Plon-Nourrit et Cie (p. 179-216).

OFFRANDE À CYPRIS

PORTE-MIROIR

À Henri Marteau.

OFFRANDE À CYPRIS
PORTE-MIROIR


i

la déesse


À coup sûr, c’est à Mme de Fryvol que pensa le Créateur quand, à une date encore imprécise de la première semaine, il donna l’ordre à certaines substances de réfléchir symétriquement les objets placés devant elles.

Se mirer, c’est pour Mme de Fryvol l’acte capital. Et qui l’en blâmerait ?

Si la grande psyché qui luit obliquement près de la fenêtre enjuponnée de dentelles, dans sa chambre, pouvait parler — ce qu’elle ferait d’une petite voix drôle et cristalline — se plaindrait-elle ? Chaque matin s’emplir fugitivement du petit corps très élégant qui, même nu, sait garder les lignes caractéristiques de la mode présente, selon le caprice de la frimousse sourire à son sourire ou bien bouder à sa moue, voilà qui n’est pas déplaisant. Mme de Fryvol est tout à fait de cet avis, et comme elle pense n’être pas moins douce aux miroirs sous une robe qu’en sortie de puits — pour parler selon la Vérité — elle inflige la volupté de sa gracieuse image à tout ce qui peut la lui renvoyer.

Car il n’y a pas seulement de la coquetterie dans cette habitude ; avec la joie de contempler quelque chose de joli qui passe ou pose, elle y trouve aussi l’émoi satisfait d’un auteur devant son œuvre terminée, et, comme cette artiste achève beaucoup d’ouvrages en un seul jour, il est bien naturel, n’est-ce pas ? qu’elle les admire et surveille leur durée afin qu’ils demeurent harmonieux.

Des œuvres d’art ?

Mais oui. Cette Parisienne exécute quotidiennement beaucoup de petites Mme de Fryvol très dissemblables et toujours merveilleuses d’ensemble et de fini ; ce sont bien des statuettes non pareilles que reflètent la glace du boudoir, ou les vitrines des magasins qui font trotter à côté des passants leur sosie, vague et sombre comme un daguerréotype, ou bien encore les grands panneaux de cristal en qui, le soir, se reproduit la fuite rhythmée des bostonneurs ; c’est une collection de précieuses marionnettes aux attitudes souples, au geste adroit parmi l’envolée bruissante du satin, c’est une série de fins croquis dont chacun voudrait l’esprit d’une légende, et que Mme de Fryvol retrouve dans les albums des caricaturistes en vogue lorsqu’elle en feuillette les miroirs.

Parmi tous les Conseillers des Grâces, le favori de Mme de Fryvol n’est pas, comme on pourrait le croire, celui de la coiffeuse en citronnier. Il est pourtant, celui-là, dépositaire de secrets bien importants : il sait la composition mystérieuse des poudres diversement nuancées dont Mme de Fryvol fait usage pour conserver le même teint malgré les couleurs différentes de ses robes. Telle toilette exige un nuage rose, et telle autre ce brouillard ambré. Il connaît aussi, le miroir de la coiffeuse, les sourcils arqués de noir et la bouche exaltée d’un as de cœur… « Fi, madame ! » dirait le Conseiller des Grâces, s’il parlait de sa petite voix drôle et cristalline.

Et le peintre gourmandé lui répondrait, inconscient écho d’un convive paradoxal :

— Bah ! Tout n’est qu’apparence ! Pour le plaisir de la vue, il sied que chacun s’efforce d’orner le décor, de faire paraître belle la médiocrité, et d’embellir la beauté d’une illusion de plus. Les gens qui me rencontrent, s’ils me trouvent jolie, se moquent de savoir comment je le suis. Et puis pourquoi médire des couleurs artificielles ? Et que resterait-il de la célèbre Joconde si l’on s’avisait de gratter la toile où l’a fait sourire Léonard de Vinci ?

Car Mme de Fryvol aime avec passion la fantaisie sous toutes ses formes.

C’est pourquoi son miroir d’élection est un antique bijou, un disque de cuivre poli dont le manche ciselé connut probablement la main paresseuse d’une Laïs. Mme de Fryvol se plaît à mettre le reflet de ses yeux sur le souvenir des yeux de la courtisane. Elle reste longtemps à s’imaginer Grecque et à retrouver au fond du métal terni le charme d’un passé de songe où elle change de chlamyde quatre ou cinq fois par jour.

Sans cesse elle trouve le moyen d’échanger avec son double une œillade sympathique.

S’avance-t-elle pour monter en automobile, la caisse vernie de sa voiture la fascine par sa propre rencontre.

C’est pour elle un bonheur de se voir marcher à l’envers, et comme sur les semelles d’escarpins renversés, dans la profondeur miroitante des asphaltes mouillés de pluie.

Ses amis savent bien, quand elle est penchée sur l’eau calme d’un étang, que ce n’est point une carpe qu’elle y observe.

Ne vous flattez pas qu’elle ait plongé, avec un intérét évident, ses regards dans vos yeux : elle y scrutait tendrement le nœud de son chapeau.

Certes, à la considérer hypnotisée par son propre fantôme, on pourrait redouter pour elle le sort de Narcisse qui, dans même occurrence, fut changé en fleur.

Cela enrichirait la botanique d’une variété très nouvelle, une fleur-caméléon toujours occupée à muer ses couleurs.

Mais le nombre des Femmes en serait-il vraiment amoindri ?…

ii

l’oblateur


Un dimanche matin, deux hommes se promenaient à travers le Salon du Grand Palais, dans les galeries de peinture.

Il est regrettable pour les narrateurs que la réunion de deux personnes n’offre pas toujours cet heureux contraste, si favorable au parallèle, de Don Quichotte et de Sancho Pança ; mais toutes les paires de compagnons ne peuvent raisonnablement pas ressembler à un jeu de bilboquet ; et ces promeneurs, confondus dans une même banalité, ne présentaient rien d’extraordinaire, sinon d’être à ce point quelconques.

Chacun se composait d’un terne visage à barbe grise entre un chapeau haut de forme et un pardessus informe, le tout également duveté par la poussière équitable de l’Exposition.

Ils passaient tranquillement au milieu de la foule, l’un de taille moyenne dominant la stature exiguë de l’autre, et leur présence n’intéressait personne.

Pourtant leurs noms étaient glorieux. Proclamés, ils auraient suscité dans le public une ardente curiosité, peut-être une ovation, car le docteur Briffaut et Lavaret, le compositeur, déambulant côte à côte, symbolisaient assez heureusement la science et l’art bras dessus bras dessous.

Ce fait — que l’illustre aliéniste et le non moins célèbre musicien demeuraient inaperçus malgré leur renommée — ne surprendra point leurs intimes.

Le public les connaît mal.

Briffaut abandonne rarement l’hôpital de la Poudrière dont il est directeur, et jamais il n’a consenti à se laisser portraiturer.

Quant à Lavaret, ses voyages d’inspiration le maintiennent sans cesse dans un exil lucratif, et ses portraits sont trompeurs. Le flattent-ils donc outre mesure ?

Non. Mais, en effigie, nul n’est petit, Photographies, toiles, statues représentent toutes des individus de dimensions honorables. Lavaret, vexé de sa brièveté, a trouvé le moyen de perfectionner encore ce trompe-l’œil à son profit : dans la plupart de ses images, on ne voit de lui que la figure, à peine un buste, mais, s’il pose l’ensemble, il triche et s’environne d’objets plus menus que nature afin d’être grandi par proportion. En réalité, le Lavaret jouant de l’alto de Carolus Duran est un Lavaret jouant du violon, et même d’un violon trois quarts.

Ainsi, pour des causes diverses, Briffaut et Lavaret, qui eussent été comblés d’égards le jour du vernissage ou même un vendredi, ayant à dessein choisi cette matinée dominicale, passaient dans l’inattention unanime.

Briffaut monologuait. Était-ce le plaisir d’une heure de congé ? La joie si rare de parler à ce vieux vagabond de camarade ? Le carabin qui survit en tout thérapeute donnait libre cours à sa verve mi-faubourienne, mi-pédante et bavardait, gouailleur, à travers la digne moustache du savant.

— Lavaret, disait-il, c’est en vain que tu arbores un ciboulot pathétique, doué d’une intempestive aphonie, tu ne m’empêcheras pas de me lamenter. Lavaret, pense à tous les Zoulous dépourvus de chemise, à tous les affamés privés de salade, et regarde autour de toi, que de toile perdue et que d’huile gâchée ! Vois cette marine, cette mer démontée, penser qu’une telle débauche d’huile n’a pas réussi à calmer cette Méditerranée. Saint Raphaël ! quel amoncellement de couleur ! Ce n’est plus un tableau, c’est un bas-relief !

Tu ne réponds rien ? Tu me traites in petto de scientifique, de philistin, de Goliath… David, va ! Lavaret, tu es petit, petit comme David, c’est toi qui l’as dit… Ce n’est pas une honte, il est glorieux d’avoir, à l’aide d’un pinceau, tué un géant, et peint le Sacre de Napoléon avec une fronde !…

Tiens, un Henner, c’est le dixième.

Tiens, un Roybet, c’est le cinquante-troisième !

Hélas ! Les élèves sont des copistes ! Les rapins vivent de rapines, c’est certain… aussi certain que les citrons ne poussent pas autour des soles frites, mais sont plutôt les œufs des poules atteintes de jaunisse… icterus gallinaceus, dirait Diafoirus… Mais quoi ! Dieu qui voulut la faim ne veut pas toujours les moyens… il faut bien manger… et l’art continue à ne pas nourrir son homme, il se borne à l’abreuver… d’absinthe… c’est déjà confortable.

Lavaret, si je ne savourais pour me distraire le charme de ta conversation, je m’ennuierais sans doute, car la peinture ne m’impressionne pas et je n’y entends rien. Heureusement, tu discours de façon réjouissante, et j’oublie au son berceur de ta voix qu’il existe des gens dont le métier insalubre consiste à raplatir la nature de sorte qu’elle paraisse tout de même bossue comme devant.

Et le musicien lui dit :

— Je voudrais bien être peintre.

Briffaut poursuivit :

— Il m’est doux de l’énoncer : la concision de tes phrases varie en raison inverse de leur fréquence. Celle-ci étant lapidaire, je propose sans motif une descente vers la sculpture.

— Lavaret, nous voici maintenant environnés de blafardes impudeurs. L’ivresse esthétique où m’ont baigné les tableaux m’a laissé en proie à une divine lassitude, symptômes voluptueux de la migraine et du torticolis… Beau prolixe, asseyons-nous. Ce banc nous recevra, groupe prestigieux, sous un palmier stérilisé. Viens, il nous conseille d’accomplir ce geste ancestral, père de l’humble strapontin comme du trône magnifique… Ouf ! c’est dur ; je souhaiterais à mon séant le nimbe d’un rond de cuir… Lavaret, tais-toi, mon garçon, ta loquacité m’importune.

Admire plutôt le tumulte immobile de ces statues. Comme chacune semble peu se soucier des autres et s’occuper exclusivement d’elle-même ou de ses compagnons de piédestal !… On dirait un instantané pris dans la cour de la Poudrière, à la lune, sous la neige ; on dirait une légion de Pierrots épileptiques soudain paralysés dans la posture extrême d’une convulsion ; trop de tortillards, hein ? Ne me réponds pas, ça pourrait te démantibuler…

Lavaret, un problème : combien faudrait-il d’hectares de vigne pour fournir un caleçon par année aux statues de l’univers ?…

Tu hausses les omoplates, Lavaret… et en effectuant ce signe conventionnel du mépris, tu fais bien, car je suis pour toi l’ignoble utilitaire qui révèle l’inanité de la beauté et découvre des taches partout… jusque sur le soleil !… Je considère que si Dieu a fait l’homme à son image, c’est flatteur pour le singe… et non pour Dieu qui serait un fameux valétudinaire, et que ce n’est pas une raison suffisante pour reproduire notre corps à des milliers d’exemplaires. Il y a bien assez d’hommes sur la terre sans qu’on simule d’autres imbéciles, ce qui est d’ailleurs commettre bénévolement un crime de lèse-Coran.

Tu me diras : mais les artistes façonnent des êtres idéalement beaux, plus réussis que les vrais… Anathème sur toi, Lavaret ! Tu préches l’homme surpassant Dieu, Prométhée plus habile que Jupiter, l’Olympe au-dessous du Parnasse ! Et c’est une exécrable absurdité pour les gens bien pensants, dont nous ne sommes ni l’un ni l’autre, du reste.

Tels sont les arguments sur lesquels je m’appuie pour réprouver cette exhibition d’anatomies erronées, aussi fausses, étant trop embellies, que si elles étaient bicéphales ou quadrupèdes, musée Grévin ridiculement livide, parce qu’il est nu ! — la belle cause ! — où l’on peut tout juste étudier la configuration superficielle des muscles !…

Et le musicien lui dit :

— Je voudrais bien être sculpteur.

— Pardon, reprit Briffaut, est-ce un changement de vocation, ou bien désires-tu devenir peintre et sculpteur tout ensemble ?

— Je voudrais être l’un ou l’autre.

— Tu me captives. Pourquoi ?

— Parce qu’on ne peut ni crever un opéra comme un tableau, d’un coup de poing, ni le briser à coups de marteau comme une statue.

Et Briffaut :

— Congestion cérébrale ou délire alcoolique ?

— Rien de tout cela, dit Lavaret tristement, mauvais diagnostic,… amour.

— Amour ! Tu es amoureux, toi, avec ta barbe grise ?

— Avec tout mon être, tout mon pauvre être de barbon, y compris la barbe…

— Mais je ne saisis pas de rapport entre ta passion et la destructibilité comparée des produits artistiques…

— Je vais t’expliquer cela :

J’aime, et, naturellement, Elle n’est pas ma contemporaine. C’est une honte qu’un vieillard puisse aimer une jeune femme, mais, s’il était permis qu’elle le payât de retour, ce serait encore plus abject. Par bonheur, cette laideur est impossible ; je le sais. Dès l’origine je m’en suis rendu compte ; et sans reprocher vainement à la nature d’autoriser tant de duos où le chanteur seul tient sa partie, tant de questions sans espoir de réponse sincère, je me suis promis de ne solliciter ni roulades discordantes ni réponse mensongère.

Les femmes raffolent de célébrité. Celle-ci, peut être, eût accepté ma main ridée, mais à cause des symphonies applaudies, des opéras connus qu’elle écrivit, mais afin d’entendre dire au passage : « Voilà Madame Lavaret »… Je ne veux pas tenter sa vanité.

— C’est vrai, fit Briffaut, Ruth et Booz me répugnent… et toi, je t’admire.

— J’ai lu les philosophes, confessa Lavaret.

— Pas possible ? C’est un exercice peu pratiqué dans ta profession.

— Et pourtant, ajouta le musicien, lire les philosophes, n’est-ce point assister à l’opéra de l’existence en le suivant sur la partition ?…

— Alors, reprit Briffaut après un temps, pas de déclaration ? Tu tiens à te consumer incognito ?

— Oui, c’est juré… Cependant, j’aurais voulu lui causer une grande joie, faire naître dans sa vie un de ces bonheurs éblouissants dont les jours demeurent illuminés jusqu’au dernier, et j’avais pensé à… certaine chose, propre à gonfler d’allégresse son cœur de femme. Oh ! la fierté qu’elle aurait éprouvée ! Le triomphe de ses charmes immortalisés par moi ! Cette union pure de nos deux noms, inséparables pour la postérité ! Ces noces de deux paroles aux lèvres des générations rêveuses ! Le seul mariage possible de sa Beauté juvénile et de ma vieille Âme !… Hélas, cette chose est impraticable…

— Dis-la tout de même, ô lyrique !

Lavaret hésita :

— C’est une… invention… chimérique, irréalisable…

— Mais, dis-la donc, cria presque Briffaut, est-ce qu’un songeur sait seulement ce qui est réalisable ou non ?

Le compositeur reprit en rougissant :

— Voici un petit conte :

Il y avait jadis dans le Péloponèse un sculpteur notoire appelé Lysippe, de Sicyone.

Ce Lysippe, à l’insu de tous, retiré au fond d’une solitude, avait accompli son chef-d’œuvre.

Certes, il ignorait la valeur de ses travaux futurs, mais une voix l’assurait qu’il n’approcherait point de plus près la Perfection.

Alors, l’artiste fit venir Chrysis, et, parce qu’il aimait ses yeux d’or, il brisa l’athlète de marbre devant elle et dit :

« J’ai anéanti ma plus belle statue afin que tes yeux soient les seuls au monde à l’avoir contemplée, car seuls ils en étaient dignes. Et ils méritaient bien que Lysippe leur sacrifiât le plus glorieux de sa gloire. »

C’est une fable. Mais si cela était de l’histoire, pourrait-on séparer le souvenir de Chrysis d’avec celui de Lysippe ?

— Compris, repartit Briffaut d’un ton narquois, tu voulais vivre cette légende pour ton compte et supprimer un opéra en faveur de cette dame… À dire vrai — puisque nous en sommes à l’Antiquité — la réputation qu’Elle en retirerait serait comparable à celle d’Érostrate qui, pour faire parler de lui, incendia le temple d’Éphèse…

Tu es fou, et je m’y connais. Triste prérogative des cervelles géniales que d’être inaptes à toute pensée raisonnable en dehors du domaine où rayonne leur génie. Le génie… maladie mentale… hypertrophie d’une faculté aux dépens des autres…

— Je me le disais tout à l’heure à l’audition de ta petite critique d’art, riposta Lavaret.

— C’est bon, c’est bon, grommela l’autre. Et pourquoi, Monsieur l’homme d’esprit, as-tu délaissé ton projet ? Il est ridicule, mais praticable,

— Hein ?

— Certainement.

— Tu ne réfléchis pas.

— Au contraire. As-tu l’opéra, d’abord ?

— Oui, terminé depuis un mois, composé sans instrument, sur une Table, au milieu de paysans étrangers, à Corfou, entièrement de mon cru, jusqu’au libretto. J’ai touché mon idéal et ne ferai pas mieux : j’ai pleuré en l’écrivant. Ah ! si je pouvais le Lui offrir…

— Est-il tout à fait achevé ?

— Presque, j’ai mis la dernière main à l’orchestration, il ne reste plus qu’à recopier les parties multiples.

— Tu feras ce travail toi-même.

— Penses-tu donc vraiment…

— Si j’y pense, mais rien n’est plus facile à exécuter, avec de l’argent…

— Oh, je ne suis pas bien riche, tous mes gains se changent en billets de bateaux et de chemin de fer, en reçus d’hôtels, mais, s’il le faut, je consens à devenir pauvre et sédentaire.

— Il le faut. Contentement passe richesse, et l’exploit te tient au cœur plus qu’il ne faudrait… puisse-t-il te soulager !

— Je vais commander les décors et demander à Lauval, le directeur de l’Opéra-Dramatique, ses artistes et son théâtre… Rien ne sera trop beau !… Cependant, Briffaut, voilà que je me heurte encore à l’éternelle objection… Jouer une pièce dans une salle vide, pour une seule spectatrice, ensuite brûler la partition, c’est aisé ; mais les musiciens, les interprètes, les machinistes connaîtront l’œuvre eux aussi, et alors tout l’exquis de l’aventure sombre dans un à peu près lamentable. Il faut qu’Elle seule puisse se rappeler avoir frôlé mon âme à travers mon ouyrage…

— Ainsi sera-t-il, prononça Briffaut, car Elle seule jouira de la mémoire ce jour-là.

— Comment cela ?

— Parce que sur mon ordre tout autre qu’Elle ne pourra s’en servir. Défense de se souvenir.

Briffaut scrutait les yeux de Lavaret, et ses petites prunelles aiguës dardaient un regard si implacablement persuasif que le musicien détourna la tête.

— Crois-tu qu’ils consentiront à se laisser endormir ? dit-il.

— C’est à prendre ou à laisser, brusqua Briffaut, si tu désires toujours ce que tu as souhaité, donne-moi pouvoir de conclure tous les marchés et d’organiser le côté pratique du sacrifice, sans quoi je prédis l’échec. Il te faut un imprésario, car l’affaire n’est pas commune, et tu n’en sortirais pas, toi, avec ton habitude de voir les choses à vol de rossignol ! J’irai avec toi chez Lauval, chez le décorateur, l’accessoiriste, le costumier, nous verrons ensemble les acteurs, et, quand tout sera convenu adieu va ! Tu t’embarqueras tout seul sur les ondes sonores…

— Mon ami, j’éprouve un bonheur… un vrai bonheur…

Et Lavaret, malgré lui, riait de joie, et l’émotion le faisait glousser.

— Enfin, te voilà gai, mon pauvre vieux, ce n’est pas trop tôt. Allons, l’heure s’avance, debout !

Mais, dis-moi, ton opéra, est-il moderne ? ou mélodique ? est-ce de la musique… concertante ?

— Hum, répartit Lavaret, déconcertante plutôt.

— Bravo. Je n’ai donc pas de remords. Viens.

Ils parcoururent encore une partie de la sculpture, puis, pour gagner la sortie, entrèrent dans les galeries du rez-de-chaussée.

— Oh !… s’exclama tout à coup le musicien.

— Quoi donc ?

— Elle ! mon cher ami. Elle !

Briffaut regarda.

Une femme très harmonieuse examinait des pastels, petite, nette, symétrique, ondulée, poudrée, parfumée, soigneusement parachevée, de celles qui paraissent non pas habillées, mais faites de fanfreluches, dont les gants s’ajustent mieux qu’un épiderme, dont les souliers gantent le pied. Une connaisseuse, à coup sûr, car elle prolongeait ses stations plus qu’il n’est de rigueur. Une connaisseuse ?

Non. Aux glaces des tableaux, l’amour de son reflet s’emparait d’elle, et la voilà dans un ravissement d’apercevoir sa silhouette indécise par delà les arbres d’un paysage ou la chair d’un inconnu. Cette femme éprise de son ombre se plaisait à la voir hanter les pastels obsédés et se mêler, lointaine, trouble et transparente, aux rêves encadrés des poètes.

— C’est Elle ? demanda Briffaut en arrondissant les yeux. Huuu, siffla-t-il.

Et sa bouche contractée aspira l’air plein d’aromes comme s’il eût été savoureux.

— Chut… murmura le compositeur, aujourd’hui, pas un mot de la surprise.

Ils approchèrent.

— Tiens, c’est vous, Lavaret ; je vous vois venir dans le verre, du fond de ce jardin velouté…

Et Elle se retourna, désinvolte et jolie, le sourire creusant deux fossettes qui mettaient entre d’aimables parenthèses la bouche précisée de rouge.

— Chère madame, permettez-moi de vous présenter le docteur Briffaut, mon ami, le directeur de la Poudrière, un terrible liseur de la pensée…

Madame de Fryvol.

Cependant, ployé dans une courbette, Briffaut méditait sur la difficulté de lire sans livre.

iii

l’holocauste


À cause de la saison déjà fort avancée, les deux amis attendirent le commencement de l’hiver pour agir.

Quand tout fut arrêté entre eux et les entrepreneurs indispensables à la fête, Lavaret, ruiné, exultait. Briffaut avait mis le comble à son enchantement.

— Ce sera encore mieux que tu ne peux le supposer, avait-il dit.

Mais il s’était renfermé dans un mutisme agaçant au sujet de cette prophétie.

Avant tout, il fallut procéder à la séance de magnétisme. Une par une, les cent soixante-quinze personnes seraient endormies, qui, devant contribuer à la représentation, allaient recevoir l’injonction de l’oublier après la dernière note.

Briffaut demanda huit jours afin de tout terminer et s’adjoignit trois aides.

Dans le foyer, l’opération commença.

Tandis que Mlle Smithson s’asseyait devant lui en disant : « Vous savez, je me dégoûte avec votre hypnotisation », Briffaut prit à part Lavaret :

— Quel est le titre de l’opéra ?

Hildegonde et Callisthène.

Mlle Smithson joue Hildegonde et aime Callisthène, n’est-ce pas ?

— Comment sais-tu ?…

— Divination, naïf grand homme. Callisthène, qui sera-ce ?

— Le ténor Marvejols.

— Bien. Y a-t-il un personnage détesté d’un autre ?

— Oui. Mlle Mitaine sous le nom de Herswinthe exècre Hildegonde et aime Callisthène. Mais t’en dire plus long serait…

— Ça suffit. Compliments, tu sais, très réussis ces noms-là. Commençons, messieurs !

Une semaine plus tard, ils avaient fini et disparu.

On apprit les rôles. Du matin au soir, l’immeuble de l’Opéra-Dramatique retentissait de chants, car il était défendu d’emporter un seul feuillet chez soi de peur des indiscrétions.

Quelques acteurs, assis dans un coin, peinaient sans bouger, le front tourmenté, les lèvres à peine en mouvement. Mais la plupart marchaient, se croisant sans cesse, d’un pas résolu, enrayé soudain, aussitôt repris ; ils mimaient leurs scènes avec de grands gestes et les chantaient à bouche fermée, comme des moulins à vent où quelque colombe eût roucoulé. Tout à coup, une note aiguë fusait comme un cri, échappée dans l’ardeur du travail, une brusque vocalise s’égrenait, joyeusement timbrée, et, de nouveau, la ruche bourdonnait.

Tous s’assimilaient leur rôle avec une aisance inaccoutumée. Au bout de quinze jours, on put répéter au piano et déjà les chœurs assemblaient leurs voix.

Les ensembles s’édifièrent, les scènes s’enchaînèrent, enfin, comme un palais formé peu à peu de fragments réunis, eux-mêmes constitués de parties qu’on a jointes, l’opéra tout entier prit corps sur la scène.

Lavaret lui-même avait surveillé les phases de son éclosion et tenait à le diriger jusqu’au bout.

À vrai dire, malgré un résultat inespéré, une sorte de délire passionné qui possédait ses interprètes, Lavaret n’était pas sans crainte et pestait de tout son cœur contre « ce diable de monde des théâtres ». Et voilà pourquoi :

Mlle Smithson affichait pour Marvejols une tendresse sans retenue, Elle prenait prétexte de leurs rôles et l’étreignait tout le temps de ses longs bras d’Anglaise tragique.

À la rigueur, il n’y aurait eu là rien de fort redoutable si Mlle Mitaine ne s’en fût mêlée et n’eût revendiqué, véhémente et injurieuse, on ne sait quel droit d’antériorité sur l’infortuné Marvejols. On entendit des mots bien fâcheux composant les plus disgracieuses apostrophes, et cela sur un ton si criard que le contralto de Mlle Mitaine s’élevait au soprano perçant de Mlle Smithson.

Lavaret prit à part la première :

— Vous faites un grand tort à votre organe, mademoiselle, et vous risquez aussi de compromettre la représentation de mon œuvre. Je désirerais beaucoup que vous restassiez en bons termes avec vos camarades, mais si cela est impossible, s’il vous faut hurler, que diable, hurlez dans le registre grave !

— Mon cher maître, pleurnicha Mlle Mitaine, je… je ne sais pas ce qui m’arrive… il me semble qu’une autre pense avec ma tête… j’agis malgré moi, figurez-vous…

Et elle fondit en larmes dans une belle attitude théâtrale.

Il y a du Briffaut là-dessous, se dit Lavaret. Mais il laissa les choses en état, car ces nouveaux sentiments produisaient à la scène des résultats inouïs de vérité.

Un jour de décembre, l’affiche de l’Opéra-Dramatique annonça : Relâche.

Et Lavaret entrant chez Briffaut lui dit :

— C’est pour ce soir.

— Déjà ?… Es-tu content ?

— Trop. Surhumainement.

— Tu l’aimes donc toujours ?

— Bien sûr, puisque c’est sans espérance.

— Sait-elle que tu as projeté d’ouvrir son cœur avec une clef de sol ?

— Je lui ai appris la chose il y a peu de jours. D’émotion, elle a failli se trouver mal.

— Bah ! Voilà qui l’aurait changée…

— Trêve de mauvais bons mots. Sa gratitude est immense.

— Tu la crois fermement en état de mesurer le sacrifice ?…

— Oh ! Peux-tu…

— De juger ton opéra un chef-d’œuvre ? Enfin, c’est une musicienne, une vraie ? Tant mieux. De quoi joue-t-elle ?

— De rien, de l’ouïe, tout simplement, ce qui n’est pas si commun : savoir écouter, c’est un art précieux.

— Une virtuose de l’oreille, quoi !… La preuve ?

— Elle ne manque pas une saison de Bayreuth.

— L’argument est irréfutable. Ah ! il y en aurait alors de talentueux auditeurs…

— Mais, nom d’un chien !

— Lavaret, je me tais. Ne blasphème plus cet innocent et vague toutou par quoi jurent tant de bons chrétiens et qui partage ce honteux privilège avec certaine pipe non moins indéfinie.

D’ailleurs, mon opinion, tu le sais, n’est d’aucun poids. J’en suis encore à la Belle-Hélène ! Tout le reste… ténèbres. En fait de langues étrangères, je ne comprends que l’argot…

Tes chanteurs fonctionnent-ils à souhait ?

— Une merveille, mon cher ; le petit accent de Smithson ajoute un attrait des plus originaux à son rôle de Franque…

— Prends garde ! Tu vas m’en dire trop long.

— Seulement, reprit Lavaret en lorgnant une fleur du tapis, seulement… il y a quelque chose qui cloche… Je n’avais pas songé aux résonnances d’un vaisseau désert, et hier, à la répétition générale, ça faisait très mauvais effet. Les échos se multiplient, des voix inopinées chantent au plafond, d’autres semblent rugir sous terre, c’est navrant. Alors, j’ai pensé à des fleurs, beaucoup de fleurs qui garniraient les fauteuils inoccupés, les loges, les balcons ; j’en ai parlé à plusieurs fleuristes ; l’un d’eux se charge de tout. Il dit que ça sera très joli… seulement, voilà… c’est…

Le compositeur s’embarrassait ; il dit très vite, sans quitter du regard le tapis :

— Briffaut, prête-moi dix mille francs ! Je vais regagner beaucoup… j’ai une masse d’idées, tu seras remboursé à ta volonté…

Sans rien dire, Briffaut alla chercher l’argent.

— Comment, s’écria Lavaret, tout de suite, comme ça ?

— J’avais prévu le cas, dit le médecin ; allons, prends. C’est ce soir à minuit que se terminent les folies ; demain, l’enfant prodigue viendra déjeuner avec moi, et par Esculape ! nous tuerons une escalope de veau gras !

À huit heures, Lavaret sonna à la porte de Mme de Fryvol. Devant le perron de l’hôtel, le coupé électrique attendait déjà.

Un valet de chambre sur mollets de soie invita Monsieur à patienter au salon et le laissa seul. Mais bientôt il reparut.

— Madame prie Monsieur de venir la trouver.

Dans le cabinet de toilette éblouissant, aux murs pavés de blanc, parmi les feux des cristaux et les miroitements des glaces, Mme de Fryvol se laissait coiffer par un grand gaillard crêpu, en bras de chemise, les manches retroussées.

— Mon bon Lavaret, je suis prête tout de suite, asseyez-vous.

Vous pouvez le voir, l’ingratitude n’est pas mon fait, et je vous reçois dans une intimité compromettante…

— Vous avouerez pourtant que monsieur le perruquier en profitait avant moi, dit Lavaret, et d’autant plus complètement.

— Oh ! le coiffeur, ça ne compte pas. À propos de cela, j’ai eu joliment peur ; figurez-vous, mon bon Lavaret, qu’Adrien, mon coiffeur habituel, est tombé malade ; je ne savais pas du tout comment les choses tourneraient ; par bonheur, monsieur que voilà lui a demandé quelques conseils au sujet de mes petites manies, et il s’en tire, ma foi, très habilement.

L’homme, sans cesser de mâcher d’un fer frétillant une onde blonde, s’inclina, montrant ses dents trapues.

Ça ne compte pas ? songeait le musicien ; si j’étais femme, je ne voudrais pas rencontrer ce garçon la nuit, au coin de mon boa…

— Mettez-vous en face de moi, et causons.

Lavaret obéit. S’étant accoudé à la coiffeuse de citronnier, il regardait Mme de Fryvol se mirer, sans apercevoir son image.

Chrysis ! Vêtue du peignoir candide comme d’un peplon, elle ressemblait à l’amante du conte. Chrysis, en vérité ! Des lueurs d’or dansaient dans ses yeux… Lavaret chercha là-dessus quelque compliment, mais il ne put comparer les prunelles pailletées d’or qu’à deux petits verres d’eau-de-vie de Dantzig, et comme c’était un homme de goût, il se tut.

— Vous ne dites rien…

— Non, la joie m’étrangle.

— C’est une corde de soie, vous ne vous refusez rien. Savez-vous, continua-t-elle absorbée dans l’examen de sa coiffure, savez-vous que votre présent de ce soir est d’un luxe presque vicieux ? Vous offrez un opéra comme un autre un sac de bonbons… Il n’y a pas à dire, c’est très chic. Demain, on pourra l’annoncer, n’est-ce pas ?… même ce soir… à minuit ?… Dieu, quel bonheur ! J’avais toujours révé être la femme du jour… oh ! d’un jour, d’un seul, c’est entendu, mais puisqu’on ne peut pas mieux à Paris… Aussi, que de reconnaissance, mon bon Lavaret !

Elle regardait toujours dans le miroir de la coiffeuse et poursuivit :

— C’est votre premier libretto, il me semble. Vous n’avez jamais écrit ? Monbrun me disait aujourd’hui, Monbrun, vous savez, de l’Académie, eh bien, il me disait : « C’est pitié de voir des drames bâclés par des gens non qualifiés pour cela. Belle besogne, cette littérature de pianistes ! Ils finiront par changer la langue en patois. »

— Bah ! répartit Lavaret, laissez dire. Nos ancêtres ont mis assez de sel dans la langue française pour qu’elle se conserve indéfiniment ; mais, ne craignez rien, Callisthène — pas plus que Hildegonde — n’osera s’exprimer en patois… vos petites oreilles ne sauraient entendre de gros mots… Quant à Monbrun, il eut jadis le grand tort de rendre lui-même horriblement symphonique une comédie signée de son illustre nom. Lauvyal l’a refusée. Ah ! il n’a pas la double-croche spirituelle, cet ironiste de Monbrun. Mais il ne s’est jamais vanté de cette histoire. C’est un fat.

— Plus qu’un fat, mon bon Lavaret.

— Mettons fat dièze et n’en parlons plus.

Voyez-vous, les meilleurs critiques, à mon avis, ce sont les amateurs, comme vous, qui ont beaucoup voyagé à travers les œuvres sans en produire ni même interpréter… cependant, qu’une chanson serait plus fraîche d’avoir passé par votre sourire !

— Oh, moi, mon bon Lavaret, s’agit-il de votre musique, je suis trop partiale pour la juger sainement. Je regarde vos opéras comme à travers une face-à-main enchantée… Dit-on une ou bien un face-à-main, et « enchantée » est-ce assez admiratif ?

— Chère madame, règle de grammaire galante : quand un adjectif est déjà un qualificatif gracieux, l’énoncer au féminin c’est le mettre au superlatif. Eh ! eh ! cela sent-il son jargon, cela ?

— Mon bon Lavaret, avec tous ses ifs, votre phrase à l’air d’un cimetière… Mais vous voilà fâché contre Monbrun, j’ai eu tort de vous répéter…

— Fâché ? Non pas. Mais c’est un censeur incompétent, et je le récuse.

— Oh ! qui ne récuserez-vous pas de ceux qui vous condamnent ?

— Mais beaucoup. L’ai-je mérité, je reçois de bon cœur des pierres dans mon jardin, car souvent après la grêle, je ramasse des joyaux…

Le coiffeur rangeait ses fers, et Mme de Fryvol, enfin, regarda le compositeur.

— Allez m’attendre en bas, mon bon Lavaret, le temps de m’habiller et je vous emmène à l’Opéra-Dramatique.

— Je vous ai forcée à dîner bien tôt… fit-il.

— Pas le moins du monde. Je préfère écouter à jeun.

— Oh ! Je suis infiniment flatté…

— Nous souperons après le théâtre. J’ai invité une trentaine d’amis…

À la porte, Lavaret, un peu mélancolique sans deviner pourquoi, s’effaça devant le coiffeur et sortit après lui.

Le compositeur s’était gravement endetté.

La salle, toute vivante de fleurs, semblait énorme. De l’orchestre au paradis, une végétation précieuse l’envahissait. Point de guirlandes et point d’ordre ; chaque place : un bouquet, chaque étage : un bosquet. Babylone n’avait point de jardins suspendus aussi follement somptueux.

Au milieu de ce gouffre coquet, dans un éblouissement de lumière, les parfums, chansons des corolles symphonisaient : lilas et cyclamens, languide berceuse des cordes ; appels brutaux des mimosas, fanfare de cuivres ; cantilène flûtée des roses ; bouffée de lis, violente comme un choc de cymbales.

À leur poste invisible, les musiciens attendaient, de même les fleurs, et de même la lumière.

Mme de Fryvol apparut sous un berceau de lilas blancs au centre des balcons : sa loge.

Ses yeux émerveillés s’emplirent de toute cette joie éclose pour eux seuls, elle crut distinguer la danse de leurs paillettes d’or ; et un instant, elle resta debout en face du Prodige, encore diminuée par Sa grandeur, menue et voluptueuse, comme Phryné au bord de la mer chatoyante.

Et elle ne vit point Lavaret, surgi au pupitre du chef d’orchestre, s’incliner, dans le lointain, vers sa Beauté.

Puis l’œuvre vécut sa vie éphémère.

Un court prélude la devança, non un résumé anticipé, mais plutôt une invitation à entendre, une transition nécessaire de la réalité à la fiction, comme un de ces dédales sombres, vestibules des panoramas, où l’on perd conscience de la perspective naturelle, où l’on se déyêt aussi du scepticisme,

Et ce fut le poème d’amour tant de fois accusé d’être simple et banal parce qu’il est répandu à l’égal de l’humanité, parce qu’il est éternel comme l’âme.

On entendit l’adorable mêlée des sons savamment enchevêtrés qui fait que l’on écoute rêver le génie.

Lavaret, de sa baguette magique, commandait à des flots soumis, et les accords crevaient ainsi que des bulles d’air à la surface d’un lac, et des cascades cristallines tintinnabulaient, et parfois une tempête soufflait sur un océan, et parfois, aussi, d’une harpe, une goutte d’eau tombait dans la vasque vibrante du silence.

Au sein de tout cela les voix se fondaient, disant les mots essentiels, versant le verbe intense dont tout s’imprégnait aussitôt, semblant l’agrandir sans fin.

L’Âme inquiète émouvait l’air odorant et se faisait musique, l’âme véritable, non plus réduite à un seul sentiment, mais complexe ; car des rhythmes d’allégresse scandaient un mode nostalgique, des luttes d’idées sonores se bouleversaient, et toute l’œuvre était une immense passion stylisée dans de l’harmonie.

Sur la scène, parmi la nature factice identifiée aux épisodes, environnés de crépuscules, ou de nuits, ou d’aurores idéalisés, les acteurs faisaient merveille et ils oubliaient leur véritable personnalité. Mlle Mitaine, dont le rôle comportait un évanouissement, eut une attaque de nerfs magnifiquement réelle. Un vieux comparse sanglotait en pensant que cette sublime partition allait être incinérée sans merci. Lauval criait au miracle, « pourvu que Lavaret lui laissât jouer la pièce durant un mois, il offrait des montagnes d’or ».

Mais l’autre secouait la tête et s’en allait près de son auditrice.

Au premier entr’acte, Mme de Fryvol lui déclara que cela était ravissant, délicieux, exquis.

Au second, cela était exquis, délicieux, ravissant.

Au troisième, délicieux, exquis, ravissant.

— Les mots me font défaut, mon bon Lavaret ; c’est, voyez-vous, c’est… absolument ravissant.

Et le « bon Lavaret » s’en retourna, rouge de fièvre et d’enthousiasme, conduire le dernier acte.

Tandis que des chœurs chantaient dans la coulisse, il profita du répit et se retourna.

Mme de Fryvol ne bougeait pas. L’art sans doute la captivait, passive et subissant le charme. Son visage révélait un bien-être flagrant, et ses regards sans but devaient confusément découvrir le spectacle de la salle et de la scène.

Qui sait ? De la sorte, les fleurs lui faisaient probablement l’effet de taches multicolores, de robes claires, de costumes d’autrefois… les loges se peuplaient pour elle d’une fantasmagorie… Quelle assemblée pouvait-elle imaginer qui pût convenir aux circonstances ?

Parbleu, se dit Lavaret, je te devine, petite fantasque. Voici les Muses autour d’Apollon, et de l’autre côté, en pendant, sainte Cécile et neuf séraphins… Près de toi, Lulli accoude sa manche de satin mauve, et le chevalier Gluck étale en son fauteuil un gilet jonquille brodé d’un semis d’azur… Au parterre se dessine une légion de perruques à marteaux, bien des têtes poudrées d’où s’élancèrent menuets et gavottes… Et voilà Mozart en habit de velours qui te contemple sous son front.

Mais des formes moins distinctes s’agitent aux recoins plus sombres, où les feuillages remplacent les fleurs, et tu te figures, n’est-ce pas, la foule des modernes tous emmitouflés du cache-nez péremptoire de Wagner ?…

Est-ce tout ? Cette nuit doit pourtant flatter aussi Cupidon. Ne vois-tu pas d’autres spectateurs ? Cette touffe de rhododendrons écarlate, serait-ce point le bonnet phrygien de Pâris ? Dans ces boules de neige, contre toi, la toge de Léandre flotte, il me semble ? Et regarde ce grand lilas qui frémit comme la plume de Don Juan !…

Lavaret ! Lavaret ! Mme de Fryvol ne sait même pas que, retourné sur ta chaise, tu l’admires, toi qui t’es immolé pour elle dans ton œuvre, dans ta fortune, dans ton prestige.

Pour l’instant, elle se souvient d’un miroir au cadre de citronnier, et cette remembrance accapare toute son attention. Mais ce n’est même pas ses yeux d’or ni ses blonds cheveux qui l’attirent à présent, c’est, occupés à la coiffer, deux bras velus et noueux, deux mains de brute, taillées pour les rixes de barrière, et elle songe à la jouissance encore inéprouvée d’être battue…

Mais, Lavaret, cela, tu ne le sauras jamais.

Et voilà le principal.