Plon-Nourrit et Cie (p. 141-153).

AMARYLLIS

À Monsieur Auguste Dorchain.

AMARYLLIS


Tu Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
(Virgile.)
melibœus

Eh là ! Tityrus !…

Oh ! pardon, vieillard ! Il m’avait semblé, de loin, reconnaître en toi certain homme qui fut de mes amis. Je me suis trompé. Pardon. Les Dieux soient avec toi !

tityrus

Reste, Melibœus. Je suis celui-là, celui dont tu parles, bien que moi-même j’en doute parfois. Tityrus est un nom que deux êtres ont porté tour à tour au fond de la même créature, mais si les Dieux furent les compagnons de l’un, ils ne seront plus jamais avec l’autre, et ton souhait n’est qu’une parole vaine.

melibœus

Mon pauvre Tityrus…

tityrus

Je sais ce que tu vas dire : mes cheveux sont blancs ; mon visage sillonné de rides fait songer aux vieux murs de pierre dont le ciment s’est effrité ; une colère perpétuelle fronce mes sourcils, et ma voix prononce durement des mots sévères ou des blasphèmes ; j’ai l’air plus âgé que mon père, et mon aïeul, si proche du tombeau, en est pourtant moins près que moi. C’est bien, je le sais. Parlons de toi.

melibœus

Moi, je revenais joyeux de l’exil. Banni depuis tant de longs jours, je marchais d’un cothurne alerte, et rentrais à la fois dans la patrie et dans l’allégresse. D’avance m’apparaissaient le village bien connu rêvant à l’ombre de la colline familière, les champs que j’allais ensemencer de nouveau, ma famille en fête, l’accueil souriant de tous… et voilà que j’ai peur de trouver désert mon logis, dévasté mon domaine ; je redoute d’arriver parmi les miens en deuil, et de ne rencontrer mes plus chers amis que vieillis, douloureux, amers et devenus presque des étrangers… comme toi, Tityrus.

tityrus

Parlons de toi.

melibœus

N’est-ce donc plus de moi qu’il est question quand il s’agit de Tityrus ? Souviens-toi, berger, nos moutons faisaient-ils deux troupeaux ? Nos peines causaient-elles deux tristesses ? N’avons-nous pas vécu la même vie jusqu’à cette date néfaste où la proscription m’a chassé, jour que je voudrais pouvoir lapider de cailloux noirs ! C’était pourtant une belle journée de printemps. Je suis passé dans ce hallier et je t’ai trouvé étendu à l’ombre de cet orme contre quoi tu t’appuies. Tu rayonnais comme un astre de bonheur. Tes appels jouaient avec le double écho des roches. Effrontément tu taquinais la nymphe mystérieuse qui, dans la profondeur du bocage, présente une couple de miroirs aux chansons échappées, et, professeur badin, tu enseignais aux forêts à répéter le nom de la belle Amaryllis…

tityrus

Il ne faut pas prononcer ce nom-là ! Je crains plus de l’entendre que les Grecs ne tremblent à celui de la mort. Je te défends, comme à tous, de le redire ! Il porte malheur. La forêt stupide le sait peut-être encore, l’écho le ressasserait sans doute ce mot qui ne fut rien pour eux, mais moi, moi qui l’écoutais bruire comme un monde harmonieux, je l’ai oublié.

melibœus

J’ai compris : tu étais trop heureux, ce matin-là, ton chagrin d’aujourd’hui est fait de toute cette joie immense et disparue.

C’était l’aurore, la primevère fleurissait.

Le soir tombe et l’automne s’effeuille.

tityrus

Ah ! Melibœus ! Tout l’automne agonise dans mon cœur, et mon âme est une feuille mourante secouée par la tempête dans un crépuscule près de s’éteindre…

melibœus

Écoute, Tityrus, dis-moi ta peine. Ce n’est point curiosité de ma part : je la devine à peu près ; les Dieux en façonnent beaucoup sur ce modèle-là pour faire pleurer les hommes, mais je sais que cela soulage de laisser crier la souffrance.

tityrus

C’est étrange… il me semblait qu’un long discours serait nécessaire pour t’expliquer mon désastre ; et voilà maintenant qu’il suffit d’une toute petite phrase…

melibœus

Eh bien ?

tityrus

Elle est partie…

melibœus

Quand ?

tityrus

Aux ides de mai.

melibœus

Comment ?

tityrus

Les légionnaires ont des cimiers qui luisent sur leurs casques…

melibœus

Mais elle était pourtant fière et de bonne naissance…

tityrus

Il y a des centurions qui commandent les soldats…

melibœus

Ce n’est pas la peine de frapper les arbres et de faire saigner tes poings sur leur écorce, mon pauvre Tityrus. J’espère que tu as une autre manière de panser ta blessure…

Il faut te consoler, réfléchir à d’autres objets.

Regarde la splendeur de cette saison. Regarde : une neige aux flocons vermeils tombe des branches, et les maronniers font pleuvoir des soleils d’or.

tityrus

Parce que tu es gai, tu trouves de la beauté à ce temps mélancolique, et moi, je n’y vois que les funérailles de l’été.

melibœus

Si je ne suis pas morose, il faut m’imiter et rechercher la compagnie des êtres qui me ressemblent et rient.

tityrus

Bah ! Tu n’es qu’un homme comme les autres ; une tête de mort grimace derrière ton sourire, et sous chacun de tes gestes un squelette gambade brusquement.

melibœus

Tu as tort de croire que toute chose possède fatalement un envers. Il y a de belles statues admirables sous toutes les faces : il y a des tendresses dont tu pourrais faire le tour sans y découvrir la trahison ; mais de cela tu ne veux pas convenir parce que le Destin t’a livré une frêle statuette sculptée d’un seul côté, et parce que tu en as fait inconsidérément la cariatide fragile de ton bonheur. Elle s’est brisée en le laissant choir, et tu considères avec ahurissement, parmi les morceaux épars de la figurine, l’argile grossière de son dos sans art ; tu t’abîmes dans le regret lancinant de ton étourderie et tu ne regardes même pas ton bonheur, demeuré tout entier, à peine ébréché, tout prêt à s’ériger de nouveau dans le ciel.

Mon pauvre Tityrus…

tityrus

Le pauvre Tityrus sait bien que les femmes ne sont que des poupées en plâtre ; le modeleur a beau les rendre captivantes, on ne trouve au fond d’elles toutes qu’une âme de terre cuite. Elles ne sont bonnes qu’à être pulvérisées. Aussi bien tout n’est que poussière…

melibœus

Voilà qui est vrai, admirablement vrai ; mais les petites sandales des vierges soulèvent une poussière plus précieuse que celle de l’or, et ta mémoire, qui en est saupoudrée, te le dit trop bien pour que tu n’espères plus revoir ces nuages-là s’élever sur ton chemin.

Allons, redresse-toi, Tityrus ! Une illusion de moins est un fardeau de plus qui pèse lourdement sur les épaules, mais courage ! Les déceptions ressemblent à des charges de camphre que l’air volatilise, à des faix de sel qui fondent dans l’eau, les déceptions s’évaporent au sein du temps. Redresse-toi !

Viens avec moi. Je te raconterai chemin faisant des histoires surprenantes. Il t’est mauvais de rester ici tout seul. Vous y êtes venus ensemble très souvent. Ce silence est trop bavard et cette solitude trop peuplée pour ta douleur.

tityrus

Melibœus, tu raisonnes comme un enfant ignorant. Le silence terrible est non pas celui des déserts, mais le mutisme des êtres cachés qui se taisent afin de nous surprendre et dont notre angoisse devine l’affût silencieux ; pour la solitude, elle n’est effrayante que si nous la croyons habitée d’embuscades invisibles.

Je suis certain, hélas ! d’être solitaire ici, et j’y veux demeurer, car, vois au contraire comme je suis fort et courageux : c’est là que j’ai résolu d’oublier la créature aussi complètement que j’en ai désappris le nom. Lorsque, dans ce bosquet où chaque brindille accroche un souvenir, j’aurai dompté ma mémoire, comment pourrai-je alors rêver d’elle dans tous les autres lieux où rien ne me la rappellera ? C’est là un moyen très pénible, sans doute, mais tout puissant. Bientôt le passé n’existera plus et j’aurai reconquis la santé de l’esprit… Adieu, Melibœus.

melibœus

Promets donc que tu ne restes pas ici pour évoquer un fantôme honteux, pour sculpter dans l’air de ces bois un corps de poupée qu’il eut coutume de caresser et qui tant de fois vint s’y mouler.

Jure-moi de ne pas rechercher dans le gazon l’empreinte disparue de pieds en terre cuite, de ne point t’asseoir sous l’orme comme au temps où battait contre ton cœur un cœur de plâtre dont tu t’imaginerais percevoir le rhythme. Est-il bien entendu que tu ne flagelleras pas les arbres comme autant de centurions ?

tityrus

J’en fais le serment, mais tais-toi, tu plaisantes faux… tu me ferais pleurer… je ne suis pas encore tout à fait rétabli… tu me ferais pleurer sur ma bêtise… sur ma ridicule bonne foi…

melibœus

Tu as encore dans les yeux beaucoup de la poussière que l’Amour méchant t’a jetée afin de t’aveugler, c’est pourquoi tu vois partout de la cendre. Cette poudre-là ne s’en va qu’avec les larmes, mais crois-moi, elles te sembleront moins amères à les verser contre une épaule amie que sur le sein d’un mauvais souvenir.

tityrus

Je cherche ici l’oubli, pas autre chose, je le jure. Aie confiance… puisque j’ignore déjà comment je l’appelais.

melibœus

Allons, mon cher, mon bon Tityrus, à bientôt. Je veux te croire ; j’ai ta parole.

tityrus

J’ai promis. Deviendrais-je parjure envers un ami pour une courtisane, que dis-je, pour la pensée à demi effacée d’une coquine ?

melibœus

Au revoir, Tityrus.

tityrus

Bon retour. À bientôt.

melibœus

Tout de même… les Dieux soient avec toi !

. . . . . . . . . . . . . . . .

tityrus

Il s’éloigne… la colline le cache… je ne puis plus le voir, il ne peut plus m’entendre. Les Dieux, disait-il, soient avec toi ! Que m’importe, si la nymphe Écho ne me délaisse pas.

Ô bienfaisante dryade, parle-moi d’Elle sans que j’aie à rougir d’entendre prononcer son nom par la bouche railleuse d’un homme, ô voix pure qui ne jaillis pas de lèvres au ricanement sarcastique et dont les paroles inconscientes ne s’inspirent point d’un esprit moqueur.

Amaryllis !!!

le premier écho

Amaryllis !!

le deuxième écho

Amaryllis !

tityrus

Hélas ! Le nom s’enfuit comme un oiseau. Tout ce qui vient d’Amaryllis s’en va, me quitte. Je vis dans la volupté cruelle d’abandons sans cesse renouvelés, et j’éprouve une atroce jouissance à sangloter éperdument…