pinces, de cuillers au manche perforé de trous ronds, un jeune garçon se tenait.

— Ce n’est qu’un serviteur, disaient les guides.

Ses petits yeux verts inspectaient les nouveaux venus à l’abri d’un front minuscule encore rétréci par une chevelure courte mais envahissante.

Ayant jugé à quelle sorte de pratiques il avait affaire, le valet s’empressait d’aller quérir son maître, et bientôt un grand vieillard livide accueillait les étrangers d’un sourire souffrant. L’acier cliquetant d’un trousseau de clefs luisait à sa hanche, sur l’étoffe sombre du costume, et l’on se demandait de quel prisonnier ce grave personnage avait la garde.

C’était Hermann.

La bienvenue de cet homme trop pâle et de taille exagérée frappait toujours ses hôtes d’étonnement et les confirmait dans cette pensée émouvante que le logis d’un être aussi anormal devait, en vérité, tenir du phénomène. C’est pourquoi, tout en suivant le large dos parmi l’obscurité d’un couloir, ils ébauchaient, sans même le savoir, des récits merveilleux à l’usage du retour, et ces Ulysses espagnols ou allemands préparaient pour Burgos ou Aix-la-Chapelle la relation incroyable de leur visite au repaire d’un cyclope.

Cependant, le futur Polyphème des fables internationales fouillait dans l’ombre une serrure familière ; il en faisait jouer les combinaisons et l’on entendait glisser avec soumission les leviers pesants de la fermeture compliquée ; une autre clef pénétrait une seconde mécanique ; la détente de ressorts lointains criait douloureusement, presque mélodieuse ; des engrenages grinçaient ; enfin, après un dernier bruit de verrous tirés, sur une protestation ultime de la machine aux rouages embrouillés, venue de Nuremberg, la porte épaisse s’ouvrait.

Alors, toutes les paroles vantardes des guides tombaient dans l’oubli, les mots de collection, musée, galerie, trésor même, qui avaient attiré les curieux chez Hermann, eussent semblé d’une mesquinerie insultante à qui s’en fût souvenu ; mais personne n’avait d’idée, nul n’a pu dire jamais la forme de la salle, ses voûtes, ses fenêtres solidement grillées. Chacun, fasciné, vivait seulement par les yeux agrandis et regardait avec des frissons un spectacle sans pareil dont les histoires les plus invraisemblables n’auraient point augmenté la splendeur, car le vieux geôlier gardait captive la nuit étincelante des étés d’Orient.

Le premier regard, jeté du seuil, ne distinguait dans un demi-jour crépusculaire qu’une infinité de points incandescents ; et rien ne déconcertait comme cette multitude innombrable d’étoiles, si ce n’est le fait de les savoir chacune un joyau sans prix.

Quelle fortune patiente et connaisseuse avait amoncelé une telle profusion de gemmes aussi parfaites ? Et quelle science avait su les disposer si habilement que, dans cet intérieur sombre, elles luisaient comme au soleil ? Cela déroutait l’habitude et la logique. Il fallait qu’Hermann fût prodigieusement riche, savant à l’excès ; et tous ces passants le vénéraient, depuis qu’ils avaient découvert en lui Aristote et surtout Crésus.

Lui, les joues maintenant timbrées d’un petit cercle rose et maladif, demeurait taciturne. À ceux qui, s’étant approchés des vitrines, avaient remarqué certains arrangements des pierres par groupes, par catégories, et lui demandaient la raison de cet ordre, l’esprit de cette classification, Hermann murmurait des réponses d’un laconisme évasif, et les fâcheux ne se risquaient plus à fatiguer de questions ce spectre aux gestes harassés, dont la voix tremblait.

Parfois il se trouvait parmi les curieux quelque orfèvre pour renseigner ses compagnons ; ces jours-là, Hermann souriait davantage et se taisait tout à fait. Mais, c’étaient d’habitude les guides qui, verbeux et importants, faisaient les honneurs du magique firmament et enseignaient à leurs clients d’un jour les erreurs les plus pittoresques.

L’empereur d’Allemagne, le roi de France étaient venus ; mais Charles Quint n’avait rien appris de son hôte impénétrable, et François Ier s’en fût allé de même, sans l’heureuse présence du joaillier de la cour. Encore, un pli moqueur aux lèvres d’Hermann ne cessa-t-il de railler le docte artisan, comme si sa harangue n’eût été que menteries ou balourdises.

Certaine journée, pourtant, un visiteur solitaire s’étant nommé avec le léger accent de Toscane, le lapidaire le conduisit à la célèbre chambre et l’entretint longuement, accordant à cet unique auditeur la grâce qu’il avait refusée aux peuples de la terre, comme à ses monarques.

Or, sa voix devint plus chaude et plus assurée à mesure qu’il parla. Il dit :

— Seigneur Benvenuto Cellini, voici mes gemmes les plus précieuses, celles que je ne vends pas, afin de m’en réjouir les yeux et aussi de peur de ruiner les nations.

Toutes les espèces sont là dans toutes leurs variétés, rangées selon les liens divers, véritables ou supposés, que les lois de la nature ou le caprice des hommes ont mis entre elles.

Voilà le coin des origines.

Regardez cette motte d’argile d’un gris sale à côté de cette boule grossière de silex ; que je les nomme seulement et vous frémirez, car la motte est une gangue et la boule une géode. Je ne les ai pas fait ouvrir ; elles cachent peut-être des pierres miraculeusement limpides ; mais plus loin des choses similaires sont coupées en deux morceaux pour montrer le diamant brut, encore terne, gisant au fond de l’une et la paroi de l’autre tapissée magnifiquement d’améthyste.

Sectionnez maintenant par la pensée tous ces cailloux quelconques apportés de Perse, de Boukharie, de Hongrie, et dont les nuances éteintes sont verdâtres, bleutées ou fadement polychromes ; examinez alors dans la case voisine leurs tranches sciées et polies : ce sont des turquoises, des lapis lazuli, des opales…

Au fond de ce bassin que vous voyez là, où des miroirs versent une resplendissante lumière, des huîtres de Polynésie élaborent lentement leur bijou morbide, et ce banc de moules continue de secréter ici des perles roses commencées sous les flots de l’Océan Indien. Cette autre cuve recèle un buisson de corail chaque jour plus fleuri, les rameaux en sont blancs, teinte inestimable… Mais, pardon, ces commentaires sont superflus et vous connaissez mieux que moi les nids des cristaux, la gestation des grains nacrés et les pépinières sous-marines.

J’espère vous surprendre tout à l’heure par de moindres vulgarités.

— Détrompez-vous, répartit Benvenuto, il est toujours sain d’entendre les gens éclairés redire les vérités que l’on sait, car les imbéciles les répètent parfois, et la parole d’un érudit, venant à les confirmer de nouveau, leur rend la pureté primitive et la certitude. Aussi bien, n’ai-je point ouï disserter des pierreries devant des modèles aussi rares que ceux-là ni disposés si raisonnablement ; et je ne m’attendais guère à contempler dans votre maison des coquilles perlières en exercice, non plus que des bosquets de pierre pleins de vie…

Mais Hermann l’entraîna vers un large panneau couvrant tout le mur principal, face à l’entrée, sur lequel des centaines de tisons semblaient se consumer et, groupés dans des cadres sculptés, formaient des rangs et des colonnes, alignements incompréhensibles qui décelaient un plan mystérieux.

— Ces douze gemmes, reprit Hermann, sont les symboles des douze mois chez les Slaves, et voici le calendrier des Latins. Différence des races : il n’existe pas de concordance entre ces deux fantaisies ; l’attribut d’avril, par exemple, est ici le diamant et là c’est le saphir…

— La saison printanière, fit Cellini, a la couleur des yeux qu’on aime ; c’est folie de la vouloir fixer à jamais et pour tous… mais voilà des années aussi précieuses que le temps lui-même ! Que veulent dire ces assemblages nouveaux ?

— Ce sont, reprit le lapidaire, les groupes des vertus, des fétiches, des médicaments, et des saints.

Les vertus se succèdent de haut en bas, par ordre d’excellence.

— La sardoine qui brille au sommet signifie donc la qualité que vous prisez par-dessus toutes ?

— Oui, c’est l’emblème de la pudeur.

— Peuh ! fit Benvenuto. Alors, cette opale, la dernière, représente probablement le pouvoir de charmer ?

— Vous l’avez dit.

— Mais, reprit l’illustre ciseleur, ces pierres rendent-elles vertueux qui les porte sur soi, ou bien…

— Elles ne sont que des images, fit Hermann ; voici les fétiches, au contraire, qui sont des porte-bonheur, des alliés, écartent les cauchemars et désignent les filons d’or, comme la topaze ; la calcédoine met en fuite les fantômes et rien ne vaut l’améthyste pour chasser l’ivresse.

— Je savais cette propriété, dit Benvenuto, aussi ne m’a-t-on jamais vu paré d’améthystes. Je me plais à mettre l’ivresse au rang des bienfaits les plus respectables et je plains de tout cœur les prélats de ce que l’anneau pastoral enchâsse un joyau si funeste… Après tout, c’est une commodité de le porter non à l’encolure, mais au doigt ; on se dévêt plus secrètement d’une bague que d’un collier. Mais, poursuivons. Voici, m’avez-vous dit, la pharmacie minérale ?

Hermann eut un petit rire, puis, reprenant son visage sévère :

— Ces drogues-là guérissent, répondit-il. Elles rendent la santé à ceux qui croient en elles. La foi remue de même paralytiques et montagnes, et j’ai accompli beaucoup de cures étonnantes parce que le nombre des malades est moins grand que celui des crédules.

— J’admire ces objets inertes qui exécutent de grandes choses sans force, murmura Benvenuto.

— Ils possèdent en tout cas la puissance qu’on leur prête, la plus formidable de toutes, puisqu’elle est à la mesure sans borne de l’imagination ; et puis, que sait-on… peut-être les créatures, rochers, bêtes et plantes, sont-elles reliées par d’obscures affinités…

— Oh…

— Comprenez-moi, dit Hermann en saisissant le bras de l’artiste ; la matière universelle est la même sous des aspects multiples ; nous sommes de l’argile dont se composent loups, reptiles, mollusques, rosiers, mousses, coraux et granits. Insensiblement, par degrés imperceptibles, en pente douce, sans choc, la nature passe du caillou : ombre et stupidité, à Benvenuto Cellini : lumière et génie…

Mais, au lieu de poursuivre sur ce ton, Hermann sembla se raviser et il ajouta seulement :

Or, certains végétaux sont des remèdes efficaces, pourquoi refuser ce titre à des minéraux, à peine plus éloignés de nous dans l’échelle des êtres ?

— Hum ! fit la lumière géniale, vous êtes un flatteur, maître Hermann, car cette escarboucle, — un simple caillou cependant, — jette des flammes que ma pauvre cervelle ne saurait jamais produire.

— Elle guérit de l’ophtalmie, reprit Hermann tout à fait calmé, et sa voisine, l’onyx, arrête les hémorragies ; voici le jade encore : pierre néphrétique ; et le rubis par quoi l’on traite la mélancolie…

— Oh ! l’admirable pierre ! s’écria Benvenuto.

— J’en ai de plus belles, dit fièrement Hermann.

— En effet, voici une émeraude où paraît condensé l’infini glauque de l’Océan.

— Je ne voulais point parler de cette émeraude, dit Hermann. Elle resplendit au tableau des saints pour y figurer Jean l’Évangéliste, et voilà près d’elle saint Mathieu.

— Encore une améthyste !

— C’est, en effet, la pierre des cultes religieux, et les anciens l’avaient consacrée à Vénus.

— Cette religion est plaisante, dit l’incorrigible orfèvre, car les dogmes en sont indiscutables. Améthyste, sois absoute ! Je pardonne saint Mathieu en faveur de Cypris.

Hermann désignait d’autres bataillons flamboyants :

— On a formé des alphabets avec les lettres initiales du nom des pierreries.

Puis, avec un sourire, il ajouta :

Voici de quoi écrire Vénus en dix langues. Nous commencerions par la vermeille qui est ce corindon écarlate ; en sanscrit, il faudrait le remplacer par le diamant : vajira… ; en hébreu…

Mais Benvenuto contemplait déjà une vaste table scintillante. C’était un rendez-vous de toutes les familles de gemmes ; et chaque échantillon pouvait passer pour le plus beau du genre qu’il représentait. Du diamant au jais, l’arc-en-ciel avait répandu sur ces merveilles les mille gammes de son septuor. Les cristaux, d’un volume surnaturel, montraient une eau pure comme le vide, et l’orient des perles les faisait comparer à des rayons de lune roulés aux doigts des sirènes ; auprès de chacune gisait un petit morceau de racine de frêne pour leur conserver longue vie. Les facettes miroitantes de tous les joyaux dénotaient un art de magicien chez l’ouvrier qui les avait taillés ; du reste, Benvenuto s’aperçut bientôt qu’un seul diamantaire pouvait les avoir façonnés de cette manière savante et mystérieuse qui les allumait dans l’ombre.

Hermann choisit au milieu de cette constellation un astre blond :

— Qu’est cela ? dit-il.

— Topaze, répondit Benvenuto.

— Non pas : saphir. Et comment nommerez-vous ce brillant bleu ?

— … Diamant de Cypre, fit en hésitant Benvenuto qui n’osait pas prononcer : saphir.

— Non, triompha Hermann, c’est un béryl, une émeraude !

— Mais, cependant…

— Tout le prouve : les brisures des pierres cassées, leur densité, leur contexture, leur composition.

— En vérité, avoua le Florentin, je n’aurais jamais supposé cela ; mais votre saphir et votre émeraude ne pourront manifester aux yeux du monde tous leurs mérites, puisque le plus intéressant est justement de paraître ce qu’ils ne sont pas. Il siérait aux Vénitiens dans les mascarades du carnaval d’en étaler de semblables : tout en eux serait déguisé, même la parure.

— Si quelqu’un désirait se travestir, repartit Hermann, je pourrais lui prêter ce costume. Il est en soie brodée de bijoux ; douze gemmes forment le pectoral, traçant des colonnes mystiques, et, sur chacune, comme en un cartouche, des mots sont gravés : les noms des douze tribus d’Israël ; c’est la robe du grand prêtre Aaron et le rational des jugements tissé d’or et de lin tordus sur l’injonction de Jéhovah.

À côté, reposent le collier de fiançailles donné par Joseph à la Vierge, le monocle vert de Néron ; enfin voilà des camées grecs, des intailles millénaires, des dieux chinois en porphyre, des scarabées de jade dont l’achèvement a rempli des existences d’Égyptiens ; tous bibelots vénérables par la pureté du travail, la vieillesse ou l’histoire ; ils racontent assez complètement les usages différents auxquels les générations et les peuples ont employé les pierreries et prouvent en quelle estime ils ont toujours tenu ces sœurs lointaines.

Benvenuto, ravi, maniait avec précaution les colliers naïfs des femmes primitives, égrenait les chapelets aux dizaines superbes ; des ferrets guillochés enrichis d’aigue-marine firent claquer dans ses mains leurs jointures exactes ; d’un coup d’œil amical, il salua certain pendant de cou finement ciselé : assemblage de chimères et de nymphes qu’un Apollon Citharède présidait parmi les volutes d’or et les gemmes ; un fil de perles pesé bruit doucement ; et comme la clarté traversait le fond translucide et violet d’un camée au regard charmé de l’artiste, Hermann le tira de son extase.

— Venez, dit-il, tout ceci n’est rien. Je vais vous montrer un spectacle vraiment digne de votre admiration.

La lourde porte fit entendre en se fermant son bruit laborieux de ferrailles. Les deux hommes marchèrent un instant au sein des ténèbres, puis, Hermann ayant réveillé le même tintamarre aux profondeurs d’un autre battant, ouvrit, sur le côté du couloir, un cabinet.

Ils entrèrent. Mais Benvenuto s’arrêta, stupéfait, à la vue d’un écrin de velours vert où des rubis fabuleux, ayant la grosseur et l’éclat des yeux de lion, dardaient comme autant de braises leurs rayons écarlates. Ils avaient l’air d’étincelles divines dérobées par quelque Prométhée au feu éternel de la Vie. Il y en avait neuf ; ils formaient un cercle éblouissant, rompu cependant par un vide : la place d’une pierre absente, semblait-il.

— Cela est impossible, murmura Benvenuto, ces rubis reflètent une fournaise cachée ou tout au moins un morceau de drap cardinalice dérobé dans le couvercle de l’étui…

Il en prit un, mais l’éblouissement rouge persistait, même dans ses mains jointes ; tant qu’un mince filet de lumière pouvait tomber sur une facette, le rubis tout entier irradiait, et l’orfèvre voyait le bord de ses doigts fermés s’illuminer de pourpre, comme si, au travers de cet écran, il avait regardé le soleil.

Il replaça l’objet inquiétant sur le velours vert et demeura soucieux à regarder briller la couronne infatigable.

Au bout d’un instant :

— La dizaine de prodiges n’est pas complète, fit-il.

— Non, répondit le lapidaire, mais elle le sera bientôt.

— Vous êtes un homme surprenant. Chacun de vos rubis semble sans pareil ; or, vous en possédez neuf qu’il est impossible de différencier l’un d’avec l’autre tant ils sont identiques ; et voilà que vous affirmez sérieusement acquérir bientôt le dixième semblable aux autres en tous points ! De quel pays faites-vous donc venir ces corindons géants ?

— Vous avez là une dague dont la poignée est remarquable, dit Hermann, la coquille de la garde est fouillée à ravir. En êtes-vous l’auteur ?

Et Benvenuto, voyant que le vieillard se refusait poliment à répondre, prit congé de lui avec force civilités, et crut, en quittant cette maison, sortir d’une légende.

iii


On croit aisément des personnes silencieuses qu’elles veulent dissimuler leur pensée ; Hermann parlant peu, les Génois s’imaginaient volontiers que sa vie recélait un mystère et ils s’efforçaient de le découvrir, comme toute bonne population soucieuse de perpétuer cette coutume ancestrale, base des sociétés urbaines : l’indiscrétion.

La plupart soupçonnaient l’Allemand d’hérésie, car son arrivée à Gênes avait coïncidé avec les premiers troubles luthériens. On en concluait généralement à sa couardise, mais certains absolvaient une fuite, d’ailleurs problématique, en disant que le possesseur d’une telle fortune, s’il était devenu suspect à ses compatriotes, eût été lestement dépouillé de ses biens dont il était responsable envers sa fille unique : Hilda. Or, cette vierge du Rhin avait séduit le joaillier Danielo Spirocelli, jeune Ligure au teint brun, coiffé de frisons noirs. Spirocelli, enivré de tant de blondeurs inaccoutumées et voluptueusement amusé par cette voix fraîche qui cadençait avec drôlerie les mots italiens, avait épousé les blondeurs et la voix, sans souci apparent des croyances, de la nationalité de son beau-père, non plus que de ses grandes richesses. Ce mariage, pourtant, avait acquis d’avance à un citoyen de la République le trésor de l’émigré, et les pires langues ne pouvaient s’empêcher de rendre grâce à Luther et à Lucifer, son patron, d’avoir dirigé de ce côté Hermann, sa fille et ses millions.

Aussi bien, le lapidaire menait l’existence la plus calme, ne donnant point prise à la malveillance. Il vivait maintenant seul dans sa maison de la rue des Archers, avec un serviteur unique, amené d’Allemagne : Smaragd ; c’était l’homme au petit front qui, dans la boutique, vendait des pierres précieuses et dont Hermann avait fait son valet et aussi son compagnon.

Toute la journée, le vieillard se tenait chez soi afin de recevoir les acheteurs, les vendeurs et les curieux, et, chaque soir, régulier comme sa montre d’argent, il se rendait à la demeure luxueuse de Spirocelli, soupait en compagnie de ses enfants comme entre le jour et la nuit et se retirait paisiblement toujours à la même heure. L’exactitude continuait à le gouverner et, au coin de la rue des Archers, devant une madone à l’Enfant Jésus nichée dans le mur, il ne manquait pas de se demander si Hilda et son mari Danielo n’allaient pas bientôt le faire grand-père et lui donner un petit crépuscule ou bien une petite aurore.

Ces habitudes de bourgeois pacifique plaisaient aux citadins et, s’ils cherchaient à pénétrer le secret supposé d’Hermann, c’était simplement l’irrésistible instinct de savoir qui les y poussait. Même, ils professaient une estime particulière envers celui dont la maison ajoutait un nouvel attrait à leur Ville et ils eussent été fort ingrats de nier qu’Hermann avait sauvé un grand nombre d’entre eux.

En effet, une rumeur confuse, venue on ne sait d’où, avait un jour répandu cette nouvelle que le lapidaire connaissait l’art de guérir l’âme et le corps à l’aide de ses pierres. On citait de véritables résurrections : la femme du changeur, la signora Giuseppa Tornelli, qui se mourait d’insomnie perpétuelle, s’était mise à dormir trois jours et trois nuits durant grâce à une chrysolithe cousue dans son scapulaire ; aveugle depuis plusieurs années, l’armateur Beppo Pranza était maintenant le premier à voir les mâts de ses vaisseaux attendus dépasser l’horizon bleu du golfe : un diamant dont il se frottait les paupières tous les matins lui avait rendu le jour.

Il est vrai que la signora Tornelli avait bu certaine potion préparée par le médecin lapidaire, afin de hâter les effets de la chrysolithe ; il est aussi vrai que, pour renforcer l’action du diamant, Hermann avait coupé quelque chose avec une petite lame dans l’œil de Beppo Pranza ; mais ce n’étaient là que pratiques accessoires et manœuvres humaines susceptibles tout au plus de faciliter l’influence occulte et surnaturelle des gemmes.

Pourtant, quelques envieux, ayant remarqué que le guérisseur opérait toujours de la sorte, c’est-à-dire qu’à l’imposition des pierres il joignait systématiquement l’intervention d’un breuvage, d’un onguent ou d’un couteau, s’emparèrent de cette particularité. À force de patience, ils parvinrent à tirer de Smaragd, être simple et confiant, que souvent, son maître s’enfermait dans une chambre où se trouvaient, d’un côté, les ustensiles d’un apothicaire, cornues, alambics, flacons de formes et de dimensions innombrables, des instruments de chirurgie, et, de l’autre, l’outillage nécessaire à la taille des cristaux.

La calomnie voit-elle une hache dans la masure d’un bâcheron, elle proclame : voici la maison du bourreau. Les jaloux décrétèrent que, la cornue étant l’attribut des alchimistes, Hermann cherchait sans doute la pierre philosophale, la seule qui lui manquât, et que le titre de sorcier lui convenait à ravir. Ses pierres resplendissaient d’un éclat invraisemblable, quoi d’étonnant à cela ? Chacune était composée d’un regard humain ! Seigneur ! En avait-il fallu des yeux crevés pour animer une telle multitude de feux ! Le tortionnaire n’avait eu que le temps de quitter l’Allemagne ; on s’y préparait à le brûler vif en place publique !…

Et toutes sortes d’accusations commençaient à s’élever de ce cercle de haine et d’amertume. Elles gagnaient peu à peu les plus naïfs des indifférents, lorsqu’un des calomniateurs, assez bel homme, vit avec grand déplaisir le galbe de sa gorge se déformer, se gonfler et pendre vilainement sur le pourpoint sans que fraise aux godrons démesurés ni collerette taillée spécialement pussent dissimuler la tumeur horrifique. Le bellâtre, au désespoir, courut chez Hermann. Il rapporta un collier d’ambre qu’il mit à son cou monstrueux et, peu de jours après, le goître avait disparu de concert avec la médisance.

Cette aventure comique ayant soulevé au profit du lapidaire l’hilarité puissante de la Ville, les chalands affluèrent dans sa boutique plus nombreux qu’auparavant, et pour satisfaire à tant de désirs, des trafiquants de tous les pays vinrent plus fréquemment trouver le colosse pâle afin de lui vendre leurs précieuses marchandises.

La petite rue s’emplissait de tous ces gens, et son étroitesse leur donnait l’aspect d’une foule qui parfois s’animait jusqu’au tumulte quand les badauds flânant sur le port avaient signalé l’arrivée d’un vaisseau exotique. En effet, nombre de felouques allongées, de caravelles aux antennes courbes et pointues, de tartanes bariolées de la carène à la voilure, venaient incessamment jeter l’ancre près des hautes galères de la République ; et cette flottille gaiement disparate, amarrée contre l’escadre comme pour en corriger l’austère uniformité, amenait souvent à Gênes des courtiers, des amateurs, attirés par la réputation d’Hermann et venus pour lui proposer des ventes ou des achats.

Alors, parmi les chuchotements intéressés, Hindous, Turcs, Africains trouaient la cohue dont la ruelle s’encombrait, et l’on voyait disparaître par la petite porte sculptée, sous des turbans lourds de broderies, ou coiffés de fez inélégants, soulevant sur leur passage soit des murmures émerveillés, soit le glapissement du sarcasme, tous ces personnages ahuris, en qui le peuple de Gênes, convaincu d’être le peuple normal, applaudissait tantôt et tantôt bafouait des exceptions magnifiques ou ridicules.

Hermann présentait ses collections, et il achetait des pierres, tandis que Smaragd les vendait ; cela était ainsi réglé. Le maître ne négociait une vente que s’il était question de grave maladie. Pour livrer de simples parures, Smaragd suffisait à la besogne et le peu de science qu’il avait apprise dans l’intimité du lapidaire lui permettait de dispenser les remèdes usuels et de soigner les indispositions. Il distribuait les gemmes en petits fragments, car il fallait bien que chacun pût recouvrer la santé, même le pauvre ; seulement, un magistrat opulent venait-il à consulter, Smaragd lui laissait entendre que les bijoux de poids suscitaient plus rapidement une guérison plus radicale qu’une infime parcelle ne l’eût fait, et les nobles comprenaient tout de suite que les médicaments doivent être à la mesure du malade.

Parmi les clients, il y avait beaucoup de femmes, et elles achetaient en grande quantité l’aimant, le cristal de roche et le grenat, parce que l’un supprime la douleur des accouchements, l’autre augmente le lait des mères et le dernier aveugle les maris trompés. C’est pourquoi des matrones sereines entraient avec dignité dans la boutique et rencontraient souvent de folles épouses qui s’en échappaient, rouges et furtives, serrant leur mauvais talisman.

En quittant Hermann, les marchands passaient devant Smaragd, et celui-ci trouvait souvent le moyen de les tenter, si bien qu’ils achetaient à titre d’amulette une pierre dont ils venaient de vendre la semblable en tant que denrée commerciale. Quel Arabe n’eût pas été séduit par les appas de la turquoise qui, attachée au sabot d’un cheval, l’empêche de broncher ? Et les pêcheurs de corail ou de perles n’étaient-ils point raisonnables de se procurer le monde d’or, cette providence du nageur ?

Smaragd, si gauche une fois séparé de ses balances et de ses coffrets, excellait dans son métier et trouvait des paroles persuasives pour dévoiler le mal ou le danger et convaincre les clients de l’efficacité de ses joyaux-drogues ou de ses bijoux-amulettes. Tous les courtiers de profession, réunis le soir au fond des tavernes, possédaient chacun quelque babiole bienfaisante provenant des magasins d’Hermann, et ils se les montraient naïvement l’un à l’autre, en devisant des choses de leur métier.

Ceux-là n’avaient point sujet d’être surpris par la richesse du lapidaire, Ils le considéraient comme un artisan fort clerc, habile au négoce, et comme un tailleur de diamants d’une adresse peu commune. Ils connaissaient à sa boutique des habitués fastueux : des souverains s’y fournissaient par leur canal, le doge était acheteur fréquent et payeur ponctuel ; enfin un fleuve d’or coulait dans la rue des Archers et l’on déclarait fort naturel que celui dont le génie avait détourné le Pactole y puisât superbement, non dans un but de lucre, mais pour amonceler en artiste les plus belles pierreries de la création.

Un courtier rappelait alors que tel saphir de la collection avait passé par ses mains ; tel autre racontait les mésaventures d’un diamant cédé l’année d’avant au vieillard et qui avait appartenu au défunt duc de Bourgogne ; un troisième disait d’une émeraude qu’avant de luire dans la fameuse chambre, elle avait été avalée par un serviteur fidèle tombé dans une embuscade. Bref, l’histoire du trésor d’Hermann était souvent répétée au bruit des hanaps entrechoqués, tandis que les dés roulaient.

Mais beaucoup de pierres, et non des moindres, étaient de provenance inconnue, et au nombre de celles-ci les rubis de l’écrin vert ; à leur endroit, les buveurs se perdaient en conjectures et soutenaient les suppositions les plus inadmissibles ; aucun n’avait, au cours de ses voyages, contemplé pareils joyaux, même à Ceylan ; et puis, comment expliquer leur multiplication et deviner quel rajah en déconfiture se démunissait presque chaque année d’une telle merveille au profit d’Hermann ?

Était-il possible qu’un écrin pareil existât réellement ?

Parvenus à ce point de la conversation, quelques-uns pensaient peut-être certaines choses ; mais comme le lapidaire rémunérait ces hommes largement et sans retard, nul ne se souciait de prononcer des phrases nuisibles à une bonne renommée qui faisait leur fortune. Et de nouveaux entretiens se mélaient au choc de l’étain, au roulement des osselets hasardeux.

Hermann devinait les racontages. Il avait senti nettement l’hostilité de ses adversaires et béni l’aventure opportune du goître qui l’en avait délivré, pour quelque temps du moins. Mais, dans cette occasion, pensa-t-il, quelqu’un avait dénoncé ses longues retraites dans la chambre aux cornues ; qui ? Smaragd assurément, puisque nul autre que lui ne connaissait l’existence de cette salle et de son contenu. Cette délation méritait une semonce, malgré l’inconscience et la bonne volonté du coupable. Il fut donc tancé paternellement et sans colère. Tout surpris d’avoir mécontenté son maître, il jura de ne plus souffler mot de ses actions ; mais la réprimande avait donné à celles-ci une importance mystérieuse, insoupçonnée jusqu’alors, et Smaragd se mit à les épier.

Toutes les fois qu’il eut à mettre en ordre la chambre détestable, cause première de l’admonestation, il en inspecta soigneusement tous les coins, et si Hermann avait été plus clairvoyant, il aurait remarqué avec un étonnement satisfait l’absence de poussière et de toiles d’araignée dans les endroits les plus inaccessibles, tant Smaragd mettait d’ardeur à fouiller méticuleusement les cimes des armoires, à sonder les gouffres des tiroirs et à scruter la forêt des fioles d’un torchon soigneux et indiscret.

Il ne trouva rien. Dans un coffre, des lancettes. des scapels gisaient, l’air méchant et nu ; leur aspect donnait la sensation d’une coupure ; des vases étaient remplis d’onguents, de liquides aux couleurs équivoques ; des ballons de verre enfermaient un vide plus inquiétant qu’une liqueur empoisonnée ; un foyer, noir, était sans feu ; nul cristal ne luisait sur l’établi du diamantaire. Tout cela semblait dormir d’un sommeil sournois et attendre le réveil inconnu qu’Hermann provoquerait. Smaragd, de plus en plus absorbé dans ses recherches stériles, redoublait vainement d’ardeur ; et sa curiosité déçue, fouillant de la trousse au laboratoire et de l’officine à l’atelier, allait d’un problème insoluble à des énigmes encore plus indéchiffrables.

La difficulté de ces perquisitions s’aggravait d’ailleurs de ce qu’il en ignorait le but précis. Persuadé de faire d’importantes trouvailles, il n’aurait pu dire leur nature, et ce niais, acharné à la poursuite de découvertes chimériques, accomplissait un exploit d’apparence tellement stupide qu’on aurait pu se demander s’il n’y avait pas là quelque chose de fatal.

N’ayant pas réussi dans ses investigations, il résolut de surveiller les agissements de son maître lorsque celui-ci s’enfermait dans la chambre. Hermann y travaillait presque toujours le soir, après son retour de la maison Spirocelli, et son labeur se prolongeait parfois fort avant dans la nuit. Bien souvent, Smaragd avait entendu le grincement du diamant sur le diamant, des bruits de bouteilles remuées, et la respiration essoufflée du lapidaire qui, se faisant très vieux, geignait à la tâche, certaines nuits de fatigue. Il était même arrivé qu’il ne quittât sa besogne qu’au matin, livide, avec les pommettes rouges et l’œil creux, mais alors, il venait d’achever la taille de quelque joyau favori, et c’est aux clartés de l’aurore que les rubis géants avaient presque tous essayé leurs facettes neuves.

Smaragd s’en souvenait bien. Ces aubes-là étaient inoubliables. Comme il avait dû peiner, le pauvre maître chancelant, pour changer en flammes dans cette chambre de veille les gemmes qu’il avait apportées troubles telles que du verre ou bien obscures comme des cailloux !…

Et le valet se plaisait à revoir par le souvenir la forme première des pierres aujourd’hui parfaites de symétrie et parvenues au paroxysme de leur scintillement grâce à toutes ces nuits blanches.

Il voulut alors évoquer l’apparence primitive des rubis et, soudain, une idée essentielle se déploya dans son esprit, si brusque, si énorme, qu’il crut sa tête trop étroite pour contenir une pareille explosion : les rubis étaient sortis de la chambre sans y être jamais entrés. Puis, ayant tout de suite aperçu, comme de loin, cette conclusion sensationnelle, sa pensée machinale se mit à gravir les derniers échelons de raisonnement qu’il lui restait à franchir pour arriver logiquement à cette étrange solution :

Smaragd avait ignoré l’existence de chacun des rubis jusqu’à ce que Hermann, après de longues détentions justifiées en partie par la délicatesse de leur taille, les eût exhibés un par un et d’année en année, tels qu’ils reposaient actuellement sur le velours vert.

Mais pourquoi eût-il caché ces joyaux, contre sa coutume, quand ils étaient encore bruts ou mal taillés ?

Se trouvaient-ils donc dissimulés dans la chambre ?

Quelqu’un les avait-il remis à Hermann par une fenêtre ?…

Le jugement rudimentaire et droit de Smaragd ne pouvait admettre que de semblables explications, les plus naturelles ; mais comme elles étaient incompatibles avec les habitudes de son maître, et que nulle cause d’une dérogation à ces règles immuables n’apparaissait plausible à Smaragd, il se refusait à tenir pour vraies les seules présomptions rationnelles, et, bouleversé par ce labeur cérébral inusité moins encore que par son résultat, il retournait en tous sens l’idée affolante et dut bientôt s’avouer que, le raisonnable se trouvant impossible, la vérité ne pouvait être que dans l’absurde.

Et Smaragd, voyant l’ombre s’épaissir à mesure que ses yeux devenaient plus perçants, employa toute sa vigilance à observer les manœuvres d’Hermann cloîtré dans la salle mystérieuse.

iv


Quelques mois s’étaient écoulés depuis la visite de Benvenuto Cellini, et Smaragd venait à peine de mettre à exécution ses projets de surveillance, lorsque Hermann, se retirant chaque soir parmi son triple attirail de chirurgien, de chimiste et de diamantaire, parut entreprendre fiévreusement un nouvel ouvrage.

Voir l’ouvrier nocturne était impraticable, les fenêtres de son réduit se couvrant de volets opaques et dominant la rue de la hauteur d’un étage : la porte en était close avec soin, nul fil de clarté ne l’encadrait et le trou de la serrure hermétiquement bouché ne projetait pas sur la muraille opposée du couloir sa silhouette lumineuse.

Smaragd écoutait donc. L’oreille collée au bois de l’huis, retenant son haleine, sans bouger, de peur d’être surpris, il se mettait à l’affût dès l’entrée d’Hermann dans sa geôle, et ne quittait sa position que s’il entendait le pas de son maître venir vers le seuil. Il grelottait, à cause de ses pieds nus, déchaussés pour une marche imperceptible, et réprimait à grand’peine ses frissons qui faisaient trembler sourdement le vantail.

Malgré toute son attention, tendue à l’extrême, il distinguait seulement des bruits incertains et rares, et parfois il lui était malaisé de les discerner dans le fourmillement du silence. Il eût voulu faire passer toutes les forces de la vie à son oreille et donner à l’ouïe toute l’activité des autres sens ; sa volonté impuissante s’exaspérait, et son désir d’entendre devint si impérieux qu’il perçut dans le repos universel des bruits fantômes, de même que ses yeux eussent vu des formes spectres au sein des ténèbres désertes.

Dès lors la réalité et l’hallucination se confondirent, la lassitude croissante augmenta cette confusion d’heure en heure, de nuit en nuit, de semaine en semaine, et Smaragd, à bout de force après tant d’immobiles insomnies, découragé, sentant son ardeur tomber devant un remords tardif depuis qu’Hermann, au sortir du laboratoire, avait failli découvrir sa faction somnolente, abandonna la partie et s’en fut derechef ronfler du crépuscule naissant à la fin de l’aube.

Il se contenta d’observer la chambre en y mettant l’ordre quotidien, et les mille objets de toute sorte ne lui apprirent rien de nouveau.

Cependant, le lapidaire persévérait dans son œuvre et le valet repenti ne considérait plus cette entreprise obscure que comme un fléau trop évident. C’était pitié de voir le géant pâlir et se courber chaque jour davantage, épuisé par sa tâche secrète.

Au milieu des murmures sans nombre qui avaient traversé l’anxiété de ses guets, Smaragd croyait avoir démêlé de longs gémissements, plus douloureux que les plaintes brèves arrachées d’ordinaire à son maître par la souffrance d’un effort. Mais, c’était sans doute une exagération auditive due à l’énervement. Aussi bien, le régime épuisant d’Hermann, beaucoup de labeur et peu de sommeil, eût pâli et courbé l’athlète le plus florissant.

Or, la durée de ce surmenage excédait la longueur des périodes similaires dont Smaragd se souvenait, et il se disposait à faire part de ses craintes à la fille de son maître quand les veilles inquiétantes prirent fin brusquement. Mais ce dénouement — bien qu’il fût semblable aux précédents et qu’il eût été prévu par le valet — n’en offrit pas moins des particularités tragiques et inattendues.

Un matin, Smaragd, passant près de la porte contre laquelle il s’était aplati tant de nuits, tel un haut relief animé, entendit le frottement caractéristique d’un cristal qu’on use sur un autre. Hermann travaillait depuis le jour d’avant. D’habitude, il reposait à cette heure-là. Smaragd n’osa point lui parler et descendit.

Gênes s’éveillait aux premiers feux du jour. Quelques matelots ivres regagnaient leur bord. Une courtisane parcimonieuse profita de la solitude matinale pour acheter au rabais des bijoux de rebut ; Smaragd lui vendit trois perles qui avaient trépassé nonobstant les racines de frêne, et la femme s’en alla, masquée de sa mantille, car les rues se peuplaient et le soleil nouveau messied aux courtisanes défardées.

Le marchand de pierres défuntes huma la fraicheur rose qui baignait la Ville et se retourna pour rentrer…

Hermann était debout devant lui. Ses habits noirs se mêlaient à l’ombre de l’intérieur pour le regard ébloui de Smaragd, et celui-ci ne voyait qu’une tête effrayante de blancheur, semblant posée sur la collerette, et deux mains exsangues dont l’une tenait un joyau de la grosseur d’un œil de lion et qui brillait comme la prunelle du fauve.

Hermann parla, et sa voix était si faible qu’elle parut venir de la chambre lointaine et de la veille. Il dit :

— Le dixième rubis !… Ah ! Ah ! Fermé le cercle ! Le dixième ! Entends-tu, Smaragd ? Voici l’anneau complet, maintenant ! Le dixième ! le dernier ! Ah ! Ah ! Ah ! Dix !… Qu’est-ce que Boccace, avec son Décaméron ? Dix ! De quoi parer dix bagues pour les dix doigts de Jehovah ! De fameux doigts, Smaragd ! De fameuses bagues ! Le décalogue ! Le décalogue ! Il fera des météores quand il remuera les mains ! Dix ! Une assemblée moins ordinaire que le Conseil de Venise ! Dix ! Dix !…

Il s’animait de plus en plus, loquace pour la première fois, et faisait rayonner le rubis avec des mines d’enfant, péniblement comiques de la part de ce grand vieillard. Smaragd crut reconnaître que la pierre dardait des flammes un peu jaunâtres, mais il avait d’autres sujets d’étonnement et ne pensait guère qu’à secourir son maître en démence.

Hermann gesticulait violemment, et vociférait de sa voix éloignée des paroles incohérentes ; puis, tout à coup, poussant un hurlement d’une furie surprenante, il s’abattit lourdement sur les dalles que le rubis abandonné érafla dans une traînée d’étincelles.

Ayant pris son maître évanoui sous les aisselles, Smaragd le hissa par l’escalier jusqu’à la chambre à coucher et réussit à étendre sur le lit ce corps de proportions peu maniables. Le lapidaire avait l’apparence d’un mort et les colonnes de la couche solennelle firent l’effet de quatre cierges au valet désespéré ; il ouvrit les croisées afin que la vie intense de la nature et de la cité réveillées pût verser au malade son flot de bruits, de fraîcheur et de lumière ; puis, il descendit et s’assura qu’il était impossible de pénétrer dans la boutique en son absence.

Quand il remonta, Hermann regardait dans le ciel un point qui semblait au-delà de l’infini. Son œil embué était manifestement trop délicat pour cet azur aveuglant et sa faiblesse devait être comme écrasée sous l’agitation retentissante du dehors.

Smaragd ferma les fenêtres. Dans la pénombre, leurs vitraux allumèrent des taches de toutes les couleurs aux plis des draperies, aux angles des meubles ; la rumeur s’assourdit, et, parmi le calme de la demeure, on entendit le rhythme nonchalant des horloges mesurer comme à regret le temps perdu.

— Maître, quelle pierre dois-je vous apporter qui puisse vous soulager ?

Hermann considéra son serviteur avec un bon sourire et fit de la tête un signe négatif. Il dit tout bas :

— Laisse-moi sommeiller, Smaragd ; cependant, va chez ma fille et dis-lui qu’elle ne me verra point de quelques jours, car j’ai besoin de me reposer et désir d’être seul. Je ne veux pas, vois-tu, qu’elle s’inquiète d’un accident sans importance… dont personne ne doit se douter, ajouta-t-il avec un regard entendu.

Sentant l’allusion à ses bavardages passés, Smaragd rougit, baisa la main de son maître avec une effusion égale au serment le moins tacite, puis, ayant attendu que le malade fût assoupi, se retira sur la pointe des pieds et sortit.

Il avait depuis longtemps repris sa place au chevet d’Hermann lorsque celui-ci leva des paupières moins bleues sur des yeux plus vivants :

— Où est le rubis ? s’exclama-t-il soudain.

Smaragd l’avait oublié.

— Cherche-le, ensuite, tu le mettras avec les autres, à l’endroit qui lui est réservé. Il me tarde de savoir comblé ce vide. Donne-moi le trousseau de clefs ; voilà celles qui ouvrent le cabinet aux rubis, tu tourneras la grande six fois dans la serrure, et la petite : quatre.

Le vieillard distingua, au-dessous de lui, l’exclamation de Smaragd retrouvant la pierre et vit bientôt revenir son messager.

— Eh bien, lui dit-il, c’est un beau spectacle que tu viens de contempler !

— Oui, maître, répondit Smaragd d’une voix changée.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui te préoccupe ?

— C’est, répartit le valet, que vos rubis m’avaient toujours paru des spinelles, c’est-à-dire d’un rouge parfait, et je me suis aperçu tout à l’heure qu’on doit plutôt les ranger dans la variété des balais, dont la teinte est seulement rose…

Hermann tressaillit :

— Mon enfant, il est urgent pour toi, après les émotions de cette journée, de reprendre tes esprits dans une sieste réparatrice. Tu as vu de travers. Rends-moi les clefs, soupe copieusement et mets-toi de bonne heure au lit afin d’être plus tôt à demain, car, en vérité, l’air d’aujourd’hui n’est pas bon à respirer.

v


La guérison d’Hermann était rapide. Dès que la santé réapparut à son visage, dès qu’il eût quitté son masque de moribond et cessé d’être un objet d’efroi, il dépécha Smaragd vers sa fille, et Hilda Spirocelli lui tenait maintenant compagnie, tandis que le serviteur accueillait de nouveau dans la boutique élégants et infirmes. Les courtiers montaient dans la chambre à coucher et le lapidaire concluait des marchés dans la pompe de son lit à colonnes. Seuls, les étrangers se trouvaient implacablement évincés ; on ne visiterait pas les collections tant que le maître demeurerait incapable de les présenter lui-même.

Smaragd se plongeait dans les réflexions les plus subtiles sur les événements récents. Il causait, pesait, empaquetait, recevait l’argent avec l’activité d’un vendeur accompli, mais il dut souvent causer mal, peser faux, empaqueter peu solidement, demander et recevoir des prix fantaisistes, car sans cesse il pensait aux rubis, et sa croyance de les avoir vus roses et de ne point s’être trompé, se confirmait davantage à mesure qu’il se retraçait la scène. Alors, il fallait décider que ces pierres changeaient de couleur selon l’état de leur propriétaire, par sympathie, comme l’opale et la turquoise, ou bien qu’elles ne revêtaient leur splendeur suprême qu’en la présence d’Hermann, et, dans ce cas, cela tenait de la magie ; l’une des deux solutions s’imposait et Smaragd attendait que le sort justifiât soit l’une soit l’autre, ou bien laissât, comme il était probable, la question sans réponse.

Au-dessus de cette angoisse boutiquière, Hermann se complaisait en l’intimité reconquise de sa fille. Aussitôt que le départ d’un courtier les laissait seuls, Hilda contait dans le cher langage d’Allemagne les nouvelles intéressantes descendues de la noblesse ou montées du peuple vers elle, et les caquets de son entourage bourgeois. Ce babillage frivole distrayait le vieillard ; après tant de travaux obstinés et de secousses, il éprouvait un repos délicieux à penser tout simplement que les époux Malatesta, toujours ennemis, avaient procédé en pleine rue à l’escarmouche la plus réjouissante ; que la famille des Salvaggi logeait à présent dans son palais neuf, et que l’ancien venait d’être acheté par un étranger. Et de temps en temps, il posait à sa fille des questions afin d’encourager sa loquacité et lui donner comme un élan nouveau.

— Qui donc possède maintenant le palais des Salvaggi ?

— Père, c’est je crois un Vénitien. Il s’appelle le comte Pisco, mais il n’a, dit-on, que le titre d’écuyer ; ce n’est pas lui qui doit habiter le palais.

— Et son maître, le connaît-on ?

— Non, mais je le devine opulent et délicat, aux splendeurs qui meublent déjà son logis. Il y a dans le port une gabare chargée de tapisseries éclatantes, de dressoirs minutieusement sculptés, d’objets gracieux et rares, et le bateau se vide promptement, tandis que la vieille demeure s’emplit de la cargaison royale. Par les fenêtres ouvertes, j’ai pu regarder ces richesses, et quand la façade hautaine du palais m’est apparue de nouveau, mes yeux encore émerveillés ont cru voir une masure.

Il faut que j’apprenne quel est ce seigneur, car nous ne saurions trop connaître les gens qui nous fréquentent, et sûrement, celui-ci fera mainte emplette chez vous, mon père, et chez Danielo. L’insolvabilité se cache parfois sous des dehors pompeux…

Hermann eut un froncement bref des sourcils : Hilda, sous l’influence de son mari, devenait âpre au gain, et cela s’accordait mal avec les idées généreuses de son père. Elle lui laissa voir ce penchant plus clairement encore, le lendemain.

Ce jour-là, tout essoufflée, elle se précipita dans la chambre d’Hermann et, dès l’entrée, lui dit :

— Réjouissez-vous, mon père, la Providence nous favorise : le palais Salvaggi loge la richesse et la coquetterie, c’est une femme qui l’habite. Et quelle femme ! Mon père, on raconte qu’elle a été chassée de Venise pour excès de parure ! Là-bas, les lois somptuaires sont, paraît-il, inexorables, et comme, malgré leur défense, la marquise Angela Calderini s’obstinait à porter des perles, le provéditeur au luxe l’a exilée. Elle est arrivée hier au soir, et déjà le vieux palais s’anime pour des bals et des réjouissances. L’esprit du faste se serait abattu sur la Ville que nous n’aurions pas lieu d’être satisfaits davantage, car les Génoises voudront rivaliser de splendeur avec la Vénitienne, et les orfèvres se féliciteront de ce que la lutte des deux cités prenne pour théâtre les salles de fêtes et non plus la mer.

— Ma chère enfant, nous sommes parmi les plus fortunés…, répartit Hermann, ton avidité est donc insatiable ? Les bénéfices que tu supputes dans ton avarice sont chimériques, car Gênes est encore très hostile à Venise, et peut-être la signora Calderini passera-t-elle pour une espionne dont chacun s’écartera… et puis, profiter de la corruption d’une ville pour s’enrichir, serait-ce une action d’éclat ? Et ne vaudrait-il pas mieux pour la République abriter encore la guerre civile et la peste, plutôt que la débauche et la marquise Calderini ?… Elle est sans doute très belle ?

— Non, mon père, je l’ai aperçue tout à l’heure à sa terrasse. Ses cheveux roux, humides de teinture et répandus sur ses épaules, séchaient au soleil. C’était un spectacle anormal pour les Génois et les passants s’arrêtaient pour la regarder. Elle, insouciante, les regardait aussi. Les femmes la trouvaient presque laide, mais les hommes l’admiraient sans réserve.

— Je la déteste d’avance, fit Hermann, et je souhaite ardemment, comme je le pressens d’ailleurs, que cette nouvelle venue soit une aventurière dont la Ville fasse justice.

La prévision de l’austère vieillard ne se réalisa qu’à demi et de la façon qui pouvait le moins contenter son désir de vertu et d’équité :

La population génoise fut bientôt persuadée qu’Angela Calderini n’était qu’une aventurière, mais malgré des accusations, du reste incertaines et sans preuve, les portes de tous les palais s’ouvrirent devant son sourire et l’on eût dit que chacun s’efforçât de faire oublier à cette souveraine du plaisir les attaques dont la foule seule devait être responsable.

Hilda Spirocelli ne parlait plus maintenant que de la marquise. Cet événement prolongé noyait les incidents quotidiens, et le lapidaire, de plus en plus vaillant, écoutait bon gré mal gré cent anecdotes dont la Vénitienne était l’héroïne. Mais les récits de la jeune Allemande rapportaient fort inexactement la rumeur publique. Hilda l’expurgeait avec soin, voulant amener son père à juger plus favorablement la riche prodigue, afin qu’il la reçût dans sa maison et tirât de sa coquetterie de grandes sommes d’argent.

Elle évoqua pour le convalescent les soupers féeriques dans les parcs illuminés, au son des orchestres, les croisières nocturnes des barques enguirlandées de lanternes, les cavalcades par la campagne sur des haquenées espagnoles, pomponnées à la madrilène et tintinnabulantes, les joyeuses charges derrière le vol inexorable des faucons, et surtout les fêtes un peu cérémonieuses et guindées que les nobles et le doge, oui, mon père, le doge lui-même, avaient offertes à la signora Calderini.

Que cette folle affichât impudemment des allures et des goûts trop vénitiens, ce qui ressemblait à une provocation, que Pietro Pisco, son prétendu cousin, occupât auprès d’elle une fonction louche, que la provenance de leurs ressources fût inconnue, peu importait à Hilda. L’essentiel était que leurs dépenses fussent nombreuses et soldées exactement, en bons écus sonores.

Angela étant allée choisir quelques bijoux parmi ceux de Spirocelli, ce fut une nouvelle occasion pour le lapidaire d’entendre louer celle qu’il persistait à mépriser, et sa fille s’employa si bien à la réussite de son projet, qu’elle arracha au vieillard ébranlé la promesse d’accueillir au milieu de ses pierreries la marquise Calderini.

Il était temps. Hermann reprit son existence coutumière, et par les entretiens dont la boutique résonnait constamment, il connut ce que sa fille lui avait tu, et, crédule aux bavardages parce qu’ils abondaient dans le sens de son aversion, certain qu’Angela et Pietro Pisco ne devaient leur opulence qu’à des forfaits, il eut besoin de se rappeler la foi jurée pour se résoudre à les laisser venir.

Vers le milieu du jour fixé pour l’entrevue, Smaragd prévint son maître de l’approche d’une troupe, sans doute l’escorte de la Vénitienne.

Hermann s’avança jusqu’à la porte pour accueillir la visiteuse et vit un nombreux cortège venir à lui dans le chatoiement des étoffes et le bourdonnement des voix ; cela faisait comme un flot houleux de plumes, de feutres et de soies, où se balançait une sorte de bateau.

La signora Angela Calderini, en effet, inaugurait une nouvelle extravagance, et sa litière avait la forme d’une gondole. L’avant redressait comme une fière encolure sa lame d’acier flamboyant au soleil et la caponera déployait une telle magnificence que les magistrats de la Sérénissime République n’eussent certainement pas laissé voguer sur l’Adriatique ce pavillon d’une richesse effrontée. De gros pompons d’or tournaient en guirlandes sur le toit, dégringolaient en suivant les angles des côtés et couraient au long du bordage ; la tente était de satin pourpre à reflets vermeils, et l’écusson portait, comme un défi suprême aux Génois, le lion de Saint-Marc, l’aile haute et la griffe sur les lois. De la poupe à la proue, des fleurs discordantes emplissaient la nacelle, et, sous la coque, une multitude d’écharpes bigarrées entrelaçaient l’infinité des couleurs. Huit porteurs érigeaient sur leurs épaules cet arrogant véhicule, et le lapidaire put s’imaginer que l’arche du dieu Mauvais-Goût s’arrêtait devant lui.

Attirés par cette procession inusitée, des têtes apparurent à toutes les lucarnes, visages amusés de femmes et figures d’hommes renfrognées par la vue de cet appareil hostile à leurs sentiments.

La gondole sombra dans un remous de la foule. De jeunes seigneurs aux noms historiques, plaisamment respecteux, balayèrent, de la litière au seuil, le pavé, et firent voler la poussière au vent de leurs panaches. Les porteurs, ayant tiré les rideaux de la caponera, laissèrent tomber le marchepied, et Angela Calderini descendit les degrés comme ceux d’un trône. Elle s’arrêta sur l’avant-dernier afin que sa camériste pût la chausser de patins à la vénitienne, puis, gênée par cette rallonge disgracieuse cachée sous la longue jupe, l’air d’une impotente disproportionnée, cheminant clopin-clopant, la main aux épaules de deux jeunes hommes, elle approcha lentement d’Hermann sa beauté grasse et souriante, vêtue d’écarlate selon la préférence de ses compatriotes.

D’une patricienne de Venise, elle possédait tout ce que l’argent, l’art et la patience pouvaient acquérir. Elle portait l’accoutrement des femmes nobles ; comme les leurs, sa chevelure devait à l’artifice ses reflets de cuivre rouge ; elle avait pris leurs allures ; et son teint même, son teint blafard de recluse épaissie, rappelait, sous le même éclat emprunté, celui des dogaresses qui s’ennuyaient ducalement toute la vie à l’ombre des palais ou des gondoles closes, et qui, sur les terrasses où leurs cheveux se teignaient de soleil, préservaient l’aristocratique pâleur sous la visière d’une solana.

Mais à travers ces charmes, ou du moins ces dehors commandés par le caprice du moment, un être populacier transparaissait, pour certains yeux, aux lignes sans pureté du profil, aux doigts plébéiens dans leurs bagues et sous le point de Venise ; et le vieux lapidaire, mal prévenu par ses penchants secrets, se plut à croire que la rouée commère formulait en soi-même des pensées vulgaires dans un jargon de batelier.

Voilà comment Hermann la jugeait.

Mais les courtisans d’Angela, s’étant proposé un idéal plus convenable à leur âge que celui d’un septuagénaire, n’avaient garde de détériorer par trop de réflexions cette agréable poupée ajustée selon leur gré d’un bonnet à oreillons et d’une robe de brocart trop chaude dont un vertugadin en cloche soutenait les plis roides. Le corselet pointant bas et décolleté de même en carré, la boursouflure des manches, tout en elle — jusqu’au couteau de cuisine, d’or incrusté d’émaux, qui pendait à sa ceinture, comme il était d’usage en la ville de San Marco pour désigner les ménagères entendues — tout leur plaisait infiniment.

Ces modes s’accordaient du reste à souhait avec la créature qui les avait adoptées ; son pouvoir de séduction s’en trouvait doublé, et c’était là un grand bonheur pour Angela Calderini, car beaucoup de femmes de bonne volonté ont ignoré l’amour à cause que les costumes de leur époque les habillaient mal.

Hermann connaissait de longue date les cavaliers de la dame. L’un d’eux, Mario Cibo, la lui nomma, et, en phrases recherchées, pria le lapidaire de permettre à Phœbé l’accès du firmament étoilé, gageant que ses pierres s’éteindraient de dépit au regard stellaire d’Angela ; puis, désignant une manière de séraphin accommodé luxueusement, dont l’habit seul prouvait le sexe, et qui servait d’étançon à cette splendeur trébuchante, il dit que c’était là le comte Pietro Pisco, cousin et sigisbée de la marquise.

Impassible, mais heureux à part soi que la visiteuse peu souhaitée n’eût pour la devancer qu’un héraut de parole fade et banale, Hermann fit un geste de réception et la petite cour entra derrière sa reine dont la porte basse courba l’édifice chancelant.

Comme il y avait affluence, on proposa au lapidaire d’ouvrir toutes les chambres à la fois, et Hermann y consentit parce qu’il y avait affluence de gens de qualité.

Smaragd saisit alors le moment où son maître se tenait dans la grande salle, et se glissa jusqu’au cabinet des rubis : leur éclat était insoutenable et du rouge le plus franc. Voilà qui réduisait à néant la deuxième conjecture du valet : la couleur plus ou moins vive des joyaux ne dépendait pas de la présence ou de l’absence d’Hermann. Smaragd se souvint alors d’une contre-épreuve qui acheva de le convaincre : dans la main même du lapidaire, le matin de sa crise, le dixième rubis avait lancé des éclairs jaunâtres.

Ces faits écartaient pour l’esprit de Smaragd toute prévention de sorcellerie. Transporté de joie, soulagé de soupçons, il regagna sa boutique où des freluquets menaient grand tapage.

Pendant que Mario Cibo faisait, par fanfaronnade et sur les instances de moqueurs, l’emplette d’une boucle ornée de jaspe, stimulant des orateurs, Angela Calderini goûtait l’enivrement d’un capitaine au milieu d’un arsenal.

Pour admirer plus à son aise, elle avait quitté ses hautes sandales, et maintenant, petite, alerte, relevant sa robe traînante, elle allait, avec des cris de passion, vers les bijoux séducteurs, abandonnait le rational d’Aaron pour courir aux fétiches, puis s’élançait vers l’exaspération d’un cristal plus voyant. Chaque pierre fut proclamée la plus belle ; c’étaient des compliments aux saphirs, des baisers aux douces perles défendues sur les lagunes, et ne voyant là, au mépris des classifications, que flammes et colifichets, la coquette avoua si franchement son vice effréné, qu’Hermann se dérida.

L’animosité qu’il avait contre Angela s’évanouit insensiblement, à cause, pensait-il, de leur amour commun pour les pierres précieuses, et peut-être… à cause du charme inexplicable de la Vénitienne. Mais cette dernière considération échappa tout entière à la perspicacité du vieillard. La puissance opérait sans qu’il s’en doutât, aussi n’en put-il démêler la nature et juger que, contre toute apparence, la force de cette femme n’était fondée sur aucun artifice, qu’elle était irrésistible et s’appelait la Jeunesse.

Or, s’il avait compris ses sentiments, Hermann les eût laissé grandir, car la grâce de la jeune femme n’éveillait point en lui de transports virils et honteux, mais son cœur d’aïeul tressaillait très tendrement devant cette grande allégresse puérile.

Il l’amena lui-même aux rubis pour savourer le redoublement de son bonheur et ne fut pas déçu. Elle prit les dix pierres, emplissant d’un chaos féerique la coupe de ses mains :

— Voyez, s’écria-t-elle, cela s’adapte on ne peut mieux à la couleur de mon costume. Vous savez, messire orfèvre, que je me vêts toujours de cette teinte. J’ai des coffrets pleins de rubis afin que les joyaux et les étoiles soient d’accord ; mais les miens vont me sembler ternis, maintenant. Il faudra les vendre, Pietro, dit-elle au personnage ambigu qui la suivait pas à pas ; puis, elle se tourna brusquement vers le lapidaire et lui dit, sur ce ton grave et mutin à la fois des enfants :

— Je vous achète vos rubis. Quel en est le prix ?

La stupeur des assistants causa un silence subit.

Chose étrange, Hermann s’attendait à cette proposition ; aussi répondit-il sans sourciller :

— Ils ne sont pas à vendre, madame.

— Pourquoi !

— Mais, répartit le lapidaire embarrassé par cette demande déconcertante, parce que je les aime, et puis… qui serait assez riche pour les acquérir ?

— Vous les aimez moins que je ne les aime, car vous avez d’autres pierres qui partagent votre affection ; moi je n’aurais que celles-là. Quant à les payer, reprit Angela en promenant son regard sur le groupe des puissants seigneurs, quant à les payer… j’ai assez d’amis qui tiendraient à honneur de me les offrir…

Ici, les uns caressèrent leur menton assez niaisement, et d’autres, plongés aux abîmes de la pensée, examinèrent avec gravité qui une poutre, qui une dalle, revêtues tout à coup d’un intérêt puissant.

… Si je n’avais, poursuivit-elle, de quoi satisfaire moi-même à mes fantaisies les plus folles.

Là-dessus, les mentons reprirent leur liberté, et l’examen du plafond et du sol ne se poursuivit pas plus avant.

Angela ne riait plus, sa jeunesse avait comme reculé derrière les roides atours et les attraits postiches. Au fond de ses yeux gris passait une lueur perverse. Elle insista :

— Combien voulez-vous me vendre vos rubis ?

Hermann sentit revenir son inimitié primitive. Ce coup d’œil venait de lui rappeler la mauvaise réputation d’Angela, les crimes que la voix publique lui imputait. Il ne vit plus dans cet être factice, diaboliquement rouge, aux mains pleines de feu, qu’un démon.

— Combien ?

— Je vous ai répondu, madame. Les trésors qui circulent des royaumes aux républiques, ceux que des argentiers jaloux conservent au fond des palais, les richesses englouties dans les océans et celles que la terre nous cache, tout cela joint à l’empire du monde ne serait pas un prix digne de mes rubis.

Puis, comme la marquise souriait à ces paroles, se méprenant à leur sens, il ajouta :

— Et si j’avais mes vingt ans, je ne donnerai pas ces pierres en échange de votre amour.

Quelques minutes après, la gondole tanguait et roulait au fil de la rivière humaine. Les rideaux entr’ouverts de la caponera laissaient voir Angela Calderini à côté de Pietro Pisco, baignés tous deux dans le jour écarlate du pavillon. Ils causaient avec animation, et le peuple se demandait, en suivant le couple rouge quel infernal dessein pouvaient tramer ces gens singuliers.

On se disait qu’il est sacrilège de s’attifer à la façon des cardinaux ou macabre d’endosser la souquenille du bourreau, mais les jeunes hommes inventaient mille prétextes pour faire pardonner à la Vénitienne sa patrie, ses affronts et ses imprudences en faveur de sa beauté.

vi


À son grand étonnement, Hermann Lebenstein revit souvent chez lui Angela Calderini. Elle semblait avoir oublié le refus dédaigneux du lapidaire à son offre inopinée, et venait, seule et simple, apaiser à tout moment son désir d’être plus belle par des emplettes considérables et répétées.

Jamais elle ne parlait des rubis.

C’était là un sujet de conversation réservé à l’orfèvre Spirocelli, dont la Vénitienne fréquentait aussi assidûment la boutique vermeille. Spirocelli qui, étant Génois, ne pouvait posséder qu’un esprit mercantile, fut promptement persuadé que son beau-père laissait échapper par manie une occasion exceptionnelle de vendre ses pierres. « À coup sûr, ni Hermann, ni ses héritiers ne retrouveraient semblable fortune », Angela le certifiait, « et d’ailleurs, si elle venait à acquérir les rubis, Danielo Spirocelli les monterait sur un diadème d’or aussi opulent qu’il le pourrait imaginer. »

Il devenait donc nécessaire à la cupidité du gendre que le beau-père se défit de son trésor. Hilda se chargea d’endoctriner Hermann Lebenstein, et, sans vouloir s’expliquer, non plus que son mari, la convoitise acharnée de la Calderini, elle employa toute son astuce filiale à la satisfaire, tandis que l’orfèvre, confiant, ébauchait dans un bloc d’or rouge les dix trèfles d’une couronne.

Cependant, la Vénitienne n’entendait pas le lapidaire prononcer les paroles décisives, et elle s’impatientait, ne sentant point venir le moment de renouveler ses propositions et devinant que bientôt, malgré les remontrances d’Hilda, elle ne pourrait s’empêcher de le faire.

C’est qu’Angela Calderini, accueillie dans Gênes plus favorablement qu’elle ne l’eût rêvé dans ses songes les moins raisonnables, choyée par les plus hauts dignitaires de la République, et devenue la compagne respectée de leurs épouses, était grisée d’avoir conquis une souveraineté qu’elle n’avait pas ambitionnée si complète ni surtout si vertueuse, et elle avait résolu, dans sa vanité, de s’emparer d’un pouvoir encore plus absolu en usant de cette arme dont, à sa stupéfaction, elle n’avait pas eu besoin jusqu’alors : l’amour.

Elle décida de régner sur celui qui régnait.

Toute autre qu’Angela Calderini se fût attaquée au doge, prince apparent des Génois, mais la perspicace Vénitienne sut découvrir derrière ce mannequin le maître véritable, l’homme nommé le libérateur et le père de la patrie, l’organisateur de la République, l’amiral fameux, monarque de la mer, que deux rois se disputaient, le conseiller de Charles-Quint : Andrea Doria.

Certes, la tâche de séduire un tel vainqueur semblait impossible, et en réalité elle l’était. Andrea Doria professait l’austérité la plus rigide. Sa vieillesse robuste et souple se redressait au milieu de campagnes incessantes et de travaux diplomatiques sans trêve ; dans le fracas des abordages et des ouragans, il combinait des traités ; sa vie ne suffisait point à son labeur, et quand il s’accordait un bref repos, c’était pour s’entourer de sculpteurs et de peintres qui ornaient son palais de Fassuolo, c’était pour retrouver la compagnie de sa femme Peretta, et c’était surtout pour repartir plus dispos vers les batailles et les tempêtes.

Il fallait vraiment l’audace de l’ivresse pour tenter d’imposer sa suprématie à ce cœur sans pitié de soldat, à cette âme plus altière que nulle autre, à cet esprit de diplomate rusé que rien n’avait jamais dominé. Angela cependant le souhaitait. Elle avait combiné d’attirer l’attention de Doria par une action étonnante, ensuite de provoquer à l’aide de ses charmes un caprice de l’amiral, puis de fixer cette fantaisie, d’essence passagère, en lui révélant les dons d’intrigue et d’espionnage dont elle se savait étrangement douée, et qui, espérait-elle, en ferait l’alliée indispensable du maître intrigant, un double de lui-même qui demeurerait à terre pendant les longues expéditions navales.

Elle n’avait pas trouvé ce plan tout de suite, mais s’y était arrêtée après de mûres réflexions et des colloques animés avec Pietro Pisco ; et quiconque eût assisté à leurs entretiens en eût appris long sur le passé pourtant si court des deux complices.

C’est ainsi, pour remplir la première partie de leurs projets, qu’ils avaient convenu d’éblouir Doria par une magnificence que lui-même, peut-être le plus riche seigneur de l’Occident, n’aurait pu se permettre, et c’est ainsi que les aventuriers, ayant appris l’existence des rubis fantastiques, s’étaient promis, avant même de les avoir vus, de s’en emparer.

La fête de l’Union, où Gênes célébrait pieusement l’anniversaire de son indépendance, avait lieu le douze septembre. Cette année-là, Doria, séjournant plusieurs mois dans la Ville, annonça qu’il ouvrirait son palais à la Seigneurie, à la noblesse et à la haute bourgeoisie pour la grande réjouissance nationale.

Le hasard favorisait donc Angela, et c’était bien débuter que paraître pour la première fois devant Andrea Doria au sein d’une superbe assemblée, belle parmi les belles, visiblement admirée de tous, et le front ceint des fameux rubis.

Malheureusement, le mois d’août s’achevait, et les accessoires nécessaires à la comédie restaient impitoyablement enfermés derrière la lourde porte d’Hermann Lebenstein.

C’est pourquoi Angela Calderini s’impatientait.

Malgré sa fièvre, elle s’efforçait de regagner les bonnes grâces du lapidaire, et celui-ci, peu à peu reconquis par tant de jeune grâce, oubliait de nouveau ses soupçons en la présence de plus en plus fréquente de cette enfant rieuse. Mais on ne parlait pas des rubis.

Le premier septembre, impuissante à se maîtriser, poussée par une force invincible, Angela entendit sa propre bouche dire, au mépris de sa volonté :

— Hermann, voulez-vous me vendre vos rubis ?

— Non. Il m’en coûte de vous refuser, ainsi qu’à ma fille dont vous avez fait votre alliée, répondit le vieillard ; mais, ajouta-t-il plus gravement, mes pierres ne peuvent apparienir qu’à moi. N’y songez plus, je vous en prie.

Angela y songea plus que jamais. Il lui fallait les rubis. Elle continua ses visites, gaiement insouciante, se montra fort affectueuse envers Hermann, endormit sa méfiance, et le douze septembre au matin, lui dit :

— C’est ce soir qu’Andrea Doria donne sa fête si attendue ; j’y veux surpasser en magnificence les Génoises les plus prétentieuses. Prêtez-moi vos dix rubis, Hermann, je vous les rendrai demain.

— Cela me comble de joie, s’écria le lapidaire, car rien ne m’était plus pénible que de vous désobliger… Voici les pierres, vous êtes digne de les porter, et je vous les confierai volontiers toutes les fois que l’aventure vous tentera. L’essentiel est que ces rubis demeurent ma propriété.

Je regrette de ne pouvoir aller vous admirer chez Doria, mais ma vieillesse s’y refuse, et mes enfants me tiendront compagnie comme d’habitude.

Peu d’instants après, Angela triomphante étalait devant le comte Pisco les dix joyaux :

— Vite, Pietro, lui dit-elle, porte ceci à l’orfèvre Spirocelli ; le diadème est terminé, il ne reste plus qu’à sertir les rubis au milieu des fleurons. Tu attendras que la besogne soit totalement achevée pour m’apporter toi-même le bijou. Pendant que Spirocelli travaillera, tu lui raconteras que j’ai acheté les pierres un million d’écus et qu’elles sont payées. Puis, comme il serait dommage de laisser échapper cette fortune que nous tenons, ce soir, écoute bien, Pietro, ce soir, au moment où le peuple de Gênes tout entier entourera le palais de Doria pour admirer les arrivants et écouter les premiers bruits de la fête, à huit heures, quand l’exact Hermann Lebenstein, dédaigneux de ce spectacle, se rendra près de sa fille par les ruelles désertes, tu le tueras, et tu déroberas sa montre d’argent pour simuler un guet-apens de voleurs. Ainsi le vieux lapidaire n’aura pas eu le temps d’annoncer aux Spirocelli le prêt des rubis ; ils croiront que je les ai honnêtement acquis, et ne pourront pas, en ouvrant les coffres d’Hermann, pleins de monnaies innombrables, reconnaître que le prix des pierres ne s’y trouve pas.

— Bien, dit simplement Pisco sans que son visage de petite fille vicieuse eût marqué de l’émotion ou de la surprise ; puis, il tira un petit poignard, en éprouva la pointe à son ongle rose et ajouta :

— Il s’agit de ne pas manquer le bonhomme. Qu’il dise un mot à qui que ce soit avant de mourir, et nous sommes perdus. Donc, asséner le premier coup par derrière, afin de l’étourdir et le jeter à bas ; ensuite, soigneusement, avec certitude, le second, en plein cœur.

Et Pietro Pisco partit, tandis que la Calderini, sûre de l’avenir, pour se mieux préparer à son rôle ambitieux, ouvrait un traité de navigation.

vii


Vers la fin de la journée, selon les prévisions d’Angela Calderini, les rues tortueuses et les quais de Gênes s’animèrent d’une joyeuse foule qui se dirigeait vers le même point de la Ville.

L’occident flamboyait, tourmenté comme une vision d’Apocalypse. Une infinité de nuages obliques zébraient le ciel rose de leurs raies de pourpre et lui donnaient l’aspect d’une tranche mince, transparente et gigantesque d’onyx.

La brise de mer soufflait, chaude et grandissante, et sur les vagues, vermeilles de soleil couchant, les barques prudentes des pêcheurs rentraient au port en dansant.

La mer véhémente grondait sa fureur incompréhensible, et les maisons vides regardaient de toutes leurs fenêtres l’immensité rageuse.

Par exception, l’état des flots n’intéressait pas les Génois, fort occupés à se considérer les uns les autres et à s’émerveiller sur le prochain, ce qui est en somme le grand attrait des réjouissances publiques. Le peuple admirait la noblesse et la bourgeoisie qui s’admiraient entre elles.

Conviés à la fête d’Andrea Doria, seigneurs et notables s’y rendaient, à pied, en litière, à cheval, et même, quelques-uns, au fond de carrosses énormes qui cheminaient lentement avec un bruit de tonnerre, cahotés sur les pavés hostiles. Mais la plupart marchaient, les uns seuls, aidant aux ruisseaux de boue torrentueuse leurs épouses retroussées, tandis que d’autres, au contraire, processionnaient au milieu d’une véritable armée de serviteurs, de soldats et d’amis portant, en prévision du retour et des embûches nocturnes, torches et hallebardes.

La populace extasiée devant ce déploiement de hardes luxueuses, suivait, dépassait, précédait les plus brillantes escortes, s’arrêtait pour les revoir défiler, et cette foule, plus serrée à chaque carrefour, faisant des haltes plus répétées à mesure qu’elle approchait du but, laissait derrière elle une ville morte, hantée seulement des malades ou des casaniers, un grand perron désert, une tour de Babel après l’abandon.

Les retardataires pourtant ne manquaient point, car sous le poids des atours inaccoutumés, bien des jeunes filles dont le logis avoisinait la rive du Bisagno, trouvaient longue la traversée de la Ville entière, le palais Doria s’élevant non loin du phare, hors des remparts.

Seule la porte San Tomasso y donnait accès directement, et son pont-levis, descendu sur les fossés de fortification, reliait l’entrée de la Ville à celle du palais. Celui-ci était lui-même environné de murailles crénelées, mais un parc touffu l’entourait d’une enceinte moins sévère, et ses pelouses plongeaient doucement dans la mer. C’était une forteresse monumentale, mais sa vue n’avait rien de morose parce qu’elle était toute neuve encore et parce que la fête bourdonnait ce soir-là dans Fassuolo et l’illuminait déjà comme un autel de cathédrale le jour de Pâques.

Autour de la porte San Tomasso, à l’intérieur de la Ville, l’affluence augmentait. Les rues convergentes venaient déverser leur foule à cette issue, et les invités de l’amiral ne franchissaient la voûte qu’avec peine et vociférations, à la grande joie des arbalétriers de garde.

Le pont, heureusement, restait libre, et les gens du palais bordaient le chemin de deux haies chamarrées. Des trompettes à l’étendard de soie brodé aux armes de Doria sonnaient sur une tour leur fanfare aiguë. Sous la herse, des majordomes saluaient les nouveaux venus, et, par le vestibule aux quarante-quatre colonnes, à travers l’enfilade des chambres rutilantes, les conduisaient à la grande salle des galas.

On y montait par deux escaliers habilement ornés de figures grotesques et fantaisistes qui contrastaient le plus heureusement avec la décoration si pure de la galerie d’apparat. Le plafond de celle-ci était un ciel d’été, des scènes antiques en animaient le cintre ; aux frontons des portes se groupaient des nudités admirablement chastes ; douze guerriers géants, portraits d’ancêtres, étaient peints aux murs ; et, par les hautes fenêtres ouvertes sur les terrasses, on découvrait, entre les pentes de Gênes et le phare maintenant allumé, l’étendue bruissante de la mer couvrant le soleil abîmé.

Autour du vaste salon, assis aux places désignées, les hôtes du père de la patrie, déjà nombreux, s’entretenaient de frivolités.

Un côté de la chambre restait vide, On y voyait, sur des degrés, des trônes pour les grands dignitaires de la Seigneurie, un pour le doge ayant sous lui trois sièges pour les Censeurs, huit à sa droite pour les Conseillers, et huit à sa gauche pour les Procurateurs de la Commune ; plus bas, cent tabourets à l’usage du Sénat. Quant au Grand Conseil, ses quatre cents membres étaient disséminés parmi les invités.

Les grands dignitaires devaient arriver les derniers afin que l’assemblée fût complète pour les accueillir, et Doria, jaloux de ses honneurs, s’était réservé le droit d’entrer solennellement après le doge lui-même.

Les majordomes continuaient d’introduire les invités. Couple par couple, les arrivants se succédaient, la main des femmes au poing fermé des cavaliers, au poing levé comme pour lancer le gerfaut, puis, après une révérence, chacun gagnait sa banquette ou son fauteuil ; et c’était, devant les trônes solitaires, au long des trois murailles, une ligne épaisse de gentilshommes superbement harnachés, et, devant eux, les femmes, qui faisaient comme un rivage chatoyant au lac du parquet marqueté. Les jeunes filles étaient assises au premier rang. Elles jasaient avec ardeur, rieuses et agitées, secouant à leurs joues les papillottes de leurs cheveux. Quelques-unes pour imiter Angela Calderini, la favorite des louanges, dont la place encore inoccupée causait déjà bien des bonheurs, avaient échafaudé sur leur front deux frisures en pointe, comme des cornes, à la mode de Venise, et toutes s’étaient attifées des étoffes les plus rares, le grand luxe résidant plutôt dans la richesse des robes que dans leur forme. Les taches de graisse ne diminuaient pas, d’ailleurs, la beauté d’un brocart, et l’on en voyait plus que de raison aux satins des corsages tendus sur les corsets de fer, et parmi les larges plis des jupes évasées.

Toutes ces jolies créatures, lourdement chargées des bijoux familiaux à l’occasion de cette cérémonie nationale, souffraient de l’immobilité prolongée que le decorum leur imposait, et elles tournaient des regards d’impatience vers un balcon jailli du mur, en face des trônes. Il y avait sur cette tribune des joueurs de viole, de hautbois et de flûte qui, après les discours patriotiques, devaient rhythmer le faste d’un bal officiel. Mais les musiciens, en dépit des œillades, restaient silencieux, et les jeunes filles s’agitaient désespérément.

Dans la hâte d’arriver à point nommé, on avait devancé le moment indiqué, et maintenant, il fallait bien attendre la Seigneurie dans une déférente inaction.

Les arrivées s’espacèrent et prirent fin.

Angela Calderini ne se montrait pas.

Les hommes cessèrent bientôt de converser, car les propos volages s’épuisent vite, et tous ces ennemis, réconciliés d’hier, n’abordaient point de sujet sérieux sans se trouver en désaccord et conclure à coups d’épée. Ils se turent donc et se mirent à considérer les grandes fresques frissonnant à la lumière des flambeaux, les croisées à présent ténébreuses ; et ceux du centre eurent la bonne fortune de pouvoir examiner de près une clepsydre fort bien combinée où un Amour d’ivoire marquait de sa baguette les heures gravées sur une tourelle argentée : il indiquait la demie de sept heures.

La Seigneurie ne devait entrer que plus tard et le silence gagna les dames, mal à l’aise en leurs ajustements rigides. Cette gêne immobilisait les vieilles dans une crampe résignée, mais les jeunes luttaient contre l’étreinte du costume par mille petits mouvements de tout le corps, et le lac miroitant du parquet reflétait dans son grand carré ce rivage ondoyant.

Au sein du calme croissant, la mer houleuse se fit entendre, et comme les derniers rires s’étouffaient, on distingua son bruit souverain battant la plage des jardins. Alors, tout doucement, les damas et les velours gonflés des robes se mirent à osciller, d’un large balancement, au branle des vagues ; l’activité des petites Génoises avait adopté leur mesure. D’abord cela fut inconscient, puis, elles s’en aperçurent et, d’un commun accord, les nobles demoiselles, avec des mines espiègles, se levant sur un pas de danse, glissèrent un ballet grave et lent comme la marche des flots.

Elles s’étaient disposées sur plusieurs rangées qui se suivaient à l’allure de la pavane, et, à chaque grondement de la lame et du ressac, la première ligne plongeait dans une double révérence, puis, en reculant, traversait les autres et allait se placer derrière elles ; la seconde, restée en tête, l’imitait à la suivante lame, et toutes ces vierges, imitant les vagues, s’avançaient et rétrogradaient avec tant de gestes jolis et de fières attitudes que c’était miracle de les voir évoluer, si frêles et souriantes, à la cadence de la mer et sur la musique de l’ouragan.

Un piétinement sourd de chevaux sur le bois du pont-levis, accompagné de l’appel strident des trompettes, coupa court à ce divertissement impromptu ; puis, devant la compagnie debout et muette, la Seigneurie fit son entrée et couvrit de soies importantes et d’hermines hautaines les trônes de l’estrade. Les magistrats, pourtant, ne s’assirent pas ; le doge lui-même, au sommet de l’apothéose, se tenait tout droit, le bonnet ducal à la main, et soudain, toutes ces têtes arrogantes s’inclinèrent très bas : l’amiral venait vers eux.

Comme s’il inspectait la chiourme de sa galère-capitane, il promena sur l’assemblée un regard tranquille de maître, la toque restée à son front têtu frangé de cheveux blancs ; il fit un signe de protection, puis, gagna majestueusement sa modeste place près des Censeurs Suprêmes dont il avait daigné accepter la charge, érigée pour lui seul en fonction à vie.

Et tous les yeux contemplaient ce dompteur d’orages et de Turcs, dont le nom avait fait trembler l’Espagne, puis la France, et de qui la poitrine de gladiateur portait cyniquement, comme preuves de trahison, les deux ordres des royaumes ennemis tour à tour servis selon le plus offrant : la Toison d’Or et le collier de Saint-Michel.

Le doge tira de son manteau fourré un parchemin, et toussa. Mais ce ne fut pas lui qu’on regarda, comme il eût été naturel. Ce fut une femme, qui, prouvant une audace inimaginable, se permettait d’arriver après le doge, après Doria.

Elle était belle plus qu’il n’est permis, et pâle dans sa robe rouge d’une pâleur d’événement. Un diadème d’or, chef-d’œuvre d’un ciseleur divin, couronnait sa chevelure aussi dorée que lui, et les dix fleurons en flamboyaient comme d’ardentes braises.

Elle s’avançait lentement, sous ce nimbe de feu, et, parvenue au milieu de l’espace vide, elle s’arrêta et se tourna vers l’amiral.

Et nul ne parlait dans la stupéfaction générale que cette femme causait par la bizarrerie de son être, la magnificence de sa parure et la témérité de ses actions.

Tous la reconnaissaient pourtant, et chacun savait la provenance des rubis, mais, de voir celle-ci embellie de ceux-là dans une circonstance si extraordinaire, les Génois, déconcertés, regardaient sans comprendre, admiratifs, et même un peu angoissés.

Un homme, entre autres, s’étonnait : Benvenuto Cellini. Le plus fatidique des hasards l’avait amené là, et tout ceci lui rappelait cette visite légendaire où il s’était entendu comparer si étrangement à des cailloux.

Doria, en face de la Calderini, crispa les rides de son front.

La cloche de San Lorenzo tinta son lointain couvre-feu, et Angela, s’étant retournée pour gagner sa place parmi les nobles dames, vit que l’Amour d’ivoire de la clepsydre marquait huit heures. Malgré l’émoi de sa propre situation, la vision de Pisco poignardant le lapidaire traversa son âme fébrile ; et, comme elle s’efforçait de reconquérir un peu d’empire sur elle-même, tout à coup, il lui sembla qu’une force brutale soufflait des flambeaux dans la salle, et elle vit tout ce monde qui la contemplait reculer avec des faces épouvantées…

Quelqu’un lui désigna sa couronne. Elle l’arracha violemment.

À la place des tisons brillaient encore dix pierres, mais ternes, au reflet sombre ; puis, brusquement, l’éclat des joyaux décrût, comme soigneusement effacé, avec une certitude lamentable… et ils s’éteignirent tout à fait.

L’un d’eux se détacha des griffes d’or et tomba sur le parquet, comme une pauvre petite chose légère, noiratre et frippée. Un seigneur le ramassa, mais aussitôt il le rejeta avec horreur :

Les rubis n’étaient plus que des caillots de sang.





TOKUTARO ET MURASAKI

À Monsieur Ernest Lefèvre-Derodé.

TOKUTARO ET MURASAKI


Au temps si proche encore du Japon féodal, ses peintres, où qu’ils fussent en quête de modèles, regardaient simplement autour d’eux pour en découvrir de charmants, parmi la flottille des jonques ou la foule des kimonos, peuple frêle des paravents. Ils pouvaient, les yeux fermés, étendre la main, et ensuite, peindre l’objet désigné ainsi au hasard, sans jamais déshonorer de torpilleurs ou de redingotes les feuilles tendues de soie.

Au temps du Japon féodal, de cette île d’antiquité, moins attardée au milieu de l’Océan qu’au sein du Temps, refuge suprême des derniers dieux mythologiques, bien des événements s’y déroulèrent que nous ne connaîtrons jamais, car cette terre-là nous fut interdite, et ses fils, chassés hier seulement de l’époque fabuleuse, paradis perdu, n’en parlent guère.

Mais, les choses sont moins discrètes, et rien n’est plus bavard qu’un écran tapoté pendant que l’on se chauffe, aux panses des vases les enluminures jacassent éperdument, et les nattes ont des finesses veloutées comme des chansons d’amour à voix basse que les doigts sauraient palper.

Une ancienne broderie de Yeddo m’a été offerte ; avec son arôme de santal j’ai cru respirer cette histoire :

i


Le chevalier Tokutaro voyageait.

Maître de biens excessifs depuis la mort de ses parents, il aurait pu s’avancer au balancement rhythmé d’un palanquin, escorté d’écuyers, et précédé par l’avertisseur emphatique de son nom et de ses titres. D’après les lois de chevalerie, il avait le droit de croiser dans sa ceinture les deux sabres dont ses pairs, les samuraïs, se montraient si orgueilleux.

Mais Tokutaro cheminait tout seul et sans armes.

Son shamisen — sa petite guitare au long manche — passé sur une robe populaire, il semblait un chanteur ambulant, et rien ne pouvait trahir le docte gentilhomme qui avait appris toutes les écritures et savait la noble place où doit s’enfoncer, d’un coup, le poignard du hara-kiri.

Le daïmio de sa province ayant décrété le mariage de sa propre nièce, Yada-Sin, et de Tokutaro, lui, avait prétendu n’épouser que selon son cœur. Or, comment éprouver l’agrément d’une telle fiancée, puisque, suivant le rite princier, la première entrevue devait se passer au matin des noces ?

Et Tokutaro, banni de son domaine pour quatre lunes, s’était mis à voyager à sa convenance.

Et ce printemps-là était le vingtième de sa vie.

Vers la mer où le soleil se lève il allait, sans trop savoir pourquoi. Probablement, Yada-Sin le repoussait ; la fuir, voilà l’essentiel, et s’il s’en éloignait de ce côté, la cause en était le Fusi-Yama, la Montagne Sainte, qu’il désirait voir de près, en curieux.

Telle était sa croyance.

Mais non, ce n’était pas d’une petite fille qu’il s’écartait ; non, l’attraction de la Montagne n’influait pas sur lui : Tokutaro, poussé et tiré par les mille volontés du hasard, s’en allait tout droit, comme un aveugle, au jardin fleuri de Murasaki.

L’équipée le réjouissait. Et pourtant, elle eût désolé tout chevalier, et même n’importe lequel des Japonais.

C’est que celui-là différait profondément des autres.

Non qu’il ne fût pas religieux ; — en effet, c’eût été là manquer du sentiment national distinctif par excellence. Au contraire : sur son passage, poliment dévot, il déposait sa carte dans tous les temples. On lui avait enseigné la manière de conjurer les Esprits malfaisants, et il n’avait garde de l’oublier quand un renard noir ou quelque blaireau le regardait de travers. Dans l’air peuplé de Kamis, souvent à l’adresse des Génies ubicuiques montait sa prière. Et il réservait le meilleur de sa foi pour les Déesses graciles de bienveillance et de tendresse : pour les fleurs. Dans une besace, les tablettes funèbres de ses parents protégeaient son escapade, comme un foyer portatif qui de chaque gîte lui faisait un chez-soi ; le soir, il les installait sur la natte, armait sa main droite de grands ongles d’ivoire, puis, accroupi devant ces Dieux Lares, faisait le simulacre de jouer du shamisen en chantant : ses lèvres articulaient sans bruit quelque chant funéraire tandis que, prestes, ses doigts mimaient l’accompagnement. Et il connaissait tant d’oraisons et tant d’hymnes, et il avait acquis une telle habileté aux choses mélodieuses qu’en voyant un concert silencieux exécuté par un autre, il dénonçait la psalmodie, et si plusieurs musiciens s’avisaient en même temps de gesticuler chacun son air, il se sauvait, les mains aux oreilles.

C’est dire qu’il poussait la religion et l’observance de ses règles jusqu’à la virtuosité.

En quoi donc pouvait-il se distinguer de la totalité ?

Il ignorait la colère et cultivait la bravoure ; rien que de fort commun.

Il était sobre malgré ses travaux et chaste en dépit de son âge : un peu de riz calmait sa faim et la vue des femmes se baignant publiquement au seuil des maisons ne savait ni l’offusquer ni l’enthousiasmer ; très normal.

Pur Japonais plongé dans l’eau tiède après chacun de ses trois repas ascétiques, Tokutaro cependant n’était pas identique à ses meilleurs amis ; mais cette étrangeté tout intérieure ne pouvait se manifester qu’à des yeux clairvoyants de mère ou d’amoureuse, et de tels regards ne se posaient pas sur Tokutaro.

Tout au plus pouvait-on remarquer en lui l’indifférence à l’égard des joûtes, une horreur insolite de la guerre…

Lui-même se doutait à peine de la vérité. Cette nuance exceptionnelle, il l’admettait volontiers comme une supériorité, mais dans la crainte de s’entendre traiter d’infirme, soigneusement il la dissimulait.

Une âme extraordinaire l’habitait, à tout prendre une âme fort plaisante à loger. Un rien suffisait à la divertir et elle s’attendrissait à propos de tout. Aucune âme n’envisageait les choses comme celle-ci, et, surtout, ne savait découvrir entre elles des rapports aussi imprévus que n’en dénichait, toute frémissante d’allégresse et d’émotion, l’âme de Tokutaro.

Le chevalier ne s’ennuyait jamais avec sa pensée. Aussi aimait-il demeurer seul avec elle. Interprète du monde, elle lui traduisait le dialogue du ruisselet et du martin-pêcheur, à sa manière, c’est vrai, mais si drôlement ! Et Tokutaro s’abandonnait tout entier à ce penchant, plein de confiance dans un guide qui lui déconseillait toujours le mal et lui révélait la nature ténue dans toute sa finesse, comme s’il eût débarqué au Japon et pour la première fois.

Le flâneur des berges d’azur et des rizières d’or marchait donc voluptueusement et goûtait tout, en souverain, car, d’avoir mis à l’univers la livrée de son rêve, il s’en croyait le maître.

Au reste, l’univers, c’était le cercle visible autour de lui. Par delà ce rond, derrière et devant, rien n’existait plus et rien n’existait encore. Il s’avançait à la façon de Çakya-Muni, faisant sous ses pas fleurir le sol, comme un centre magique, une source de vie sans cesse déplacée ; son passage pétrissait les rochers, ciselait les plantes, produisait les rivières et façonnait les êtres. Toute chose apparue venait du néant et toute chose disparue y retombait. Yada-Sin ? Évaporée. Le Fusi-Yama ? Nuage impalpable. L’une se volatilisait dans le passé, l’autre, enfermé dans l’avenir, était irréel comme demain.

Et voilà justement la seule cause d’angoisse du chevalier, angoisse délectable : ne pouvoir vivre ailleurs et plus tôt ou plus tard, ne pouvoir hanter les absents, voyager à travers l’histoire et la conjecture, se transporter, d’un mot, à l’endroit désiré, fût-il un astre, et, puisque le temps et l’espace se confondaient pour lui, ne pouvoir être enfin dans le souvenir et dans la prévision.

Certes, le printemps est la saison la mieux assortie au paysage nippon, celle où il est davantage lui-même — cela est si vrai que les vergers d’occident prennent sous les fleurs on ne sait quel air japonais. — Toutefois, Tokutaro éprouvait des nostalgies d’automne et le désir de l’été.

Il se prit à songer :

— Que les champs seront beaux quand sur eux flotteront, dentelles de papier gardiennes des moissons et protectrices des âmes, les gohéis !… Que les pruniers lourds de fruits revêtiront de puissants aspects de fécondité… et combien alors deviendra douce la souvenance de leurs corolles !…

Et comme cela prenait une tournure très spécieuse, Tokutaro admira l’ingéniosité de son imagination.

À l’ombre d’un petit arbre tordu comme un éclair et couvert de sa neige embaumée, il ouvrit son bissac — il l’ouvrait souvent — et sous son pinceau une feuille de papier bistre se noircit de signes en colonnes, et chaque signe avait l’air d’une araignée compliquée. Voilà fixée en langage mesuré une évocation des ères d’autrefois et des jours à venir.

Il y avait dans le bissac de Tokutaro bien des feuilles bistre noircies de la sorte, mais, ce manuscrit, il était décidé à le garder pour lui seul, comme s’il avait deviné tout ce qu’il faut de génie pour comprendre un peu d’intelligence.

Et ces haltes, fréquentes, étaient courtes ; car il n’avait vu nulle part exprimées des inventions semblables aux siennes, et elles le satisfaisaient tout de suite. Cet écrivain de songes scandés n’avait pu lire que de longues épopées barbares, il était le premier de sa race à divaguer ainsi ; c’est pourquoi son âme était extraordinaire.

Le Japon n’avait pas encore rêvé, du moins avec fruit. Comme artistes, il n’avait engendré que des peintres et non des chanteurs, des miroirs et pas d’échos ; et dans ce jardin merveilleux, qui pourtant est aussi une merveilleuse volière, nul poème ne venait du fond des siècles secouer les enfants du frisson des ancêtres et le réveiller d’âge en âge.

Or, le chevalier Tokutaro, content d’admirer les beautés présentes du chemin, était plus satisfait encore de voir dans sa mémoire les splendeurs de la route parcourue, et à travers ses pressentiments la magnificence des étapes futures ;

Et tantôt il écrivait ses folies, et tantôt il les chantait au son du shamisen en se dirigeant vers le Fusi-Yama.

Mais il avait beau être croyant, maître de soi, intrépide, frugal et pudique, il était en vain robuste et par-dessus tout cela poète, jamais il ne devait atteindre la Montagne Sacrée parce que, entre elle et lui, obstacle fragile et bénévole, fleurissait le jardin de Murasaki.

ii


Ceux de la plaine, entre le Fusi et le lac, se représentaient plus facilement la lune sortie du ciel que Murasaki hors de son jardin.

Elle y vivait tout le jour, et s’enfermait la nuit au centre du petit parc dans une agréable maison de papier et de bambous.

C’était une existence bien recluse pour une jeune fille de seize ans, si l’on réfléchit que c’est l’âge de la maturité japonaise, l’âge du teint le plus frais et des charmes dans leur toute puissance, des regards innocemment séducteurs dont les miroirs font rougir, l’âge impatient des attentes confuses, enfin l’âge nuptial : beauté délicieuse qui ne se prolonge pas et s’embellit encore d’être fugitive. Nezumi, la petite servante de Murasaki, venait d’atteindre vingt ans, et déjà sa jeunesse était épuisée, et de petites rides à son visage ratatiné bridaient doublement ses yeux obliques. Hélas, pourquoi les Japonaises deviennent-elles chinoises à vingt ans !

Murasaki ne prenait pas souci du temps rapide.

C’était une mignonne créature, d’âme toute simple, qui soignait un jardinet, chaos factice et labyrinthe trop contourné, encombré de ponts et de rochers postiches, point assez naturel, c’est vrai, mais aussi : un champ de fleurs.

Des allées, ruisseaux étroits de sable fauve aux rives pavées de porcelaine verte, enserraient de leurs méandres de joyeux massifs, et, parmi toute une géographie minuscule où se trouvait réduit à l’extrême le paysage environnant, s’élevaient, disproportionnées, d’exubérantes floraisons.

Une miniature de Fusi-Yama — simple butte de gazon — dominait la plaine ramenée aux dimensions d’une pelouse. Aux flancs du monticule grimpaient des pommiers nains, et deux petits cerisiers d’amour, d’une taille ordinaire, l’ombrageaient démesurément, comme deux géants.

Toutes les sortes de plantes à fleurs étaient représentées là, non point mélangées, mais chacune formant une touffe, et, depuis les arbres jusqu’aux herbes, aucune ne végétait autrement qu’en famille.

Et certaines n’étaient éployées qu’à demi, et d’autres portaient seulement des boutons, mais très peu n’arboraient pas de corolles, car Murasaki hâtait celle-ci et retardait celle-là si à propos que son jardin restait fleuri presque tout entier durant les mois de soleil.

Seuls, autour de la maison, les chrysanthèmes refusaient leur faste avant les premiers froids, et jusque-là, leur plate-bande paraissait un plan inculte envahi par la mauvaise herbe.

Diminutif du fleuve, un filet d’eau s’épanchait avec une plainte mélancolique dans une mare, image du lac, et cela complétait à souhait l’exactitude orographique de cette copie en permettant la vie aux nénuphars, aux lotus.

Entre l’étang et le tertre, un abreuvoir d’oiseaux, en forme de pagode, figurait la maison de Murasaki.

Et, au-dessus de tout cela, le véritable Fusi-Yama, pourtant lointain, élevait dans les brumes sa masse écrasante.

Diligente et trotte-menu la jardinière bichonnait son champ de nuances et de senteurs, imitée de Nezumi comme d’une réplique plus saccadée et un peu caricaturale.

Et comme les fleurs étaient Divinités, ces femmes semblaient parmi le jardin deux prêtresses dans un temple.

Au reste, Murasaki envisageait son rôle comme un sacerdoce. Elle aimait les calices moins qu’elle ne les vénérait et, bien que ce fût elle qui fit éclore ces Divinités Tutélaires, en elles la jeune fille avait mis le plus naïf de ses croyances, autrement dit le cœur de son cœur.

C’est que, chez les fleurs, elle ne pouvait discerner qu’une bonté sans mélange ; et les autres Génies ne passaient point pour si vertueux. Là-dessus, Nezumi savait des choses effroyables et les racontait en tremblant, à l’heure du coucher. On ne peut pas se figurer de combien d’actions mauvaises les dieux de ce temps-là étaient capables, aussi les histoires de la servante duraient-elles fort longtemps, et l’on s’endormait souvent tard dans le pavillon de papier. Sous toutes les formes : légende, chanson, prière, apparaissait la malice des Êtres Surnaturels. Les morts eux-mêmes n’avaient qu’un plaisir : jouer des tours aux vivants.

Quant au blaireau et au renard, déguisés en créatures humaines pour mystifier tantôt les garçons et tantôt les filles, Nezumi leur attribuait tant d’exploits qu’ils en devenaient banals.

Mais il ne lui suffisait pas d’enseigner les vieilles superstitions, elle narrait aussi ses propres aventures, et alors, le récit de rencontres nocturnes avec des spectres empruntait une vie singulière… Murasaki en avait l’esprit chaviré, ses promenades du soir s’en trouvaient toutes gâtées, et, quand elle dansait devant les tablettes funèbres de ses parents en signe d’adoration, l’épouvante des défunts éteignait tout à coup son éternel sourire.

Car elle souriait sans trêve, comme ses fleurs comme tout le décor de ses jours, comme tout le Japon, sourire du monde si la Chine en est la grimace.

Un soir de ce printemps-là, suivant sa coutume, Murasaki errait lentement à travers son peuple multicolore afin de lui souhaiter bonne nuit.

C’était l’instant équivoque où le soleil couchant peut voir scintiller les premières étoiles, tandis que les cigognes attardées s’effarent à la vision des chouettes et des chauves-souris.

L’universelle teinte rose devenait de l’or sombre.

Et Murasaki glissait, silencieuse et sans pensée, entre les buissons des fleurs aimées, goûtant, inconsciente, le bonheur d’en étre entourée et de leur ressembler. À vivre au milieu d’un bouquet, son corps avait pris une souplesse de tige, et sa jolie tête, sous le poids des coques percées de longues épingles, pouvait suggérer l’idée de quelque étrange fleur aux pistils élancés et rayonnants. Toutefois, il eût fallu, pour découvrir cela, les yeux de quelque amoureux — car les amants prompts à l’extase, sont amateurs d’images recherchées, le fussent-elles jusqu’à l’affectation — et personne ne l’avait jamais songé, hormis peut-être Murasaki s’il est vrai que toute femme recèle au plus profond de son esprit un adorateur secret.

L’air du crépuscule printanier, très doux à son front, le caressait d’une tiédeur sereine.

Une paix sans mélange baignait toute chose.

La lune, monstrueuse, surgit de l’horizon comme un fruit vermeil, et, des orangers en fleur, un effluve de parfum s’échappa.

La mer de Chine avait englouti le soleil, on voyait, à ses derniers feux, des dragons couleur de fournaise ramper dans les nuages.

Une voix grêle s’éleva, mais le silence était si absolu que la chanson ne parvint pas à le dissiper. Elle montait en lui à la façon d’une vrille dans du bois, comme le fil bleu des âtres au sein des calmes soirées : Nezumi, tout en préparant le thé du souper dans la maison, psalmodiait de vieux couplets.

Sa mailresse les savait par cœur, et n’aimait guère à les entendre, surtout à cette heure-là. Elle pensa même rentrer sur-le-champ, mais le clair de lune l’ayant rassurée, elle poursuivit en pressant le pas sa visite habituelle.

La servante nasillait :

Dans l’air obscur flotte la troupe falote des Gnomes méchants. Esprits malfaisants cachés sous des masques, les Lutins fantasques viennent nous hanter et nous tourmenter.

Sous la lune fauve, eh là ! qui se sauve ? C’est, dit l’amoureux, ma belle aux doux yeux ! Halte-là jeune homme ! Car ce n’est, en somme, qu’un renard sournois fuyant sous les bois.

L’amant qui soupire en grattant sa lyre n’est le plus souvent qu’un blaireau rêvant de ton frais sourire, quelque noir vampire chassé par l’amour du dernier séjour…

Au moment où ces paroles lui parvenaient, Murasaki jeta un cri perçant : tout près d’elle, entre deux buissons, et de l’autre côté de la légère clôture, la forme d’un homme se dessinait. Immobile de frayeur, la jeune fille le regarda.

Certes, les Esprits faisaient bien les choses et savaient choisir leur déguisement. Celui-ci avait revêtu le corps d’un garçon nerveux et de fière prestance, trop parfait même pour que l’on s’y trompât ; il était d’une beauté céleste, resplendissant de tout le génie extraordinaire visible dans ses yeux.

Il contemplait Murasaki de toutes ses forces, et elle devinait à ses regards qu’il avait d’elle une opinion étonnante…

Et la terreur se dissipait peu à peu, quand Nezumi, accourue au cri de sa maîtresse, et voyant ce bel événement, prit la main de Murasaki, et, tout en se cachant derrière elle, murmura :

— Fuyons, fuyons vite, c’est Inari.

Une panique suivit cette assertion, et les deux femmes se mirent à courir vers le pavillon qu’elles atteignirent sans encombre et dont toutes les cloisons furent tirées.

Elles étaient sauvées : Inari, le renard, ne pouvait rien sous les toits préservés par les Pénates.

Cependant le souper fut à peine entamé, et des songes vinrent taquiner le sommeil des jeunes filles. Nezumi rapporta les atroces cauchemars dont elle avait souffert ; quant à Murasaki, elle ne consentit jamais à l’aveu de son rêve.

iii


Le soir suivant, Inari se montra de nouveau, mais cette fois, à l’entrée du jardin.

Et cette entrée n’avait pas de porte, l’absence de barrière en marquait simplement la place.

Murasaki n’osa plus s’aventurer hors du logis après le déclin du jour. Une sorte de balcon, tout près du sol, régnait autour de la maison ; c’est de là qu’elle vint désormais jeter le dernier coup d’œil sur ses fleurs assoupies.

Le renard travesti se rapprocha.

Et quand pour ne plus voir ce spectre, Murasaki, résignée, ne bougea plus de la chambre close, il s’enhardit jusqu’à lui donner la sérénade.

En vérité, cette bête puante pinçait galamment du shamisen, et il fallait toute la sagacité prévenue de Nezumi pour saisir au fond de sa voix comme un vestige de glapissement.

Il disait, dans ses chansons, des choses tout à fait curieuses et divertissantes. Cela n’engendrait pas le rire, non, mais la pensée en était réjouie ; c’était comme une suite de soulagements, comme si vous eussiez toujours souffert, sans le savoir, toutes les douleurs, et qu’une main de volupté vous les eût enlevées une à une.

Mais aussi, c’était une œuvre démoniaque, et Nezumi avait grand peur et se serrait contre sa maîtresse, car Murasaki était moins alarmée, bien qu’elle tremblât davantage.

Vers l’aurore, Inari se retirait.

Et la servante de conclure :

— Le grand jour rend aux esprits leur forme naturelle. Si quelque matin celui-là se laisse surprendre par le soleil, nous verrons sur le sable des empreintes de pattes au lieu de ces traces mensongères… pensez-vous qu’un homme ait jamais le pied assez petit et cambré pour en laisser de pareilles ?

Et, à part soi, peut-être bien Murasaki trouvait-elle regrettable cette impossibilité.

Cependant, la bête carnassière obsédait la jeune fille de sa présence et de ses déclarations nocturnes. Cet animal faisait preuve d’une délicatesse peu commune certainement. Il interpellait tout, excepté celle dont il voulait être entendu, et dans ses discours musicaux on n’aurait pas trouvé à reprendre la moindre familiarité. Les serments les plus embrasés demeuraient absolument convenables, tels qu’une jeune fille peut en écouter sans changer de couleur, surtout quand ils l’atteignent indirectement, à travers des interlocuteurs supposés aussi recommandables qu’une montagne sainte, la lune, ou le temps passé.

Il est tout de même bon de le remarquer : les chants augmentaient d’ardeur chaque nuit et la tristesse les gagnait. Ils devinrent passionnés, et si lamentables que Nezumi en inféra :

— Ce n’est pas Inari, car il est le Dieu du rire ; c’est le blaireau, Tanuki.

Tanuki, donc, puisque c’était lui, en vint à sangloter et supplia l’odeur des cerisiers d’amour, « cette odeur divine et immuable, disait-il, que tant de générations avaient respirée avec la même jouissance », de vouloir bien souffler à Murasaki la pensée de le recevoir.

Mais il s’évertua vainement à proclamer, avec mille détours, qu’il possédait de grandes richesses, était samuraï et s’appelait Tokutaro : moins il exprimait de fariboles, plus on le traitait de menteur.

Enfin, il jura de ne plus revenir.

Le lendemain, craignant une ruse, les deux femmes, aux aguets, surveillèrent le jardin par une fente de la cloison.

Il était remarquable que la lune se levait toute ronde, comme le soir de la première rencontre avec l’Apparence ; et Murasaki ne put s’empêcher d’admirer la constance d’un prétendant qui s’était égosillé en sa faveur durant tous les quartiers d’une lunaison.

Plus attentive, elle scruta les environs.

L’été déjà prochain allumait les vers luisants, et les petites lanternes des lucioles voltigeaient, blanches sur l’ombre et rouges dans les rayons lunaires.

Le murmure des cigales emplissait l’air brûlant. On l’entendait comme on entend la fièvre bourdonner dans les oreilles.

Personne.

Murasaki passa la main autour de son cou : il lui semblait porter un collier trop étroit.

Les cerisiers d’amour se devinaient. Il passait des bouffées de senteurs embrasées.

Murasaki grelottait.

Personne.

— Il est tard, chuchota Nezumi, les cigales sont muettes à présent.

— Tu te trompes, répondit sa maîtresse, je les entends toujours ; leur bruit redouble… Ne vois-tu pas Tanuki ?

Le jardin persistait à rester désert. Seules, sous la lune haute, les lucioles évoluaient.

Subitement, l’invisible collier de Murasaki se dégrafa de lui-même et s’en alla étrangler à moitié la pauvre Nezumi :

L’Esprit entrait dans le jardin.

Et dès qu’il fut là, près d’elle, son adorée n’eut plus envers l’impudent que de l’indifférence, et du mépris pour le parjure.

Elle l’écouta cependant, et ceci résonna sur les accords du shamisen, ainsi qu’une prière, dans le mode religieux :

« Ô fleurs, compagnes délicates des Dieux et vous-mêmes Divinités !

« Vous dont j’ai troublé tant de fois le sommeil par mes chants importuns, ne m’en gardez pas rancune.

« Vous dormirez en paix maintenant, car l’ombre parfumée ne sera plus sonore. Les étoiles de la nuit prochaine ne me verront pas ici, et ce soir, ce n’est plus pour parler aux portes fermées, aux murailles sourdes, que je suis venu.

« Mais j’ai voulu, très doucement, vous fredonner des paroles sans éclat, familières à vous comme le vol frémissant du scarabée, afin de vous bercer, vous, ô Divinités dont j’ai profané le repos sacré.

« Adieu donc, paradis éclos sous les doigts de Murasaki, bienheureuse moisson, fille de l’eau du ciel et aussi un peu de mes larmes.

« Adieu, sanctuaire de mon amour, temple aux cassolettes sans nombre !

« Dormez, ô Fleurs !

« Dormez, chastes Lys, pudiquement ensevelis dans votre blanche robe…

« Dormez, Lotus, au bruit somnolent du ruisseau, Lotus, plantes deux fois saintes, Trônes de Bouddha qui s’assied parmi vos pétales sans les froisser jamais, Fleurs régulières ainsi qu’un ornement floral…

« Glycines, stalactites diaprées à la voûte des branches, que votre Amant resplendisse au fond de votre songe, rêvez d’un baiser du Soleil…

« Voici des phalènes silencieuses dont l’aile vous effleure de son haleine. Elles sont comme vous des créatures fragiles, à la forme désordonnée, aux couleurs capricieuses ; on dirait, chacune, deux petits éventails éperdus aux mains fébriles des Kamis. Et si vous les embaumez de tous vos encensoirs, les Génies de l’air viennent vous éventer avec des papillons…

« Hélas, en parlant de vous je pense à Murasaki ; car elle serait Déesse chez les Fleurs et parmi les Dieux serait Fleur !

« Que je voudrais entendre sur sa bouche écarlate, comme sur une corolle de rose rouge, bruire, frisson de libellule enchantée, le premier baiser où mon âme se poserait… »

À ces paroles audacieuses, Murasaki n’y tint plus. Le Démon dépassait toute mesure. Elle voulut le confondre et en finir une bonne fois avec l’Apparition dévergondée.

Elle se précipita sur le balcon et cria :

— Lutin malicieux, faux homme ! T’en iras-tu bientôt ? Va, tu ne m’as point dupée, tu n’es autre que Tanuki, le blaireau. Va-t-en ! Va-t-en porter ailleurs tes vœux perfides… Sinon, Tanuki, mon frère, qui est caché là, te percera de sa flèche, et l’on fera beaucoup de petits pinceaux avec ta vilaine toison !… T’aimer ? Oui, certes, je le veux… quand les fleurs du jardin s’ouvriront dans la nuit, et lorsque le printemps verra la floraison des chrysanthèmes !

Mais l’enchanteur supposé ne fuyait pas. Il s’était prosterné dans un rayon de lune et semblait prier avec ferveur.

Murasaki commença de trembler, car elle n’avait prévu que sa retraite, et, derrière elle, Nezumi défaillait.

Soudain, Tanuki se releva et il étendit les bras comme pour une incantation.

À ce geste, les lueurs douces des vers luisants et les feux volants des lucioles se multiplièrent, et Murasaki put voir les fleurs s’épanouir. Elle se pencha sur la balustrade pour mieux contempler le prodige, une boule échevelée effleura sa manche : du parterre inculte montait un buisson de chrysanthèmes.

Et les yeux de Murasaki, ainsi que deux bleuets, s’ouvrirent aussi à la vérité. Tokutaro l’enlaçait, et leur premier baiser s’accomplit, non comme l’avaient préjugé des vers inconsidérés : mais sans bruit, comme il sied.

iv


On peut dire que ce baiser dura huit jours. Ils ne se quittaient pas un instant, pour regagner tant d’années d’éloignement, et, les semblables n’étant point faits pour s’apprécier, ils étaient charmés de découvrir entre eux tant de différences et s’en aimaient davantage.

Les amoureux vivent dans l’éternité : Tokutaro, du coup, ne regrettait plus le passé, n’appelait plus l’avenir, tandis que Murasaki ne se croyait plus rien du tout.

C’était le bonheur selon la nature, bonheur qui les transportait d’une joie délirante, car elle ne l’avait jamais soupçonné, il l’avait toujours nié, et cette félicité doublée de surprise les étonnait délicieusement, ici d’être si complexe, et là simple à ce point.

L’amour, un seul dieu en deux personnes, s’incarnait une fois de plus.

Il est superflu de retracer l’histoire de cette semaine… Tokutaro et Murasaki oubliaient tout, sauf eux-mêmes, et sauf leurs divines protectrices ; ils les allaient souvent remercier ; aussi les fleurs du jardin continuèrent le prodige de s’épanouir chaque nuit, et les chrysanthèmes prématurés poussèrent sans relâche de nouveaux boutons.

Nezumi, du reste, jardinait avec rage, renfrognée, et bien seule depuis l’arrivée de l’hôte. Elle grommelait toute la journée et lançait à Tokutaro des regards furibonds, le nommant tout bas séducteur, intrus, et Tanuki.

Un jour, le chevalier l’appela, et, lui ayant demandé pourquoi elle le boudait, il entendit cette réponse sentencieuse :

— Il valait mieux épouser un blaireau que de s’unir sans mariage avec un samuraï.

Les chers enfants n’avaient point songé à cela, mais Tokutaro rassura bientôt Murasaki. « Personne ne pouvait contrecarrer son choix, et les noces se feraient le lendemain même. Il avait là, dans son bissac, les tablettes funèbres de ses parents, lesquelles étaient indispensables à la cérémonie et ne se trouvaient guère en état d’y mettre opposition. »

— Nous verrons bien, fit Nezumi… Tellement elle en voulait au jeune homme d’avoir mis en défaut ses croyances en refusant d’être Tanuki.

Cependant on prépara tout pour l’union légitime.

Et elle fut consommée :

Au milieu des quatre tablettes, leurs familles décédées, et devant quelques paysans pris pour témoins, assemblée accroupie, les deux futurs époux attestèrent le Ciel de leur volonté ; puis, ayant déclaré reconnaître en sa fiancée les trente-deux vertus de la compagne bouddhique, Tokutaro prit une tasse de thé et, tant bien que mal — l’opération étant périlleuse — les deux intéressés y burent en même temps.

Restée seule avec son mari, la nouvelle épousée déploya l’une de ces cloisons légères qui divisent l’habitation japonaise en autant de chambres que l’on en souhaite, puis, comme il s’étonnait :

— À tout à l’heure, lui dit-elle en souriant.

Et elle disparut derrière ce mur.

C’était, depuis longtemps, la première minute de tranquillité dont pût jouir Tokutaro.

Afin de tromper son attente, il réfléchit à l’aventure qui, par peur d’une femme inconnue, l’avait jeté, pour sa plus grande joie, aux bras d’une autre sur la seule foi de sa beauté.

Il se rappela ses nuits d’anxiété où le désespoir le gagnait… et puis la victoire survenue par un miracle !

Et il se prit à penser que ce jour conjugal contenait moins de volupté que la première heure d’amour, et que cette heure-là même ne valait pas les nuits désespérées, quand le but était plus désirable de paraître inaccessible.

Est-ce que son bonheur continuerait à décroître ainsi fatalement ?

Mais non, ces crises violentes ne pouvaient se prolonger sans tuer leur homme, le paroxysme en était passé avec tous ces périls, et son amour allait se maintenir égal à lui-même, à présent. Murasaki était si belle…

À ce moment, elle sortit de son réduit, et Tokutaro sursauta.

Les coutumes sont impitoyables. Elles forçaient les épouses japonaises à porter ostensiblement la preuve qu’elles refusaient de plaire désormais à tout autre qu’à l’époux.

Fidèle à l’usage, Murasaki avait rasé les arcs si purs de ses sourcils et laqué de noir ses dents éblouissantes.

— Me voilà parée ! s’écria-t-elle joyeusement.

Pauvre Murasaki ! Elle devina dans les yeux de son chevalier une douleur inexplicable ; et elle crut gentiment qu’un peu de soleil la dissiperait, puis que cela suffisait toujours à guérir ses propres mélancolies, ses peines d’oiseau !…

Elle lui dit, et son joli sourire était maintenant tout ténébreux :

— Viens-tu ? Aujourd’hui, nous n’avons pas fêté les fleurs nos amies.

Docilement, il la suivit au jardin, et comme d’habitude, on s’arrêta d’abord près du parterre des chrysanthèmes.

— Regarde, Tokutaro, ils ont encore grandi… Voilà celui qui m’a frôlée pour m’avertir ; il se fane un peu, n’est-ce pas ?… Crois-tu qu’ils vivront longtemps ?

— Moins que mon amour, ô Murasaki, car je t’aimerai par delà le Néant…

Mais il était bien triste dans son cœur, parce qu’il ne voyait plus les fleurs miraculeuses.





LE BOURREAU DE DIEU

À Monsieur François Coppée.

LE BOURREAU DE DIEU


i


Le jour de Saint-Christophe, un moine, de ceux qui faisaient profession de creuser leur tombe et de distiller le suc des plantes, revint de la cueillette quotidienne en portant d’un bras une belle gerbe de fleurs aromatiques, et de l’autre un tout petit enfant malingre.

L’aventure tenait du prodige, car le couvent s’élevait à la cime de rochers presque inaccessibles, au milieu d’un pays sauvage, assurément plus propre à la naissance des herbes cordiales qu’à l’éclosion des petits enfants, si malingres qu’ils fussent.

Ainsi pensa le prieur ; et le brave homme se dit aussi :

— Certes, ce gamin-là nous est destiné, car personne n’aurait pu le secourir hormis l’un de mes religieux. Le doigt de Dieu est là, puisqu’il pose partout, et je l’y vois d’autant plus nettement que l’événement est moins compréhensible et s’éloigne donc des faits terrestres pour se rapprocher des actions divines… L’idée ne laisse pas d’en être pourtant singulière… le bon Dieu sait bien qu’il nous est interdit de prendre des pensionnaires… Après tout, il a le droit de susciter à notre règle des exceptions qui la puissent confirmer, et saint Bruno ne dérogera point s’il fait une fois par hasard le geste de saint Vincent de Paul… Et puis, l’histoire de Moïse voguant à la dérive sur le Nil n’est-elle pas plus bizarre encore que celle-ci ? En vérité, il serait beau de voir tout un monastère montrer moins de charité que la fille d’un pharaon mécréant !… Nous garderons l’enfant.

Ayant pris cette audacieuse décision, le prieur tomba de nouveau dans la perplexilé.

Quel nom donner à son protégé ?

Moïse le tenta. Mais il réfléchit : pour les esprits modernes, si superficiels, Moïse sentait son rabbin d’une lieue, Moïse évoquait un profil qu’on n’a pardonné qu’aux Bourbons ; enfin Moïse veut dire sauvé des eaux, et l’étymologie s’accordait mal avec les débuts d’un petit garçon trouvé sur une montagne.

Il s’appellerait donc Christophe, comme le saint dont c’était la fête, saint du reste honorable entre tous et de qui le nom est à vénérer, car il signifie porte-Christ.

Tout heureux d’appliquer ses connaissances de l’hébreu et du grec aux difficultés de la vie pratique, le prieur rompit solennellement le silence monacal et proclama sa volonté à ses fils en Dieu. Il leur fit part des pensées diverses qui l’avaient agité et parla longtemps sur l’amour du prochain, comme un orateur débordant de foi et condamné à un mutisme perpétuel.

Sa péroraison développa une vérité trop ignorée qui frappa son auditoire d’admiration :

— Il importe peu, dit-il en substance, que les hommes aient un nom rattaché à leur naissance, comme Désiré, Théodore, Dieudonné et tant d’autres. Ils ne sont pas responsables de la façon dont ils viennent au monde, mais il faut les appeler d’un mot qui soit un étendard pour le soldat, et pour le matelot un phare. Moïse n’avait que faire de se rappeler un incident de ses premiers jours, mais Christophe saura qu’il ne respire qu’afin de porter le Christ, c’est-à-dire contribuer à la plus grande gloire de Dieu. Heureuses les créatures qui répondent à de tels vocables, car ils sont des ordres, et ceux qui les exécutent s’assiéront à la droite du Père.

C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il.

C’est pourquoi Christophe grandit dévotement parmi les doux moines blancs et bruns qui creusaient des tombeaux et composaient un élixir.

Vers l’âge de dix-neuf ans, ce fut un jeune homme sans beauté ni grâce, d’allure maladroite, empirée par la coupe ridicule de son habit : on l’avait taillé dans la bure des cloîtres, et c’était une veste à l’ampleur informe sur un pantalon trop court. Celui-ci montait inexorablement suivant la croissance de son propriétaire, en sorte que l’usure blanche, œuvre pieuse des oraisons prosternées, s’étendait de plus en plus à mesure que les genoux calleux descendaient dans le pantalon.

Christophe cachait sous des cheveux longs et raides l’âme étroite qu’on prête machinalement aux sacristains. Ses yeux myopes, à travers leurs gros besicles ronds, ne voyaient pas le monde bien clairement, et il s’en faisait une conception tout ecclésiastique, n’envisageant de la vie que les phases solennisées par les sacrements. Sa première communion lui en paraissait le point culminant, et il attendait avec sainteté l’extrême-onction, — le mariage étant pour lui un objet de terreur, un devoir religieux non seulement facultatif, mais encore institué par la mansuétude céleste pour excuser un dérèglement des sens indispensable au souffle des générations.

Très croyant, et laissant aux autres le soin de perpétuer le genre humain, la pensée d’endosser le froc lui était venue naturellement : son esprit et son vêtement se ressemblaient, peu de chose leur manquait pour être ceux d’un moine, l’étoffe était déjà la bonne.

Empêché par une timidité dominatrice de déclarer sa vocation, Christophe, à dix-neuf ans, attendait que l’audace lui vint et, tout en implorant le Seigneur afin qu’il daignât hâter cette arrivée, il vaquait à diverses besognes domestiques et se mêlait aux moines occupés de leurs travaux funèbres ou industriels.

Ce fut ce qui le perdit ; car s’il est édifiant de voir les futurs trépassés approfondir leur fosse, la saveur et l’arome d’une liqueur de luxe constituent des embûches pernicieuses. Le mépris de la mort envahit donc l’âme de Christophe, mais avec le goût funeste de cette boisson, d’émeraude ou de topaze, qui exaspérait son fanatisme jusqu’à la volupté, et lui donnerait, pensait-il, la force d’avouer ses chères présomptions.

Le jour qu’il entra chez le prieur à cette fin, le postulant trébucha dès la porte et s’avança vers le vieillard en chancelant, puis il se mit à exposer sa demande, mais les syllabes s’embrouillaient sans merci, et ce bégaiement inextricable semblait sortir d’une bouteille d’élixir, tant il exhalait de parfums montagnards.

Le malheur voulut que le prieur comprit tout de même le sens du discours. Il aurait peut-être pardonné l’ivresse, pour une fois, mais il n’admit pas qu’un tel vice s’attachât à profaner les sublimes pensées. Dans le langage de Christophe, il discerna une suite de blasphèmes suggérés par la démence et, sans dire un mot, il conduisit le pauvre saint ivrogne jusqu’à la porte du couvent paternel.

Là, il lui donna une petite bourse, et, lui montrant d’un grand geste le désert superbe des forêts, des plateaux et des pies, il lui dit :

— Allez, libertin ! Allez assouvir au sein des villes corrompues vos tristes appétits. Vous êtes indigne de votre nom. C’est Noé qu’il fallait vous baptiser ! Allez, je vous chasse !… Voilà ma punition d’avoir enfreint la Règle en vous accueillant ici !

Et il laissa Christophe, dégrisé, tout seul, au pied du monastère à jamais fermé.

L’exilé regardait avec terreur l’étendue de sapins et de rochers. Bien souvent, au cours des moissons odorantes, il avait plongé son regard dans les vallées, mesuré de l’œil les montagnes lointaines. Il ne reconnaissait plus rien. Habitué à considérer ce paysage comme le décor immuable de ses sorties, comme la fresque peinte aux murs d’un promenoir, voilà qu’il était forcé de marcher parmi cette toile, de s’éloigner à travers ce tableau !… Était-ce possible ?

Poussé par un sentiment nouveau, Christophe parcourut lentement les bois et les prés voisins du cloître, et il s’aperçut qu’il les aimait tendrement. Tout surpris de ses actes, les yeux humides, il embrassa des arbres fort communs et couvrit de baisers de petites fleurs très ordinaires. Le passé, jusqu’ici, n’avait pas existé pour lui, chacun de ses jours étant comme la veille ; et quelque chose d’infiniment doux : le souvenir, naissait dans son cœur.

Il sentit l’angoisse des séparations gonfler sa gorge, se laissa tomber sur la mousse, et sanglota très longtemps, apitoyé de sa douleur et pleurant sur ses larmes.

Quand il se releva, la nuit emplissait déjà les vallons et montait vers les cimes comme une marée de ténèbres. Une à une, les étoiles perlaient.

Une cloche tinta le dîner des religieux. Christophe avait faim. Les paroles du prieur résonnèrent dans sa mémoire. Il frissonna à la pensée des villes corrompues où il devait maintenant satisfaire son appétit, mais la nécessité criait plus fort que la vertu, et Christophe, certain d’abandonner son Dieu, descendit, dans le noir, vers les hommes.


ii


Dans la véhémence des adieux à la montagne, la bourse du prieur avait glissé et s’était perdue.

Christophe mendia de village en village.

Il allait, surpris que ses pareils eussent bâti leurs maisons au fond de trous, et non sur les hauteurs. Il marchait, vagabond grotesque avec ses lunettes rondes et ses nippes extraordinaires. Cet accoutrement augmentait son air faible et inoffensif, de sorte que les braves gens lui donnaient beaucoup, par compassion, et que les mauvaises, n’ayant rien à craindre de ce mendiant bonasse, lui refusaient tout. Par bonheur, la province était charitablement peuplée, et Christophe, au bout de trente lieues, put se procurer des outils à faire des sabots et du bois pour y tailler une paire de galoches.

C’est lui qui naguère confectionnait à l’usage des moines ces chaussures d’hiver, et il ne put s’empêcher d’en modifier pieusement la forme, afin que les profanes n’eussent point aux pieds des galoches aussi pointues que celles des religieux.

Ayant terminé son œuvre, il équarrit deux rognures d’érable inutilisées, les croisa, et cloua sur ce crucifix un autre morceau de bois dont mille coups de couteau avaient fait un petit avorton de bon Dieu, confus, déjeté, monstrueux ; et alors, il lui parut que le Seigneur venait le rejoindre parmi la dissolution des cités ; car, depuis son bannissement, Christophe priait dans le vide, et son oraison, sans but, manquait de ferveur.

Un marchand avait donc remplacé le mendiant. Il s’installait dans un bourg, prenait les commandes, les exécutait, puis repartait vers d’autres bourgs, plus riche de quelques sous à chaque nouveau départ. D’un naturel studieux, il employait ses repos à lire, au hasard de ses logements, les livres qu’il y rencontrait. Souvent, la nécessité l’obligeait de partir avant d’avoir achevé la lecture du volume, et son savoir était un mélange bizarre de souvenirs où s’emmélaient des bribes du Parfait Vétérinaire, plusieurs chapitres de l’Histoire de la Révolution française, et tout le fatras cabalistique d’un Traité d’Envoûtement.

Pendant ses loisirs, il s’exerçait aussi à sculpter dans les déchets de sabots, des Christs moins grossiers que sa première œuvre, voulant retrouver le plaisir singulièrement délicat qu’il avait éprouvé lors de cette création. Il pénétrait dans toutes les chapelles du chemin et s’évertuait à copier de son mieux les modèles sans nombre qui les ornaient. Malheureusement, la méditation y perdait ce dont l’art profitait. Bientôt Christophe vendit autant de croix que de paires de sabots, mais il portait plus de Christs sur le dos que dans le cœur et justifiait son beau nom tout de travers.

Un soir, après bien des voyages, le sabotier arriva dans un hameau construit au flanc d’une haute montagne. C’étaient les dernières habitations que les bûcherons rencontraient en allant travailler, et, derrière elles, montaient à perte de vue les grandes forêts de pins.

On découvrait de là un espace immense et imposant. D’abord, au pied du mont, une grande plaine s’étendait, elle était fertile et verte, un fleuve vigoureux y miroitait ; puis l’horizon se fermait par une succession de chaînes montagneuses, pareille à une suite formidable de vagues figées, les plus proches étaient noires et dentelées, et les dernières, très-loin, se teignaient de bleu et offraient des contours adoucis. Christophe se les fit nommer. Il apprit qu’on désignait les sommets bleuâtres comme le monastère de sa jeunesse. C’était donc là-bas, dans un bois parfumé, que l’ange de son rêve gisait sur la mousse, parmi les fleurs, avec les ailes brisées…

Et soudain une grande fatigue l’envahit, car il sentit, en face de cette ligne brumeuse, si pâle, si éloignée, que son esprit avait marché plus vite que son corps, et qu’il ne voyait plus du tout le Seigneur.

On ne fait pas impunément tant de chemin.

Christophe, possesseur d’un pécule rondelet, résolut de se reposer et de chercher désormais la joie dans sa besogne favorite, et non plus au sein de méditations impuissantes. L’endroit, élevé, lui plaisait. Mais il fuyait toujours la compagnie de ses pareils et il décida de s’édifier une cabane plus haut que le village, à l’entrée d’un défilé, sur le sentier conduisant à la cime.

Un mois plus tard, les touristes rencontraient dans leur ascension un petit chalet tout neuf, adossé au roc, vitré du côté de la sente, où, au milieu d’un cadre de sabots et de crucifix, un homme grisonnant façonnait des morceaux de bois.

Christophe était heureux. Assis devant son établi, il voyait devant lui, par une large baie, le rideau vert sombre de la forêt surgi d’un précipice et s’élevant avec majesté jusqu’aux rochers d’une crête. Celle-ci s’abaissait vers la gauche, dévalait brusquement, et le monde apparaissait au-delà comme le fond d’une mer desséchée.

Tous les dimanches, après la messe, le sabotier, épris de montagnes, se promenait au hasard sur la sienne, et, de temps en temps, lorsqu’après une pluie, le ciel devenait limpide, il gravissait le cône glissant, couvert de gazon roux, qui dominait toute la contrée. Un vent violent soufflait sans trêve au faîte du mamelon. Quand des voyageurs ne s’y trouvaient pas, il y régnait un silence surnaturel, et la bise sifflait alors aux oreilles d’étranges histoires. Seules, les sauterelles rouges troublaient le calme en décrivant leurs paraboles stridentes ; et parfois, des aigles, en quête de proie, y tournoyaient.

Christophe vénérait ce lieu, et si, par delà l’espace sillonné de rivières argentées, gemmé de lacs bleus, tourmenté de croupes et de pics, il apercevait le géant de neige brillant au soleil, comme d’un or qui serait blanc, un émoi mystique le faisait encore tressaillir, et il croyait le ciel plus près de lui. Mais, revenu dans son atelier, toute velléité de foi s’évanouissait, et, en présence de tous ces Christs semblables, il ne savait pas en élire un seul pour représenter le Créateur, il n’y voyait plus que les créatures d’un pauvre sculpteur, un peu plus difficiles à réussir que des galoches, et il s’endormait sans prière.

Ce n’est pas cependant qu’il négligeât de confectionner des croix. Au contraire, les étrangers lui en achetaient comme souvenirs de leur excursion, et Christophe, reproduisant sans cesse le même sujet, était parvenu à ciseler des Jésus assez bien constitués et très reconnaissables. Il y peinait toute la journée sans ennui, mais parfois, un peu las, il demandait de nouvelles forces à une bouteille de cet élixir, origine de ses malheurs ; en vieillissant, le sabotier dut y puiser plus souvent, et il vint une époque désastreuse où l’on vit le père Christophe, manquant à tous les offices, ne plus descendre au village que pour se procurer de l’ardeur en flacon.

Un seul buvait autant que lui, un chenapan redouté, capable de tous les crimes, Marcoux, le contrebandier, Marcoux, le braconnier ; et on englobait dans le même mépris l’homme que tous fuyaient et celui qui s’écartait de tous.

Ces deux êtres, qu’un vice honteux unissait pour le dédain public, se haïssaient, l’un convoitant les économies de l’autre, et Christophe ayant deviné les desseins de Marcoux.

Or, cette inimitié s’accrût soudainement.

L’Église, qui aime à endeuiller de Golgothas les pays accidentés, ordonna « qu’un simulacre du gibet sacré serait planté en pompe majeure au pinacle de la montagne. »

Au jour dit, qui se trouva le plus chaud de l’année, une multitude de fidèles serpenta le long de l’interminable calvaire.

L’évèque, les soies violettes relevées, chevauchait une mule sous un dais safran brodé d’or, et derrière lui, s’échelonnaient, précédées de bannières à fanons ou de hautes enseignes enrubannées, parmi les lueurs des cierges : les communautés et les confréries. Un cantique essoufflé s’élevait des cagoules, des capuces et des cornettes. Cela faisait une longue et mince couleuvre, à tête éblouissante d’aubes et de chasubles, dont les anneaux bigarrés se déroulaient processionnellement à une allure noble et mesurée, réglée par la mule de Sa Grandeur.

Arrivée au bas du cône suprême, la foule se dispersa pour l’escalade pénible de la pente. Monseigneur aidait sa monture en l’étayant de la crosse épiscopale, et les gonfaloniers tranformèrent en alpinstock la hampe de leurs étendards.

Enfin, l’étroite crête fut rapidement couverte de chrétiens ; mais la plus grande masse dut faire halte sur le versant peu confortable et glissant comme un toit de chaume.

Marcoux, familier des forêts mystérieuses, vendait au poids de l’argent l’eau d’une source connue de lui seul.

Tout à coup, au sommet, dans le nuage des encensoirs, une croix blanche et nue, démesurée, se dressa.

Christophe, à l’écart selon sa coutume, regretta l’absence d’un crucifié divin. L’appareil semblait attendre le patient et n’était point parfait… Mais, un cri de foi poussé par trois mille gosiers convaincus lui prouva qu’il se trompait, et, navré d’être toujours en désaccord avec le plus grand nombre, il regagna son logis, tandis que là-haut, les discours enthousiastes, les clameurs d’approbation bourdonnaient, et couvraient le murmure de la brise et des sauterelles éperdues.

Ce peuple descendit en désordre, ivre d’avoir assisté à la mémorable cérémonie. Tous cherchaient vainement à revoir la croix — la cime n’était visible qu’à une grande distance, et de là, le symbole diminué ne s’apercevait plus — mais son image sublime s’érigeait dans toutes les exaltations, et on se plut à retrouver dans la petite échoppe la réduction des solives rédemptrices.

Quand la montagne repris sa tranquillité, l’éventaire de Christophe était vide de crucifix, et des pièces d’argent et d’or s’y amoncelaient. Pendant que le sabotier les comptait, Marcoux passa ; et, comme l’objet de leur inimitié s’était amplifié, ils devinrent ennemis d’autant plus acharnés.


iii


Il avait suffi de la fête catholique pour divulguer la beauté du paysage et l’habileté du sculpteur improvisé. Aussi, durant l’hiver, Christophe travaillait-il sans relâche, pour vendre aux nombreux visiteurs de la belle saison une grande quantité de christs.

Il s’essayait maintenant à les faire de toutes grandeurs, et variait ainsi la monotonie de l’ouvrage, car il était incapable de modifier d’un seul détail le type adopté.

Malgré cette répétition indéfinie des mêmes formes, rien ne lui causait plus de joie que sa tâche. Il en négligeait le dormir et le souper, et bien d’autres devoirs autrement nécessaires au salut des mortels. Si grand était l’oubli de ses croyances passées que, parfois, pour un méchant coup de ciseau maladroit, Christophe blasphémait son Dieu. Si quelque esprit de perdition l’en avait défié, il aurait bu à la santé de Lucifer sa fiole de liqueur à présent journalière.

Devenu un peu vaniteux, il se mit en tête, « afin de couronner sa carrière », d’exécuter un Sauveur supplicié de proportions humaines, et il le tailla dans un tronc de sapin, car cette essence est la moins coûteuse, et Christophe à l’ivrognerie et à l’impiété joignait l’avarice.

Comme il employait la journée aux productions lucratives, c’est le soir, à la chandelle, ou plus économiquement à la lueur du firmament constellé, qu’il cisela sa statue. De la sorte, il mit un an à la terminer.

Or, il advint qu’elle fut complètement achevée dans la nuit du vendredi saint.

Christophe, l’équilibre incertain et le regard trouble, la contemplait au clair de la lune. Elle était dressée en face de la baie, et semblait en extase devant l’immensité de la campagne où des brouillards simulaient un océan revenu. La seule clarté de l’astre mort prêtait au sapin une pâleur d’agonie, accusait la joue hâve, et creusait la misère des flancs.

À terre, la croix s’étendait munie du repose-pieds, marquée des lettres I. N. R. I., toute prête.

Le sabotier retoucha l’enflure d’un muscle, puis aiguisa une épine de la couronne. Il aggrava d’une entaille la tristesse du front, la souffrance au coin des yeux, enfin satisfait, il étreignit son œuvre au parfum de résine et coucha le condamné sur la croix.

Trois grands clous neufs tintèrent dans sa main.

À coups de marteau, les paumes du Dieu et ses pieds joints furent percés et rivés au gibet.

L’homme pensa :

On a vite crucifié son roi des juifs ! Après tout, c’était là l’instant le plus douloureux, bien court en vérité… L’humanité fut sauvée à bon compte ! Combien d’autres moururent ainsi, et plus humblement, avec moins de simagrées, sans même avoir de raison pour cela !…

Alors, ayant péniblement relevé l’ensemble contre la muraille, et s’en écartant pour le mieux juger, Christophe s’aperçut que Jésus pleurait : deux larmes brillaient au coin des paupières, et son front laissait couler la sueur de l’angoisse…

Bien sûr il souffrait… les affreux clous le torturaient !… Et le sabotier, ayant regardé les mains et les pieds, vit sur eux les blessures sacrées ruisseler.

Et Christophe entendit parler le Sauveur :

« Mon fils, voilà bientôt vingt siècles que je pleure, vingt siècles que je saigne.

« Crois-tu donc que l’Éternité accomplisse des actes passagers, et que la douleur de l’Immortel puisse être une souffrance véritable si elle est fugitive ?

« Depuis le jour de ma Passion, je me suis étendu sur toutes les croix que les hommes ont façonnées. J’ai frissonné de fièvre dans toutes les effigies. Nain de stuc ou géant de marbre, difforme presque toujours et parfois charmant, j’ai senti les clous me pénétrer sans cesse et mes plaies se rouvrir…

« Poupées enluminées du touchant Moyen Âge : Jésus de bois en longue robe, hideux mannequins de plâtre colorié, minuscules figurines pendues aux chapelets… autant de moribonds impérissables, autant d’agonies sans nombre et sans fin…

« Je meurs à travers les temps au faîte de l’église, au calvaire du chemin, dans le fond de l’alcôve… nimbé de l’auréole guillochée ou couronné du diadème de ronces, cloué de quatre ou de trois clous, les bras tournés tantôt vers l’horizon et tantôt vers le ciel, songeur sinistre ou résigné, selon votre caprice.

« Vous n’en savez rien. À votre insu je descends dans vos œuvres pour une eucharistie cachée. Insouciants, vous percez ma chair révoltée, plus exaspérée d’être immobile, et je vous aime de le faire, car c’est ma volonté de supporter pour votre délivrance les affres d’un trépas éternel et multiple. »

— Seigneur ! Seigneur ! gémit Christophe prosterné, malheur sur moi ! Je vous ai fait tant de mal ! Hélas, j’ai ouvert votre flanc comme les soldats, j’ai blessé vos chères mains et vos pieds adorables comme ont fait les tourmenteurs !…

Et Jésus répondit :

« C’est moi qui l’ai voulu. D’ailleurs, ô mon ami, tu n’as que répété les coups les moins cruels… le baiser de Judas était plus douloureux. »

Christophe s’effondra, prostré dans l’adoration effrénée des repentis.

L’aurore le tira d’une torpeur qu’il eût souhaitée infinie. Il se releva.

Le grand christ de sapin, au jour brutal du matin, fixait un œil morne sur la nature ranimée. Avec une vénération infinie, le sabotier examina l’œuvre magique.

Des gouttelettes de résine avaient suinté aux yeux, au front, des dernières retouches ; et, des crampons fraîchement enfoncés, la gomme odorante sourdait encore :

L’aube prosaïque tentait d’expliquer le poème de la nuit.

Christophe secoua la tête :

Il croyait.

Un par un, avec des soins de garde-malade, les Sauveurs furent décloués, et tout l’ouvrage d’un hiver, tout l’espoir d’un été furent sacrifiés. Un brasier consuma toutes les croix, et dans une armoire Christophe rangea douillettement les figures sur un lit de fins copeaux. Il glissa le christ qui avait parlé dans sa couchette, le borda dévotement, puis ayant baisé la main raide brandie hors des draps, il s’assit, et médita longtemps, les traits contractés, avec, parfois, de bizarres mouvements d’impatience ; enfin il sourit largement, tel celui qui trouve une solution difficile, et sortit de la masure en fermant soigneusement la porte.

Il suivit le sentier plongeant vers le village, mais un de ses souliers vint à se délacer, et, comme il se baissait pour en renouer le cordon, terrassé d’insomnie et d’émotion, il s’endormit profondément.

iv


Au dire des villageois, le père Christophe tombait en enfance ; les preuves en abondaient.

D’abord, il s’était refusé tout à coup à vendre aux touristes les crucifix que chacun lui réclamait sur la foi de sa renommée. Bien mieux, il n’en sculptait plus un seul.

Ensuite, le vieux païen restait de longues heures à l’église, en adoration devant le tabernacle et les croix. Il frappait du front les marches dallées, et son visage extatique, baigné de pleurs, révélait un fanatisme si violent que bien souvent à l’heure de clore le temple, le marguillier effrayé n’osa point chasser Christophe et l’emprisonna.

Enfin, le solitaire ne fuyait plus la compagnie de ses voisins et s’était lié d’une étrange amitié avec Marcoux, le bandit sanguinaire et cupide. On les voyait tous deux boire à la même table. C’était toujours le sabotier qui, plus sobre d’ailleurs qu’auparavant, soldait la dépense. Entre deux stations à l’église, il offrait ainsi au contrebandier de magnifiques saouleries, et vivait une vie fiévreuse, apparemment sacrilège, allant de l’autel de Dieu au comptoir du cabaretier.

Marcoux paraissait heureux de cette affection subite, et l’on s’étonnait de le voir agir envers le vieillard avec une déférence qui ne se démentait jamais.

Cependant l’automne s’effeuilla sur les fleurs, et la neige couvrit les feuilles, puis elle commença de fondre.

Pâques s’en revenait.

Au pied des crucifix vêtus de violet, Christophe priait sans relâche, et son nouvel ami, sans doute mécontent d’être délaissé, errait, farouche, au hasard.

L’habitude de voir le sabotier avait atténué ses extravagances. Nul n’y trouvait à redire à présent, et l’on oubliait même que son entendement fût endommagé, tellement les hommes ont de peine à distinguer sans cesse la raison d’avec l’incohérence.

Aussi les fidèles ne faisaient-ils pas plus attention à lui dans le chœur que les buveurs à l’auberge.

Le jour du vendredi saint, on s’aperçut que le grand autel n’était pas complet. Quelque chose y manquait. Quoi donc ? Un candélabre ? Un vase ?

C’était Christophe.

Son absence gênait comme celle d’un objet familier, et le recueillement des âmes venues, dans le silence des cloches, pour déplorer le martyre du Rédempteur, en fut troublé.

L’aubergiste ne le vit pas davantage.

Mais, circonstance grave, Marcoux, lui aussi, avait disparu.

Les deux absents furent immédiatement nommés l’un victime et l’autre assassin, une effervescence bourdonna dans tout le village, et une troupe frémissante de curiosité prit le chemin de la maisonnette.

Celle-ci avait été soigneusement vidée. Il n’y demeurait pas un escabeau.

À la muraille, bien en évidence, une feuille manuscrite s’étalait.

On lut :

« Je lègue tout mon bien à Marcoux, Jean-Pierre-César, en remerciement du grand service qu’il a accepté de me rendre et pour lui exprimer ma reconnaissance de faciliter mon expiation. »

« Christophe. »

Chacun répéta le billet ambigu sans pouvoir en pénétrer le sens obscur.

Le charron eut l’idée de le comparer aux reçus qu’il possédait du sabotier : l’écriture, identique, était de la même main.

Quelqu’un, armé de pistolets cachés, se rendit chez Marcoux, mais le bandit avait déguerpi avec tout son misérable mobilier, et la campagne, fouillée pendant deux jours, ne décela rien qui pût éclaircir l’opinion au sujet de cette double disparition.

Le lendemain de la troisième journée, bien que ce fût Pâques, une voiture débarqua les magistrats sur la place du village.

Dès leur arrivée, ils demandèrent à être conduits à la maison de Christophe.

M. le substitut, mis en verve par cette expédition, risqua que « cela montait vraiment beaucoup pour une descente de justice », mais M. le juge d’instruction, tout à la joie de retrouver les montagnes qu’il affectionnait, n’entendit pas.

Ces messieurs constatèrent l’absence de tout indice révélateur, puis se disposèrent à regagner un niveau plus naturel à leur profession et plus favorable à leur appétit.

Mais le juge d’instruction se déclara soudain envahi par un besoin irrésistible de plein air et d’escalades. « Puisque l’occasion s’offrait », il voulait « savourer cet avant-goût des congés et se payer une petite ascension ! ».

Ayant dit, il retroussa le bas de son pantalon et s’éloigna, mesurant le sentier de la marche lente des montagnards, du pas retrouvé des bienheureuses vacances.

Il montait.

Une explosion harmonieuse atteignit sa rêverie : à l’issue des messes, toutes les cloches de la vallée sonnaient l’alléluia de résurrection, et, en vérité, avec son Artisan, l’Œuvre semblait revivre aux rayons d’avril. La sombre forêt de pins se mouchetait de pousses tendres et pâles, les champs reverdissaient, et quelques fleurettes de Pâques, quelques pâquerettes, évoquaient déjà, bien que frêles et timides, leurs sœurs plus effrontées et les papillons au retour béni.

Plus haut, parmi le murmure affaibli des carillons, les premières sauterelles décrivaient leurs paraboles stridentes et pourprées.

Le vent des cimes, joyeux de retrouver à qui parler, commença l’aigre gémissement de ses légendes.

Du sommet encore blanc de neige, des aigles s’envolèrent lourdement à l’approche du promeneur.

Enfin, il atteignit le terme de sa promenade et s’arrêta sur la crête.

L’immensité fuyait sous la lumière d’or…

Mais un claquement d’étoffe fit lever les yeux du juge vers la croix.

Un squelette encore à demi musclé, repas inachevé des oiseaux rapaces, était crucifié sur la vaste charpente. Des loques brunes cachaient mal l’envergure des bras déchiquetés et le croisement étique des fémurs. Par les trous de la bure en haillons, les plaies horribles des becs et des serres rougeoyaient.

C’était une hideuse rencontre.

Cependant, la tête du cadavre, par un hasard singulier, se redressait sur les vertèbres. Du vide béant de ses orbites, elle regardait les monts bleuâtres de l’horizon, et la mort faisait sourire ce crâne au clair soleil de printemps.





AMARYLLIS

À Monsieur Auguste Dorchain.

AMARYLLIS


Tu Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
(Virgile.)
melibœus

Eh là ! Tityrus !…

Oh ! pardon, vieillard ! Il m’avait semblé, de loin, reconnaître en toi certain homme qui fut de mes amis. Je me suis trompé. Pardon. Les Dieux soient avec toi !

tityrus

Reste, Melibœus. Je suis celui-là, celui dont tu parles, bien que moi-même j’en doute parfois. Tityrus est un nom que deux êtres ont porté tour à tour au fond de la même créature, mais si les Dieux furent les compagnons de l’un, ils ne seront plus jamais avec l’autre, et ton souhait n’est qu’une parole vaine.

melibœus

Mon pauvre Tityrus…

tityrus

Je sais ce que tu vas dire : mes cheveux sont blancs ; mon visage sillonné de rides fait songer aux vieux murs de pierre dont le ciment s’est effrité ; une colère perpétuelle fronce mes sourcils, et ma voix prononce durement des mots sévères ou des blasphèmes ; j’ai l’air plus âgé que mon père, et mon aïeul, si proche du tombeau, en est pourtant moins près que moi. C’est bien, je le sais. Parlons de toi.

melibœus

Moi, je revenais joyeux de l’exil. Banni depuis tant de longs jours, je marchais d’un cothurne alerte, et rentrais à la fois dans la patrie et dans l’allégresse. D’avance m’apparaissaient le village bien connu rêvant à l’ombre de la colline familière, les champs que j’allais ensemencer de nouveau, ma famille en fête, l’accueil souriant de tous… et voilà que j’ai peur de trouver désert mon logis, dévasté mon domaine ; je redoute d’arriver parmi les miens en deuil, et de ne rencontrer mes plus chers amis que vieillis, douloureux, amers et devenus presque des étrangers… comme toi, Tityrus.

tityrus

Parlons de toi.

melibœus

N’est-ce donc plus de moi qu’il est question quand il s’agit de Tityrus ? Souviens-toi, berger, nos moutons faisaient-ils deux troupeaux ? Nos peines causaient-elles deux tristesses ? N’avons-nous pas vécu la même vie jusqu’à cette date néfaste où la proscription m’a chassé, jour que je voudrais pouvoir lapider de cailloux noirs ! C’était pourtant une belle journée de printemps. Je suis passé dans ce hallier et je t’ai trouvé étendu à l’ombre de cet orme contre quoi tu t’appuies. Tu rayonnais comme un astre de bonheur. Tes appels jouaient avec le double écho des roches. Effrontément tu taquinais la nymphe mystérieuse qui, dans la profondeur du bocage, présente une couple de miroirs aux chansons échappées, et, professeur badin, tu enseignais aux forêts à répéter le nom de la belle Amaryllis…

tityrus

Il ne faut pas prononcer ce nom-là ! Je crains plus de l’entendre que les Grecs ne tremblent à celui de la mort. Je te défends, comme à tous, de le redire ! Il porte malheur. La forêt stupide le sait peut-être encore, l’écho le ressasserait sans doute ce mot qui ne fut rien pour eux, mais moi, moi qui l’écoutais bruire comme un monde harmonieux, je l’ai oublié.

melibœus

J’ai compris : tu étais trop heureux, ce matin-là, ton chagrin d’aujourd’hui est fait de toute cette joie immense et disparue.

C’était l’aurore, la primevère fleurissait.

Le soir tombe et l’automne s’effeuille.

tityrus

Ah ! Melibœus ! Tout l’automne agonise dans mon cœur, et mon âme est une feuille mourante secouée par la tempête dans un crépuscule près de s’éteindre…

melibœus

Écoute, Tityrus, dis-moi ta peine. Ce n’est point curiosité de ma part : je la devine à peu près ; les Dieux en façonnent beaucoup sur ce modèle-là pour faire pleurer les hommes, mais je sais que cela soulage de laisser crier la souffrance.

tityrus

C’est étrange… il me semblait qu’un long discours serait nécessaire pour t’expliquer mon désastre ; et voilà maintenant qu’il suffit d’une toute petite phrase…

melibœus

Eh bien ?

tityrus

Elle est partie…

melibœus

Quand ?

tityrus

Aux ides de mai.

melibœus

Comment ?

tityrus

Les légionnaires ont des cimiers qui luisent sur leurs casques…

melibœus

Mais elle était pourtant fière et de bonne naissance…

tityrus

Il y a des centurions qui commandent les soldats…

melibœus

Ce n’est pas la peine de frapper les arbres et de faire saigner tes poings sur leur écorce, mon pauvre Tityrus. J’espère que tu as une autre manière de panser ta blessure…

Il faut te consoler, réfléchir à d’autres objets.

Regarde la splendeur de cette saison. Regarde : une neige aux flocons vermeils tombe des branches, et les maronniers font pleuvoir des soleils d’or.

tityrus

Parce que tu es gai, tu trouves de la beauté à ce temps mélancolique, et moi, je n’y vois que les funérailles de l’été.

melibœus

Si je ne suis pas morose, il faut m’imiter et rechercher la compagnie des êtres qui me ressemblent et rient.

tityrus

Bah ! Tu n’es qu’un homme comme les autres ; une tête de mort grimace derrière ton sourire, et sous chacun de tes gestes un squelette gambade brusquement.

melibœus

Tu as tort de croire que toute chose possède fatalement un envers. Il y a de belles statues admirables sous toutes les faces : il y a des tendresses dont tu pourrais faire le tour sans y découvrir la trahison ; mais de cela tu ne veux pas convenir parce que le Destin t’a livré une frêle statuette sculptée d’un seul côté, et parce que tu en as fait inconsidérément la cariatide fragile de ton bonheur. Elle s’est brisée en le laissant choir, et tu considères avec ahurissement, parmi les morceaux épars de la figurine, l’argile grossière de son dos sans art ; tu t’abîmes dans le regret lancinant de ton étourderie et tu ne regardes même pas ton bonheur, demeuré tout entier, à peine ébréché, tout prêt à s’ériger de nouveau dans le ciel.

Mon pauvre Tityrus…

tityrus

Le pauvre Tityrus sait bien que les femmes ne sont que des poupées en plâtre ; le modeleur a beau les rendre captivantes, on ne trouve au fond d’elles toutes qu’une âme de terre cuite. Elles ne sont bonnes qu’à être pulvérisées. Aussi bien tout n’est que poussière…

melibœus

Voilà qui est vrai, admirablement vrai ; mais les petites sandales des vierges soulèvent une poussière plus précieuse que celle de l’or, et ta mémoire, qui en est saupoudrée, te le dit trop bien pour que tu n’espères plus revoir ces nuages-là s’élever sur ton chemin.

Allons, redresse-toi, Tityrus ! Une illusion de moins est un fardeau de plus qui pèse lourdement sur les épaules, mais courage ! Les déceptions ressemblent à des charges de camphre que l’air volatilise, à des faix de sel qui fondent dans l’eau, les déceptions s’évaporent au sein du temps. Redresse-toi !

Viens avec moi. Je te raconterai chemin faisant des histoires surprenantes. Il t’est mauvais de rester ici tout seul. Vous y êtes venus ensemble très souvent. Ce silence est trop bavard et cette solitude trop peuplée pour ta douleur.

tityrus

Melibœus, tu raisonnes comme un enfant ignorant. Le silence terrible est non pas celui des déserts, mais le mutisme des êtres cachés qui se taisent afin de nous surprendre et dont notre angoisse devine l’affût silencieux ; pour la solitude, elle n’est effrayante que si nous la croyons habitée d’embuscades invisibles.

Je suis certain, hélas ! d’être solitaire ici, et j’y veux demeurer, car, vois au contraire comme je suis fort et courageux : c’est là que j’ai résolu d’oublier la créature aussi complètement que j’en ai désappris le nom. Lorsque, dans ce bosquet où chaque brindille accroche un souvenir, j’aurai dompté ma mémoire, comment pourrai-je alors rêver d’elle dans tous les autres lieux où rien ne me la rappellera ? C’est là un moyen très pénible, sans doute, mais tout puissant. Bientôt le passé n’existera plus et j’aurai reconquis la santé de l’esprit… Adieu, Melibœus.

melibœus

Promets donc que tu ne restes pas ici pour évoquer un fantôme honteux, pour sculpter dans l’air de ces bois un corps de poupée qu’il eut coutume de caresser et qui tant de fois vint s’y mouler.

Jure-moi de ne pas rechercher dans le gazon l’empreinte disparue de pieds en terre cuite, de ne point t’asseoir sous l’orme comme au temps où battait contre ton cœur un cœur de plâtre dont tu t’imaginerais percevoir le rhythme. Est-il bien entendu que tu ne flagelleras pas les arbres comme autant de centurions ?

tityrus

J’en fais le serment, mais tais-toi, tu plaisantes faux… tu me ferais pleurer… je ne suis pas encore tout à fait rétabli… tu me ferais pleurer sur ma bêtise… sur ma ridicule bonne foi…

melibœus

Tu as encore dans les yeux beaucoup de la poussière que l’Amour méchant t’a jetée afin de t’aveugler, c’est pourquoi tu vois partout de la cendre. Cette poudre-là ne s’en va qu’avec les larmes, mais crois-moi, elles te sembleront moins amères à les verser contre une épaule amie que sur le sein d’un mauvais souvenir.

tityrus

Je cherche ici l’oubli, pas autre chose, je le jure. Aie confiance… puisque j’ignore déjà comment je l’appelais.

melibœus

Allons, mon cher, mon bon Tityrus, à bientôt. Je veux te croire ; j’ai ta parole.

tityrus

J’ai promis. Deviendrais-je parjure envers un ami pour une courtisane, que dis-je, pour la pensée à demi effacée d’une coquine ?

melibœus

Au revoir, Tityrus.

tityrus

Bon retour. À bientôt.

melibœus

Tout de même… les Dieux soient avec toi !

. . . . . . . . . . . . . . . .

tityrus

Il s’éloigne… la colline le cache… je ne puis plus le voir, il ne peut plus m’entendre. Les Dieux, disait-il, soient avec toi ! Que m’importe, si la nymphe Écho ne me délaisse pas.

Ô bienfaisante dryade, parle-moi d’Elle sans que j’aie à rougir d’entendre prononcer son nom par la bouche railleuse d’un homme, ô voix pure qui ne jaillis pas de lèvres au ricanement sarcastique et dont les paroles inconscientes ne s’inspirent point d’un esprit moqueur.

Amaryllis !!!

le premier écho

Amaryllis !!

le deuxième écho

Amaryllis !

tityrus

Hélas ! Le nom s’enfuit comme un oiseau. Tout ce qui vient d’Amaryllis s’en va, me quitte. Je vis dans la volupté cruelle d’abandons sans cesse renouvelés, et j’éprouve une atroce jouissance à sangloter éperdument…





LA FÊLURE

LA FÊLURE


Puisque notre ami, le romancier Salvien Farges, vient de mourir à l’hospice des aliénés où nous l’avions mené secrètement, je ne vois pas pourquoi ces pages resteraient inédites. Ce sont les dernières d’une sorte de journal qu’il tenait fort irrégulièrement lors de sa lucidité, et l’intérêt en réside surtout dans la date : 16 octobre 1902. À cette époque précise, en effet, se manifestent les premières incohérences de Farges.

S’il eût recouvré la raison et se fût remis à écrire, jamais ces feuillets n’auraient été divulgués, de peur qu’une telle confession ne nuisît au succès de son auteur ; car si le public lisant adore les folies, c’est à condition de les croire l’œuvre d’un sage.


16 octobre 1902.

Je vais relater l’aventure d’hier au soir, d’abord à cause de son caractère surnaturel, et aussi parce que, en l’écrivant, je serai forcé d’en revoir méthodiquement les phases, ce qui m’aidera peut-être à la comprendre. Pour le moment, tous les menus faits de cette histoire sont comme les pavés d’une mosaïque disjointe et bouleversée ; il s’agit de la reconstituer.

Je tiens à me rappeler la journée tout entière, pour chercher si le matin ou l’après-midi ne recèleraient pas l’explication logique du soir, une cause acceptable de cet… événement.

Hier, après un repos bref, car j’avais travaillé fort avant dans la nuit, des coups frappés à la porte m’ont brutalement éveillé.

La concierge me présenta une quittance de loyer : cent francs à payer pour avoir habité durant trois mois cette mauvaise chambre mansardée, à la crête de la rue Bonaparte.

— C’est bien, dis-je, tantôt je vous réglerai cela… Eh ! dites-moi, criai-je à travers la porte déjà refermée sur le départ de la concierge, dites-moi, quelle heure est-il ?

Elle me répondit :

— Huit heures !

Et j’entendis son doigt sec tambouriner sa charge trimestrielle au long du couloir et le bruit des réceptions diverses que mes voisins lui faisaient.

Je ne m’étais pas trouvé depuis longtemps réveillé si matin, et j’aurais bien voulu me rendormir, mais la fâcheuse situation de mes affaires m’apparut trop vivement pour me permettre de me replonger dans l’oubli du sommeil.

Comment se faisait-il que mon oncle et conseil judiciaire ne m’eût pas apporté les deux cents francs de ma pension mensuelle ? C’était la veille que cette somme aurait dû m’être remise. Le plus grand besoin s’en faisait sentir : pour acquitter le terme, et puis… pour me nourrir.

Les derniers dix louis m’étaient échus dans une période de cette paresse intermittente qui prouve l’artiste et lui est nécessaire car il s’y repose du labeur cérébral et couve à son insu des pensées nouvelles.

Mais le sort a voulu que nous fussions plusieurs à subir en même temps la crise sacrée, circonstance qui la prolongea. Quelques jours de fête en compagnie de Filliot, de Blondard et d’Amolin sont peut-être la raison d’une statue, d’un tableau ou d’un opéra remarquables entre ceux de l’avenir, mais ils entamèrent grièvement ma fortune et je dus sans retard me remettre à la besogne.

Je tenais un sujet original et ne doutais pas d’en faire une nouvelle que la Revue Mauve accepterait d’emblée et paierait comptant. Hélas ! L’idée de ce conte n’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer les caractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres de mes personnages ; d’autres actions découlèrent tout naturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaient dans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, la semaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait sur mes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pour huit jours d’appétit.

J’aurais pu bâcler un article de critique et foudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûment reconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode… Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plan complexe de mon œuvre improductive.

Avant-hier, j’ai changé mes derniers sous contre un disque de saucisson : mon déjeuner.

Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie, combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant les faits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient à Saint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoir achevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et à l’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner.

Le souvenir d’un aussi beau détachement m’excita à le cultiver de nouveau et, tandis que la concierge descendait l’escalier avec un tintement de monnaies, j’allai prendre sur ma table les feuilles où l’esquisse de mon œuvre s’étalait en griffonnages, puis, m’étant recouché, j’abordai ma tâche.

Il ne me restait plus qu’à écrire le développement du schéma, et, avant de l’entreprendre, je passai mes notes en revue pour m’assurer que la charpente était solide, bien équilibrée, capable de supporter sans fléchir toute une architecture.

Je m’aperçus alors qu’un de mes types capitaux n’était pas mûr. Son rôle, je l’avais tracé, mais le caractère et l’aspect physique m’échappaient. Impossible de le décrire ; or, son portrait se place nécessairement aux premières lignes du roman. J’eus beau me torturer l’imagination, employer d’abord un système rationnel puis donner libre cours à la fantaisie, le bonhomme ne voulait pas éclore et je n’obtenais que des traits banals ou faux.

L’énervement de cette recherche stérile dura — j’en suis certain — deux bonnes heures : je trépidais de colère contre moi-même, la sueur m’en venait sur tout le corps ; mon exaspération devint telle que bientôt, malgré tous mes efforts, mon esprit refusa de demeurer tendu plus longtemps vers le même but et je ne pus continuer mes tentatives de création.

Je suis passablement sujet à ces accès de fièvre inféconde. Sitôt qu’ils se déclarent, je devrais couper court au vain essai de production, m’appliquer à des ouvrages faciles, des copies par exemple ; mais un orgueil hors de saison m’interdit d’avouer mon impuissance et je persévère à m’épuiser pour rien, à faire tourner à vide les rouages cérébraux jusqu’à l’arrêt fatal de la machine sans force.

D’habitude, je me délasse longuement après un surmenage de la sorte : une promenade en flâneur réassouplit l’intelligence courbaturée, mais hier des crampes à l’épigastre me firent comprendre la nécessité de m’absorber dans n’importe quelle occupation : la faim et l’oisiveté font mauvais ménage.

Nulle inquiétude, d’ailleurs, ne m’importunait, mon oncle ne pouvait pas ne pas venir le jour même.

J’essuyai donc mon visage, réparai le désordre de mon lit, et j’écrivis avec assez de facilité le dénouement de l’ouvrage. C’est une partie qui m’a tout particulièrement séduit, elle était déjà toute terminée dans ma pensée et n’exigeait pas une connaissance totale du personnage tant cherché. Aussi bien, dans mes contes les mieux venus, la fin a-t-elle été composée avant le reste.

Voici ce morceau, puisque je me suis promis de fouiller la journée d’hier dans tous ses détails, et voici d’abord le thème du roman dont l’obsession l’a remplie presque tout entière :

Un banquier américain, un de ces hommes puissants qui utilisent leur pouvoir à multiplier autour d’eux les savantes amitiés et les dévouements influents, nourrit une haine implacable contre un jeune peintre au seuil de la gloire.

Motif : passionnel.

Pour assouvir sa vengeance, le millionnaire a préparé dans l’ombre toutes les calamités, déceptions et injustices que les administrations, le monde et les jurys peuvent infliger à qui tente leurs suffrages. La mine est prête à faire explosion.

La victime subira le supplice raffiné d’échecs perpétuels, et même, il n’est pas jusqu’à son existence matérielle qui ne doive rencontrer chaque jour les pires obstacles. Le suicide du patient s’impose à bref délai. C’est donc une peine idéalement féroce et sans danger pour le bourreau.

Mais les deux ennemis se rencontrent par hasard ; la jalousie s’empare violemment de l’homme riche, il oublie ses préparatifs monstrueux et, ne pouvant maîtriser la brute qui gronde en lui, poursuit son adversaire et l’assomme.

La physionomie insaisissable était celle de l’assassin.

Je copie maintenant la scène finale :

« Monsieur Burton ne parlait plus. Il aspirait son cocktail d’une paille gourmande et regardait distraitement à travers les glaces du bar anglais l’inlassable croisement de la foule, dans l’ombre, sur le boulevard. Ses deux compagnons suivaient machinalement son regard et songeaient aux moyens d’exécuter ses ordres.

« Bendler, le paysagiste, devait à Burton sa décoration pour faits d’armes en 1870. Il n’était pas difficile d’empêcher Jacques Bernard d’obtenir la médaille au salon prochain, et Bendler se réjouissait d’en être quitte à si bon compte et de se débarrasser par quelques démarches toutes simples d’une reconnaissance qui lui pesait.

« Pour Jephté, la tâche se trouvait moins compliquée encore. La consigne était de ne pas prononcer le nom de Bernard dans sa critique. Il cherchait seulement un prétexte à ce silence, désireux de garder sa place aussi bien au cénacle des censeurs impartiaux qu’à la table somptueuse de Burton.

« À l’idée que Jacques allait subir enfin son châtiment, Burton s’esclaffait. Il semblait complètement heureux depuis qu’il concertait sa revanche et sa fureur paraissait dissipée devant l’expiation prochaine du criminel, comme il appelait son ennemi.

« Tout à coup, il fit un mouvement brusque et Bendler avec Jephté étouffèrent une exclamation. Ils avaient reconnu parmi les passants Jacques Bernard.

« Le banquier grogna une insulte ordurière. Un instant, on vit ses mains crispées sur sa canne, puis il se leva, et, sans un mot d’adieu, il se précipita dehors.

« Jacques revenait de Saint-Mandé. Une journée passée près de sa fiancée lui emplissait l’âme d’un charme tout nouveau, et il admirait avec quelle aisance l’ancien modèle portait maintenant ses toilettes de jeune fille bourgeoise et comme Madeleine entourait de soins délicats sa mère retrouvée. Il éprouva qu’il serait bon d’être un peu seul avec ces chers souvenirs et quitta le boulevard, son brouhaha et ses lumières pour les rues moins étourdissantes qui montent aux Batignolles.

« Il remarqua bientôt qu’on le suivait et s’arrêta devant l’étalage d’un épicier pour regarder l’homme sans en avoir l’air. Burton ! C’était Burton ! Que lui voulait-il donc ? N’avait-il pas renoncé ostensiblement à Madeleine ?

« Et Jacques sentit un grand frisson le parcourir. L’anxiété des pressentiments le fit trembler. Un but sinistre approchait, inévitable. Il reprit sa marche à pas saccadés, l’esprit troublé de raisonnements inconnus : Burton allait le tuer… Et n’était-ce pas son droit humain de supprimer le ravisseur de ses joies ?

« Jacques se mit à marcher plus vite. Mais Burton ne se laissa pas distancer.

« Que faire ?

« Implorer le secours d’un gardien de la paix ?

« Quel policier croirait à un crime non encore accompli ?

« Pour quel motif requérir l’arrestation du banquier ?

« L’attendre et se battre ?

« Jacques savait qu’il ne vaincrait pas.

« Comme ils étaient tout près de l’atelier, il se mit à fuir. La poursuite éperdue traversa les groupes, s’engouffra dans le vestibule et galoppa dans l’escalier.

« Jacques perdit toute avance en ouvrant sa porte.

« La grande verrière de l’atelier éclaira d’un bleu lunaire les deux champions face à face.

« Nu-tête, son chapeau étant tombé au vent de la course, le peintre vit à Burton le visage d’un fou. Celui-ci, dans sa rage, avait perdu tout souvenir de ses machinations diaboliques. Il ne restait du potentat mondain qu’un mâle dupé, une brute exaspérée.

« Il leva sa lourde canne et, ayant visé soigneusement Jacques Bernard médusé, avec un han de bûcheron, il lui brisa le crâne.

« Bendler et Jephté, à la recherche de leur Mécène le trouvèrent sanglotant au clair de lune devant le portrait de Madeleine, la fameuse toile dite la Femme aux jacinthes, qui, au salon dernier, cravatée d’un crêpe, valut la médaille d’or à son auteur défunt. »

Mon travail relu ne m’a point satisfait. Je le jugeai trop court en proportion du tout, j’y voyais des lacunes, c’était maigre et superficiel. D’ailleurs, l’inanition clairsemait mes idées, les tableaux évoqués m’apparaissaient linéaires et incolores, sans modelé ni profondeur. Et si je ne m’étais pas surveillé, nul doute que je n’eusse décrit tous les gâteaux du bar, tous les comestibles de l’épicerie ; encore le genre de ce dernier magasin a-t-il échappé à mon attention.

Un grand découragement, presque du désespoir, m’accabla, et je me mis à rêver tristement…

Jean, le domestique de mon oncle, vint troubler ma méditation. Son maître souffrant l’avait chargé de me remettre cinq napoléons (car son maître professe le bonapartisme) et la quittance du loyer que Jean aurait préalablement soldé avant de monter.

Je le priai de remercier mon oncle de la confiance qu’il voulait bien me témoigner, puis, l’ayant congédié, je me levai et m’habillai.

Avant de sortir, je posai sur ma table mes notes et le manuscrit insuffisant en tête duquel je traçai au crayon bleu : À modifier.

Au dehors, il faisait à peu près nuit ; c’était un tiède soir d’automne. Je me sentis, en remontant la rue Bonaparte vers le boulevard Saint-Michel, les jambes molles et la tête vide.

Mon dessein était d’aller dîner tout de suite au prochain Duval, mais comme je passais devant le café du Faune, quelqu’un, à la terrasse, me héla ; Blondard, Amolin et Filliot, habitués impitoyables de l’établissement comme du reste le nommé Farges que j’ai la douleur de constituer, me firent asseoir près d’eux.

L’absinthe opalisait leurs verres.

— Garçon ! Un Pernod pour Monsieur !

J’ajoutai :

— Et un sandwich !

Pendant que je dévorais ce maigre repas, mes camarades continuaient leur entretien. C’était une suite de potins. Amolin répondait aux on-dit de l’École des Beaux-Arts par des cancans issus du Conservatoire.

Lorsque j’eus englouti le petit pain fourré, nous parlâmes de tout un peu. Les seuls propos dont je me souvienne sont les derniers. Il y avait déjà quelque temps que nous étions là et nous savourions le quatrième verre d’absinthe, ma tournée. La conversation avait pris un tour plus sentencieux ; on discutait plus chaudement des opinions plus résolues, et chacun critiquait l’œuvre des amis avec une certitude d’autant plus manifeste que l’art du juge s’éloignait davantage de l’art du jugé.

— Vous, mon cher, me dit Blondard, je subis toujours le charme de vos machines quand je réussis à vous oublier complètement ; et ceux qui ne vous connaissent pas — vous et votre milieu — doivent vous trouver épatant.

— Tant mieux, répondis-je, car je fréquente peu le monde, mais pourquoi cette réticence à votre approbation ?

— Parce que l’observateur domine en vous. On peut toujours affirmer à coup sûr de l’un de vos personnages — quand il n’est pas vous-même — qu’il existe quelque part ou qu’il est formé de deux ou trois citoyens de votre connaissance. Vous ne copiez pas toujours de la tête aux pieds monsieur Sinople, mister Yellow ou mein Herr Roth, mais on les retrouve dans d’aimables Arlequins plus ou moins verts, jaunes ou rouges suivant la suprématie de l’un des trois éléments.

— Fichtre, riposta Filliot, ce peintre a trempé sa langue dans un arc-en-ciel polyglotte !

Et Blondard continua :

— Voyons, Farges, croyez-vous qu’un miroir ne se dresse pas devant mes yeux à la lecture des Théories de Raphaël Gouache ?

— Mais, répondis-je surpris, c’est que vous dites vrai, mon cher Blondard ; je vous jure n’y avoir mis aucune malice, je m’en rends compte aujourd’hui seulement.

— Parbleu ! Je vous pardonne de grand cœur. C’est de la suggestion, le phénomène est classé. Du reste, je suis en compagnie dans le corps de Gouache, car vous y avez fait entrer un peu de Filliot, et c’est ce qui me désole…

— Comment ! Comment ? hurla le sculpteur.

— Calme-toi et laisse-moi finir : ce qui me désole pour Farges, parce que les lettres, c’est comme la peinture…

Amolin railla :

— Gare aux Théories, Gouache !

— Eh, je veux justement parler d’un système que Farges a stupidement parodié dans son ignoble bouquin, le scélérat !

Écoutez : je proscris toute prédominance de teinte dans une toile de jour…

— Oui, interrompit Amolin, c’est pourquoi le Raphaël Gouache des Théories possède un pivot sur lequel il fait tourner ses tableaux. Il ne les signe que si la couleur générale de la toile tourbillonnant est le blanc ; car cela prouve que les sept couleurs s’y rencontrent dans les proportions du prisme et que l’éclairage est conforme à la nature.

— Amolin, s’écria Blondard, vous êtes le plus bouché des contrapontistes ! Voilà ma véritable méthode…

— Assez, mon bon ami, lui dis-je, vous avez peut-être raison ; je le vois bien, j’ai pris autour de moi pas mal de croquis pour mes ensembles, ceux-là n’en sont que plus vrais. Mais, je vous l’assure, tous mes bonshommes n’ont pas la même origine. Ce matin, par exemple, j’ai tenté d’en construire un, et l’imagination seule y travaillait, sans l’aide de la mémoire.

— Vous l’avez cru.

— Non, c’est une certitude.

— Alors, vous avez échoué.

Confondu par cette perspicacité, je ne voulus pas avouer. Je repartis :

— Pas le moins du monde ; la créature est achevée et elle est bien mon ouvrage.

Mentir m’est odieux. Le souvenir de mon impuissance augmenta ma gêne et, brusquement, je détournai la conversation.

— À la santé des propriétaires, dis-je, c’est jour de terme.

Et nous devisâmes, de logements, de concierges et de déménagements. Je fus amené de la sorte à conter mon évasion de l’hôtel de la Jeunesse, caravansérail qui m’abritait avant cette maison de la rue Bonaparte. Les pensionnaires en étaient assez contents, ils y prenaient gîte et repas pour une somme très minime dont je ne pus me rappeler le montant, en dépit de tous mes efforts. Le propriétaire était un athlète roux qui ne plaisantait pas sur les retards et, à la fin d’un mois, j’avais préféré la fuite à l’expulsion et au contact des huissiers, car M. Duchâtel n’hésitait pas à faire usage de ces pitoyables fonctionnaires. Il gardait même de ce fait la marque de l’inimitié de ses locataires, l’un d’eux lui avait démoli la mâchoire d’un coup de poing, au reçu de quelque protêt, et ses lèvres en étaient restées informes et pâles.

Des aventures semblables furent relatées par mes camarades, puis, les paroles devinrent banales et bientôt je n’écoutai plus. Aussi bien, une vie intense bouillonnait dans mon cerveau, mais je n’y distinguais pas bien nettement. Je crois que ma pensée s’attachait surtout à retrouver le chiffre exact de ma dette envers Duchâtel, encore n’en suis-je pas bien sûr.

Nous réglâmes la dépense. Le garçon s’empara de mon billet de cent francs, et me rendit la monnaie.

Je comptai : pourboire donné, il me restait 97 fr. 50.

— Venez-vous dîner, Farges, vil blagueur ?

— Ma foi non, répondis-je à Blondard. Ma faim s’était tue, et tout à coup, par un hasard inexplicable, au moment où ces mots « vil blagueur » mêlaient à mon petit calcul le souvenir du roman, je venais d’entrevoir en moi-même l’objet de mon désir : parmi d’autres pensées confuses celle de Burton se dressait vigoureusement. Je voulais en parachever les moindres détails pendant que je la tenais.

Demeuré seul au milieu de l’arrivée et du départ perpétuels des buveurs, le menton dans la main, l’œil fixe et sans regard, je donnai l’essor à ma rêverie. Burton y prit tout de suite un relief extraordinaire, je le voyais, comme dans le dernier chapitre, sirotant sa liqueur américaine en compagnie de ses deux acolytes. Mon caprice lui prêtait une allure bestiale et la force peu commune indispensable à l’accomplissement de son crime. Une barbe sans moustache, à la yankee, sertissait de cuivre sa face rougeaude, et il triturait sa canne entre des doigts énormes.

Je composais là un être des plus repoussants.

Toutefois, et je ne sais pourquoi, — peut-être à cause de personnes qui s’installèrent à grand remue-ménage en face de moi, — je changeai subitement la position et le costume de mon traître. Ce fut sans doute une bonne inspiration car l’image m’apparut dès lors bien plus vigoureuse.

En quelques minutes mon banquier se trouva totalement organisé, au physique comme au moral, seule, la bouche s’obstinait à rester quelconque, vague, à peine indiquée au fusain dans mon portrait achevé. Je ne m’acharnai point à la recherche d’une pareille vétille et, avant de prendre le chemin du restaurant, je fus un instant à regarder circuler la joyeuse cohue de sept heures. Mon esprit enfin détendu, se reposait à ces jugements incertains et multiples qui constituent le minimum d’activité cérébrale.

Je tournai la tête de tous côtés pour examiner mes voisins, et tout à coup, mon cœur se prit à battre sur une mesure désordonnée tandis qu’un froid glacial me pénétrait :

Au premier rang de la terrasse, vers la droite, à la place exacte où ma vue s’était portée machinalement tout à l’heure durant mes réflexions, Burton, une paille dans sa bouche à peine indiquée, me regardait réellement de cet œil fauve que je lui avais imaginé.

Quel prodige affolant était-ce là ?

Je me l’expliquai sur-le-champ avec une perspicacité stupéfiante :

Dans la nature, les choses perçues par la vue engendrent des pensées.

Mon intelligence surmenée s’était sans doute détraquée, elle avait fonctionné à rebours, et l’idée, maintenant, avait fait naître un objet.

Le terrible, c’est que ce produit fût un être vivant, séparé des rayons visuels générateurs, un homme à cette heure indépendant de l’intelligence créatrice, insoumis à ma volonté, et une brute.

Je me maudissais d’avoir déchaîné parmi mes semblables une fiction aussi dangereuse qu’un monstre de roman, mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité, car les yeux de Burton luisaient furieusement et ne se détachaient pas des miens.

Il me sembla qu’un péril depuis des mois menaçant fondait sur moi. Je ne vis de salut que dans la retraite, et pour échapper à l’étau du regard, je quittai le café.

À la manière des bêtes traquées, je me dirigeai instinctivement vers ma demeure. Mais, je l’aurais parié, Burton me suivait.

Son acte était inévitable. Il ne pouvait vivre que de l’existence dont je l’avais doué. Ma volonté actuelle ne pouvait plus rien contre ma volonté passée. Il accomplirait ponctuellement les actes imposés par mon bon plaisir à son personnage dans la partie presque définitive du roman. La scène finale m’apparut dans toute son horreur… l’assassin brandissant au-dessus de sa victime paralysée le pesant gourdin, et puis !…

C’en était trop. Je partis à toutes jambes vers la rue Bonaparte ; tout le sabbat dansait une ronde sous mon crâne.

Burton courait sur mes talons.

Mon chapeau s’envola… Est-ce que la fatalité s’abattait aussi sur moi ? M’étais-je donc photographié dans les traits du malheureux Jacques Bernard !… Que faire, mon Dieu ?

Soudain, la possibilité d’une issue traversa comme un éclair le chaos de mon désarroi ; je me rappelle alors avoir éclaté de rire, tant j’avais la certitude de mon salut.

J’entrai en coup de vent dans la maison. J’escaladai devant Burton mes six étages : la porte de ma chambre était restée ouverte, grand avantage sur Jacques Bernard, cette particularité me donnait le temps d’effectuer ma délivrance.

À la clarté de la lune, je saisis le crayon bleu et biffai prestement la fin de mon travail, supprimant ce qui suivait l’arrivée du peintre dans son atelier, c’est-à-dire le meurtre… puis tranquillisé, curieux de savoir comment l’être chimérique se tirerait d’affaire, je me retournai.

Burton fit irruption dans la chambre.

Je le considérais sans frayeur.

— Monsieur, balbutia-t-il d’une voix entrecoupée, haletante, Monsieur, payez-moi tout de suite les 97 fr. 50 que vous me devez pour un mois de pension à l’hôtel de la Jeunesse…

Démonté par cette injonction peu prévue, je tirai de ma poche le reste de mes ressources.

Un instant l’or et l’argent s’allumèrent dans la paume musculeuse du fantôme, sous son regard calculateur, puis il s’en alla, placide et muet.

Jouer le rôle de Duchâtel, c’est le piteux expédient qu’il avait trouvé pour se ménager une sortie honorable.

Afin d’éviter le retour de pareille visite, j’ai, sans retard, remplacé les phrases rayées du roman. Dans la nouvelle version, Burton, ayant balbutié des paroles incohérentes, s’échappe de l’atelier sans avoir eu l’audace de perpétrer son forfait, et, ivre de désespoir, sentant sa douleur incurable, il se précipite dans la Seine. Le lendemain, à l’aube, des mariniers repêchent son cadavre.

Je vais me rendre à la morgue afin de constater le décès de mon persécuteur.





OFFRANDE À CYPRIS

PORTE-MIROIR

À Henri Marteau.

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i

la déesse


À coup sûr, c’est à Mme de Fryvol que pensa le Créateur quand, à une date encore imprécise de la première semaine, il donna l’ordre à certaines substances de réfléchir symétriquement les objets placés devant elles.

Se mirer, c’est pour Mme de Fryvol l’acte capital. Et qui l’en blâmerait ?

Si la grande psyché qui luit obliquement près de la fenêtre enjuponnée de dentelles, dans sa chambre, pouvait parler — ce qu’elle ferait d’une petite voix drôle et cristalline — se plaindrait-elle ? Chaque matin s’emplir fugitivement du petit corps très élégant qui, même nu, sait garder les lignes caractéristiques de la mode présente, selon le caprice de la frimousse sourire à son sourire ou bien bouder à sa moue, voilà qui n’est pas déplaisant. Mme de Fryvol est tout à fait de cet avis, et comme elle pense n’être pas moins douce aux miroirs sous une robe qu’en sortie de puits — pour parler selon la Vérité — elle inflige la volupté de sa gracieuse image à tout ce qui peut la lui renvoyer.

Car il n’y a pas seulement de la coquetterie dans cette habitude ; avec la joie de contempler quelque chose de joli qui passe ou pose, elle y trouve aussi l’émoi satisfait d’un auteur devant son œuvre terminée, et, comme cette artiste achève beaucoup d’ouvrages en un seul jour, il est bien naturel, n’est-ce pas ? qu’elle les admire et surveille leur durée afin qu’ils demeurent harmonieux.

Des œuvres d’art ?

Mais oui. Cette Parisienne exécute quotidiennement beaucoup de petites Mme de Fryvol très dissemblables et toujours merveilleuses d’ensemble et de fini ; ce sont bien des statuettes non pareilles que reflètent la glace du boudoir, ou les vitrines des magasins qui font trotter à côté des passants leur sosie, vague et sombre comme un daguerréotype, ou bien encore les grands panneaux de cristal en qui, le soir, se reproduit la fuite rhythmée des bostonneurs ; c’est une collection de précieuses marionnettes aux attitudes souples, au geste adroit parmi l’envolée bruissante du satin, c’est une série de fins croquis dont chacun voudrait l’esprit d’une légende, et que Mme de Fryvol retrouve dans les albums des caricaturistes en vogue lorsqu’elle en feuillette les miroirs.

Parmi tous les Conseillers des Grâces, le favori de Mme de Fryvol n’est pas, comme on pourrait le croire, celui de la coiffeuse en citronnier. Il est pourtant, celui-là, dépositaire de secrets bien importants : il sait la composition mystérieuse des poudres diversement nuancées dont Mme de Fryvol fait usage pour conserver le même teint malgré les couleurs différentes de ses robes. Telle toilette exige un nuage rose, et telle autre ce brouillard ambré. Il connaît aussi, le miroir de la coiffeuse, les sourcils arqués de noir et la bouche exaltée d’un as de cœur… « Fi, madame ! » dirait le Conseiller des Grâces, s’il parlait de sa petite voix drôle et cristalline.

Et le peintre gourmandé lui répondrait, inconscient écho d’un convive paradoxal :

— Bah ! Tout n’est qu’apparence ! Pour le plaisir de la vue, il sied que chacun s’efforce d’orner le décor, de faire paraître belle la médiocrité, et d’embellir la beauté d’une illusion de plus. Les gens qui me rencontrent, s’ils me trouvent jolie, se moquent de savoir comment je le suis. Et puis pourquoi médire des couleurs artificielles ? Et que resterait-il de la célèbre Joconde si l’on s’avisait de gratter la toile où l’a fait sourire Léonard de Vinci ?

Car Mme de Fryvol aime avec passion la fantaisie sous toutes ses formes.

C’est pourquoi son miroir d’élection est un antique bijou, un disque de cuivre poli dont le manche ciselé connut probablement la main paresseuse d’une Laïs. Mme de Fryvol se plaît à mettre le reflet de ses yeux sur le souvenir des yeux de la courtisane. Elle reste longtemps à s’imaginer Grecque et à retrouver au fond du métal terni le charme d’un passé de songe où elle change de chlamyde quatre ou cinq fois par jour.

Sans cesse elle trouve le moyen d’échanger avec son double une œillade sympathique.

S’avance-t-elle pour monter en automobile, la caisse vernie de sa voiture la fascine par sa propre rencontre.

C’est pour elle un bonheur de se voir marcher à l’envers, et comme sur les semelles d’escarpins renversés, dans la profondeur miroitante des asphaltes mouillés de pluie.

Ses amis savent bien, quand elle est penchée sur l’eau calme d’un étang, que ce n’est point une carpe qu’elle y observe.

Ne vous flattez pas qu’elle ait plongé, avec un intérét évident, ses regards dans vos yeux : elle y scrutait tendrement le nœud de son chapeau.

Certes, à la considérer hypnotisée par son propre fantôme, on pourrait redouter pour elle le sort de Narcisse qui, dans même occurrence, fut changé en fleur.

Cela enrichirait la botanique d’une variété très nouvelle, une fleur-caméléon toujours occupée à muer ses couleurs.

Mais le nombre des Femmes en serait-il vraiment amoindri ?…

ii

l’oblateur


Un dimanche matin, deux hommes se promenaient à travers le Salon du Grand Palais, dans les galeries de peinture.

Il est regrettable pour les narrateurs que la réunion de deux personnes n’offre pas toujours cet heureux contraste, si favorable au parallèle, de Don Quichotte et de Sancho Pança ; mais toutes les paires de compagnons ne peuvent raisonnablement pas ressembler à un jeu de bilboquet ; et ces promeneurs, confondus dans une même banalité, ne présentaient rien d’extraordinaire, sinon d’être à ce point quelconques.

Chacun se composait d’un terne visage à barbe grise entre un chapeau haut de forme et un pardessus informe, le tout également duveté par la poussière équitable de l’Exposition.

Ils passaient tranquillement au milieu de la foule, l’un de taille moyenne dominant la stature exiguë de l’autre, et leur présence n’intéressait personne.

Pourtant leurs noms étaient glorieux. Proclamés, ils auraient suscité dans le public une ardente curiosité, peut-être une ovation, car le docteur Briffaut et Lavaret, le compositeur, déambulant côte à côte, symbolisaient assez heureusement la science et l’art bras dessus bras dessous.

Ce fait — que l’illustre aliéniste et le non moins célèbre musicien demeuraient inaperçus malgré leur renommée — ne surprendra point leurs intimes.

Le public les connaît mal.

Briffaut abandonne rarement l’hôpital de la Poudrière dont il est directeur, et jamais il n’a consenti à se laisser portraiturer.

Quant à Lavaret, ses voyages d’inspiration le maintiennent sans cesse dans un exil lucratif, et ses portraits sont trompeurs. Le flattent-ils donc outre mesure ?

Non. Mais, en effigie, nul n’est petit, Photographies, toiles, statues représentent toutes des individus de dimensions honorables. Lavaret, vexé de sa brièveté, a trouvé le moyen de perfectionner encore ce trompe-l’œil à son profit : dans la plupart de ses images, on ne voit de lui que la figure, à peine un buste, mais, s’il pose l’ensemble, il triche et s’environne d’objets plus menus que nature afin d’être grandi par proportion. En réalité, le Lavaret jouant de l’alto de Carolus Duran est un Lavaret jouant du violon, et même d’un violon trois quarts.

Ainsi, pour des causes diverses, Briffaut et Lavaret, qui eussent été comblés d’égards le jour du vernissage ou même un vendredi, ayant à dessein choisi cette matinée dominicale, passaient dans l’inattention unanime.

Briffaut monologuait. Était-ce le plaisir d’une heure de congé ? La joie si rare de parler à ce vieux vagabond de camarade ? Le carabin qui survit en tout thérapeute donnait libre cours à sa verve mi-faubourienne, mi-pédante et bavardait, gouailleur, à travers la digne moustache du savant.

— Lavaret, disait-il, c’est en vain que tu arbores un ciboulot pathétique, doué d’une intempestive aphonie, tu ne m’empêcheras pas de me lamenter. Lavaret, pense à tous les Zoulous dépourvus de chemise, à tous les affamés privés de salade, et regarde autour de toi, que de toile perdue et que d’huile gâchée ! Vois cette marine, cette mer démontée, penser qu’une telle débauche d’huile n’a pas réussi à calmer cette Méditerranée. Saint Raphaël ! quel amoncellement de couleur ! Ce n’est plus un tableau, c’est un bas-relief !

Tu ne réponds rien ? Tu me traites in petto de scientifique, de philistin, de Goliath… David, va ! Lavaret, tu es petit, petit comme David, c’est toi qui l’as dit… Ce n’est pas une honte, il est glorieux d’avoir, à l’aide d’un pinceau, tué un géant, et peint le Sacre de Napoléon avec une fronde !…

Tiens, un Henner, c’est le dixième.

Tiens, un Roybet, c’est le cinquante-troisième !

Hélas ! Les élèves sont des copistes ! Les rapins vivent de rapines, c’est certain… aussi certain que les citrons ne poussent pas autour des soles frites, mais sont plutôt les œufs des poules atteintes de jaunisse… icterus gallinaceus, dirait Diafoirus… Mais quoi ! Dieu qui voulut la faim ne veut pas toujours les moyens… il faut bien manger… et l’art continue à ne pas nourrir son homme, il se borne à l’abreuver… d’absinthe… c’est déjà confortable.

Lavaret, si je ne savourais pour me distraire le charme de ta conversation, je m’ennuierais sans doute, car la peinture ne m’impressionne pas et je n’y entends rien. Heureusement, tu discours de façon réjouissante, et j’oublie au son berceur de ta voix qu’il existe des gens dont le métier insalubre consiste à raplatir la nature de sorte qu’elle paraisse tout de même bossue comme devant.

Et le musicien lui dit :

— Je voudrais bien être peintre.

Briffaut poursuivit :

— Il m’est doux de l’énoncer : la concision de tes phrases varie en raison inverse de leur fréquence. Celle-ci étant lapidaire, je propose sans motif une descente vers la sculpture.

— Lavaret, nous voici maintenant environnés de blafardes impudeurs. L’ivresse esthétique où m’ont baigné les tableaux m’a laissé en proie à une divine lassitude, symptômes voluptueux de la migraine et du torticolis… Beau prolixe, asseyons-nous. Ce banc nous recevra, groupe prestigieux, sous un palmier stérilisé. Viens, il nous conseille d’accomplir ce geste ancestral, père de l’humble strapontin comme du trône magnifique… Ouf ! c’est dur ; je souhaiterais à mon séant le nimbe d’un rond de cuir… Lavaret, tais-toi, mon garçon, ta loquacité m’importune.

Admire plutôt le tumulte immobile de ces statues. Comme chacune semble peu se soucier des autres et s’occuper exclusivement d’elle-même ou de ses compagnons de piédestal !… On dirait un instantané pris dans la cour de la Poudrière, à la lune, sous la neige ; on dirait une légion de Pierrots épileptiques soudain paralysés dans la posture extrême d’une convulsion ; trop de tortillards, hein ? Ne me réponds pas, ça pourrait te démantibuler…

Lavaret, un problème : combien faudrait-il d’hectares de vigne pour fournir un caleçon par année aux statues de l’univers ?…

Tu hausses les omoplates, Lavaret… et en effectuant ce signe conventionnel du mépris, tu fais bien, car je suis pour toi l’ignoble utilitaire qui révèle l’inanité de la beauté et découvre des taches partout… jusque sur le soleil !… Je considère que si Dieu a fait l’homme à son image, c’est flatteur pour le singe… et non pour Dieu qui serait un fameux valétudinaire, et que ce n’est pas une raison suffisante pour reproduire notre corps à des milliers d’exemplaires. Il y a bien assez d’hommes sur la terre sans qu’on simule d’autres imbéciles, ce qui est d’ailleurs commettre bénévolement un crime de lèse-Coran.

Tu me diras : mais les artistes façonnent des êtres idéalement beaux, plus réussis que les vrais… Anathème sur toi, Lavaret ! Tu préches l’homme surpassant Dieu, Prométhée plus habile que Jupiter, l’Olympe au-dessous du Parnasse ! Et c’est une exécrable absurdité pour les gens bien pensants, dont nous ne sommes ni l’un ni l’autre, du reste.

Tels sont les arguments sur lesquels je m’appuie pour réprouver cette exhibition d’anatomies erronées, aussi fausses, étant trop embellies, que si elles étaient bicéphales ou quadrupèdes, musée Grévin ridiculement livide, parce qu’il est nu ! — la belle cause ! — où l’on peut tout juste étudier la configuration superficielle des muscles !…

Et le musicien lui dit :

— Je voudrais bien être sculpteur.

— Pardon, reprit Briffaut, est-ce un changement de vocation, ou bien désires-tu devenir peintre et sculpteur tout ensemble ?

— Je voudrais être l’un ou l’autre.

— Tu me captives. Pourquoi ?

— Parce qu’on ne peut ni crever un opéra comme un tableau, d’un coup de poing, ni le briser à coups de marteau comme une statue.

Et Briffaut :

— Congestion cérébrale ou délire alcoolique ?

— Rien de tout cela, dit Lavaret tristement, mauvais diagnostic,… amour.

— Amour ! Tu es amoureux, toi, avec ta barbe grise ?

— Avec tout mon être, tout mon pauvre être de barbon, y compris la barbe…

— Mais je ne saisis pas de rapport entre ta passion et la destructibilité comparée des produits artistiques…

— Je vais t’expliquer cela :

J’aime, et, naturellement, Elle n’est pas ma contemporaine. C’est une honte qu’un vieillard puisse aimer une jeune femme, mais, s’il était permis qu’elle le payât de retour, ce serait encore plus abject. Par bonheur, cette laideur est impossible ; je le sais. Dès l’origine je m’en suis rendu compte ; et sans reprocher vainement à la nature d’autoriser tant de duos où le chanteur seul tient sa partie, tant de questions sans espoir de réponse sincère, je me suis promis de ne solliciter ni roulades discordantes ni réponse mensongère.

Les femmes raffolent de célébrité. Celle-ci, peut être, eût accepté ma main ridée, mais à cause des symphonies applaudies, des opéras connus qu’elle écrivit, mais afin d’entendre dire au passage : « Voilà Madame Lavaret »… Je ne veux pas tenter sa vanité.

— C’est vrai, fit Briffaut, Ruth et Booz me répugnent… et toi, je t’admire.

— J’ai lu les philosophes, confessa Lavaret.

— Pas possible ? C’est un exercice peu pratiqué dans ta profession.

— Et pourtant, ajouta le musicien, lire les philosophes, n’est-ce point assister à l’opéra de l’existence en le suivant sur la partition ?…

— Alors, reprit Briffaut après un temps, pas de déclaration ? Tu tiens à te consumer incognito ?

— Oui, c’est juré… Cependant, j’aurais voulu lui causer une grande joie, faire naître dans sa vie un de ces bonheurs éblouissants dont les jours demeurent illuminés jusqu’au dernier, et j’avais pensé à… certaine chose, propre à gonfler d’allégresse son cœur de femme. Oh ! la fierté qu’elle aurait éprouvée ! Le triomphe de ses charmes immortalisés par moi ! Cette union pure de nos deux noms, inséparables pour la postérité ! Ces noces de deux paroles aux lèvres des générations rêveuses ! Le seul mariage possible de sa Beauté juvénile et de ma vieille Âme !… Hélas, cette chose est impraticable…

— Dis-la tout de même, ô lyrique !

Lavaret hésita :

— C’est une… invention… chimérique, irréalisable…

— Mais, dis-la donc, cria presque Briffaut, est-ce qu’un songeur sait seulement ce qui est réalisable ou non ?

Le compositeur reprit en rougissant :

— Voici un petit conte :

Il y avait jadis dans le Péloponèse un sculpteur notoire appelé Lysippe, de Sicyone.

Ce Lysippe, à l’insu de tous, retiré au fond d’une solitude, avait accompli son chef-d’œuvre.

Certes, il ignorait la valeur de ses travaux futurs, mais une voix l’assurait qu’il n’approcherait point de plus près la Perfection.

Alors, l’artiste fit venir Chrysis, et, parce qu’il aimait ses yeux d’or, il brisa l’athlète de marbre devant elle et dit :

« J’ai anéanti ma plus belle statue afin que tes yeux soient les seuls au monde à l’avoir contemplée, car seuls ils en étaient dignes. Et ils méritaient bien que Lysippe leur sacrifiât le plus glorieux de sa gloire. »

C’est une fable. Mais si cela était de l’histoire, pourrait-on séparer le souvenir de Chrysis d’avec celui de Lysippe ?

— Compris, repartit Briffaut d’un ton narquois, tu voulais vivre cette légende pour ton compte et supprimer un opéra en faveur de cette dame… À dire vrai — puisque nous en sommes à l’Antiquité — la réputation qu’Elle en retirerait serait comparable à celle d’Érostrate qui, pour faire parler de lui, incendia le temple d’Éphèse…

Tu es fou, et je m’y connais. Triste prérogative des cervelles géniales que d’être inaptes à toute pensée raisonnable en dehors du domaine où rayonne leur génie. Le génie… maladie mentale… hypertrophie d’une faculté aux dépens des autres…

— Je me le disais tout à l’heure à l’audition de ta petite critique d’art, riposta Lavaret.

— C’est bon, c’est bon, grommela l’autre. Et pourquoi, Monsieur l’homme d’esprit, as-tu délaissé ton projet ? Il est ridicule, mais praticable,

— Hein ?

— Certainement.

— Tu ne réfléchis pas.

— Au contraire. As-tu l’opéra, d’abord ?

— Oui, terminé depuis un mois, composé sans instrument, sur une Table, au milieu de paysans étrangers, à Corfou, entièrement de mon cru, jusqu’au libretto. J’ai touché mon idéal et ne ferai pas mieux : j’ai pleuré en l’écrivant. Ah ! si je pouvais le Lui offrir…

— Est-il tout à fait achevé ?

— Presque, j’ai mis la dernière main à l’orchestration, il ne reste plus qu’à recopier les parties multiples.

— Tu feras ce travail toi-même.

— Penses-tu donc vraiment…

— Si j’y pense, mais rien n’est plus facile à exécuter, avec de l’argent…

— Oh, je ne suis pas bien riche, tous mes gains se changent en billets de bateaux et de chemin de fer, en reçus d’hôtels, mais, s’il le faut, je consens à devenir pauvre et sédentaire.

— Il le faut. Contentement passe richesse, et l’exploit te tient au cœur plus qu’il ne faudrait… puisse-t-il te soulager !

— Je vais commander les décors et demander à Lauval, le directeur de l’Opéra-Dramatique, ses artistes et son théâtre… Rien ne sera trop beau !… Cependant, Briffaut, voilà que je me heurte encore à l’éternelle objection… Jouer une pièce dans une salle vide, pour une seule spectatrice, ensuite brûler la partition, c’est aisé ; mais les musiciens, les interprètes, les machinistes connaîtront l’œuvre eux aussi, et alors tout l’exquis de l’aventure sombre dans un à peu près lamentable. Il faut qu’Elle seule puisse se rappeler avoir frôlé mon âme à travers mon ouyrage…

— Ainsi sera-t-il, prononça Briffaut, car Elle seule jouira de la mémoire ce jour-là.

— Comment cela ?

— Parce que sur mon ordre tout autre qu’Elle ne pourra s’en servir. Défense de se souvenir.

Briffaut scrutait les yeux de Lavaret, et ses petites prunelles aiguës dardaient un regard si implacablement persuasif que le musicien détourna la tête.

— Crois-tu qu’ils consentiront à se laisser endormir ? dit-il.

— C’est à prendre ou à laisser, brusqua Briffaut, si tu désires toujours ce que tu as souhaité, donne-moi pouvoir de conclure tous les marchés et d’organiser le côté pratique du sacrifice, sans quoi je prédis l’échec. Il te faut un imprésario, car l’affaire n’est pas commune, et tu n’en sortirais pas, toi, avec ton habitude de voir les choses à vol de rossignol ! J’irai avec toi chez Lauval, chez le décorateur, l’accessoiriste, le costumier, nous verrons ensemble les acteurs, et, quand tout sera convenu adieu va ! Tu t’embarqueras tout seul sur les ondes sonores…

— Mon ami, j’éprouve un bonheur… un vrai bonheur…

Et Lavaret, malgré lui, riait de joie, et l’émotion le faisait glousser.

— Enfin, te voilà gai, mon pauvre vieux, ce n’est pas trop tôt. Allons, l’heure s’avance, debout !

Mais, dis-moi, ton opéra, est-il moderne ? ou mélodique ? est-ce de la musique… concertante ?

— Hum, répartit Lavaret, déconcertante plutôt.

— Bravo. Je n’ai donc pas de remords. Viens.

Ils parcoururent encore une partie de la sculpture, puis, pour gagner la sortie, entrèrent dans les galeries du rez-de-chaussée.

— Oh !… s’exclama tout à coup le musicien.

— Quoi donc ?

— Elle ! mon cher ami. Elle !

Briffaut regarda.

Une femme très harmonieuse examinait des pastels, petite, nette, symétrique, ondulée, poudrée, parfumée, soigneusement parachevée, de celles qui paraissent non pas habillées, mais faites de fanfreluches, dont les gants s’ajustent mieux qu’un épiderme, dont les souliers gantent le pied. Une connaisseuse, à coup sûr, car elle prolongeait ses stations plus qu’il n’est de rigueur. Une connaisseuse ?

Non. Aux glaces des tableaux, l’amour de son reflet s’emparait d’elle, et la voilà dans un ravissement d’apercevoir sa silhouette indécise par delà les arbres d’un paysage ou la chair d’un inconnu. Cette femme éprise de son ombre se plaisait à la voir hanter les pastels obsédés et se mêler, lointaine, trouble et transparente, aux rêves encadrés des poètes.

— C’est Elle ? demanda Briffaut en arrondissant les yeux. Huuu, siffla-t-il.

Et sa bouche contractée aspira l’air plein d’aromes comme s’il eût été savoureux.

— Chut… murmura le compositeur, aujourd’hui, pas un mot de la surprise.

Ils approchèrent.

— Tiens, c’est vous, Lavaret ; je vous vois venir dans le verre, du fond de ce jardin velouté…

Et Elle se retourna, désinvolte et jolie, le sourire creusant deux fossettes qui mettaient entre d’aimables parenthèses la bouche précisée de rouge.

— Chère madame, permettez-moi de vous présenter le docteur Briffaut, mon ami, le directeur de la Poudrière, un terrible liseur de la pensée…

Madame de Fryvol.

Cependant, ployé dans une courbette, Briffaut méditait sur la difficulté de lire sans livre.

iii

l’holocauste


À cause de la saison déjà fort avancée, les deux amis attendirent le commencement de l’hiver pour agir.

Quand tout fut arrêté entre eux et les entrepreneurs indispensables à la fête, Lavaret, ruiné, exultait. Briffaut avait mis le comble à son enchantement.

— Ce sera encore mieux que tu ne peux le supposer, avait-il dit.

Mais il s’était renfermé dans un mutisme agaçant au sujet de cette prophétie.

Avant tout, il fallut procéder à la séance de magnétisme. Une par une, les cent soixante-quinze personnes seraient endormies, qui, devant contribuer à la représentation, allaient recevoir l’injonction de l’oublier après la dernière note.

Briffaut demanda huit jours afin de tout terminer et s’adjoignit trois aides.

Dans le foyer, l’opération commença.

Tandis que Mlle Smithson s’asseyait devant lui en disant : « Vous savez, je me dégoûte avec votre hypnotisation », Briffaut prit à part Lavaret :

— Quel est le titre de l’opéra ?

Hildegonde et Callisthène.

Mlle Smithson joue Hildegonde et aime Callisthène, n’est-ce pas ?

— Comment sais-tu ?…

— Divination, naïf grand homme. Callisthène, qui sera-ce ?

— Le ténor Marvejols.

— Bien. Y a-t-il un personnage détesté d’un autre ?

— Oui. Mlle Mitaine sous le nom de Herswinthe exècre Hildegonde et aime Callisthène. Mais t’en dire plus long serait…

— Ça suffit. Compliments, tu sais, très réussis ces noms-là. Commençons, messieurs !

Une semaine plus tard, ils avaient fini et disparu.

On apprit les rôles. Du matin au soir, l’immeuble de l’Opéra-Dramatique retentissait de chants, car il était défendu d’emporter un seul feuillet chez soi de peur des indiscrétions.

Quelques acteurs, assis dans un coin, peinaient sans bouger, le front tourmenté, les lèvres à peine en mouvement. Mais la plupart marchaient, se croisant sans cesse, d’un pas résolu, enrayé soudain, aussitôt repris ; ils mimaient leurs scènes avec de grands gestes et les chantaient à bouche fermée, comme des moulins à vent où quelque colombe eût roucoulé. Tout à coup, une note aiguë fusait comme un cri, échappée dans l’ardeur du travail, une brusque vocalise s’égrenait, joyeusement timbrée, et, de nouveau, la ruche bourdonnait.

Tous s’assimilaient leur rôle avec une aisance inaccoutumée. Au bout de quinze jours, on put répéter au piano et déjà les chœurs assemblaient leurs voix.

Les ensembles s’édifièrent, les scènes s’enchaînèrent, enfin, comme un palais formé peu à peu de fragments réunis, eux-mêmes constitués de parties qu’on a jointes, l’opéra tout entier prit corps sur la scène.

Lavaret lui-même avait surveillé les phases de son éclosion et tenait à le diriger jusqu’au bout.

À vrai dire, malgré un résultat inespéré, une sorte de délire passionné qui possédait ses interprètes, Lavaret n’était pas sans crainte et pestait de tout son cœur contre « ce diable de monde des théâtres ». Et voilà pourquoi :

Mlle Smithson affichait pour Marvejols une tendresse sans retenue, Elle prenait prétexte de leurs rôles et l’étreignait tout le temps de ses longs bras d’Anglaise tragique.

À la rigueur, il n’y aurait eu là rien de fort redoutable si Mlle Mitaine ne s’en fût mêlée et n’eût revendiqué, véhémente et injurieuse, on ne sait quel droit d’antériorité sur l’infortuné Marvejols. On entendit des mots bien fâcheux composant les plus disgracieuses apostrophes, et cela sur un ton si criard que le contralto de Mlle Mitaine s’élevait au soprano perçant de Mlle Smithson.

Lavaret prit à part la première :

— Vous faites un grand tort à votre organe, mademoiselle, et vous risquez aussi de compromettre la représentation de mon œuvre. Je désirerais beaucoup que vous restassiez en bons termes avec vos camarades, mais si cela est impossible, s’il vous faut hurler, que diable, hurlez dans le registre grave !

— Mon cher maître, pleurnicha Mlle Mitaine, je… je ne sais pas ce qui m’arrive… il me semble qu’une autre pense avec ma tête… j’agis malgré moi, figurez-vous…

Et elle fondit en larmes dans une belle attitude théâtrale.

Il y a du Briffaut là-dessous, se dit Lavaret. Mais il laissa les choses en état, car ces nouveaux sentiments produisaient à la scène des résultats inouïs de vérité.

Un jour de décembre, l’affiche de l’Opéra-Dramatique annonça : Relâche.

Et Lavaret entrant chez Briffaut lui dit :

— C’est pour ce soir.

— Déjà ?… Es-tu content ?

— Trop. Surhumainement.

— Tu l’aimes donc toujours ?

— Bien sûr, puisque c’est sans espérance.

— Sait-elle que tu as projeté d’ouvrir son cœur avec une clef de sol ?

— Je lui ai appris la chose il y a peu de jours. D’émotion, elle a failli se trouver mal.

— Bah ! Voilà qui l’aurait changée…

— Trêve de mauvais bons mots. Sa gratitude est immense.

— Tu la crois fermement en état de mesurer le sacrifice ?…

— Oh ! Peux-tu…

— De juger ton opéra un chef-d’œuvre ? Enfin, c’est une musicienne, une vraie ? Tant mieux. De quoi joue-t-elle ?

— De rien, de l’ouïe, tout simplement, ce qui n’est pas si commun : savoir écouter, c’est un art précieux.

— Une virtuose de l’oreille, quoi !… La preuve ?

— Elle ne manque pas une saison de Bayreuth.

— L’argument est irréfutable. Ah ! il y en aurait alors de talentueux auditeurs…

— Mais, nom d’un chien !

— Lavaret, je me tais. Ne blasphème plus cet innocent et vague toutou par quoi jurent tant de bons chrétiens et qui partage ce honteux privilège avec certaine pipe non moins indéfinie.

D’ailleurs, mon opinion, tu le sais, n’est d’aucun poids. J’en suis encore à la Belle-Hélène ! Tout le reste… ténèbres. En fait de langues étrangères, je ne comprends que l’argot…

Tes chanteurs fonctionnent-ils à souhait ?

— Une merveille, mon cher ; le petit accent de Smithson ajoute un attrait des plus originaux à son rôle de Franque…

— Prends garde ! Tu vas m’en dire trop long.

— Seulement, reprit Lavaret en lorgnant une fleur du tapis, seulement… il y a quelque chose qui cloche… Je n’avais pas songé aux résonnances d’un vaisseau désert, et hier, à la répétition générale, ça faisait très mauvais effet. Les échos se multiplient, des voix inopinées chantent au plafond, d’autres semblent rugir sous terre, c’est navrant. Alors, j’ai pensé à des fleurs, beaucoup de fleurs qui garniraient les fauteuils inoccupés, les loges, les balcons ; j’en ai parlé à plusieurs fleuristes ; l’un d’eux se charge de tout. Il dit que ça sera très joli… seulement, voilà… c’est…

Le compositeur s’embarrassait ; il dit très vite, sans quitter du regard le tapis :

— Briffaut, prête-moi dix mille francs ! Je vais regagner beaucoup… j’ai une masse d’idées, tu seras remboursé à ta volonté…

Sans rien dire, Briffaut alla chercher l’argent.

— Comment, s’écria Lavaret, tout de suite, comme ça ?

— J’avais prévu le cas, dit le médecin ; allons, prends. C’est ce soir à minuit que se terminent les folies ; demain, l’enfant prodigue viendra déjeuner avec moi, et par Esculape ! nous tuerons une escalope de veau gras !

À huit heures, Lavaret sonna à la porte de Mme de Fryvol. Devant le perron de l’hôtel, le coupé électrique attendait déjà.

Un valet de chambre sur mollets de soie invita Monsieur à patienter au salon et le laissa seul. Mais bientôt il reparut.

— Madame prie Monsieur de venir la trouver.

Dans le cabinet de toilette éblouissant, aux murs pavés de blanc, parmi les feux des cristaux et les miroitements des glaces, Mme de Fryvol se laissait coiffer par un grand gaillard crêpu, en bras de chemise, les manches retroussées.

— Mon bon Lavaret, je suis prête tout de suite, asseyez-vous.

Vous pouvez le voir, l’ingratitude n’est pas mon fait, et je vous reçois dans une intimité compromettante…

— Vous avouerez pourtant que monsieur le perruquier en profitait avant moi, dit Lavaret, et d’autant plus complètement.

— Oh ! le coiffeur, ça ne compte pas. À propos de cela, j’ai eu joliment peur ; figurez-vous, mon bon Lavaret, qu’Adrien, mon coiffeur habituel, est tombé malade ; je ne savais pas du tout comment les choses tourneraient ; par bonheur, monsieur que voilà lui a demandé quelques conseils au sujet de mes petites manies, et il s’en tire, ma foi, très habilement.

L’homme, sans cesser de mâcher d’un fer frétillant une onde blonde, s’inclina, montrant ses dents trapues.

Ça ne compte pas ? songeait le musicien ; si j’étais femme, je ne voudrais pas rencontrer ce garçon la nuit, au coin de mon boa…

— Mettez-vous en face de moi, et causons.

Lavaret obéit. S’étant accoudé à la coiffeuse de citronnier, il regardait Mme de Fryvol se mirer, sans apercevoir son image.

Chrysis ! Vêtue du peignoir candide comme d’un peplon, elle ressemblait à l’amante du conte. Chrysis, en vérité ! Des lueurs d’or dansaient dans ses yeux… Lavaret chercha là-dessus quelque compliment, mais il ne put comparer les prunelles pailletées d’or qu’à deux petits verres d’eau-de-vie de Dantzig, et comme c’était un homme de goût, il se tut.

— Vous ne dites rien…

— Non, la joie m’étrangle.

— C’est une corde de soie, vous ne vous refusez rien. Savez-vous, continua-t-elle absorbée dans l’examen de sa coiffure, savez-vous que votre présent de ce soir est d’un luxe presque vicieux ? Vous offrez un opéra comme un autre un sac de bonbons… Il n’y a pas à dire, c’est très chic. Demain, on pourra l’annoncer, n’est-ce pas ?… même ce soir… à minuit ?… Dieu, quel bonheur ! J’avais toujours révé être la femme du jour… oh ! d’un jour, d’un seul, c’est entendu, mais puisqu’on ne peut pas mieux à Paris… Aussi, que de reconnaissance, mon bon Lavaret !

Elle regardait toujours dans le miroir de la coiffeuse et poursuivit :

— C’est votre premier libretto, il me semble. Vous n’avez jamais écrit ? Monbrun me disait aujourd’hui, Monbrun, vous savez, de l’Académie, eh bien, il me disait : « C’est pitié de voir des drames bâclés par des gens non qualifiés pour cela. Belle besogne, cette littérature de pianistes ! Ils finiront par changer la langue en patois. »

— Bah ! répartit Lavaret, laissez dire. Nos ancêtres ont mis assez de sel dans la langue française pour qu’elle se conserve indéfiniment ; mais, ne craignez rien, Callisthène — pas plus que Hildegonde — n’osera s’exprimer en patois… vos petites oreilles ne sauraient entendre de gros mots… Quant à Monbrun, il eut jadis le grand tort de rendre lui-même horriblement symphonique une comédie signée de son illustre nom. Lauvyal l’a refusée. Ah ! il n’a pas la double-croche spirituelle, cet ironiste de Monbrun. Mais il ne s’est jamais vanté de cette histoire. C’est un fat.

— Plus qu’un fat, mon bon Lavaret.

— Mettons fat dièze et n’en parlons plus.

Voyez-vous, les meilleurs critiques, à mon avis, ce sont les amateurs, comme vous, qui ont beaucoup voyagé à travers les œuvres sans en produire ni même interpréter… cependant, qu’une chanson serait plus fraîche d’avoir passé par votre sourire !

— Oh, moi, mon bon Lavaret, s’agit-il de votre musique, je suis trop partiale pour la juger sainement. Je regarde vos opéras comme à travers une face-à-main enchantée… Dit-on une ou bien un face-à-main, et « enchantée » est-ce assez admiratif ?

— Chère madame, règle de grammaire galante : quand un adjectif est déjà un qualificatif gracieux, l’énoncer au féminin c’est le mettre au superlatif. Eh ! eh ! cela sent-il son jargon, cela ?

— Mon bon Lavaret, avec tous ses ifs, votre phrase à l’air d’un cimetière… Mais vous voilà fâché contre Monbrun, j’ai eu tort de vous répéter…

— Fâché ? Non pas. Mais c’est un censeur incompétent, et je le récuse.

— Oh ! qui ne récuserez-vous pas de ceux qui vous condamnent ?

— Mais beaucoup. L’ai-je mérité, je reçois de bon cœur des pierres dans mon jardin, car souvent après la grêle, je ramasse des joyaux…

Le coiffeur rangeait ses fers, et Mme de Fryvol, enfin, regarda le compositeur.

— Allez m’attendre en bas, mon bon Lavaret, le temps de m’habiller et je vous emmène à l’Opéra-Dramatique.

— Je vous ai forcée à dîner bien tôt… fit-il.

— Pas le moins du monde. Je préfère écouter à jeun.

— Oh ! Je suis infiniment flatté…

— Nous souperons après le théâtre. J’ai invité une trentaine d’amis…

À la porte, Lavaret, un peu mélancolique sans deviner pourquoi, s’effaça devant le coiffeur et sortit après lui.

Le compositeur s’était gravement endetté.

La salle, toute vivante de fleurs, semblait énorme. De l’orchestre au paradis, une végétation précieuse l’envahissait. Point de guirlandes et point d’ordre ; chaque place : un bouquet, chaque étage : un bosquet. Babylone n’avait point de jardins suspendus aussi follement somptueux.

Au milieu de ce gouffre coquet, dans un éblouissement de lumière, les parfums, chansons des corolles symphonisaient : lilas et cyclamens, languide berceuse des cordes ; appels brutaux des mimosas, fanfare de cuivres ; cantilène flûtée des roses ; bouffée de lis, violente comme un choc de cymbales.

À leur poste invisible, les musiciens attendaient, de même les fleurs, et de même la lumière.

Mme de Fryvol apparut sous un berceau de lilas blancs au centre des balcons : sa loge.

Ses yeux émerveillés s’emplirent de toute cette joie éclose pour eux seuls, elle crut distinguer la danse de leurs paillettes d’or ; et un instant, elle resta debout en face du Prodige, encore diminuée par Sa grandeur, menue et voluptueuse, comme Phryné au bord de la mer chatoyante.

Et elle ne vit point Lavaret, surgi au pupitre du chef d’orchestre, s’incliner, dans le lointain, vers sa Beauté.

Puis l’œuvre vécut sa vie éphémère.

Un court prélude la devança, non un résumé anticipé, mais plutôt une invitation à entendre, une transition nécessaire de la réalité à la fiction, comme un de ces dédales sombres, vestibules des panoramas, où l’on perd conscience de la perspective naturelle, où l’on se déyêt aussi du scepticisme,

Et ce fut le poème d’amour tant de fois accusé d’être simple et banal parce qu’il est répandu à l’égal de l’humanité, parce qu’il est éternel comme l’âme.

On entendit l’adorable mêlée des sons savamment enchevêtrés qui fait que l’on écoute rêver le génie.

Lavaret, de sa baguette magique, commandait à des flots soumis, et les accords crevaient ainsi que des bulles d’air à la surface d’un lac, et des cascades cristallines tintinnabulaient, et parfois une tempête soufflait sur un océan, et parfois, aussi, d’une harpe, une goutte d’eau tombait dans la vasque vibrante du silence.

Au sein de tout cela les voix se fondaient, disant les mots essentiels, versant le verbe intense dont tout s’imprégnait aussitôt, semblant l’agrandir sans fin.

L’Âme inquiète émouvait l’air odorant et se faisait musique, l’âme véritable, non plus réduite à un seul sentiment, mais complexe ; car des rhythmes d’allégresse scandaient un mode nostalgique, des luttes d’idées sonores se bouleversaient, et toute l’œuvre était une immense passion stylisée dans de l’harmonie.

Sur la scène, parmi la nature factice identifiée aux épisodes, environnés de crépuscules, ou de nuits, ou d’aurores idéalisés, les acteurs faisaient merveille et ils oubliaient leur véritable personnalité. Mlle Mitaine, dont le rôle comportait un évanouissement, eut une attaque de nerfs magnifiquement réelle. Un vieux comparse sanglotait en pensant que cette sublime partition allait être incinérée sans merci. Lauval criait au miracle, « pourvu que Lavaret lui laissât jouer la pièce durant un mois, il offrait des montagnes d’or ».

Mais l’autre secouait la tête et s’en allait près de son auditrice.

Au premier entr’acte, Mme de Fryvol lui déclara que cela était ravissant, délicieux, exquis.

Au second, cela était exquis, délicieux, ravissant.

Au troisième, délicieux, exquis, ravissant.

— Les mots me font défaut, mon bon Lavaret ; c’est, voyez-vous, c’est… absolument ravissant.

Et le « bon Lavaret » s’en retourna, rouge de fièvre et d’enthousiasme, conduire le dernier acte.

Tandis que des chœurs chantaient dans la coulisse, il profita du répit et se retourna.

Mme de Fryvol ne bougeait pas. L’art sans doute la captivait, passive et subissant le charme. Son visage révélait un bien-être flagrant, et ses regards sans but devaient confusément découvrir le spectacle de la salle et de la scène.

Qui sait ? De la sorte, les fleurs lui faisaient probablement l’effet de taches multicolores, de robes claires, de costumes d’autrefois… les loges se peuplaient pour elle d’une fantasmagorie… Quelle assemblée pouvait-elle imaginer qui pût convenir aux circonstances ?

Parbleu, se dit Lavaret, je te devine, petite fantasque. Voici les Muses autour d’Apollon, et de l’autre côté, en pendant, sainte Cécile et neuf séraphins… Près de toi, Lulli accoude sa manche de satin mauve, et le chevalier Gluck étale en son fauteuil un gilet jonquille brodé d’un semis d’azur… Au parterre se dessine une légion de perruques à marteaux, bien des têtes poudrées d’où s’élancèrent menuets et gavottes… Et voilà Mozart en habit de velours qui te contemple sous son front.

Mais des formes moins distinctes s’agitent aux recoins plus sombres, où les feuillages remplacent les fleurs, et tu te figures, n’est-ce pas, la foule des modernes tous emmitouflés du cache-nez péremptoire de Wagner ?…

Est-ce tout ? Cette nuit doit pourtant flatter aussi Cupidon. Ne vois-tu pas d’autres spectateurs ? Cette touffe de rhododendrons écarlate, serait-ce point le bonnet phrygien de Pâris ? Dans ces boules de neige, contre toi, la toge de Léandre flotte, il me semble ? Et regarde ce grand lilas qui frémit comme la plume de Don Juan !…

Lavaret ! Lavaret ! Mme de Fryvol ne sait même pas que, retourné sur ta chaise, tu l’admires, toi qui t’es immolé pour elle dans ton œuvre, dans ta fortune, dans ton prestige.

Pour l’instant, elle se souvient d’un miroir au cadre de citronnier, et cette remembrance accapare toute son attention. Mais ce n’est même pas ses yeux d’or ni ses blonds cheveux qui l’attirent à présent, c’est, occupés à la coiffer, deux bras velus et noueux, deux mains de brute, taillées pour les rixes de barrière, et elle songe à la jouissance encore inéprouvée d’être battue…

Mais, Lavaret, cela, tu ne le sauras jamais.

Et voilà le principal.





LES VACANCES DE M. DUPONT

À Monsieur H. D. Davray.

LES VACANCES DE M. DUPONT


Il ne faut pas s’y méprendre : en écrivant cette relation, je ne veux en aucune sorte faire œuvre de savant. Je suis un homme tout simple, un commerçant, Victor Dupont, de la maison Brown, Dupont et Cie ; machines à coudre et bicyclettes, magasin boulevard de Sébastopol, usine à Levallois-Perret.

Le hasard m’a rendu seul témoin d’événements dignes d’intérét — à mon avis — et je les expose de mon mieux.

Je dis cela pour éviter que les esprits d’élite ne traitent de vernis prétentieux mes modestes notions et que les gens ordinaires ne les considèrent comme d’inaccessibles connaissances.

Probablement les premiers déploreront mon ignorance : un savant saurait raconter en termes plus exacts des faits mieux observés ; les seconds, au contraire, mal instruits ou partisans des lectures faciles, regretteront sans doute ma demi-science et l’emploi des quelques mots techniques qu’elle m’a permis de retenir.

Aux uns, je dirai : Je suis ce que je suis et n’ai point le loisir de passer des années à me rendre érudit pour rédiger l’histoire d’un semestre, sans doute l’unique ouvrage de toute ma vie.

Aux autres, je ferai tout uniment observer qu’on ne peut désigner par des vocables communs les objets inusités et que je n’ai pas choisi ceux que j’ai à citer.


i


Le 25 mars 1900, au matin, je m’habillais dans mon petit appartement de garçon, au troisième étage, boulevard de Sébastopol, au-dessus de notre magasin de vente.

Suivant une habitude vieille de vingt ans, je me disposais à passer la journée du dimanche au grand air avec Brown.

Brown, mon associé, est Anglais. Son nom fait bien dans une raison sociale et sa personne est précieuse à la tête d’une entreprise de commerce. Tandis que je m’occupe du négoce proprement dit, Brown se spécialise à la direction des ateliers. Sans lui, les affaires molliraient fatalement, j’en conviens, car j’ai horreur des machines à coudre et des bicyclettes, étant forcé de vivre au milieu de ces engins. Mais Brown me gourmande et je mets en pratique ses conseils car, au fond, je les sens très sages. Il m’en donne pour chaque circonstance ; si je prends un peu d’exercice toutes les semaines, si j’écris ces lignes aujourd’hui, c’est également à lui que je le dois. Dans son for intérieur, peut-être me dédaigne-t-il un peu. Quand nous nous promenons dans la banlieue, il me reproche d’être poète… Je ne crois pas cependant mériter ce titre, j’aime la nature, et c’est tout ; mais lui, ne voit aux contours sinueux des collines que des lignes graphiques, des diagrammes fantaisistes, il joue de la métaphore à rebours, c’est l’inverse d’un poète, alors comme je lui ressemble aussi peu que possible il m’appelle ainsi.

Son appartement est contigu au mien, Brown est comme moi célibataire.

Ce matin-là, je ne me pressais pas de finir ma toilette parce que j’avais à dire à mon voisin quelque chose d’imprévu pour lui, et je me demandais comment il prendrait la nouvelle.

Enfin, j’étais prêt, il fallut s’exécuter.

Brown fumait une cigarette, assis sur un haut tabouret, à une table de dessinateur. Devant lui, des épures, des plans, de grandes feuilles bleues s’emmêlaient de règles et d’équerres.

— Bonjour, me dit-il, est-ce que vous avez dormi bien ?… J’ai trouvé un système de changements de vitesse pour les acatènes…

— Ah ! ah ! répondis-je stupidement.

Je ne pouvais pas lui dire ce que je voulais. Ce diable d’homme est glacial. Où qu’il soit, il y a sans cesse autour de lui un temple protestant.

J’ajoutai :

— C’est très beau, cela ; vous êtes un rude compagnon, Brown… c’est très beau, positivement…

— Mais qu’est-ce que vous avez, Dupont ? Votre figure a un tout à fait drôle d’air. Est-ce que nous ne sortons pas ? Où est votre chapeau ?

— Eh bien, fis-je résolument, il faut que je vous parle… Je suis très fatigué, Brown.

— Asseyez-vous.

— Ce n’est pas cela… Ma fatigue ne date pas d’hier.

— Vous travaillez beaucoup.

— Oui, et puis mon travail m’ennuie, alors il me lasse davantage. Et cela surtout est cause de mon affaissement. Le moral est plus atteint que le physique. Depuis la fin de l’année dernière cette situation-là s’aggrave de jour en jour. Elle m’inquiète, Brown, je ne vous le cacherai pas.

— Spleen, dit-il ; un voyage est dans la nécessité. Cela m’étonne que vous avez le spleen parce que vous êtes un gros rouge garçon, mais je vois tout de même que c’est comme je dis.

Je repris dans sa réponse une phrase inespérée :

— Un voyage, Brown ! Y pensez-vous ? Que deviendrait la maison ? Réfléchissez, je ne l’ai pas abandonnée plus d’un jour pendant vingt ans !

— C’est vrai, approuva-t-il.

Je poursuivis rapidement :

— Oh, je sais bien que Verneuil, le caissier, est très capable. Certes, il est au courant de nos affaires comme moi-même, mais enfin…

— Réellement ?

— Oh ! il est très intelligent, Verneuil…

— Alors, partez, faites le tour de quelque chose, du monde si vous avez l’argent, ou de la France, Mais il faut faire le tour, vous devez, c’est plus confortable contre le spleen.

— Voilà, c’est que…, je vous remercie, Brown, de vouloir bien assumer le commandement de toute la Maison… mais, seulement… vous êtes fort aimable, Brown, mais… je suis invité par un ami à passer quelque temps chez lui.

Il me sembla que les yeux de mon associé s’égayaient.

— Tenez, j’ai reçu ce matin… lisez cette lettre, Brown…

Il la parcourut et, cependant, je m’en répétai la bienheureuse teneur :

Mon cher ami,

En répondant à ma lettre de décembre, vous m’avez avoué votre passion de la campagne. Pourquoi ne viendriez-vous pas l’exercer aux Ormes ?

Je compte sur vous et n’admets pas de refus.

À bientôt.

R. de Gambertin[1].

P. S. — Il va sans dire que c’est une saison que je vous demande, et deux si possible. Le soleil va flamboyer, venez donc tout de suite. Je vous attends.

Brown me regardait d’un œil amusé :

— Je pense que votre spleen… il a commencé au mois de décembre. Vous êtes malade d’avoir envisagé le remède, simplement… Mais ce n’est pas une raison pour ne pas vous soigner. Qui est ce monsieur de Gambertin ?

— Un camarade d’enfance. Nous nous sommes perdus de vue au sortir du collège. Riche, il a voyagé pour son plaisir jusqu’à devenir presque pauvre. Maintenant il habite un vieux château familial, les Ormes. Je ne sais trop ce qu’il y fait. Rien, sans doute. Il a eu l’idée de m’écrire pour se sentir un peu moins solitaire ici-bas… et voilà.

— Allez faire votre malle, Dupont, je suis heureux que je puis vous être utile. Vous avez bien le droit à six mois de congé tous les vingt ans. Vous partez aujourd’hui.

— Mais non, Brown, je ne veux pas, la besogne pèserait trop lourdement sur une seule tête ; l’exposition universelle augmentera justement le trafic. Ce n’est pas raisonnable…

— Plus un mot. C’est jugé ! dit-il assez brusquement.

Et pourtant, alors, j’étais sincère. Je ne crois pas m’être jamais trouvé plus désemparé qu’à ce moment-là. Cette liberté soudaine me produisait une sensation de vide, j’étais au bord de mes six mois de vacances comme au seuil du désert.

Mes mains saisirent celles de Brown avec une effusion comique assurément, car il éclata de rire et s’écria en me mettant dehors :

— Allons, ne faites pas le poète, gros Manfred !

Je me pris à parcourir en tous sens mon petit appartement sans pouvoir rien entreprendre. Tous les objets familiers me dévisageaient d’un air désapprobateur, surtout la pendule avec l’œil rond. de son cadran, et le baromètre Louis xv, de sa prunelle plus grande… Chaque jour je les consultais avant mon départ pour le bureau…

Sous son globe, la pendule marquait neuf heures. Le baromètre indiquait « variable », mais son aiguille décrivit un arc subit et s’arrêta sur « beau fixe ». C’était encourageant. Les choses, magnanimes, m’exhortaient elles-mêmes au départ.

Là-dessus entra la femme de ménage.

La présence de cet inférieur me rendit toute ma décision :

— Madame Grenier, je m’absente. Je reviendrai dans six mois ! Demain lundi : achats divers ; mardi, en route ! Vous aurez l’obligeance de venir épousseter de temps en temps, n’est-ce pas ?

— Bien, monsieur. Et les poules ?

Les poules, mon Dieu ! Divertissement de ma vie bureaucratique ! Les poules que le propriétaire me permet de nourrir sur la terrasse ! Mes vingt-cinq poules de races différentes et recherchées !

Comment ai-je pu les abandonner à la garde sans tendresse de Brown ? Les Anglais ne savent pas dorloter… Et pourtant, j’ai fait cela. Quand j’y pense, des forces mystérieuses se dévoilent. À coup sûr un aimant irrésistible m’attirait aux Ormes. Oui, c’est une injonction toute puissante qui désigna ma plume pour tracer ce récit, et je m’en étonne car, si elle est experte aux longues additions, le style narratif la fait crisser sous l’effort.

Le mardi suivant, à huit heures du matin, j’étais en wagon avec la perspective de n’en pas sortir avant le soir, sinon pour changer plusieurs fois de train.

Ici, je me vois assez embarrassé… Un écrivain de profession s’en tirerait avec habileté, mais moi, je ne sais comment faire et j’aime mieux avouer franchement la chose. Voilà :

Je ne veux pas faire connaître le pays où je me rendais. La divulgation de ce qui s’y passa lui porterait, selon moi, un grave préjudice : les voyageurs répugneraient à s’y aventurer, et les indigènes — ignorant encore les faits que je vais dire — le déserteraient peut-être.

Je pourrais dénicher à l’étranger une région, remplissant les mêmes conditions que cette province, afin d’y transporter mes personnages, en ayant soin d’annoncer la supercherie pour ne faire de tort à personne. Je pourrais aussi, en conservant le véritable décor avec ses appellations, déclarer que ce n’est pas l’authentique. Mais je ne suis pas habitué à ces finesses cauteleuses, et. j’estime néfaste pour un nom d’être mélé à une accusation, fût-elle par tous reconnue fictive.

Je tairai donc celui de l’endroit en question, je m’efforcerai de ne rien laisser échapper qui puisse le trahir, et si par malheur on distinguait parmi les descriptions forcées quelques détails isolés dont l’ensemble ne pourrait s’appliquer qu’à une seule contrée, je supplie le lecteur de ne pas les réunir. S’il ne m’obéit pour les autres, qu’il le fasse pour lui-même, car, on peut me croire à l’avance, il est effrayant de penser qu’une vraie terre, de vrais arbres, de vrais rochers ont assisté à cette fable réelle et qu’il y a un quelque part où… mais, je m’égare.

J’étais donc en wagon, ahuri de ce bouleversement de mes habitudes autant qu’un têtard qui se trouverait grenouille tout à coup.

L’indépendance me grisait de son air montagnard ; je ne l’appréciais pas totalement : dans ma pensée trop de chiffres grouillaient encore, je les sentais peu à peu devenir tranquilles et s’effacer. Bientôt je fus tout aux joies du présent.

La campagne filait devant mes yeux, déjà fleurie. Je ne pus m’empêcher, un instant, de songer combien elle serait jaune et desséchée à mon retour. Mais cela fut bref, car je voulais me réjouir et n’entendais point gâter une minute de mes six mois. Je repris ma contemplation et j’admirai la course des plans successifs, vertigineuse tout près et lente au lointain. Néanmoins, lorsque des myriamètres de France eurent passé, comme tournant autour d’un point au-delà de l’horizon, le désœuvrement s’empara de moi. Personne à qui causer. Pour comble d’infortune, j’avais oublié d’acheter des journaux, et le train, express jusqu’à midi, ne devait pas s’arrêter avant cette heure-là.

Mon courrier seul me restait comme distraction. Il était maigre. Je n’ai plus de famille, mon bien est en viager, donc peu d’affection se manifeste en ma faveur. Les lettres commerciales étant, Dieu merci, demeurées à Paris, le courrier se composait d’un prospectus du Louvre et d’un numéro spécimen de la Poularde, journal d’aviculture.

Après un souvenir affectueux à mes poules, je lus d’un bout à l’autre la gazette opportune, bien lentement afin d’atteindre midi sans avoir à le recommencer.

Comme tous les exemplaires-réclames, celui-ci était fort intéressant. J’y trouvai de précieux renseignements, entre autres deux dont je résolus de profiter. Les voici, à l’usage des amateurs en chambre ou plutôt sur terrasse qui, eux, ne penseront pas à m’accuser de digression.

La Poularde préconisait l’emploi d’un poulailler « Gallos », démontable, en aluminium ondulé, qui se ploie et se déploie à l’instar d’un paravent et s’agrandit à volonté par l’adjonction de cabines supplémentaires. Vous achetez un poulailler « Gallos », c’est une dépense une fois faite puis, plus tard, disposez-vous d’un emplacement. plus vaste, vous vous procurez une rallonge qui s’adapte en un clin d’œil au réduit primitif. C’est très commode.

Sous la rubrique « Couveuse égyptienne », j’ai lu ceci : « Ayant remarqué une lointaine similitude de complexion — rapprochement bien connu entre une graine et un œuf, l’inventeur, se souvenant des grains de blé d’Égypte qui ont germé après une longue inertie, a construit cette couveuse de telle sorte que, d’un côté, les œufs viennent à l’éclosion normale comme dans tous les appareils de ce genre, et, de l’autre, par un dispositif nouveau et d’un usage très simple, on peut les faire attendre trois mois avant de commencer la couvaison. Ceci permet de retarder à volonté, dans des limites fort appréciables, la venue des poussins et de les faire naître en bonne saison. »

Suivait l’exposé de la théorie et la description de l’attirail avec ses thermomètres, hygromètres, robinets, etc… C’est encore très pratique.

Il y avait longtemps que j’avais envie d’une couveuse, car les poules soignent mal les coquilles étrangères, et mon propriétaire, soucieux des grasses matinées de ses ayants-droit, ne veut point me tolérer la propriété d’un coq. Ce récent perfectionnement surmontait mes dernières indécisions ; d’autre part, la cabane de sapin servant de poulailler à mes volatiles pourrissait. J’éprouvai donc une double joie, peut-être maintenant partagée avec mon lecteur, et je serrai le journal dans ma valise.

Le train faisait halte.

Le reste du voyage fut une série énervante d’arrêts. Je n’en parlerais pas si je n’avais plaisir à revivre cette marche vers l’été — il m’est difficile de cacher, en effet, que je m’éloignais du Nord.

Enfin, au soir, j’atteignis le but : une station isolée.

Gambertin n’était pas là. Un vieux paysan patoisant m’aborda, s’empara de ma valise et me fit monter dans un breack disjoint, branlant, poudreux, vraie pièce de musée, Un cheval rétrospectif somnolait aux brancards :

— Hue, chauren ! fit l’homme.

Nous avançâmes. Sous le crépuscule, le pays ne m’accueillait pas avec ce rire printanier que j’avais rêvé. Il faisait chaud, certes ; il y avait des fleurs, oui ; mais en face de nous, de l’autre côté d’une forêt, une chaîne de montagnes grises attristait l’horizon. Elle semblait immuablement désolée ; on eût dit le refuge où novembre attend son tour, quelque chose comme l’hiver en permanence.

— Hue, chauren !

Singulier nom, pensai-je, c’est un mot d’ici.

Cependant, après vingt ans de Paris et dix heures de wagon trépidant, le calme champêtre me paraissait immense, une félicité soudaine m’attendrit. Mais nous allions vers la montagne rébarbative, et…

— Hue, chauren !

— Qu’est-ce que ça veut dire, ce nom-là ? dis-je au vieux.

— Chauren ? Vous chavez pas cha à Paris ?

Et il ricana.

Ah, pensai-je, cha ! Ce n’est pas chauren, c’est Sauren qu’il faut dire. Fichu accent !

Le paysan poursuivit, goguenard et spirituel :

— Vous chavez donc ren à Paris ?

Ren ! Parfait, me dis-je, ce n’est pas Sauren, c’est Saurien. Quel nom pour un cheval !

— Si, m’écriai-je, je me rappelle maintenant, un saurien, c’est un crocodile, un lézard…

— Pfffttt ! Des menteries, répondit l’autre, ch’est des ginvenchions…

J’essayai de continuer le dialogue, mais ce sceptique parlait un impénétrable baragouin, et la conversation fut laborieuse. J’en ai retenu ceci : que mon conducteur, jardinier et cocher, s’appelait Thomas, mais, qu’aux Ormes, on l’avait surnommé Didyme. Et je connus ainsi que Gambertin se rappelait ses Évangiles et cultivait la plaisanterie.

Au bout d’un temps assez long — la nuit tombait — notre véhicule plaintif traversa un pauvre village, puis après une longue montée, par de vagues ornières, il atteignit la lisière des bois. Nous y pénétrâmes de biais, et tout à coup, dans la nuit venue, je me trouvai sur la voiture arrêtée, devant la blancheur d’une grande façade.

Saint-Thomas m’interpella : nous étions arrivés.

Gambertin et moi, nous nous regardions.

Quoi, ce gringalet quinquagénaire, chauve et jaune, c’était Gambertin ? le Gambertin qui était plus grand que moi vers l’âge de dix-sept ans ? Quelle surprise !

Derrière son lorgnon, il avait l’air de faire sur mon compte des remarques du même ordre.

Mais tout cela dura le temps d’une enjambée, nous étions déjà l’un près de l’autre et je sentis, à travers la poignée de mains virile, s’étreindre nos âmes d’autrefois.

Après le dîner, Gambertin me fit passer dans une bibliothèque ornée de trophées exotiques, de panoplies sauvages où rayonnaient les lances, les flèches et les sagaies. Il m’avait déjà confessé, puis il m’avait raconté en grandes lignes sa vie aventureuse de par le monde.

Nous continuâmes à converser :

— Oui, voilà bientôt six ans que je suis revenu. J’ai retrouvé l’antique demeure bien décatie… mais je n’avais plus de quoi la réparer. La propriété foncière avait terriblement souffert, elle aussi. Le fermier mort, à mon retour toutes mes terres étaient en friche… Elles sont louées maintenant à des villageois.

— Il me semble, répartis-je, qu’à votre place, j’eusse pris plaisir à faire valoir mon fonds moi-même. C’était là une distraction précieuse dans votre isolement.

— Oh ! l’occupation ne manque pas, dit-il avec feu, j’en ai plus qu’il ne m’en faut pour le reste de mes jours, et si j’avais prévu…

Il n’achevait pas et marchait nerveusement par la chambre en faisant tourbillonner son binocle au bout du cordon, comme une fronde.

Je jetai un regard vers la bibliothèque vitrée et j’y remarquai sur les rayons, au milieu d’un tas de vieux bouquins, plusieurs livres neufs ; des cartes géographiques, neuves aussi, pendaient aux murs.

J’insinuai :

— L’étude vous accapare…

— Oui, une fameuse étude, allez ! Des travaux… passionnants !…

Ses yeux brillaient. Il reprit :

— Je devine vos réflexions. Vous ne m’avez pas connu très studieux, jadis, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai mis quarante-quatre ans à le devenir. Oh ! Avoir vagabondé sans relâche, avoir interrogé tous les lieux de la planète pour découvrir un but… et le rencontrer au point de départ, quand on est presque un vieillard et tout à fait un pauvre !…

Et dire que des générations de Gambertin ont passé en sifflotant, l’arbalète ou le fusil sur l’épaule, sans entendre l’appel de ces glorieuses recherches !… Oui, mon cher, je pioche, c’est le cas de s’exprimer ainsi, et je pioche avec frénésie.

Il s’arrêta pour mesurer l’effet et déclama :

— Je fais de la paléontologie !

Et aussitôt Gambertin s’apaisa, comme déçu. Ma mine, en effet, ne devait pas refléter l’admiration supputée. Ce mot oublié ne me disait plus grand’chose. Toutefois, par politesse, je m’exclamai :

— Ah ! fichtre !

Gambertin ne voulut pas m’humilier par une définition :

— C’est comme je vous l’annonce, reprit-il ; l’occasion fait le larron. Un jour, dans un endroit que je vous montrerai — si cela vous intéresse — je trébuchai contre une pierre, du moins je la supposais telle ; elle affectait un aspect insolite ; je creusai. C’était un os, mon cher, un crâne de bête… antédiluvienne ; comprenez-vous ? — lança-t-il d’un ton moqueur. — Il y avait là un véritable banc de fossiles. Les exhumer, les nettoyer, les étudier, voilà ma tâche. C’est ainsi que je devins paléontologue.

Soyons franc, cet enthousiasme ne me gagnait pas. Je taxai de manie la passion de déterrer des charognes dans la splendeur parfumée de la nature. Au reste, le sommeil m’accablait, la journée avait été dure et longue, Gambertin m’eût confié qu’il était Mahomet que je ne m’en fusse pas autrement émerveillé. Je le lui avouai en manière d’excuse et nous montâmes nous coucher.

Gambertin m’indiqua ma chambre, au deuxième étage, séparée de la sienne par une autre. Un corridor les longeait.

— J’habite le plus haut possible, dit-il. On y respire mieux et la vue s’étend davantage. Vous n’êtes pas logé tout près de moi, car je me lève fort matin et désire que vous dormiez votre content.

Ces paroles évoquèrent successivement mon propriétaire, les coqs, les volailles, le poulailler, la couveuse, mon courrier, les lettres d’affaires, la maison de commerce, Brown, notre dernière entrevue, mon départ, mon arrivée et, finalement, Gambertin avec sa figure d’empereur d’Autriche rabougri.

Je dormais.


ii


Un rayon de soleil, entré par la croisée sans volets, m’éveilla. Je courus vers la lumière et j’ouvris à l’aurore ma fenétre toute grande ; elle donnait sur la plaine :

Le château était construit dans les bois, riches de platanes et d’ormes, à quatre hectomètres environ de la lisière, mais, devant lui, les arbres coupés laissaient une vaste clairière inclinée qui, en s’élargissant, gagnait les prés. On apercevait au bas de la côte, à gauche, les toits rouges du pauvre village, et la campagne, de là, s’étendait à perte de vue, plate et d’un vert tendre.

Je m’habillai.

Gambertin avait déjà quitté sa chambre. La porte en baillait et je vis cette chambre éclairée par une immense baie peu en rapport avec l’architecture surannée du reste. Décidément, Gambertin aimait l’hygiène. J’aperçus aussi une table avec des livres et des paperasses.

La maison semblait déserte et je n’y pus découvrir qu’une servante bougonne et volumineuse. Je l’appris par la suite, c’était madame Didyme, et ce couple de rustres constituait à lui seul toute la livrée du comte de Gambertin. Madame Saint-Thomas m’honora d’une allocution inintelligible où je démêlai : « Monsieur travaille. »

Cela me dictait mon devoir. J’allai me promener.

Le château ressemblait à une caserne en ruine et l’herbe poussait dru aux fentes des moellons. Du côté opposé à la plaine, une autre clairière était également taillée en plein bois, mais quelques allées de verdure la traversaient, et des arbres d’agrément y formaient des bocages, s’efforçant encore d’y rappeler un parc. On devinait là aux dessins élégants des sentes, à l’essence des catalpas, des sycomores, des tulipiers, une splendeur abolie. Tout décelait l’abandon, et la forêt sans doute gagnait du terrain d’année en année, envahissant peu à peu les pelouses d’antan.

Au lointain, les montagnes levaient leurs fronts dénudés.

Deux grands bâtiments flanquaient le manoir, en retour vers les bois, des granges probablement. L’un avait été surélevé de moitié, la partie supérieure en était plus claire et l’on distinguait, dans le bas, des cadres de fenêtres maintenant remplis de maçonnerie. Le second s’adossait à d’autres constructions, celles de la ferme délaissée dont le spectacle serrait le cœur, tant il y avait là de lichens, de rouille et de moisissure. Dans la cour, quelque chose par terre attira mon attention : c’était une citerne, il y stagnait une eau perfide aussi verte que la margelle couverte de mousse.

Le silence impressionnait. Soudain, des pas réguliers sonnèrent sur le pavé : dans une écurie bâtie pour trente chevaux, Saurien, les oreilles découragées, montait une garde fantômale.

Je parcourus les bois environnants. Ils étaient moins fourrés que je ne l’avais cru tout d’abord, on circulait facilement à travers cette futaie à peine encombrée par-ci par-là de buissons. Les vestiges d’un mur d’enceinte s’y dressaient de place en place. L’endroit m’ayant paru sinistre, je revins vers la plaine.

Par bonheur, elle fermentait d’activité, et j’écoutai parmi la fraîcheur du vent sonner des enclumes, chanter les campagnards, et mugir, et bêler, et hennir les métairies. Les champs fourmillaient de petites taches claires et affairées ; des porcs brusques erraient en troupeaux voraces avec des grognements ; une alouette, au-dessus de ma tête, gazouilla, comme un Saint-Esprit mélodieux… Oh ! boulevard de Sébastopol ! Comme tu étais loin !…

Cependant Thomas hurla du château qu’il me fallait y retourner.

Nous nous dirigeâmes ensemble vers la grange isolée. Au-dessus du portail, on déchiffrait à l’effritement d’une sculpture le mot : Orangerie.

— Ah ! Enfin, vous voilà ! s’écria Gambertin. Il n’y a pas à dire, la paléontologie ne vous attire pas, hein ?

Dieu du ciel ! Cette orangerie était un muséum, un composé de la ménagerie, du charnier, du cauchemar, dont je ne perdrai jamais le souvenir.

Le hall s’éclairait par le toit. Tout le côté gauche, d’un bout à l’autre et du sol aux chevrons, en était occupé par un squelette gigantesque et d’apparence invraisemblable. Au long de l’autre muraille, s’alignaient, quadrupèdes ou bipèdes, d’autres ossatures moins démesurées, mais tout aussi extravagantes. J’eus malgré moi, devant cette rangée, le sentiment bizarre d’une mascarade, toutes ces charpentes de monstres étaient burlesques, surtout debout.

À la façon d’un carrelage irrégulier, des plaques de pierre scellées recouvraient les murs. Elles étaient gravées, en creux ou en relief, d’arborescences, d’empreintes, aux formes énigmatiques.

Une multitude d’ossements biscornus gisaient partout, blanchis et numérotés d’un chiffre noir.

Gambertin, vêtu d’une blouse d’épicier, s’appuyait à un établi couvert d’outils, ceux d’un serrurier, me sembla-t-il.

Je restai bouche bée ; ma curiosité s’éveillait.

— Expliquez-moi un peu ça, dis-je ; en voilà un… son épine dorsale pourrait servir d’arête à la flèche d’une cathédrale ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Gambertin jubilait.

— Ça, triompha-t-il, c’est un atlantosaure !

— Mais il a… il a combien de long ?

— Trente mètres vingt-deux. Bien inspirés mes pères, quand ils ont édifié cette vaste orangerie, et mieux encore les fermiers quand ils l’exhaussèrent pour la transformer en dépôt à fourrage !

— Et celui-là, avec sa tête minuscule ?

— Un brontosaure. À côté l’hypsilophodon.

Une sorte de stupeur me gagna. Cette nomenclature en imposait.

— Voilà deux allosaures, un mégalosaure ; son voisin dont, vous le voyez, le montage n’est pas terminé puisque les pattes de devant font défaut…

— Est encore un mégalosaure, fis-je étourdiment.

— Non pas, se récria Gambertin, mais un iguanodon.

Si les crânes n’étaient pas juchés si haut, vous constateriez entre eux une belle différence, et quand les membres antérieurs de celui-ci seront en place, vous vous y tromperez moins facilement.

— Alors, c’est vous-même qui reconstituez ces bêtes ? dis-je.

— Oui, moi et le jardinier. Tenez, dit-il en désignant un tas d’os, il y a là dedans un compsognathe tout entier. J’y travaillerai dès l’achèvement de l’iguanodon. Si le cœur vous en dit…

— Un compsognathe ! m’écriai-je avec élan, mais je crois bien que je veux vous aider. Mais, c’est captivant au suprême degré ce que vous faites là !

— N’est-ce pas ? Je savais bien que vous y viendriez, c’est irrésistible. Vous verrez, nous passerons des instants comme les dieux n’en connaissaient pas. À l’aide de raisonnements mathématiques, vous rétablirez pièce à pièce au sein de votre imagination le monde des premiers âges, et il vous sera donné d’entrevoir la solution du grand problème… Mais vous avez trop tardé ce matin pour que je commence votre initiation. Allons déjeuner.

Dès ce moment, je fus la proie d’une surexcitation qui devait persister jusqu’à mon départ. À l’heure où j’écris, d’avoir retracé cette scène, j’éprouve encore, quoique bien atténuée, la même émotion : la fièvre des recherches.

Le repas fut vite expédié.

— Il fait remarquablement chaud pour la saison, observa Gambertin, voulez-vous que nous fassions une promenade en fumant une pipe ? Aussi bien ma première leçon vous profitera-t-elle davantage si je la donne au dehors.

Nous partîmes côte à côte.

— D’abord, répondez-moi, dit-il. Êtes-vous très religieux ?

— Je vais aux messes de mariage, aux offices funèbres…

— Bien. Quelle est votre opinion politique ?

— Je suis républicain modéré.

— Mais, êtes-vous modéré… avec fanatisme ?

— Je ne suis pas un militant ; aux élections je vote, simplement.

— Bien. Tenez-vous beaucoup à rester tiède sur ces deux points ? Je vous en avertis, il est difficile d’être paléontologue sans devenir du même coup infidèle et socialiste.

— Il me paraît impossible à la science de s’abuser. J’accepterai donc ses résultats les moins prévus comme des vérités.

— Bien. Maintenant, répondez encore. Quelles sont vos connaissances ?

— Vous le savez, j’ai passé le baccalauréat ès sciences.

— C’est tout ?

— Oui. Il me reste de ces études juste de quoi pouvoir les recommencer avec fruit, de quoi pouvoir comprendre une démonstration. Encore cet avantage m’a-t-il peu servi : le commerce est exigeant, on y goûte peu de répit, et les livres que j’ai lus pendant les dimanches pluvieux étaient destinés au plaisir plutôt qu’à l’instruction. En dehors de mes affaires, je cherche seulement à les oublier dans un délassement salubre et coûtant peu d’efforts. Travailler pour vivre m’a dégoûté du travail. Seul au monde, je n’ai donc pas eu besoin de refaire mes classes pour diriger celles de mes enfants et composer des devoirs à leur place… Je suis un vieux cancre, Gambertin…

— Tant mieux, pas d’idées préconçues, c’est parfait. Vous n’êtes pas un cancre, Dupont, vous êtes une table rase…

Et, enveloppant d’un geste la plaine :

— Il fut un temps, dit-il, où ce pays était le fond de l’océan primitif, quand le Plateau Central en émergeait comme une île de schiste.

Puis, lentement, l’eau s’est retirée, laissant des marécages ; ceux-là séchèrent, et depuis, nulle modification radicale n’a changé cette plaine. Les lents dépôts de la vie s’y accumulèrent seulement.

Retournez-vous.

La rive de l’océan — presque universel encore — suivait le bord des bois actuels, non du côté des Ormes, mais au pied de la montagne.

— Elle est bien triste, dis-je, avec sa mine de montagne lunaire.

— Elle fut resplendissante, elle a jeté des feux éblouissants : c’est un volcan éteint. Il a dû surgir vers l’époque où la plaine était marécage. Il a surgi au milieu d’un sol de schiste déjà très antique, son élévation l’ayant préservé des eaux postérieures à celles qui l’avaient formé et de leurs dépôts successifs.

L’éruption souleva encore ce terrain et projeta à sa surface une masse de lave. Celle-ci recouvrit une partie du schiste — le milieu — et l’autre fut depuis respectée par les caprices géologiques.

Oui, ces sommets grisâtres sont en lave. Dans toute la région vous les trouverez environnés de schiste et non en contact avec le fond de la mer disparue, mais ici, sur une faible longueur, ces deux terrains se rejoignent ; et c’est une particularité assez rare, ce rapprochement intime de roches éruptives et d’une couche jurassique.

— Sans doute, avançai-je, cela est dû à une coulée de lave ?

— Non pas, mais à un éboulement, lors de l’éruption, de blocs refroidis. J’ai de bonnes raisons pour le croire : ces cratères si proches en apparence se trouvent trop éloignés pour avoir lancé leur lave jusqu’à la berge du marais, et vous verrez que la matière en question y est arrivée sous forme de rochers et non à l’état de pâte en fusion.

— Mais, les animaux… fis-je.

— Attendez, nous y voilà.

Tout ceci vous a rappelé — chacun sait cela en naissant — que l’écorce terrestre est, en théorie, composée de dix-neuf couches différentes, sans compter les subdivisions…

— Comment, dis-je, en théorie ?

— Oui, parce que, comme vous l’avez vu pour ce schiste, les soulèvements d’un âge ont mis parfois un peu du sol contemporain à une altitude qui le sauve des ensevelissements à venir ; d’autres fois, au contraire — et c’est le cas de cette plaine jurassique — les inondations fantasques ont soudain ménagé telle ou telle contrée. Tenez, tout le sud-ouest de la France était immergé tandis que l’emplacement des Ormes restait à sec.

Je vous ferai mieux saisir cela sur mes cartes géologiques.

Donc, le sol est stratifié en dix-neuf écorces dont chacune représente une ère. Mais elles ne renferment pas toutes des fossiles, car toutes, n’ayant pas connu la vie, n’ont pu l’enclore au sein de leur épaississement.

La vie n’apparaît — et combien discrètement — que dans le quatrième lit en partant du feu central, c’est-à-dire dans le deuxième terrain d’origine aquatique, les deux premiers lits (de lave et de granit) étant fils non de l’onde mais du feu, et le troisième (de schiste) ayant été déposé par une eau bouillante, milieu incompatible avec les exigences de la vie.

C’est vous dire que vous ne trouverez nulle trace de bêtes dites antédiluviennes dans ces montagnes de lave, non plus que dans leur entourage immédiat (de schiste). Mais, ici, s’écria Gambertin en frappant du pied le gazon, quelle faune et quelle flore !

— Si je comprends bien, dis-je, les fossiles de l’orangerie sont tous de la même période ?

— Parfaitement. Ils vivaient au milieu de l’époque secondaire, les sols superposés étant classés par groupes de trois en époques biologiques : la primordiale, la primaire, la secondaire, etc.

Oh ! que je voudrais me rappeler cette leçon et les suivantes ! Gambertin m’enseigna des multitudes de lois ; je l’écoutais sans prendre de notes, sûr de ma mémoire, tant ses cours étaient clairs et semblaient peu compliqués. Mais à présent, que m’en reste-t-il ? Un souvenir confus où je repêche laborieusement des bribes… celles qui me paraissent indispensables à l’intelligence de mon récit…

Il décrivit l’histoire de la terre, d’abord nébuleuse détachée du soleil, puis noyau de feu qui se solidifie, les vapeurs ambiantes tombant en pluie pour remonter aussitôt, recondensées, le refroidissement, l’eau couvrant tout, l’émersion des continents, les marées formidables, les tremblements de terre, et enfin, au sein des mers tièdes : la vie ; ses progrès depuis l’humble substance gélatineuse et morne jusqu’à l’homme en passant par les goëmons, les plantes, les mollusques, les poissons, les sauriens, les mammifères.

Chaque soir un point nouveau s’était élucidé ; à chaque heure je pénétrais plus avant parmi le mystère. Hélas, j’ai tout compris… et je ne sais plus rien. Il est peut-être défendu de retenir le Parce que du Pourquoi suprême.

La leçon d’ouverture s’était prolongée.

Comme nous regagnions le château par un coucher de soleil d’une ardeur prématurée, je dis à Gambertin :

— Avec ces émouvantes spéculations, nous avons oublié de visiter les fouilles.

— Elles sont à une assez grande distance, répondit-il, de l’autre côté de la forêt, justement sur l’ancienne plage, à la jonction des laves et du territoire jurassique. C’est là que j’ai heurté l’os révélateur.

Évidemment, sur toute la surface de la plaine, on pourrait se livrer à des recherches, mais les fossiles sont en général peu fréquents, on creuserait bien des trous avant de réussir ; et puis, là-dessous gisent surtout des poissons. Quelques reptiles gigantesques, comme l’ichtyosaure et le plésiosaure, seraient, je l’avoue, de belles trouvailles, mais je préfère travailler là-bas, où reposent une quantité de dinosauriens. Ils me charment davantage ; plus tard vous en apprendrez la cause.

Ces bêtes dont le nom veut dire lézards terribles, n’étaient organisés pour la nage qu’à demi, mais ils fréquentaient sans exception le bord des eaux et les marais dans lesquels ils barbotaient, ceux-ci broutant des herbes marines et ceux-là dévorant les poissons. L’eau demeurait l’élément fertile, nécessaire aux fonctions vitales, mais déjà certains êtres n’y flottaient plus constamment et bien des pattes non palmées foulaient volontiers la terre ferme.

Il poussa la porte de l’orangerie.

L’ombre grandissait les squelettes blancs.

Je les toisai en connaisseur, mais mon orgueil fondit sans délai, Gambertin parlait :

— Que d’inconnu, pourtant, subsiste en ces présences ! Voilà la certitude : des os. Mais quelle chair, quels muscles, quels organes soutenaient-ils ?

— Vous ne le savez pas, dis-je ?

— Non. Seulement je le présume.


iii


Mon hôte m’avait dit :

— Puisque vous voulez bien collaborer avec moi, je tiens à vous faire débuter par le commencement logique. Laissons le compsognathe de côté. Il nous faut d’abord savoir comment on procède pour extraire les ossements et les empreintes. Aujourd’hui, vous m’aiderez à ajuster les bras de l’iguanodon, pour en finir avec lui, et demain nous gagnerons la caverne.

C’était donc une caverne. Je n’avais pas fait de remarque ; et maintenant, dans l’orangerie, montés sur une échelle, nous fixions à son éclisse de fer un humérus monstrueux.

Le jardinier se montra.

— Je n’ai pas besoin de vous, Thomas, fit Gambertin, monsieur vous remplace.

Le vieux serviteur, avec son rictus madré, sortit.

— C’est mon auxiliaire habituel, une vraie brute. Il en est encore à voir dans les fossiles des produits de luxe de la terre, des créations inutiles de forces mal orientées, quelque chose comme un ouvrage de dame…

Prendre ça pour des squelettes ! Jamais ! Il n’est pas superstitieux, lui, on ne lui en fait pas accroire si facilement ! Que Lucifer se cache la nuit derrière les arbres, ça c’est indiscutable, mais qu’un os soit un os, quelle farce !

Gambertin boulonnait la main droite de l’animal.

— Eh bien, Dupont, que vous semble de cette menotte ? Voilà, n’est-il pas vrai, un pouce que le voisin ne possède pas.

En effet, les deux sauriens, pareils de taille et de silhouette, se différenciaient en ceci : le mégalosaure était doué de cinq doigts égaux à chaque patte, et le pouce de l’iguanodon, déparant une véritable main, se terminait par une longue phalange pointue, d’aspect formidable.

— Quel poignard !

— Et encore, fit Gambertin, les griffes manquent.

— Ce géant devait être la terreur de son temps ?

— Détrompez-vous, l’iguanodon, une manière de vache pour le tempérament, n’attaquait point ses contemporains ; il se défendait contre leurs assauts. Montez jusqu’à son crâne, examinez ses dents… elles sont d’un ruminant inoffensif.

— Le devant en est dépourvu, dis-je du sommet de l’échelle.

— C’est, répondit Gambertin, que le bec fait défaut. La corne ne résiste pas à la décomposition.

— Le bec ?

— Mais, oui, un bec d’aigle, fait ainsi vraisemblablement…

Et, sur la muraille, du bout de son tourne-vis, Gambertin esquissa une figure. Il reprit :

— Les reptiles sont pères des oiseaux. Regardez donc les pieds.

En effet, le colosse reposait sur des serres trapues, particularité non partagée avec le mégalosaure. Celui-ci possédait quatre pattes identiques.

— L’un est ornithopode, et l’autre théropode, expliqua mon professeur.

— Vous avouerez, lui dis-je, qu’à part le nez et l’extrémité des membres, ils se ressemblent comme deux frères.

— Je vous le concède, deux frères, mais Abel et Caïn. Élevez-vous jusqu’à l’autre mâchoire…

J’escaladai de nouveau l’échelle.

Le mégalosaure ouvrait une gueule de caïman hérissée de crocs sanguinaires :

— Oh, oh, voilà qui change tout !

— Croyez-moi, Caïn mégalosaure a souvent dévoré Abel iguanodon. Et c’est peut-être de là que ce mythe est parti, qu’en sait-on ?…

— Cependant, répliquai-je fier de mon savoir, de leur temps l’homme n’avait pas encore paru…

— L’homme tel que vous et moi, non ; mais l’homme ébauché qui, dans l’organisme l’un saurien encore antérieur à ceux-ci, existait déjà, mêlé à l’esquisse de l’oiseau.

— Allons donc ?

— Pourquoi pas ? Mes deux pensionnaires, peu dissemblables, descendent de ce père lointain, mais commun. On arrive jusqu’à lui, en passant par le mégalosaure, si l’on remonte la suite de nos aïeux ; et l’on y aboutit encore, mais par l’iguanodon, si l’on remonte la série des aïeux de l’oiseau. Et n’en rougissez pas : ces dinosauriens, nos ancêtres et nos oncles, étaient les rois de leur époque, tandis que sous le règne plus récent du mastodonte, par exemple, l’éléphant aux quadruples défenses, nos grand-pères les kanguroos n’en menaient pas large !

Il fallait bien l’avouer, l’homme participe du singe dont certaine variété se rapproche des marsupiaux, et ces squelettes pouvaient passer pour avoir appartenu à de gigantesques sarigues. Debout sur leurs pattes de derrière, ils se penchaient légèrement en avant, leur queue puissante traînait à la façon d’un troisième pied, et ils avaient l’air embarrassés de leurs bras, comme l’est un chien quand il fait le beau. Leur encolure, proportionnée au reste dans la mesure des kanguroos et cambrée en arrière afin de rattraper la verticale, supportait la tête allongée d’un cheval, mais quel cheval ! L’inscription des socles proclamait : hauteur huit mètres.

— Ils sont morts très jeunes, avant leur complet développement, s’excusa Gambertin. Les adultes atteignaient une taille de quinze mètres.

Et, ce disant, il me désignait un fémur indépendant doublant presque la dimension des autres.

— Mon immeuble est trop petit. Il me faudrait une basilique pour loger tout mon peuple.

— Mais comment se fait-il, demandai-je, que la main, caractéristique de l’homme, soit mieux formée à l’époque secondaire chez les… futurs oiseaux que chez les futurs pianistes ?

— Cette main de l’iguanodon, répondit Gambertin, n’est que provisoire et marque une étape dans l’acheminement de la patte vers l’aile. Il fallait que la patte précipitât les phases de cette évolution pour se changer en aile dans le même temps que, d’un autre côté, — celui du mégalosaure, — elle devenait seulement une main. Ce sont les doigts amincis, allongés — comme ce pouce commence à l’être — qui serviront de première armature aux ailes membraneuses…

— Y a-t-il donc un intermédiaire entre chauve-souris et l’oiseau ?

— Parfaitement, l’archéoptéryx.

— Ainsi donc, repris-je dominé par une idée obsédante, ces deux monstres accusent la première bifurcation d’une race ici vers l’homme et là vers l’oiseau… Et l’oiseau futur est encore végétarien, et l’homme à venir est seulement carnivore, que dis-je ! carnassier. Point d’ailes d’un côté, de l’autre point d’âme… Et déjà tous deux bipèdes…

— Oh, dit Gambertin, le parallèle se prête au méditations ; mais, ne vous frappez pas, ce ne sont là que de simples reptiles, pondant leurs œufs comme les survivants de cette classe, et bien éloignés de notre individu légiférant et sentimental…

— Si reptiles qu’ils soient, savez-vous qu’ils suggèrent la représentation d’un homme plus précisément que celle d’un vautour ? Voilà une vilaine découverte, descendre d’un lézard !…

— Mieux que cela, d’une moule ; mieux encore, d’un sirop ! Avouez donc qu’il est plus noble de progresser sans cesse que d’aller en s’avilissant, ce qui serait notre sort si nous étions la progéniture d’Adam et d’Ève, couple parfait au début ; car vous n’avez pas la prétention d’être parfait, n’est-ce pas ?

— Hélas non, et ma pauvre tête médiocre s’affole à toutes ces suppositions…

— Eh bien, n’y pensez plus ! Et donnez-moi plutôt le radius gauche…

C’est en échangeant de tels propos que nous achevâmes de monter l’iguanodon.

Le lendemain fut une journée plus fatigante.

Dès l’aube, notre petite caravane s’était enfoncée à travers les bois. Nous suivions sous les feuilles naissantes un chemin de gazon, nous, c’est-à-dire Gambertin, Thomas, quatre solides paysans, le maigre Saurien traînant un énorme tombereau, et moi.

Didyme et ses compatriotes conversaient obscurément, Saurien soufflait en déplaçant avec effort le poids du tombereau vide, et Gambertin marchait sans rien dire.

Sous cette latitude, la chaleur, en 1900, fut tropicale. Au commencement de ce mois d’avril on en souffrait déjà. Aussi, avancions-nous sans hâte.

Livré à mes réflexions, je ne m’approchais pas des montagnes suspectes sans une sourde appréhension. Il me parut que ces bois, en fête de renouveau cependant, présentaient quelque chose… d’indéfinissable, mais de lugubre à coup sûr. Il manquait un élément, me semblait-il, aux réjouissances du printemps.

Cet élément, — je le reconnus à force de chercher et je m’étonnai de ne l’avoir point remarqué tout de suite — c’était la présence babillarde et agitée des oiseaux. Quel lieu funèbre qu’une forêt silencieuse !

Je fis part de ma surprise à Gambertin. Il me répondit :

— C’est ainsi dans toutes les régions volcaniques. Les animaux craignent les convulsions sismiques et devinent l’endroit où elles sont possibles. J’ai bien des fois constaté cette loi de conservation ; la campagne de Naples et l’île de Capri en sont tout endeuillées. Mais vous voyez que l’instinct persiste à redouter des périls passés depuis longtemps.

— Dites donc, Gambertin, vous êtes sûr que nous ne courons aucun danger ? Est-ce à cause de la parenté qui m’attache aux oiseaux, je ne suis pas rassuré.

Il se mit à rire, puis :

— On ne sait jamais, dit-il, et il entonna une vieille chanson locale.

Un homme énergique, ce Gambertin. J’ai toujours aimé la compagnie d’un garçon hardi, autoritaire même. Il remplaçait Brown près de moi, et je l’admirais.

Notre sentier montait une faible pente. Il déboucha bientôt dans une clairière. Une haute muraille de rochers la bornait et s’étendait au loin à droite et à gauche, arrêtant net la forêt dont les peupliers affleuraient sa crête de leurs dernières branches. Devant nous, au-delà, les rochers continuaient en escalades abruptes, montant vers les cimes grises toujours reculées au bout de l’espace.

La caverne béait au flanc de la muraille comme une prodigieuse bouche entr’ouverte.

Des blocs cyclopéens, au cours de l’avalanche d’autrefois, avaient roulé plus avant que les autres et, profondément enracinés, parsemaient l’éclaircie.

Les torches allumées, nous entrâmes tous, y compris Saurien, sous une voûte élevée et tortueuse, au sein des laves.

Gambertin me dit :

— Observez que la déclivité du terrain persévère. Nous nous promenons encore sur le fond de l’ancienne mer, très faiblement relevé vers la rive, comme une cuvette. Par hasard, les rochers ont laissé des vides sous leur amoncellement, nous sommes dans l’un de ces vides, et ces couloirs dont voici les entrées à toutes les hauteurs dans la paroi sont aussi des interstices non comblés.

Nous arrivâmes dans une salle immense et circulaire dont le sol était à demi défoncé. Plusieurs trous noirs percés dans la muraille, tout autour, trahissaient autant de ramifications souterraines.

— Gare aux fossés ! recommanda Gambertin.

Quand j’eus parcouru le carrefour, il me fut impossible de reconnaître la fente par où je m’étais introduit avec mes guides. Il fallut qu’on me la désignât.

— C’est ici que je fouille, annonça Gambertin.

Encore une fois, prenez garde aux tranchées.

— J’espérais, dis-je en m’épongeant le front, j’espérais mieux de votre grotte, la fraicheur n’est pas sa vertu dominante. On se croirait toujours dans les bois.

— Dame, vous pensez bien que dans ces parages volcaniques, le feu intérieur est assez près de la surface. Et nous ne faisons pas précisément le nécessaire pour le fuir, nous allons à lui… ou du moins à la cheminée du cratère obturé.

— Voyons, Gambertin, c’est vrai cela ?

— Parbleu ! Mais ne craignez rien, plus de quinze kilomètres nous en séparent.

Cette chambre, reprit-il après un silence, marque l’extrême limite du territoire jurassique, et les galeries opposées à celle qui nous amena s’enfoncent horizontalement. Elles doivent parcourir l’ancienne plage de schiste.

— Vous ne les avez donc pas explorées ? demandai-je.

— À quoi bon ? Schiste sous les pieds, lave aux alentours, c’est de la matière stérile.

Ma timidité se risqua dans l’ombre d’une faille. L’inconnu me frôlait de sa robe ténébreuse, l’accès de cette nuit vierge me tentait follement, j’y soupçonnais des fantasmagories, et les cheveux me picotaient le cuir.

— Taisez-vous, fis-je à voix basse, j’entends. du bruit… j’entends un ruisseau… très petit ou bien à une distance considérable…

— Je sais, dit Gambertin ; voilà du reste un phénomène extrêmement banal. D’où croyez-vous donc que viennent les sources ? Allons, rêveur, à l’ouvrage !

Le travail occupa mon besoin d’action. Je saisis une bêche, la manœuvrai tant bien que mal, et bientôt l’indifférence me vint à l’égard des menaces environnantes, de toutes ces entrées ouvertes sur la conjecture, qui, après tout, étaient peut-être des issues… mais, raisonnablement, qui aurait pu sortir par là ? Je bêchai donc avec zèle tout en écoutant Gambertin :

— Suivez mes indications, disait-il. Cet os dont vous apercevez un fragment noyé dans le sol, est l’indice d’un grand squelette. J’y vois pour ma part une côte. Nous allons d’abord isoler le cube de terre où repose tout l’animal, puis, sans briser le fossile, nous diviserons ce cube en mottes numérotées susceptibles d’être emportées une par une sur la voiture. Chez moi, la masse sera rétablie dans son intégrité au fur et à mesure des arrivées. Il ne nous restera plus qu’à gratter l’enveloppe pour mettre à nu les ossements fragiles. Afin d’éviter leur pulvérisation nous les badigeonnerons de blanc de baleine dès leur apparition… Ce n’est pas bien malin.

Sans s’interrompre de professer, Gambertin mettait à creuser une impétuosité de taupe, je voyais sa forme fluette se démener à la lueur des torches comme celle d’un gnome. Son lorgnon miroitant jetait des regards de feu.

Il poussa une exclamation de joie.

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que vous me portez bonheur. Nous avons affaire à un ptérodactyle, et d’une jolie envergure ! Je craignais tant que ce fût encore un iguanodon !

— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne tiens pas à posséder plus d’un représentant de chaque famille, et que ce coin regorge d’iguanodons. À mon avis, toute une tribu fuyant l’éruption a dû s’engager dans une zone sournoise du marais et s’y enliser, comme à Bernissart.

— Va pour un ptéro… machin, haletai-je entre deux efforts. Quelle est cette bestiole ?

— Tiens, tiens, vous adoptez le ton bravache, à présent ?

— Moi ? Ai-je donc tremblé à votre connaissance ?

— Suffit, ne vous en défendez pas, j’ai passé par là. Quant au ptérodactyle, c’est le premier être volant, un saurien de l’air, une fin d’iguanodon et un commencement de chauve-souris qui vous procurera de belles surprises.

— Mais encore, racontez-moi…

— Bah ! Dépéchons-nous. Moins vous perdrez de temps, plus tôt vous serez renseigné…

Nous revînmes à la caverne trente jours de suite, environ jusqu’au douze mai, et quand la tâche fut interrompue, elle n’était qu’aux deux tiers entamée. Voici pourquoi :

La chaleur s’aggravait sans cesse. L’air des nuits même brûlait. Le voyage quotidien devenait donc épuisant, et Saurien, famélique, tournait au spectre d’Apocalypse. D’autre part, l’intérieur de la grotte n’était plus tenable, la température y montait aussi de jour en jour, encore plus vite qu’au dehors, et il y régnait une insupportable humidité.

Gambertin restait calme. Il expliquait le fait par un regain d’effervescence des matières en ignition, anodine fureur du volcan sénile. En effet, en s’avançant par les corridors de lave et de schiste, on sentait à chaque pas l’atmosphère s’embraser davantage. Une fois, brandissant une torche, je m’y aventurai assez délibérément, résolu à pousser une reconnaissance jusqu’au premier embranchement, lorsqu’un roulement de tonnerre étouffé me fit revenir en arrière. Au fond, je ne fus pas fâché de saisir ce prétexte.

— Vous avez entendu l’orage ? demandai-je.

— Oui, cela va nous rafraîchir très heureusement.

Comme Gambertin disait cela, une suite de roulements se prolongea. Les paysans riaient de bonheur à penser que la ruineuse sécheresse allait finir, et, en signe de contentement, ils s’assommèrent de taloches en criant tous à la fois.

Nous ne pûmes nous empêcher de quitter la besogne pour aller recevoir un peu de pluie.

Il n’en tombait pas, et dans le ciel, d’un bleu violent, pas un nuage ne glissait. L’air sec, immobile, cuisait les poumons.

Un nouveau grondement, à peine perceptible, parvint à nos oreilles par l’orifice de l’antre, et alors il me sembla qu’une vague passait sous mes pieds. Je chancelai. Les autres exécutèrent comme au commandement la même cabriole. Gambertin, toujours impassible, proclama :

— Tremblement de terre !

Je n’ai jamais revu les quatre paysans. Ils se sauvèrent à toutes jambes.

Et pourtant cette secousse insignifiante ne devait pas se renouveler.

Durant une semaine, Gambertin, Thomas et moi nous retournâmes courageusement à la grotte. Seulement, comme la température souterraine se maintenait à une hauteur excessive, nous prîmes le parti d’attendre qu’elle baissât et de nous attaquer, cependant, au compsognathe.

Eh bien, j’en conviens, j’envisageai cela comme une délivrance. Les montagnes ternes m’alarmaient.


iv


Un mois paisible pour nous s’écoula sans incident qui ne soit connu de tous. Juin égrenait ses journées, meurtrières à force d’être ensoleillées. La chaleur prenait des proportions de fléau. On étouffait. Dans les champs poussiéreux et craquelés, l’ouvrage chômait, tout travail étant impossible aussi bien qu’inutile. Les obstinés tombaient, frappés d’insolation ; il y eut des cas de folie, on disait que les bêtes elles-mêmes en avaient leur misérable cervelle détraquée. L’ombre se fût payée ; les troupeaux de porcs venaient maintenant fouir la mousse dans les bois et la calamité générale fit naître autour des Ormes un peu d’animation.

Le compsognathe prenait tournure. Mais l’orangerie, exposée au grand soleil, devint rapidement inhabitable et nous dûmes cesser tout passe-temps.

L’oisiveté fut reine, du moins l’oisiveté manuelle, car Gambertin m’instruisait toujours et nous lisions ensemble des traités de paléontologie, au fond de la bibliothèque, fenêtres, rideaux et stores bien clos, à la lumière d’une lampe. Nous allâmes même au plus fort de l’été jusqu’à descendre à la cave.

Le soir, nous sortions. Il y avait à la brune un instant de fraîcheur relative et nous en profitions bien vite, la chaleur sévissant de nouveau toute la nuit dès cette accalmie de transition. Nous rencontrions alors des promeneurs insolites qui goûtaient comme nous cette trêve. Beaucoup de serpents désertaient sans prudence leur anfractuosité, des aigles planaient, venus de très loin à la recherche d’un peu d’eau, et la soif leur rendait à tous l’insolence désapprise d’approcher l’homme.

Ce ne fut pas tout. Une brise enflammée se mit à souffler : un sirocco de dévastation.

Alors les campagnards prièrent sans relâche, croyant décidée la fin du monde par un cataclysme inverse du déluge.

Thomas, toujours incrédule, se bornait à arroser ponctuellement les débris du parc ; malgré l’attaque aveuglante des rayons, il pompait avec intrépidité l’eau, de moins en moins abondante, qu’un robinet, au mur de l’orangerie, versait dans ses arrosoirs.

Un matin, il entra dans la bibliothèque, le visage soucieux. J’étais maintenant familiarisé avec son idiome et je traduis :

— Monsieur, dit-il à Gambertin, le malheur est complet… voilà que nous avons les sauterelles à cette heure…

Il serrait les dents :

— Ah ! les voleuses, elles m’ont rongé mon plus beau catalpa !

— Allez voir ça, si tel est votre plaisir, Dupont, pour moi, je reste au frais, dit mon hôte.

Le moindre détail de la vie rustique a de l’attrait pour un citadin. Je suivis Thomas.

L’arbre, de sa frondaison luxuriante, ne gardait qu’un bouquet de feuilles, les plus hautes. Des autres, on voyait encore la nervure principale pointant comme un poil vert pitoyable. Les branches ressemblaient à des arêtes de poisson.

— Pourquoi qu’elles en ont laissé, répétait Didyme, les chiennes, mais pourquoi donc qu’elles n’ont pas tout dévoré, les bougresses…

Le désastre ne présentait rien qui pût me retenir longtemps. Je rentrai.

— Eh bien ? fit Gambertin.

— Eh bien, répondis-je, le parc est une étuve, mais quel spectacle superbe, cet azur d’orient, cet air qui vous caresse comme une créature enfiévrée ! Au moins, il est palpable cet air, il est visible aussi et vibre devant les yeux… on l’aperçoit palpiter avec des mouvements d’onde émue. On dirait, Gambertin, qu’une immense harpe cachée le fait tressaillir tout entier, une harpe aux sons trop graves pour être perçus !

— Eh là, eh là ! Le beau discours dans la bouche d’un paléontologue ! Vous êtes né pour faire un excellent nègre… ou bien un parfait dinosaurien, et voilà tout ce que ça prouve.

— Comment ?

— Je ne m’en dédis pas. Le thermomètre centigrade marque 50°. Le climat dont nous jouissons est donc celui de la zone torride comme de la période secondaire car, à cette époque, la température actuelle de l’équateur s’étendait sur toute la surface du globe, sans l’alternative des saisons. Qu’auriez-vous dit alors, au milieu des forêts titaniques de fougères et d’araucarias, perdu sous un champignon comme sous le dôme des Invalides ? Il est vrai que le soleil encore nébuleux éclairait moins nettement les paysages, il est vrai qu’une vapeur d’eau les voilait en partie, mais, pour chanter comme vous : Quelle écrasante énormité, tout de même ; et que l’homme orgueilleux a fait sagement de se montrer plus tard !… Me voyez-vous, moi Gambertin, avorton entre les pygmées, me faufiler à travers ces forêts ? Mais nous aurions été les pucerons de ces fougères-là !

Il était lancé. Je me plaisais infiniment à l’écouter parler, de sorte que nous ne pensâmes plus aux sauterelles.

Ces insectes poursuivirent leurs méfaits avec une régularité désespérante et une méthode bizarre.

En dix nuits autant de catalpas furent privés de leurs feuilles basses, mais, à chaque fois, le sinistre s’étendait un peu plus haut, et le onzième arbre — ils étaient à peu près de niveau — fut entièrement dépouillé.

Intrigué par ces faits, Gambertin se décida enfin à traverser la pelouse roussie pour venir les constater.

Après quelques minutes de réflexion :

— Ce doit être, dit-il, une espèce de criquets venus d’Afrique avec le siroco. Les petites nervures latérales sont mangées, c’est drôle… et puis ces touffes qu’elles ont laissées et qu’elles ne laissent plus… et puis ces agissements nocturnes… Il faut en avoir le cœur net, Dupont, cette nuit nous nous embusquerons pour être fixés là-dessus.

Je n’osai pas refuser ; mais, à mon avis, les Ormes étaient trop souvent le théâtre de scènes anormales. On n’y trouvait pas la sécurité nécessaire aux bonnes digestions et je les eusse volontiers quittés. La courtoisie seule me retint.

— Soit, dis-je, nous épierons les criquets.

— Pauvres feuilles, poursuivit Gambertin, pauvres feuilles sans défense…

— Vous ne voudriez pas, dis-je en m’efforçant de rire, qu’elles fussent armées de pied en cap ?

— Il en est de telles, mon ami, elles se hérissent de griffes et, quand un insecte folâtre vient s’y poser, les griffes l’étreignent et la feuille le mange.

— Non ?

— Là encore subsiste un essai de la nature, un modèle qu’après expérience elle n’a point jugé bon de généraliser.

— Quoi, une plante carnivore ?

— Rappelez-vous, Dupont, que les êtres organisés proviennent d’une seule matière maternelle dont nous descendons tous, vous comme un oiseau, vous comme ce brin de mousse ; vous êtes aujourd’hui, eux et vous, séparés par des différences colossales mais commensurables, et vos ascendants respectifs, à condition d’être contemporains, se différenciaient d’autant moins entre eux qu’ils étaient plus près de l’ancêtre originel…

— La gelée, la confiture, fis-je dégoûté…

— Mais oui, le protoplasma.

J’allais émettre quelque observation, mais Thomas accourut. Sa voix tremblait.

— Monsieur, la vieille citerne de la métairie est vide. J’ai voulu y puiser tout à l’heure, car mon puits est tari de ce matin. Plus une goutte d’eau !

— Eh bien, c’est la chaleur…

— Monsieur, la semaine dernière, elle était pleine jusqu’au bord. Il n’y a pas de soleil capable de vider en huit jours une pareille cuve ! d’autant qu’elle est à l’ombre à partir de midi.

J’essayai de plaisanter et dis sans conviction :

— Ce sont peut-être les criquets…

Mais Gambertin haussa les épaules :

— Je vous dis que c’est la chaleur.

Puis il réintégra le château.

La citerne, en effet, se réduisait à un vaste fossé rectangulaire, tapissé d’algues humides. Au fond les grenouilles y sautelaient dans une flaque bourbeuse.

Je m’en éloignais pour regagner la fraîcheur quand un hennissement m’attira vers l’écurie. L’infortuné Saurien n’en sortait plus guère depuis la suspension des fouilles, J’allai le flatter. Il avait le poil collé d’un cheval qui vient d’accomplir une longue course, et je soupçonnai fort Thomas de négliger le pansage.

Très franchement je m’en ouvris au maître Jacques.

— Monsieur, me répondit-il, mon Saurien n’a pas été attelé de longtemps, et il est mieux soigné qu’un enfant. S’il reste maigre, c’est qu’il ne profite pas, car il a d’amples rations, allez. Mais figurez-vous, — c’est peut-être encore la faute de la chaleur, — toutes les fois que je lui apporte sa première botte, au matin, je le trouve comme ça, plein de sueur.

— Quand nous partions pour la caverne, répliquai-je, c’était pourtant de bonne heure, et le cheval n’avait pas un poil de mouillé malgré la température…

— Eh non ! voilà seulement une huitaine que ça lui produit cet effet-là…

— Une huitaine ! m’écriai-je, mais que se passe-t-il donc ici depuis une huitaine ?…

J’ai vu dans ma vie des spectacles horribles, Je ne me rappelle pas que l’épouvante m’ait jamais secoué comme alors.

Il y avait quelque chose. Je faisais plus que de le supposer. Cette coïncidence de durée liait ensemble des incidents sans rapport apparent, mais offrant toutefois une analogie antérieure : l’étrangeté. Ils devaient constituer des effets d’une même cause. Laquelle ? Et cette cause pouvait-elle ne pas être extraordinaire, elle aussi ?

Pour Dieu, qu’y avait-il donc ?

Les criquets me revinrent à la mémoire. À tout prix il fallait surprendre leur ouvrage ténébreux.

Tandis que la journée passait lentement, l’inquiétude me talonna et je ne pus rester assis près de Gambertin. J’arpentai fiévreusement le château, retournant les hypothèses les moins vraisemblables. Quiconque a subi l’attente d’une réponse capitale se rendra compte de mon état. Une condamnation imminente et mystérieuse nous eût menacés que je n’eusse pas tremblé davantage.

Le dîner fut silencieux. Gambertin ne parvint pas à me tirer de mes préoccupations. Je souhaitais la nuit de tout mon cœur espérant qu’elle nous donnerait la solution de l’énigme.

Nous n’étions pas à table depuis dix minutes que déjà madame Thomas servait le fromage.

À ce moment, un bruit éloigné me fit prêter l’oreille. Gambertin me regarda.

Le bruit recommença, l’appel déchirant des roues de wagon quand elles grincent sur les rails dans un virage trop court.

— Vous êtes bien pâle, Dupont, seriez-vous souffrant ?

— Le… le… bruit. D’où vient-il ? Est-ce qu’on peut distinguer d’ici le bruit des trains ?

— Oh ! mais calmez-vous, mon cher Dupont, vous possédez un système nerveux de jeune mariée ! Peut-être, oui, en effet, peut-être le vent souffle-t-il de la station… Un coup de sifflet…

— Non. Ce n’est pas un coup de sifflet.

— Enfin, que sais-je ? La plaine est remplie d’exploitations plus ou moins bruyantes.

— Cela vient des montagnes, j’en suis certain. J’aurais pu croire à l’écho d’un train, mais…

— Tenez, vous êtes un poltron. Buvez un verre de vin pur et taisez-vous.

Je me le tins pour dit.

Trois heures plus tard, la nuit lumineuse nous trouva blottis au bord du fourré, non loin des catalpas encore intacts.

En plein air, on se serait cru dans un four.

Nous ne quittions pas des yeux le ciel, pour y surveiller l’arrivée des criquets. Les étoiles scintillaient à l’envi.

Nous causâmes avec des chuchotements. Gambertin m’apprit que la chaleur continuait ses ravages, elle avait causé la perte de plusieurs porcs. Soit que le soleil eût lésé leur cerveau, soit que la forêt eût sollicité en eux des velléités d’existence sauvage, quelques-uns, à la nuit tombée n’avaient pas regagné leur étable, De plus, la disette commençait et la famine était inévitable pour l’hiver.

En dépit de cet entretien, nous sentions la torpeur de la nuit d’été nous engourdir. Les criquets ne se montraient pas ; mais les astres nous hypnotisaient.

Réconforté par des rasades réitérées de cognac, je m’abandonnai à l’extase de l’heure :

— Quelle magnificence, Gambertin !

Il me railla, prévoyant une tirade.

— Oui, oui, moquez-vous, lui dis-je. C’est que moi, voyez-vous, j’aime la nature, foncièrement, comme si j’avais failli ne plus la revoir jamais, d’une tendresse de convalescent…

Un fracas dans les branches, derrière nous, m’interrompit. Nous sautâmes sur nos pieds, mais nos yeux éblouis, pleins d’étoiles, ne virent sous les bois que l’ombre épaisse. Les craquements s’éloignaient… ils cessèrent.

— Diable ! fit Gambertin, puis soudain il reprit : Tenez-vous donc mieux, Dupont, quel gamin ! J’entends claquer vos dents, La cause de ce vacarme, c’est un porc, un vilain cochon déserteur, de ceux dont je vous parlais.

— Vous croyez que…

— Mais bien sûr. Qu’est-ce que cela serait ?

Parbleu oui, qu’est-ce que cela eût été ? Toujours le terrible point d’interrogation !

Et nous reprîmes l’affût.

Pour un empire je n’aurais quitté du regard le firmament. Je sentais mes nerfs à vif tendus vers toutes les hallucinations, et je voyais une nuit d’argent constellée de points noirs.

Quand l’aurore monta, j’étais frissonnant et moite, comme Saurien.

Nous fîmes une perquisition : les buissons à peine froissés ne livraient pas leur secret.

Gambertin fut persuadé que les criquets avaient éventé notre présence. Partant, il voulut modifier ses dispositions.

La nuit d’après, nous nous accoudâmes à une croisée du corridor, au deuxième étage, d’où l’on découvrait le parc.

Malheureusement, la lune se leva de l’horizon en face de nous ; alors, sur la masse sombre de la forêt, les catalpas s’effacèrent et nous n’en apercevions plus que les sommets découpés en silhouette dans le halo lunaire ; par surcroît de malchance, ce fut le temps que choisit le mystère pour se manifester sans toutefois se dévoiler.

Nous vîmes d’abord la tête d’un arbre s’agiter, et nous comprîmes que le bas en était malmené, puis dans les extrêmes branches — éclairées — une espèce de gros oiseau grimpa, et les feuilles disparurent une à une. Mais l’arbre dépassait de si peu la forêt que nous ne pûmes contempler la bête tout entière, isolée sur le fond de lumière.

Bien qu’il fût négatif, nous possédions un élément de vérité : il n’y avait pas de sauterelles.

Gambertin songeait, le front plissé.

— Tout de même, lui dis-je, le bruit d’hier, vous savez, le bruit de chemin de fer…

— Eh bien, quoi ?… Après ?…

— Si c’était… un cri ?

— Un cri ?… j’ai entendu toutes les voix de la création, non ce n’est pas un cri. Cependant… Allons-nous coucher, fit-il brusquement, je dors tout éveillé.

Or, il ne dormit point. Ses pas résonnèrent sans cesse, et moi je veillai de mon côté, tâchant de construire quelques raisonnements. Ils aboutissaient tous à l’incohérence.

Aux premières clartés, je courus vers les catalpas et leur fis subir un examen sérieux.

— Il en résulta deux constatations :

L’oiseau (?) ne laissait plus les nervures, rien ne restait à sa dernière victime de son feuillage.

L’écorce des troncs était éraflée à mi-hauteur sur une étendue d’un mètre environ.

Outre cela, rien de remarquable.

Qu’en inférer ? Je m’assis à la lisière du bois pour y réfléchir plus à l’aise, sous un platane.

L’une de ses feuilles basses attira mon attention. D’un bond, je la cueillis. Elle était gluante, enduite de salive, eût-on dit, et portait une trace qui, la déchiquetant, s’y imprimait en un V aux jambages ondulés.

Cette empreinte ne m’était pas inconnue. Mes yeux la retrouvaient. Où donc l’avaient-ils déjà regardée ?… Ah ! Gambertin l’avait dessinée sur le mur… c’était… mais non, impossible !

Je me précipitai dans l’orangerie et je confrontai l’empreinte avec le croquis de Gambertin. La similitude était flagrante… Le bout d’un bec identique à ceux des iguanodons avait mordillé cette feuille.

Gambertin entra. Je lui fis part en balbutiant de ma découverte.

— C’est de la folie ! s’écria-t-il. Un iguanodon vivant !

— Mais, lui dis-je, il ne s’agit pas de cela ; je crois à l’oiseau, puisque nous l’avons vu…

— Aucun oiseau n’a le bec ainsi disposé.

J’entrevis alors une énormité et je dis malgré moi :

— Ce bec a disparu, mais puisque l’oiseau procède de l’iguanodon, n’y eut-il point aux époques préhistoriques des ptérodactyles qui en furent munis ?

— Jamais ! les premiers habitants de l’air possédaient un bec armé de crocs d’un bout à l’autre. Étaient-ils exclusivement carnivores, étaient-ils omnivores ? Je ne sais. En tous cas leur morsure laissait des traces de dents, cela je l’affirme.

— Eh bien, Gambertin, dans ces conditions, ou bien je suis fou, ou bien un iguanodon se promène dans vos bois, la nuit.

— C’est inadmissible ! Inadmissible ! répétait Gambertin.

Néanmoins des étincelles luisaient dans ses yeux, et je devinais que cet enragé maniaque souhaitait ardemment ce qu’il niait.

— Un pareil animal, aussi pesant, aurait laissé des marques de pas, dit-il.

— La terre est dure comme si elle était gelée.

— Mais comment un dinosaurien serait-il parvenu en bonne santé jusqu’à nous ?

Je restai muet.

— Vous voyez bien que c’est de la démence, de la démence !

Il comparait l’esquisse avec la feuille :

— Et vous dites que toutes les nervures sont mangées, à présent ?… Mais pourquoi ne l’ont-elles pas toujours été ?… Et l’écorce porte des déchirures de griffes ?… Mais pourquoi les touffes de feuillage respectées au début ?… Et cette bave… cette bave de ruminant !

Dupont, je crois que je deviens toqué, moi aussi. Avec ce maudit soleil, cela n’est pas impossible. Il importe d’interroger quelqu’un de raisonnable afin de savoir si nous ne sommes pas fous tous les deux.


v


Quelqu’un de raisonnable, avait dit Gambertin.

À quatre lieues à la ronde, il n’y avait d’hommes vraiment judicieux que les instituteurs et les curés. Le pauvre hameau ne possédait pas d’école, mais une église s’y élevait sous les espèces d’une grange clochetée d’un pigeonnier. Son vieux desservant était décédé depuis peu, et le nouveau sortait du séminaire. Gambertin le savait par hasard, s’inquiétant peu des affaires du monde présent.

— Je n’aime pas beaucoup les ecclésiastiques, dit-il, leurs idées ne sont les miennes en rien. Mais celui-là est jeune ; faute de savoir la vie, il est encore sincère. Allons trouver ce jeune pasteur.

L’abbé Ridel nous accueillit avec une joviale déférence, le regard droit, et sans mettre les mains dans ses manches.

Nous causâmes de ses paroissiens :

— D’excellentes âmes, dit-il, mais hantées de terreurs diaboliques. Ce n’est pas Dieu qui les attire, c’est l’enfer qui les fait reculer vers le ciel, et cela est tout simple, car Satan, ils ne le voient pas, aucun simulacre ne le représente, alors ils l’aperçoivent partout, tandis que Dieu, c’est la statue peinte de la croix, non pas une image représentative, mais une idole, Dieu lui-même, il est là et non ailleurs, il est là sans force… sans danger pour eux… oh ! l’inconnu, de quel pouvoir il est doué !

Ces paroles s’accordaient étonnamment à notre propre situation. Gambertin me fit, de la paupière, un signe, et l’abbé Ridel prit une place dans notre estime :

— Le malheur, poursuivait-il, c’est que mes prédécesseurs ont usé, et pas mal de mes collègues usent, de cette frayeur pour maintenir leurs ouailles dans la religion. Je ne continuerai pas cette méthode et, devant moi, la tâche est immense…

— Ne voulez-vous pas, insinua Gambertin, reprendre dans la paix de la campagne vos études favorites ? approfondir la branche scientifique ou littéraire dont vous préfériez, au séminaire, le travail ?

— J’espérais me livrer à l’archéologie, répondit le prêtre avec un sourire résigné, mais je me dois tout entier à mes brebis, j’apprends la médecine…

— Vétérinaire… osa Gambertin.

Le curé n’entendit pas et reprit :

— Le docteur habite loin, et l’hiver, par la neige, il voyage difficilement. D’ailleurs, faire de l’archéologie dans ce pays dénué de tout monument…

— Oui, l’archéologie, fit mon ami, une assez belle chose… c’est la paléontologie des maisons… elle commence où l’autre finit…

Il enfla son débit : Je suis un paléontologue, monsieur le curé.

— Je le sais, monsieur le comte.

— Paléontologue,… c’est vous dire que je n’ai pas l’étoffe d’un marguillier…

— Pourquoi donc ? Je ne vois pas l’incompatibilité…

— Hein ? s’exclama Gambertin. Comment voulez-vous que je croie à la création du monde en sept journées quand je touche du doigt la preuve qu’il s’est constitué lentement par des accumulations millénaires ?

Comment admettre l’apparition subite d’un couple humain surgi, tout adulte, au milieu de forêts déjà vieilles à leur naissance et couvertes de fruits mûrs aussitôt que fabriquées, lorsque toutes mes trouvailles me démontrent l’irrespirabilité de l’atmosphère primordiale, l’âge transformant l’individu, et l’évolution métamorphosant les races ?

Enfin pourquoi cette longue inaction de Dieu depuis… l’origine de l’éternité, si je puis m’exprimer ainsi ?… Et votre déluge soi-disant universel qui, dans la réalité, s’est localisé autour du mont Ararat ?… Et l’arche de Noé, monsieur le curé, l’arche de Noé ?…

— Monsieur le comte, à une époque où l’on ne croyait pas la science indispensable au bonheur, saint Augustin vous eût répliqué : « Les miracles ne peuvent provenir que d’un Dieu. Leur existence démontre la sienne, et leur grandeur prouve sa toute-puissance ». Mais saint Augustin ne suffit plus aux modernes, à ces hommes si améliorés, n’est-ce pas ? depuis qu’ils sont instruits. Aujourd’hui, les exégètes commentent la Bible pour la satisfaction de tous.

— Ah, ah ! monsieur « le médecin malgré lui », vous avez « changé tout cela ! »

— Du tout, mais les textes de Moïse touchant la cosmogonie ne sont pas révélés, ils sont inspirés seulement. Donc, toutes les interprétations privées en sont permises là où l’Église ne s’est pas prononcée.

Elohim, dit la Genèse…

Et le curé entreprit une docte discussion que je ne puis me rappeler nonobstant mon désir de la reproduire, Satanée mémoire !… En tous cas, je me souviens qu’elle se prolongea et que Gambertin, afin de ne pas l’interrompre, emmena l’abbé Ridel déjeuner au château.

Pour moi, malgré la hantise du mystère qui nous avoisinait, je suivis le débat avec une sorte d’émotion, dans l’espoir que la science allait enfin par de tangibles évidences justifier l’assertion du dogme surnaturel. Mais j’étais toujours de l’avis de celui qui parlait, et, pour conclure, mon indécision croissait à mesure que, dans les deux sens, abondaient les arguments. En résumé, les antagonistes étaient à peu près d’accord sur la pluralité des points, mais, en remontant l’histoire du monde, et arrivés au problème de savoir d’où sortaient les premières cellules, Gambertin déclarait :

— Jusqu’ici tout s’explique par la science, donc elle éclaircira ce phénomène comme les autres, quand elle disposera de moyens d’investigation assez puissants.

Et le curé, après avoir combattu la théorie de la génération spontanée, répondait :

— Pourquoi donc attendre l’avenir incertain quand la volonté productive de Dieu satisfait nos inquiétudes si simplement ?

Ils me parurent tourner, en sens inverse l’un de l’autre, dans un cercle vicieux, et cela avec d’autant plus d’archarnement qu’ils avaient un auditeur.

Un reproche du curé, cependant, était fondé ; avisant la bibliothèque, il fit remarquer à Gambertin le choix trop partial de ses livres :

— Voilà, dit-il, bien des biologistes et des philosophes, Flammarion, Spencer, Haeckel, Darwin, Diderot, Voltaire même, et Lucrèce, ce darwiniste de l’antiquité… Mais je ne vois pour nous défendre qu’une bible sans commentaires et une histoire sainte enfantine… Que faites-vous de Quatrefages, de…

Gambertin l’interrompit fort incivilement et lui répondit, mal à propos selon moi, qu’il n’avait cure non plus de livres écrits en chinois parce qu’il n’entendait pas cette langue.

La dispute l’avait excité. Jugeant que son irritation pouvait l’entraîner à de regrettables véhémences, je montrai d’opaques nuages noirs qui encombraient le ciel depuis si longtemps désert.

Le curé voulut rejoindre le village avant la pluie.

— Eh bien, dit Gambertin après son départ, il n’a pas semblé nous prendre pour des fous ?

— Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir là-dessus, lui repartis-je. Regardez.

La pluie commençait de tomber à torrents.

Elle ne s’arrêta que le lendemain.

À la vue des frondaisons moins poudreuses et des champs ragaillardis, Thomas et sa femme emplirent le château de leur joie criarde. Je pense que toute la population fit semblable concert et ainsi célébra la pluie fécondante.

Pour nous, c’était la pluie révélatrice, et nous la bénissions plus que personne.

Sans avoir l’air d’y toucher, comme des flâneurs, pour n’éveiller nulle attention de la part des Thomas, nous approchâmes du bosquet de catalpas.

La boue n’avait pas été foulée et l’hypothèse d’un oiseau reprit la prépondérance. Mais, comme nous rôdions aux alentours, l’aspect du platane attira notre attention : il avait souffert le sort des catalpas. Ses branches étaient dénudées jusqu’à la hauteur de ceux-ci, et le tronc présentait les éraflures caractéristiques. Au pied de l’arbre, le sol humide et piétiné nous montra l’empreinte d’un pied d’oiseau gigantesque.

Cela n’écartait pas absolument la présomption en faveur d’un oiseau, plus grand que de coutume, et je songeai avec terreur à l’aigle rock de Sinbad le marin. Mais j’eus l’idée de suivre la piste.

Par endroit, la voie se brouillait, comme si, après le passage de l’animal, on eût traîné un sac pesant.

— Serait-ce le sillage de la queue ? dit Gambertin. Il ne serait guère profond. Les iguanodons ne marchaient donc pas à la façon des kanguroos, en prenant un point d’appui sur leur appendice caudal ?… Quel casse-tête !

Le hasard vint à notre aide.

Couché par le vent, un peuplier s’inclinait, soutenu dans sa chute par un chêne et formant ainsi un portail oblique. L’animal avait passé dessous ; mais, là, indiquées seulement deux fois, des traces de mains plates s’imprimaient au milieu des autres, révélant un pouce très long et très affilé. En se baissant, la bête avait, une seconde, marché à quatre pattes.

Nous n’en pouvions alors douter : il n’y avait pas plus d’oiseau que de criquets, le visiteur nocturne était bel et bien un iguanodon.

Pas une parole ne fut prononcée, mais cette certitude, pourtant prévue, arrêta soudain notre poursuite. Effaré de l’aventure, je me laissai tomber assis dans la boue.

— Pas de ça, Dupont, me dit Gambertin. Il s’agit de suivre ces pas jusqu’à la bauge du saurien.

La colère me ranima :

— Qu’est-ce que vous chantez ? Vous voulez vous mesurer avec cet alligator qui a un sabre à chaque pouce ? Dans quel but ? Il est visible que ses empreintes se dirigent du côté de la montagne, et même droit vers la caverne ! Elle est sortie de la caverne, votre sale bête, elle est sortie de votre sale caverne, entendez-vous ? Et maintenant, rentrons, et vivement ! Je ne me soucie pas d’une rencontre… à faire frémir.

Gambertin, stupéfait de ma fureur, se laissa emmener sans plus de résistance.

Quelle que fût l’horreur de tout cela, je me sentais plus rassuré de voir le mystère s’éclaircir.

Quand nous fûmes dans la bibliothèque, Gambertin s’écria :

— Dupont, je vous remercie, vous m’avez empêché de commettre une imprudence. Mais voilà le plus beau jour de ma vie ! Que de doutes il va dissiper !…

Pourtant, une chose me surprend, fit-il en changeant de ton, l’autre nuit, nous avons vu un oiseau, ses ailes battaient de temps en temps…

— Souvenez-vous, dis-je. Cette forme touchait à l’ombre des bois. Nous aurons pris pour un oiseau la tête de l’iguanodon agitant ses oreilles…

— Des oreilles à un dinosaurien ! Elle est bien bonne ! Ce sont plutôt des feuilles secouées, car c’est sûrement la tête que nous avons distinguée. Vous avez raison.

Quant aux bouquets intacts… j’avoue n’y rien comprendre…

Une idée me frappa.

— Dites-moi, Gambertin, cette bête n’est pas grande pour son espèce ?

— Non. D’après ses traces, elle doit atteindre la taille du squelette de l’orangerie.

— Donc, repris-je, notre voisin… serait jeune ?

— Mais, en effet… sapristi…

— Cela justifierait les touffes… il me semble. Sa croissance lui aurait permis de brouter de plus en plus haut… Quand il ne mangeait pas tout, c’est qu’il était encore trop petit pour toucher du bec le sommet des arbres…

— C’est une solution, mais elle contredit justement une conjecture qui naissait en moi.

— Laquelle ?

— Je pensais aux crapauds trouvés, dit-on, pleins de vie au milieu d’un caillou… Les sauriens sont frères des batraciens, ces reptiles jouissent d’une longévité exceptionnelle, et je concluais que notre iguanodon avait pu rester enfermé dans un rocher que le tremblement de terre aurait brisé… Seulement, il en serait sorti plus qu’adulte, donc énorme ; à moins que l’exiguïté de sa prison n’eût empêché son développement, ou bien que le manque d’aliments et la raréfaction de l’air ne l’eussent atrophié…

Il réfléchit, puis :

— Non, ce n’est point cela, dit-il, ce qui est possible pour des années ne saurait l’être pour des siècles, à plus forte raison pour des durées cent fois séculaires. La vie a des limites reconnues, si considérables soient-elles dans certains cas. Dès la naissance, les êtres commencent à mourir…

— Alors ?

— Alors, je m’y perds… Ces animaux, après tout, étaient si différents de ceux d’aujourd’hui !

— Ne m’avez-vous pas dit, fis-je tout à coup, que les animaux antédiluviens et les plantes avaient entre eux des affinités plus ou moins accentuées en proportion du temps qui les séparait de l’origine commune ?

— Oui.

— À l’époque secondaire, ces affinités…

— Devaient encore être fort appréciables.

— Eh bien, attendez-moi une seconde. J’ai la vague sensation d’avoir trouvé quelque chose. Quoi ? Je ne sais au juste, mais j’ai trouvé quelque chose.

Et je sortis en trombe.

Le temps de le raconter, et je revins, agitant comme un drapeau vainqueur le numéro de La Poularde.

— Lisez ! m’écriai-je en désignant l’article « Couveuse égyptienne ».

Gambertin lut soigneusement :

— Eh, eh ! fit-il quand il eut terminé, j’entrevois en effet une lueur. Mais raisonnons. Et du calme !

Il assujettit son lorgnon :

— Se basant, d’une part, sur l’histoire des grains de blé d’Égypte qui ont germé, dit la réclame, après une longue inertie ; d’autre part, sur la similitude lointaine de la graine végétale et de l’œuf animal.

Un monsieur a construit une couveuse telle que des œufs de poule peuvent y séjourner trois mois sans que la germination commence.

Voyons par quels moyens.

Les grains de blé trouvés dans une pyramide étaient restés quatre mille ans ou presque :

1o Sans lumière,

2o En contact perpétuel avec une grande masse d’air,

3o Soumis à une température constante inférieure à celle du dehors,

4o Dans un air sec, préservé par d’épaisses murailles de l’humidité que le Nil débordant occasionne chaque année,

La couveuse n’a qu’à suivre l’exemple de la pyramide. En effet :

1o Elle est obscure,

2o On y doit renouveler l’air, car un œuf qui ne respire pas pendant quinze heures défuncte,

3o Des thermomètres et des chauffrettes y sont adaptés pour permettre d’y maintenir facilement une température de + 30°, inférieure à celle de la couvaison, c’est-à-dire ni assez basse ni assez élevée pour faire mourir le germe, et néanmoins pas assez haute pour qu’il se développe,

4o Des bassins remplis de potasse caustique absorbent l’humidité atmosphérique.

Voilà donc notre graine dans sa pyramide et notre œuf dans sa couveuse à même de vivre un temps donné sans se modifier, d’une vie sourde et ensommeillée, peu alerte, il est vrai, mais aussi peu exigeante.

Que faudra-t-il pour déterminer le réveil, la mise en marche vers la véritable vie, vers la naissance ?

Du jour ? Il n’est pas indispensable. Au contraire, le grain dans la terre et l’œuf sous la poule n’en ont pas besoin.

De l’air ? Pas plus qu’avant.

Il faut plus de chaleur — l’œuf demande même un degré fixe.

Quant à l’humidité, inutile pour la couvaison normale d’un œuf, il est nécessaire de la produire en grande quantité dans le cas d’une couvaison retardée, car le germe est alors desséché. La graine, elle, en toutes circonstances, a besoin d’eau pour germer.

Donc, quelque temps d’un deuxième régime fondé sur ces principes — le temps d’une germination ou d’une couvaison habituelles, — et le blé verdira et le poussin piaillera.

Il nous reste maintenant à appliquer à notre cas cette théorie ingénieuse, mais nouvelle pour moi, je l’avoue.

Étant donné que la vie d’une tige de blé issue d’un grain dure une année environ, et qu’on a réussi à retarder cette vie de quatre mille ans — âge reconnu de la pyramide — cette existence est donc retardée de quatre mille fois sa durée.

Pour un œuf de poule, à cause de la dissemblance, les chiffres baissent considérablement (pour cinq années d’existence normale, trois mois de retard au plus).

Mais nous avons comme sujet un iguanodon, c’est-à-dire un ovipare dont la contexture est encore végétale, en quelque sorte, et dont l’être se place dans le temps à égale distance entre notre époque et celle de la gélatine originelle. De ce fait, il était de moitié plus végétal que les bêtes d’aujourd’hui.

Admettons donc, en faisant cette part des différenciations acquises par l’éloignement de l’ancêtre commun, admettons qu’un œuf d’iguanodon — œuf autant que graine — ne puisse dormir que durant un laps de temps non plus quatre mille fois, mais seulement deux mille fois plus long que l’existence normale de la créature.

Mais combien d’années vivait un dinosaurien ?

Ces animaux, plus grands du triple qu’un éléphant, pouvaient apparemment vivre trois fois plus longtemps. Or, il y a des pachydermes âgés de deux cents ans, paraît-il.

D’un autre côté, les dinosauriens faisaient partie de la classe des reptiles dont, comme je vous ai dit, la longévité est paradoxale.

Cette particularité s’ajoutant à la première, je ne crois pas exagérer en disant que, s’ils n’eussent. été que gigantesques, les dinosauriens auraient vécu au moins cinq cents ans, — ce qui ne fait pas même trois vies d’éléphants additionnées, — mais ils étaient aussi des reptiles, et cela doublait peut-être le chiffre ; cependant je veux être raisonnable et n’ajoute que deux siècles au lieu de cinq.

Ils atteignaient donc l’âge de sept cents ans au bas mot.

Or, nous pouvons retarder la germination de leurs œufs de deux mille fois la durée de leur vie réelle, ce qui nous permet de faire attendre ces œufs un million quatre cent mille années.

— Est-ce suffisant, dis-je un peu ébloui ?

— C’est trop. Le milieu de l’époque secondaire, d’après l’épaisseur des couches, est à un million trois cent soixante mille années seulement de notre siècle.

À présent, je me demande comment l’œuf de notre iguanodon a pu se trouver dans les conditions requises et pour ne pas mourir, et pour éclore tout à coup.

— D’abord, fis-je, il faudrait connaître la température de la couvaison pour son espèce.

— Ces bêtes-là ne couvaient pas, dit sévèrement Gambertin ; comme la plupart de leurs parents, sauf l’iguane pourtant, ils abandonnaient leurs œufs à l’air libre. D’ailleurs, eussent-ils couvé que cela ne changerait rien à notre donnée. Animaux à sang froid, ils adoptaient la température ambiante.

— Et elle s’élevait ?

— Partout à 50°, je vous l’ai dit, comme celle de la zone torride. Ces animaux à sang froid étaient donc plus chauds que nous.

Si je rapporte à notre problème les indications du journal, le point thermométrique du sommeil pour l’œuf de l’iguanodon doit osciller de 40 à 45°. Il a fallu qu’une cause enveloppât d’air moins chaud que l’atmosphère générale cet œuf à peine pondu…

— Parbleu, l’éboulement, m’écriai-je.

— C’est possible. L’avalanche, par le hasard que vous savez, a laissé sous les blocs des vides. L’œuf aura été préservé par ce miracle — c’en est un, en vérité, car un léger choc eût brisé cet œuf sans coquille. Tout au fond des galeries, une température constante et sèche a dû se maintenir grâce au voisinage des coulées de lave ; il y faisait obscur, l’air se renouvelait par les corridors. couveuse était parfaite.

— Mais l’éclosion ?

— Oh ! cela, c’est tout simple. Les laves en fusion tentèrent, l’autre jour, une éruption. Vous vous rappelez qu’alors, dans la caverne, l’humidité se produisit, et la chaleur augmenta jusqu’à devenir égale et même supérieure à celle du dehors ; puis elle se maintint constante, vers 50 degrés probablement. L’œuf supporta d’abord l’exagération, puis, cette persistance aidée sans doute par l’évaporation du ruisseau fit germer cette graine animale ou cet œuf végétal, comme vous voudrez.

Il n’y avait rien à contester, le calcul infaillible nous donnait la solution irréfutable. Il fallut bien nous rendre à l’évidence fantastique et accepter que deux et deux ne fissent plus quatre puisque cela nous était prouvé par A + B[2].

J’éprouvai toutefois une délicieuse quiétude : je savais.

Gambertin continua :

— L’iguanodon pourra vivre jusqu’aux premiers froids ; la chaleur exceptionnelle de cette année le lui permet. Un été tempéré le tuerait. Mais, il aime les marécages, la sécheresse lui fera du tort ; par bonheur elle s’atténue, et puis, tout me porte à croire qu’il trouvera la baignoire et l’abreuvoir essentiels dans le ruisseau souterrain. Et c’est heureux, car il doit exiger beaucoup d’eau ; la vieille citerne, je parie que c’est lui qui l’a bue, d’où la transpiration de Saurien qui suait de terreur à l’aspect du monstre.

Maintenant, pourquoi ne le rencontre-t-on pas en plein jour ?… Ah ! j’y suis. Ses yeux sont organisés pour soutenir l’éclat d’une lumière douce, émanée d’un soleil sombre et tamisée par les brumes. Notre clarté l’aveugle. Il ne supporte que celle de la nuit, de l’aube et du crépuscule.

Je pris la parole :

— Devinez-vous ce qui l’a poussé à venir loin de la caverne ? Pourquoi n’est-il pas resté prudemment sous les bois d’alentour ?

— Il cherchait des feuilles assez tendres pour son jeune bec. Il a marché jusqu’aux catalpas ; puis quand ce bec fut durci, il s’est attaqué au platane. Vous avez constaté vous-même sa première tentative contre cet arbre.

Je ne vois plus à présent rien d’impénétrable dans toute cette histoire… Et vous Dupont ?

Mais je saisis brusquement son bras :

— Gambertin, lui dis-je, s’il y en avait plusieurs ?

— Ils mourraient tous dans quelques semaines, à l’automne. Mais il est seul.

— Qui vous le démontre ?

— Suivez-moi bien :

Si, par extraordinaire, plusieurs œufs avaient été préservés miraculeusement de l’avalanche, et s’ils avaient eu le destin de l’œuf de notre iguanodon, ils seraient venus à éclore en même temps que lui, puisque les conditions de germination eussent été les mêmes pour tous et qu’elles ne se sont pas reproduites à des époques diverses. Ces bêtes écloses, éprouvant les mêmes appétits, guidées par l’instinct, auraient accompli des actions semblables. Elles seraient venues en nombre manger nos catalpas, or…

— Mais, observai-je, s’il ne s’agissait pas d’iguanodons, mais d’autres dinosauriens, que sais-je, de compsognathes par exemple ?…

— Dans ce cas, leur présence se serait manifestée d’une façon ou d’une autre, soyez-en persuadé. Cependant, c’est forger gratuitement des objets de frayeur. Songez donc aux mille nécessités qui durent se réaliser pour produire de nos jours la naissance d’un iguanodon ! Il serait insensé de supposer qu’un pareil concours de circonstances s’est multiplié.

Le raisonnement me parut défectueux. Cependant, mes craintes, j’en convenais, ne reposaient sur aucune base sérieuse, et la certitude excitait trop l’intérêt pour me laisser rêver à des contingences.

Au surplus, Gambertin m’entraîna dans un autre ordre d’idées. Il avait résolu de prendre vivant l’iguanodon, et nous cherchâmes un moyen de l’attirer dans la grange vide et de l’y enfermer.

Gambertin proposait un plan toutes les dix minutes ; il était aussitôt déclaré impraticable. Pour moi, je ne pus lui soumettre aucun projet de stratagème, ne me reconnaissant nulle propension à chasser l’anachronisme.

Ce fut le vingt juillet, vers minuit, que nous vîmes l’iguanodon. Nous étions à la fenêtre du corridor, au deuxième étage, celle d’où l’on découvrait les bois.

L’animal traversait la pelouse pour aller à la citerne. À moins qu’il n’utilisât le ruisseau de la caverne, il devait souffrir du manque d’eau, car la chaleur empirait de façon inquiétante et les orages, pourtant assez rapprochés, ne parvenaient pas à la vaincre.

Contrairement à l’avis des naturalistes paléontologues, l’iguanodon avait des oreilles — de cheval, ou plutôt d’hippopotame. Il déambulait lourdement d’une allure solennelle et baroque à la fois, la queue traînante, et plutôt qu’à un vrai dragon, il ressemblait à l’une de ces carcasses tendues de toile que revêtent les figurants de féerie : ses jambes se mouvaient tout à fait comme les nôtres et semblaient trop courtes pour un si gros corps ; quant à ses bras, ils ballaient, en bras de mannequin, stupidement.

L’être était géant, balourd et grotesque.

Nous restions cois.

Tout à coup, Gambertin, très agité, se mit à faire :

— Pssttt ! Pssttt ! Pssttt !

Comme pour appeler un chat.

Je lui collai brutalement ma main sur la bouche.

Le monstre, arrêté, nous regardait, ses deux pouces terribles en avant. Puis, il fit volte-face et s’enfuit avec le dandinement d’un pingouin, en agitant ses bras comme cet oiseau agite ses moignons d’ailes.

— Voyez, voyez, s’écria Gambertin, la tendance vers l’essor ! Il voudrait voler… et cette aspiration étirera ses doigts… et ses fils planeront…

— Gambertin, Gambertin, qu’avez-vous fait ?

Mon ami me jetait des regards singuliers.

— J’ai voulu rire, dit-il enfin. Il n’y a rien à craindre d’un herbivore…

— Mais ses pouces ?

— Bah, ils ne n’atteindraient pas au deuxième étage, à une fenêtre que je puis quitter en une seconde…

— C’est vrai, mais quelle…

Un cri strident m’interrompit, d’une violence, d’une férocité inouïes, c’était bien le grincement de roues contre rails qui m’avait tant impressionné pendant un dîner, mais cette comparaison ne pouvait plus s’y appliquer. Si les cataclysmes hurlaient, ils jetteraient de tels cris qui déchirent le calme comme un éclair fend la nuit. D’après moi, l’animal avait rugi près de la caverne, au moment d’y entrer.

Avec une impatience craintive, le tympan meurtri, nous attendions qu’il recommençât. Ce fut en vain.

Gambertin murmura :

— Je n’avais jamais supposé qu’une gorge d’iguanodon pût produire un semblable son. Avez-vous remarqué cet accent de colère ? Il n’est pas content, je pense, de ma petite farce… car c’était une plaisanterie, je vous assure. Nous ferons bien de prendre des précautions désormais…

La situation nous énervait au point qu’une porte s’ouvrant nous fit sursauter. Thomas et sa femme accouraient en chemise, épouvantés par le cri.

Gambertin, plongé dans ses réflexions, semblait ne pas les voir. Fort troublé moi-même, j’eus beaucoup de peine à les apaiser.

— Retournez vous coucher, leur dis-je, nous ne courons aucun danger. Les porcs échappés se battent probablement et le silence a renforcé leur clameur. C’est fini, vous n’entendrez plus rien. Seulement, ne vous risquez pas sous bois de quelque temps, ces porcs sont enragés sans doute. Il vaut mieux les éviter.

Enfin, les époux se décidèrent à partir.

Resté à la fenêtre, Gambertin fouillait l’ombre du regard.

— Allons, dis-je, venez vous reposer.

Et je lui posai la main sur l’épaule. Mais, sans se déranger, il me donna un grand coup de pied dans les jambes. D’une voix posée, il se parlait à lui-même :

— Il faut que je le capture ; ne fût-ce qu’un jour, il faut que je puisse l’étudier vivant, ensuite il sera bon de le disséquer… j’en ferai la description… un beau volume avec mon nom, dans la bibliothèque, entre Darwin et Cuvier…

— Gambertin… suppliai-je.

Il se retourna :

— Imbécile ! Vous n’êtes pas fichu de trouver un piège, marchand de vélocipèdes, imbécile, sous-homme !

— Gambertin, venez ! Je trouverai le piège, c’est une affaire entendue. J’ai déjà une idée, vous verrez, une trappe… demain je vous en démontrerai le système si vous avez dormi bien sagement.

À force de promesses, je réussis à l’emmener, puis à le coucher.

L’aventure tournait au tragique.

Les jours suivants, j’exerçai sur mon hôte une étroite surveillance.

Redoutant pour lui les flammes du soleil, je le retins au château par tous les moyens, et j’eus soin surtout, la nuit, de lui éviter toute chance d’entrevoir l’iguanodon. Nous dissertions du monstre, mais avec tranquillité et les propos de Gambertin dénotaient l’esprit le plus sensé. Je crus à une attaque fugitive. D’ailleurs la destinée vint à mon secours. Je m’aperçus bientôt que mes précautions nocturnes ne servaient à rien : l’iguanodon avait disparu. L’eau des orages montait dans la citerne, plus de cheval trempé de sueur, plus d’arbres dévorés, plus de cris, plus de traces après la pluie.

Quelques jours se passèrent.

Tout faisait croire au départ, à la mort peut-être de l’animal.

Il eût été dommage, tout de même, de ne pas profiter de cette unique occasion et de négliger l’autopsie du dernier dinosaurien, le seul survivant de l’époque secondaire. La crainte, s’il mourait à notre insu, que son cadavre devint la proie des rapaces, me fit proposer à Gambertin d’aller, moi seul, et de jour, aux nouvelles du côté de la grotte. Je l’avoue, la mort de la bête me semblait certaine. La réponse de Gambertin me surprit et me charma, car elle prouvait sa guérison.

— Gardez-vous en bien, me dit-il. Si cette absence cachait une ruse… Les yeux de l’iguanodon se sont peut-être accoutumés au soleil moderne, et qui vous assure de sa mort ? Les conditions de climat sont au contraire plus propices que jamais à son existence : la chaleur se maintient tropicale et, de temps à autre, il pleut… Le monstre est capable d’avoir établi ses quartiers près d’une mare lointaine, dans la forêt… De plus, il est jeune, plein de force, susceptible même de lutter contre une ambiance défavorable… Vous m’objecterez que le germe était vieux et que l’animal a vécu assez longtemps au sein de l’œuf pour que son organisme naissant fût déjà celui d’un vieillard… Mais, à notre dernière entrevue, il paraissait en excellente santé, souple, robuste,… et grandissant avec une singulière rapidité.

Reste donc l’hypothèse d’une mort violente que j’écarte tout de suite, personne — heureusement, Seigneur ! — personne, ni chasseur ni bûcheron ne parcourant les bois depuis qu’ils sont infestés de porcs… Thomas a répandu la fable des cochons enragés, et maintenant les campagnards ont tellement peur, que les uns ne laissent pas sortir leur troupeau, tandis que les autres, plus arriérés, en ont fait le sacrifice et, quand leurs porcs veulent rentrer à la ferme, ils les chassent vers les bois, dans la crainte de la rage !

— Singulier procédé.

— Dame, ils croient au diable, qui est tout mal pour eux : sécheresse et inondation, soif et hydrophobie ; en expulsant leurs cochons soi-disant contaminés, donc possédés, ils se débarrassent en même temps du démon… Ce sont de pauvres hommes, Dupont, des gens du moyen âge… il ne faut pas se rabaisser à leur niveau en commettant d’inutiles imprudences. Aussi, croyez-moi, demeurez ici. L’automne qui s’approche tuera sans merci l’iguanodon. Alors, quand le thermomètre aura marqué le degré de sa mort, nous nous mettrons en campagne.

— Oh ! mon vieux Gambertin, vous voilà donc tout à fait raisonnable ?

Il me toisa d’un air stupéfait :

— Ne l’ai-je donc pas toujours été ?


vi


L’abbé Ridel venait fréquemment nous visiter. Ses discussions courtoises avec Gambertin étaient de véritables fêtes pour l’entendement. Je les écoutais avec respect et je les provoquais de mon mieux, bien qu’elles ne pussent me convaincre dans un sens ni dans l’autre.

Cette idée que la terre de France n’avait pas toujours été et ne sera pas toujours ne pouvait anéantir ma tendresse pour le pays tel que je le connais — le marin n’aime-t-il pas son navire éphémère, et n’est-ce point là, même, du patriotisme ?

Cette pensée que peut-être l’homme n’était pas encore l’homme il y a des siècles, et ne le serait plus dans un avenir fort éloigné, ne me poussait pas irrésistiblement, sous prétexte d’une commune destinée, à souhaiter la famille mondiale.

Malgré la prédiction de mon hôte, je ne devenais donc pas anarchiste, et l’athéisme ne me gagnait pas non plus grâce aux répliques du curé — lequel du reste niait énergiquement l’évolution humaine.

Gambertin lui-même se plaisait maintenant à recevoir son adversaire, et ces réunions devenaient de plus en plus charmantes à mesure que nos soucis s’évanouissaient et que la certitude d’être débarrassés du monstre chassait toute arrière-pensée de l’esprit de Gambertin et du mien. Après cinq semaines de paix, nous goûtions donc, sous ce climat d’Afrique, l’existence la plus douce, et mes vacances méritaient enfin leur nom.

Gambertin me dit un jour :

— Nous voilà au trente août, je crois vraiment que notre tarasque n’est plus… On pourrait prier le curé à dîner. Je ne le faisais point car il m’eût été pénible de le voir s’en aller, la nuit, au bord des bois… Allons le trouver et demandons-lui s’il lui plaît de souper aux Ormes, ce soir.

Ainsi fut fait. Le curé accepta, et ce fut un joyeux et savant festin.

Vers onze heures, comme les deux champions avaient épuisé tous leurs arguments et quelques vieilles bouteilles, l’abbé Ridel se leva pour prendre congé. Alors, je vis Gambertin changer de couleur en le reconduisant. Mon hôte ouvrit la porte : on eût dit qu’il l’ouvrait sur une cave tant la nuit était obscure.

— Monsieur le curé, dit-il en reprenant son visage habituel, vous n’avez pas de chance et ne pouvez festoyer avec nous sans attirer l’orage sur le pays. Il est impossible que vous partiez.

— Que si, répondit l’autre, j’atteindrai le presbytère avant la pluie, comme l’autre fois, mais je dois me dépêcher…

— Non, monsieur le curé, vous ne partirez pas, dit fermement Gambertin, ce serait tenter le diable, je ne veux pas que vous partiez.

— Mais…

— Vous allez coucher au château, entre Dupont et moi, dans une chambre d’amis qui est toute prête. Demain matin, vous redescendrez au village pour l’heure de votre messe.

Il fallut bien en passer par là.

Au reste, à peine étions-nous dans nos chambres que l’orage éclata, faisant crépiter la grêle contre les carreaux.

Le bon curé ne se douta point de nos alarmes secrètes. Je l’entendis bientôt ronfler de l’autre côté de la cloison.

Bien que la décision brusque de Gambertin m’eût déconcerté, je ne pouvais que l’approuver ; moi aussi j’étais plus tranquille de savoir l’abbé près de moi, au milieu de bonnes murailles, qu’en pleine nuit, dans la forêt… Mais je ne pouvais m’endormir. La frayeur inopinée de mon ami renouvelait mes inquiétudes à son sujet. Et puis, l’orage se mit à faire un vacarme effroyable. À tout instant, la foudre illuminait le ciel de sa lueur violette, et le curé se réveilla. Je perçus le frottement de son briquet. L’averse faisait rage. Enfin l’ouragan se calma, les éclairs s’espacèrent et la pluie devint un murmure très doux, comme une berceuse, avec de soudaines reprises d’intensité.

Mes yeux se fermèrent…

Pssttt ! Pssttt !

Je crus à un cauchemar.

Pssttt ! Pssttt !

Qu’est-ce donc ? Assis sur mon lit, j’écoutai.

De nouveau, Pssttt ! Pssttt ! résonna, au dehors et du côté de la plaine. Je bondis à ma fenêtre. La nuit opaque me cachait tout, cependant deux taches pâles luisaient… mais un éclair fulgura :

Quelque chose de monumental se dressait devant la plaine. Je frémis. Un autre éclair me fit voir l’iguanodon devenu aussi grand que le château et qui le regardait fixement :

Pssttt ! Pssttt !

Oh ! Gambertin ! pensai-je.

À la lueur des éclairs je pouvais de temps en temps me rendre compte… Sans bruit, je réussis à ouvrir ma fenêtre et je tournai les yeux vers celle de Gambertin. Le malheureux ! Il se penchait sur la barre d’appui. Je le voyais nettement, car il y avait de la lumière dans sa chambre. Il se penchait et appelait le monstre comme un chat !… — L’effroi me gelait. — Je lui criai le plus bas possible :

— Gambertin, prenez garde !

— Pas de danger, voyons ! C’est une espèce de vache, un ruminant, un herbivore ! J’en ai vu bien d’autres dans la jungle ! D’ailleurs, je ne peux pas… Pssttt ! Eh, tête de gargouille, eh, céphalo-gouttière, pssttt !

À ce moment, un éclair moins bref illumina le dinosaurien. Un frisson, comme un spasme électrique, me bouleversa : je n’avais pas reconnu les mains de l’iguanodon, les pouces n’avaient pas de poignard ! Une cohue de pensées se bouscula dans mon épouvante : tous ces porcs disparus… le raisonnement faux de Gambertin sur l’impossibilité de plusieurs animaux, et même cette absence de l’iguanodon, l’Abel du Caïn mégalosaure…

— Prenez garde, Gambertin, c’est un mégalosaure !

Et je m’arrachai de la fenêtre pour courir à mon pauvre ami. Comme je sortais de la chambre, un bruit sec, celui d’un volet rabattu sur un mur, claqua derrière moi. Je l’attribuai à la foudre, à un retour subit de l’orage.

— Gambertin ! Gambertin !

Je passai devant la porte du curé. Qu’allait-il apprendre, bon Dieu ! Et sans réfléchir, la clef étant dans la serrure, je la tournai. Maintenant, j’étais au seuil de l’autre chambre et j’ouvrais la porte. Mais, retenu par un sentiment invincible, je n’avançai pas.

— Gambertin !

Il était là, toujours accoudé à la grande baie, faisant la sourde oreille.

— Gambertin ! suppliai-je. Puis je commandai : venez, venez, je vous l’ordonne, Gambertin, ici !

Bast ! L’entêté ne m’écoutait pas. Il se penchait à outrance et avait l’air de regarder le sol, dans la nuit. Je ne voyais que la perspective de son dos étroit.

— Ne vous penchez pas comme ça, mon ami, oh ! c’est un mégalosaure, je vous dis ! Qu’est-ce que vous regardez par terre ?…

Soudain, je reculai, devant la porte ouverte, jusqu’au mur du couloir : la tête gigantesque du dinosaurien frôlait l’infortuné, et lui, ne bougeait pas !… D’un coup de son mufle verdâtre, le mégalosaure renversa Gambertin sur le parquet. Je compris alors la cause du bruit sec : déjà les puissantes mâchoires l’avaient décapité.

La tête du mégalosaure, une tête morne de tortue démesurée, emplissant la baie, entra tout entière. Dans un fracas de meubles renversés, elle se mit à rouler gauchement le cadavre de tous côtés et réussit enfin à le saisir par un pan de sa veste. Ses lèvres cornées, non préhensives, avaient rendu l’opération difficile, mais quand elle eut empoigné le vêtement, d’une brusque saccade elle engloutit le pauvre petit corps. Il y eut un horrible craquement d’os broyés, un bruit de formidable déglutition… une boule descendit dans le goitre flasque du monstre…

Et il m’aperçut.

Jusqu’à ce moment, j’étais resté là sous l’influence de la curiosité, et surtout de la peur qui me vidait les jambes, mais alors, ce fut bien autre chose qui me fit demeurer.

Les yeux verts du mégalosaure, d’ignobles yeux de poulpe, glauques et phosphorescents, braqués sur moi, me fascinaient comme une fauvette. Ils eussent dardé des regards de fer que je n’eusse pas été plus solidement cloué au mur.

La tête approchait. Immobile, j’entendais battre mon sang, et mes nerfs frémir…

Tout à coup, la joie effrénée de l’espoir m’envahit : la tête était venue butter contre la porte trop petite pour la laisser passer. L’animal tenta de l’introduire en travers. Vains essais. Cependant il ne se décourageait pas et nous restions face à face, moi collé à la muraille à un mètre et demi de sa gueule appuyée à droite et à gauche contre le chambranle. Il se mit à souffler, comme haletant par suite d’un effort, et le mur de séparation gémit sourdement… Je sentis mon visage devenir livide… Mais, grâce au ciel, le monstre, sans doute mal d’aplomb, renonça bientôt à démolir l’obstacle. Et je me demande si cela fut vraiment une faveur de la Providence. Un rien, un pas de côté, m’eût sauvé, et j’étais sans volonté, froid, durci pour ainsi dire, comme un homme de glace, les yeux fatalement tirés vers un œil impérieux ; et je pressentais qu’il me faudrait dans un instant suivre mes yeux et marcher vers la gueule, dans l’ombre, quand un contact subit, enveloppant, âpre et gluant, le toucher d’une espèce de râpe molle, me parcourut de haut en bas : le mégalosaure me léchait. De sa langue nerveuse dont le bout agile, large ou pointu, cédant ou pénétrant, se recroquevillait de mille façons, il s’ingéniait à m’entraîner, et je m’appliquai au mur de toutes mes forces pour empêcher la langue damnée de se glisser entre lui et moi. L’effrayante caresse parvint cependant à s’insinuer derrière mon cou, et j’eus la sensation d’un oreiller tiède qui se fût soudain recourbé pour emboîter ma tête. D’une traction brutale, l’abject morceau de viande me fit saluer. C’était la délivrance. Mes yeux avaient échappé au regard… le charme était rompu. Je me précipitai de côté, vers les ténèbres du couloir, plus dégringolant que fuyant, et je m’abattis, tandis que le mégalosaure lançait son cri terrifiant de rails et de roues qui, poussé dans le château, en brisa toutes les vitres.

Je n’étais pas évanoui mais terrassé par une telle fatigue que je n’en valais guère mieux.

Je compris — indistinctement — que l’abbé Ridel défonçait, à coups de je ne sais quoi, son vantail, et qu’il me portait sur mon lit. Je me rappelle aussi l’entrée du couple Thomas, hébété, qui, sur l’avis du curé, s’assit dans un coin… L’abbé s’approcha de la fenêtre avec circonspection et la ferma ; étant restée ouverte au moment du cri, elle avait conservé ses carreaux. Il revint vers moi :

— Est-il parti ? bredouillai-je.

— Qui ?

— Le… l’animal ?

— Oui, mais reposez-vous.

— Gambertin aussi est parti, repris-je.

Et j’éclatai en sanglots, ce qui me procura un bien-être inimaginable. Cela ressemblait au réveil d’une statue, je me dépétrifiais, si j’ose dire.

Cependant ma pensée reprenait son cours, et je me demandai par suite de quelle aberration nous n’avions pas soupçonné la vérité. Bien des indices devaient nous la faire redouter.

D’abord le fameux raisonnement de Gambertin ne tenait pas debout. Parmi tous les prodiges nécessaires à la conservation, puis à l’éclosion d’un œuf antédiluvien, deux seulement avaient besoin d’être doublés pour expliquer la naissance d’un autre saurien :

La ponte précédant immédiatement l’avalanche.

L’absence d’un choc destructeur.

Ces deux conditions, devant être remplies à l’égard de chaque œuf en particulier, constituaient bien en effet des facteurs à doubler. Mais cela étant admis, toutes les autres obligations de température, de sécheresse, d’obscurité, d’aération, puis d’augmentation de chaleur et de tension hygrométrique restaient communes aux deux germes ; et s’il y avait eu quarante œufs préservés de l’éboulement tout de suite après la ponte, ils seraient tous et nécessairement venus à éclore.

Ensuite, la disparition des porcs aurait dû nous prouver la présence d’un carnassier, et d’un seul, leur nombre ne dépassant pas la provision d’un animal géant.

Enfin, l’éclipse de l’iguanodon, un comestible en rapport avec le mangeur, était une troisième raison.

Je songeais à tout cela sans grande précision, ces idées s’embrouillaient avec d’autres ; à travers un flot d’images successives, un objet indélébile demeurait avec une persistance ridicule : mon baromètre du boulevard de Sébastopol, et j’en voyais, seul mouvement du logis solitaire, j’en voyais l’aiguille tourner à petits sauts, marquant les temps probables, comme des heures, autour du cadran glauque et phosphorescent. Mes oreilles bourdonnaient encore, les muscles oculaires — et peut-être aussi le nerf optique — restaient douloureusement courbaturés. Mais c’étaient là des vétilles. Le curé me donna quelque chose à boire, et je ne tardai pas à recouvrer toute ma lucidité d’esprit.

Quand le petit jour éclaira la chambre, Thomas, sa femme et le curé se tenaient près de mon lit et j’achevais de leur conter cette histoire avec les péripéties que l’on sait.

L’abbé Ridel prit alors la parole :

— Il est urgent de supprimer les monstres, dit-il.

— Oh, repris-je, l’iguanodon, pour moi, n’existe plus.

— C’est ce que nous verrons. En tous cas, le mégalosaure connaît maintenant le goût de l’homme. Le voyez-vous descendre chaque nuit pour… Cela ne peut se supporter, surtout si l’on envisage la superstition des villageois. Il faut le supprimer… aujourd’hui même. Mais de quelle façon ?…

— On pourrait organiser une battue, fis-je ; avec le nombre…

— Le nombre, jamais ! Que les paysans sachent ce qui est arrivé, et la contrée sera vidée en un jour. Ils croiraient que c’est le diable et refuseraient la lutte !

Et incontinent, le curé fit jurer le silence à Thomas et à sa femme.

— Comment faire ? poursuivit-il, nous ne sommes que trois…

— Trois ? fit Thomas en blémissant.

— Allons, soit. Nous sommes deux seulement.

La souffrance de mes oreilles et de mes orbites endoloris s’accrut tout d’un coup. Je m’évertuai à découvrir un plan de bataille efficace et, par-dessus tout, sans danger.

— Monsieur le curé, dis-je, d’après l’heure où l’accident s’est produit, la bête continue à se retirer dans la caverne pour y goûter son repos diurne. Elle ne peut toujours en sortir qu’au soir, quand la lumière s’obscurcit. C’est donc d’une embuscade nocturne qu’il s’agit. Le jour nous appartient en toute sécurité.

Il m’interrompit :

— Ne pourrait-on creuser un chausse-trape devant la grotte ?

— Oui. Mais l’ouverture est large d’au moins cent mètres, notre gibier mesure quelque quarante-cinq pieds… je doute que deux hommes puissent, en douze heures, forer…

— N’en parlons plus, je suis un étourdi. Mais alors ?

— Eh bien, voici mon opinion. Vous savez que la caverne débouche dans une muraille, laquelle termine à pic le versant de la montagne. Cette muraille se développe sur une grande étendue et ne reprend l’altitude du sol boisé qu’à plusieurs kilomètres à l’est et à l’ouest. Or, elle est plus élevée que le mégalosaure. Je ne le crois pas assez géant pour en atteindre le faîte où, si vous le voulez bien, nous installerons notre affût. Nous y attendrons l’animal, et, à sa sortie, feu !… Admettez qu’il soit manqué, il mettra plus de temps — s’il y pense seulement — à tourner la falaise parmi les broussailles que nous à filer de l’autre côté.

— Parfait, cela ! s’écria le curé. Mais les fusils ?

Thomas bégaya :

— Il y a ceux de Monsieur… ses fusils de voyage…

— Allez les chercher, lui dis-je.

— Ils sont… dans la chambre de Monsieur…

À ces mots nous nous regardâmes. Enfin le prêtre se décida et revint avec deux fusils et des cartouches à balle explosible.

— Nous sommes servis à souhait, dit-il, voilà de belles armes.

En effet, je me suis renseigné, depuis, à leur sujet, c’étaient un rifle américain pour la chasse des grands fauves et une carabine Winchester à répétition.

— À quelle heure partirons-nous ? demanda le curé.

— Quatre heures, cela me paraît raisonnable. Il ne faudrait pas manquer la sortie, n’est-ce pas ?

— Bien. Je vais redescendre au village pour dire ma messe. Dormez un peu, M. Dupont… Je vous avoue que je suis impatient de me mettre en route…

— Ah, monsieur le curé, Dieu sait ce que vous diriez si vous aviez été léché…

Vers cinq heures et demie, après avoir effectué le long détour nécessité par la position, l’abbé Ridel en costume de chasseur, couteau à la ceinture, et moi dans le même accoutrement, nous suivions sur la pente aride de la montagne une direction parallèle au couronnement de la muraille, ou, pour mieux dire, au bord du précipice. Nous dominions les bois, les Ormes et la plaine, mais, pour éviter toute surprise, nous marchions assez loin de la forêt. Je reconnus bientôt, à la traînée plus sombre indiquant parmi les arbres le parcours du sentier, que nous étions parvenus à la hauteur de la caverne. Le mégalosaure était donc là, sous nos pieds… Alors nous commençâmes à marcher droit au ravin, et la clairière apparut progressivement, très-bas.

Une exhalaison fétide monta vers nous.

Le curé se coucha par terre, j’en fis de même et nous rampâmes jusqu’au gouffre. Je l’atteignis le premier.

— Halte ! fis-je. Le voilà !

Notre ennemi était étendu sur le gazon, tout près de la faille, immobile.

— Il dort, murmura le curé.

Mais, j’apercevais l’œil glauque grand ouvert.

— Il est mort, répliquai-je. Toutefois, envoyons lui deux balles, c’est plus sûr. En joue… feu !

Les projectiles portèrent, mais la cible demeura inerte. Une nuée de mouches sonores s’en éleva et s’y rabattit. La mort avait passé par là.

Près du cadavre, au milieu d’ossements de pourceaux, gisait le grand squelette de l’iguanodon. Tout péril était donc dissipé. Nous reprîmes notre chemin pour nous rendre à la funèbre clairière.

— Enfin, j’avais raison, dis-je d’un ton dégagé avec une singulière joie, l’iguanodon a été tué par son collègue… ce rugissement courroucé, dont je vous ai parlé et qui surprit Gambertin, annonçait le combat. Le mégalosaure s’était posté devant la grotte pour guetter la rentrée de l’autre… ce fut un duel homérique, monsieur le curé… Eh, eh, fis-je en riant bêtement, le mégalosaure a peut-être tourné de l’œil à la suite de ses blessures ?…

— Douteux, riposta le curé en allongeant le pas, trop longtemps… cicatrices…

Nous atteignîmes notre but. L’abbé Ridel enleva sa veste, tira son couteau de chasse, et se mit en devoir de dépecer le monstre :

— Ce n’est pas un sarcophage pour un chrétien, dit-il, aidez-moi.

Je tirai aussi mon couteau, mais avant d’attaquer le ventre ballonné, je plongeai la lame dans les yeux ternes, furieusement, à tâtons, sans oser regarder ce que je faisais.

— Drôle d’organisme, faisait le prêtre, quel bizarre tissu, fibreux, friable…

Nous retrouvâmes Gambertin. Ici une description serait sacrilège. La mort privée de sa majesté ressemble à une belle femme nue dont serait rasée la chevelure magnifique et sereine, et chaste comme un manteau d’or. Il faut la cacher.

Mais l’abbé Ridel observait l’intérieur de la bête en poussant des exclamations.

— Où donc est l’estomac ? disait-il, c’est extraordinaire… des muqueuses aussi peu élastiques… ah çà, où donc est cet estomac ? Je n’en trouve qu’un morceau à demi rongé autour du pylore, corrodé même… Qu’est-ce que vous savez sur le régime alimentaire de ces sauriens ?

— Gambertin m’a dit qu’il leur fallait beaucoup d’eau… Celui-ci n’en a pas eu son content, c’est certain. Il est devenu trop vaste pour pouvoir passer par les galeries intérieures et l’accès du ruisseau souterrain lui est interdit depuis quelques semaines déjà.

— C’est un sérieux document, repris l’abbé, mais que mangeaient-ils, ces mégalosaures, à leur époque ?

— Surtout des poissons, je crois.

— Fort bien ! Tissu fragile par sa contexture semi-végétale, encore affaibli par ambiance et alimentation défectueuses ; ici, manque d’eau : desséchement ; et là, pénurie de poisson, donc : manque de phosphore. L’appareil digestif a souffert tout particulièrement. Il n’a pu s’accommoder… Mais pourquoi cet estomac détruit et ces intestins perforés ? Qu’est-ce qu’il absorbait ? Des porcs… Ah ! s’écria le curé, tout s’explique !

— Quoi donc ? fis-je.

— Voilà. Notre mégalosaure se nourrissait de porcs. Il les mangeait tout entiers, estomac compris. Or, le suc gastrique du porc est spécialement riche en pepsine des plus actives. Ce violent principe renforça le suc gastrique indolent de notre sujet et lui donna une telle intensité que les tissus, peu solides de nature et encore épuisés par des siècles d’attente et de mauvaises conditions d’existence, n’ont pu résister à son action chimique. L’animal est mort d’une dyspepsie peu commune : il s’est digéré lui-même.

Deux jours plus tard, j’accompagnai Gambertin au cimetière du misérable village.

La pierre tombale du sépulcre de famille s’émiettait. Je résolus de la remplacer et me souvins d’avoir vu, parmi les nécropoles, des colonnes rompues. Comme nous étions du même âge, Gambertin et moi, il me parut qu’il avait trépassé prématurément et qu’un de ces monuments symboliques siéraient donc à son tombeau. Mais le curé fut d’avis contraire :

— Monsieur de Gambertin, dit-il, eut le rare bonheur d’achever la tâche spéciale qu’il s’état assignée ; même, il est mort au champ d’honneur de la science.

À votre place, j’édifierais sur ses restes non pas un de ses fûts brisés, mais un haut cylindre de marbre cannelé, et, à l’instar du palmier, modèle de la colonne parfaite, la cime s’en épanouirait dans la splendeur fleurie et définitive d’un chapiteau corinthien.

Des architectes farcis de scrupules vous objecteront, sans doute, qu’une colonne doit supporter quelque chose, et que celle-ci aura l’air niais de vouloir soutenir le ciel… Mais vous leur répondrez que ce fait a peut-être bien aussi sa raison d’allégorie, et que, somme toute, l’image n’est pas sans beauté.

Au mépris de ce discours, je fis tailler la nouvelle pierre à la mode de l’ancienne, présumant que Gambertin m’eût conseillé d’autre sorte, que Brown eût émis une quatrième opinion, enfin ayant appris à me méfier des influences de l’heure.

C’est tout ce que j’ai gagné à cette aventure, avec, toutefois, un binocle dont les verres sont curieusement dépolis, par corrosion ; mais j’évite d’enseigner quel acide a produit ce résultat. Me croirait-on ?

D’ailleurs, toute cette histoire incroyable n’étant point consolante, nul n’y saurait ajouter foi.

  1. Pour des motifs qu’on lira plus loin, le nom du domaine et celui du châtelain sont supposés. (Note de l’auteur.)
  2. M. Dupont attachait une grande importance à ce que tous les calculs fussent imprimés. Sur nos prières, il a bien voulu consentir à les sacrifier. Même, pour simplifier la compréhension de ces raisonnements, pour les synoptiser, il en a exclu certaines démonstrations secondaires, et les autres, il les a résumées à l’extrême. Dans le même but, toutes les fois que la chose était possible sans fausser le résultat final, M. Dupont a converti les fractions en nombres entiers et arrondi les chiffres. Peut-être fera-t-il éditer à part ces développements retranchés ; ils contiennent une très captivante théorie du pseudo M. de Gambertin sur la végétalité de l’homme au vingtième siècle.
    (Note du transcripteur.)