Plon-Nourrit et Cie (p. 79-109).

TOKUTARO ET MURASAKI

À Monsieur Ernest Lefèvre-Derodé.

TOKUTARO ET MURASAKI


Au temps si proche encore du Japon féodal, ses peintres, où qu’ils fussent en quête de modèles, regardaient simplement autour d’eux pour en découvrir de charmants, parmi la flottille des jonques ou la foule des kimonos, peuple frêle des paravents. Ils pouvaient, les yeux fermés, étendre la main, et ensuite, peindre l’objet désigné ainsi au hasard, sans jamais déshonorer de torpilleurs ou de redingotes les feuilles tendues de soie.

Au temps du Japon féodal, de cette île d’antiquité, moins attardée au milieu de l’Océan qu’au sein du Temps, refuge suprême des derniers dieux mythologiques, bien des événements s’y déroulèrent que nous ne connaîtrons jamais, car cette terre-là nous fut interdite, et ses fils, chassés hier seulement de l’époque fabuleuse, paradis perdu, n’en parlent guère.

Mais, les choses sont moins discrètes, et rien n’est plus bavard qu’un écran tapoté pendant que l’on se chauffe, aux panses des vases les enluminures jacassent éperdument, et les nattes ont des finesses veloutées comme des chansons d’amour à voix basse que les doigts sauraient palper.

Une ancienne broderie de Yeddo m’a été offerte ; avec son arôme de santal j’ai cru respirer cette histoire :

i


Le chevalier Tokutaro voyageait.

Maître de biens excessifs depuis la mort de ses parents, il aurait pu s’avancer au balancement rhythmé d’un palanquin, escorté d’écuyers, et précédé par l’avertisseur emphatique de son nom et de ses titres. D’après les lois de chevalerie, il avait le droit de croiser dans sa ceinture les deux sabres dont ses pairs, les samuraïs, se montraient si orgueilleux.

Mais Tokutaro cheminait tout seul et sans armes.

Son shamisen — sa petite guitare au long manche — passé sur une robe populaire, il semblait un chanteur ambulant, et rien ne pouvait trahir le docte gentilhomme qui avait appris toutes les écritures et savait la noble place où doit s’enfoncer, d’un coup, le poignard du hara-kiri.

Le daïmio de sa province ayant décrété le mariage de sa propre nièce, Yada-Sin, et de Tokutaro, lui, avait prétendu n’épouser que selon son cœur. Or, comment éprouver l’agrément d’une telle fiancée, puisque, suivant le rite princier, la première entrevue devait se passer au matin des noces ?

Et Tokutaro, banni de son domaine pour quatre lunes, s’était mis à voyager à sa convenance.

Et ce printemps-là était le vingtième de sa vie.

Vers la mer où le soleil se lève il allait, sans trop savoir pourquoi. Probablement, Yada-Sin le repoussait ; la fuir, voilà l’essentiel, et s’il s’en éloignait de ce côté, la cause en était le Fusi-Yama, la Montagne Sainte, qu’il désirait voir de près, en curieux.

Telle était sa croyance.

Mais non, ce n’était pas d’une petite fille qu’il s’écartait ; non, l’attraction de la Montagne n’influait pas sur lui : Tokutaro, poussé et tiré par les mille volontés du hasard, s’en allait tout droit, comme un aveugle, au jardin fleuri de Murasaki.

L’équipée le réjouissait. Et pourtant, elle eût désolé tout chevalier, et même n’importe lequel des Japonais.

C’est que celui-là différait profondément des autres.

Non qu’il ne fût pas religieux ; — en effet, c’eût été là manquer du sentiment national distinctif par excellence. Au contraire : sur son passage, poliment dévot, il déposait sa carte dans tous les temples. On lui avait enseigné la manière de conjurer les Esprits malfaisants, et il n’avait garde de l’oublier quand un renard noir ou quelque blaireau le regardait de travers. Dans l’air peuplé de Kamis, souvent à l’adresse des Génies ubicuiques montait sa prière. Et il réservait le meilleur de sa foi pour les Déesses graciles de bienveillance et de tendresse : pour les fleurs. Dans une besace, les tablettes funèbres de ses parents protégeaient son escapade, comme un foyer portatif qui de chaque gîte lui faisait un chez-soi ; le soir, il les installait sur la natte, armait sa main droite de grands ongles d’ivoire, puis, accroupi devant ces Dieux Lares, faisait le simulacre de jouer du shamisen en chantant : ses lèvres articulaient sans bruit quelque chant funéraire tandis que, prestes, ses doigts mimaient l’accompagnement. Et il connaissait tant d’oraisons et tant d’hymnes, et il avait acquis une telle habileté aux choses mélodieuses qu’en voyant un concert silencieux exécuté par un autre, il dénonçait la psalmodie, et si plusieurs musiciens s’avisaient en même temps de gesticuler chacun son air, il se sauvait, les mains aux oreilles.

C’est dire qu’il poussait la religion et l’observance de ses règles jusqu’à la virtuosité.

En quoi donc pouvait-il se distinguer de la totalité ?

Il ignorait la colère et cultivait la bravoure ; rien que de fort commun.

Il était sobre malgré ses travaux et chaste en dépit de son âge : un peu de riz calmait sa faim et la vue des femmes se baignant publiquement au seuil des maisons ne savait ni l’offusquer ni l’enthousiasmer ; très normal.

Pur Japonais plongé dans l’eau tiède après chacun de ses trois repas ascétiques, Tokutaro cependant n’était pas identique à ses meilleurs amis ; mais cette étrangeté tout intérieure ne pouvait se manifester qu’à des yeux clairvoyants de mère ou d’amoureuse, et de tels regards ne se posaient pas sur Tokutaro.

Tout au plus pouvait-on remarquer en lui l’indifférence à l’égard des joûtes, une horreur insolite de la guerre…

Lui-même se doutait à peine de la vérité. Cette nuance exceptionnelle, il l’admettait volontiers comme une supériorité, mais dans la crainte de s’entendre traiter d’infirme, soigneusement il la dissimulait.

Une âme extraordinaire l’habitait, à tout prendre une âme fort plaisante à loger. Un rien suffisait à la divertir et elle s’attendrissait à propos de tout. Aucune âme n’envisageait les choses comme celle-ci, et, surtout, ne savait découvrir entre elles des rapports aussi imprévus que n’en dénichait, toute frémissante d’allégresse et d’émotion, l’âme de Tokutaro.

Le chevalier ne s’ennuyait jamais avec sa pensée. Aussi aimait-il demeurer seul avec elle. Interprète du monde, elle lui traduisait le dialogue du ruisselet et du martin-pêcheur, à sa manière, c’est vrai, mais si drôlement ! Et Tokutaro s’abandonnait tout entier à ce penchant, plein de confiance dans un guide qui lui déconseillait toujours le mal et lui révélait la nature ténue dans toute sa finesse, comme s’il eût débarqué au Japon et pour la première fois.

Le flâneur des berges d’azur et des rizières d’or marchait donc voluptueusement et goûtait tout, en souverain, car, d’avoir mis à l’univers la livrée de son rêve, il s’en croyait le maître.

Au reste, l’univers, c’était le cercle visible autour de lui. Par delà ce rond, derrière et devant, rien n’existait plus et rien n’existait encore. Il s’avançait à la façon de Çakya-Muni, faisant sous ses pas fleurir le sol, comme un centre magique, une source de vie sans cesse déplacée ; son passage pétrissait les rochers, ciselait les plantes, produisait les rivières et façonnait les êtres. Toute chose apparue venait du néant et toute chose disparue y retombait. Yada-Sin ? Évaporée. Le Fusi-Yama ? Nuage impalpable. L’une se volatilisait dans le passé, l’autre, enfermé dans l’avenir, était irréel comme demain.

Et voilà justement la seule cause d’angoisse du chevalier, angoisse délectable : ne pouvoir vivre ailleurs et plus tôt ou plus tard, ne pouvoir hanter les absents, voyager à travers l’histoire et la conjecture, se transporter, d’un mot, à l’endroit désiré, fût-il un astre, et, puisque le temps et l’espace se confondaient pour lui, ne pouvoir être enfin dans le souvenir et dans la prévision.

Certes, le printemps est la saison la mieux assortie au paysage nippon, celle où il est davantage lui-même — cela est si vrai que les vergers d’occident prennent sous les fleurs on ne sait quel air japonais. — Toutefois, Tokutaro éprouvait des nostalgies d’automne et le désir de l’été.

Il se prit à songer :

— Que les champs seront beaux quand sur eux flotteront, dentelles de papier gardiennes des moissons et protectrices des âmes, les gohéis !… Que les pruniers lourds de fruits revêtiront de puissants aspects de fécondité… et combien alors deviendra douce la souvenance de leurs corolles !…

Et comme cela prenait une tournure très spécieuse, Tokutaro admira l’ingéniosité de son imagination.

À l’ombre d’un petit arbre tordu comme un éclair et couvert de sa neige embaumée, il ouvrit son bissac — il l’ouvrait souvent — et sous son pinceau une feuille de papier bistre se noircit de signes en colonnes, et chaque signe avait l’air d’une araignée compliquée. Voilà fixée en langage mesuré une évocation des ères d’autrefois et des jours à venir.

Il y avait dans le bissac de Tokutaro bien des feuilles bistre noircies de la sorte, mais, ce manuscrit, il était décidé à le garder pour lui seul, comme s’il avait deviné tout ce qu’il faut de génie pour comprendre un peu d’intelligence.

Et ces haltes, fréquentes, étaient courtes ; car il n’avait vu nulle part exprimées des inventions semblables aux siennes, et elles le satisfaisaient tout de suite. Cet écrivain de songes scandés n’avait pu lire que de longues épopées barbares, il était le premier de sa race à divaguer ainsi ; c’est pourquoi son âme était extraordinaire.

Le Japon n’avait pas encore rêvé, du moins avec fruit. Comme artistes, il n’avait engendré que des peintres et non des chanteurs, des miroirs et pas d’échos ; et dans ce jardin merveilleux, qui pourtant est aussi une merveilleuse volière, nul poème ne venait du fond des siècles secouer les enfants du frisson des ancêtres et le réveiller d’âge en âge.

Or, le chevalier Tokutaro, content d’admirer les beautés présentes du chemin, était plus satisfait encore de voir dans sa mémoire les splendeurs de la route parcourue, et à travers ses pressentiments la magnificence des étapes futures ;

Et tantôt il écrivait ses folies, et tantôt il les chantait au son du shamisen en se dirigeant vers le Fusi-Yama.

Mais il avait beau être croyant, maître de soi, intrépide, frugal et pudique, il était en vain robuste et par-dessus tout cela poète, jamais il ne devait atteindre la Montagne Sacrée parce que, entre elle et lui, obstacle fragile et bénévole, fleurissait le jardin de Murasaki.

ii


Ceux de la plaine, entre le Fusi et le lac, se représentaient plus facilement la lune sortie du ciel que Murasaki hors de son jardin.

Elle y vivait tout le jour, et s’enfermait la nuit au centre du petit parc dans une agréable maison de papier et de bambous.

C’était une existence bien recluse pour une jeune fille de seize ans, si l’on réfléchit que c’est l’âge de la maturité japonaise, l’âge du teint le plus frais et des charmes dans leur toute puissance, des regards innocemment séducteurs dont les miroirs font rougir, l’âge impatient des attentes confuses, enfin l’âge nuptial : beauté délicieuse qui ne se prolonge pas et s’embellit encore d’être fugitive. Nezumi, la petite servante de Murasaki, venait d’atteindre vingt ans, et déjà sa jeunesse était épuisée, et de petites rides à son visage ratatiné bridaient doublement ses yeux obliques. Hélas, pourquoi les Japonaises deviennent-elles chinoises à vingt ans !

Murasaki ne prenait pas souci du temps rapide.

C’était une mignonne créature, d’âme toute simple, qui soignait un jardinet, chaos factice et labyrinthe trop contourné, encombré de ponts et de rochers postiches, point assez naturel, c’est vrai, mais aussi : un champ de fleurs.

Des allées, ruisseaux étroits de sable fauve aux rives pavées de porcelaine verte, enserraient de leurs méandres de joyeux massifs, et, parmi toute une géographie minuscule où se trouvait réduit à l’extrême le paysage environnant, s’élevaient, disproportionnées, d’exubérantes floraisons.

Une miniature de Fusi-Yama — simple butte de gazon — dominait la plaine ramenée aux dimensions d’une pelouse. Aux flancs du monticule grimpaient des pommiers nains, et deux petits cerisiers d’amour, d’une taille ordinaire, l’ombrageaient démesurément, comme deux géants.

Toutes les sortes de plantes à fleurs étaient représentées là, non point mélangées, mais chacune formant une touffe, et, depuis les arbres jusqu’aux herbes, aucune ne végétait autrement qu’en famille.

Et certaines n’étaient éployées qu’à demi, et d’autres portaient seulement des boutons, mais très peu n’arboraient pas de corolles, car Murasaki hâtait celle-ci et retardait celle-là si à propos que son jardin restait fleuri presque tout entier durant les mois de soleil.

Seuls, autour de la maison, les chrysanthèmes refusaient leur faste avant les premiers froids, et jusque-là, leur plate-bande paraissait un plan inculte envahi par la mauvaise herbe.

Diminutif du fleuve, un filet d’eau s’épanchait avec une plainte mélancolique dans une mare, image du lac, et cela complétait à souhait l’exactitude orographique de cette copie en permettant la vie aux nénuphars, aux lotus.

Entre l’étang et le tertre, un abreuvoir d’oiseaux, en forme de pagode, figurait la maison de Murasaki.

Et, au-dessus de tout cela, le véritable Fusi-Yama, pourtant lointain, élevait dans les brumes sa masse écrasante.

Diligente et trotte-menu la jardinière bichonnait son champ de nuances et de senteurs, imitée de Nezumi comme d’une réplique plus saccadée et un peu caricaturale.

Et comme les fleurs étaient Divinités, ces femmes semblaient parmi le jardin deux prêtresses dans un temple.

Au reste, Murasaki envisageait son rôle comme un sacerdoce. Elle aimait les calices moins qu’elle ne les vénérait et, bien que ce fût elle qui fit éclore ces Divinités Tutélaires, en elles la jeune fille avait mis le plus naïf de ses croyances, autrement dit le cœur de son cœur.

C’est que, chez les fleurs, elle ne pouvait discerner qu’une bonté sans mélange ; et les autres Génies ne passaient point pour si vertueux. Là-dessus, Nezumi savait des choses effroyables et les racontait en tremblant, à l’heure du coucher. On ne peut pas se figurer de combien d’actions mauvaises les dieux de ce temps-là étaient capables, aussi les histoires de la servante duraient-elles fort longtemps, et l’on s’endormait souvent tard dans le pavillon de papier. Sous toutes les formes : légende, chanson, prière, apparaissait la malice des Êtres Surnaturels. Les morts eux-mêmes n’avaient qu’un plaisir : jouer des tours aux vivants.

Quant au blaireau et au renard, déguisés en créatures humaines pour mystifier tantôt les garçons et tantôt les filles, Nezumi leur attribuait tant d’exploits qu’ils en devenaient banals.

Mais il ne lui suffisait pas d’enseigner les vieilles superstitions, elle narrait aussi ses propres aventures, et alors, le récit de rencontres nocturnes avec des spectres empruntait une vie singulière… Murasaki en avait l’esprit chaviré, ses promenades du soir s’en trouvaient toutes gâtées, et, quand elle dansait devant les tablettes funèbres de ses parents en signe d’adoration, l’épouvante des défunts éteignait tout à coup son éternel sourire.

Car elle souriait sans trêve, comme ses fleurs comme tout le décor de ses jours, comme tout le Japon, sourire du monde si la Chine en est la grimace.

Un soir de ce printemps-là, suivant sa coutume, Murasaki errait lentement à travers son peuple multicolore afin de lui souhaiter bonne nuit.

C’était l’instant équivoque où le soleil couchant peut voir scintiller les premières étoiles, tandis que les cigognes attardées s’effarent à la vision des chouettes et des chauves-souris.

L’universelle teinte rose devenait de l’or sombre.

Et Murasaki glissait, silencieuse et sans pensée, entre les buissons des fleurs aimées, goûtant, inconsciente, le bonheur d’en étre entourée et de leur ressembler. À vivre au milieu d’un bouquet, son corps avait pris une souplesse de tige, et sa jolie tête, sous le poids des coques percées de longues épingles, pouvait suggérer l’idée de quelque étrange fleur aux pistils élancés et rayonnants. Toutefois, il eût fallu, pour découvrir cela, les yeux de quelque amoureux — car les amants prompts à l’extase, sont amateurs d’images recherchées, le fussent-elles jusqu’à l’affectation — et personne ne l’avait jamais songé, hormis peut-être Murasaki s’il est vrai que toute femme recèle au plus profond de son esprit un adorateur secret.

L’air du crépuscule printanier, très doux à son front, le caressait d’une tiédeur sereine.

Une paix sans mélange baignait toute chose.

La lune, monstrueuse, surgit de l’horizon comme un fruit vermeil, et, des orangers en fleur, un effluve de parfum s’échappa.

La mer de Chine avait englouti le soleil, on voyait, à ses derniers feux, des dragons couleur de fournaise ramper dans les nuages.

Une voix grêle s’éleva, mais le silence était si absolu que la chanson ne parvint pas à le dissiper. Elle montait en lui à la façon d’une vrille dans du bois, comme le fil bleu des âtres au sein des calmes soirées : Nezumi, tout en préparant le thé du souper dans la maison, psalmodiait de vieux couplets.

Sa mailresse les savait par cœur, et n’aimait guère à les entendre, surtout à cette heure-là. Elle pensa même rentrer sur-le-champ, mais le clair de lune l’ayant rassurée, elle poursuivit en pressant le pas sa visite habituelle.

La servante nasillait :

Dans l’air obscur flotte la troupe falote des Gnomes méchants. Esprits malfaisants cachés sous des masques, les Lutins fantasques viennent nous hanter et nous tourmenter.

Sous la lune fauve, eh là ! qui se sauve ? C’est, dit l’amoureux, ma belle aux doux yeux ! Halte-là jeune homme ! Car ce n’est, en somme, qu’un renard sournois fuyant sous les bois.

L’amant qui soupire en grattant sa lyre n’est le plus souvent qu’un blaireau rêvant de ton frais sourire, quelque noir vampire chassé par l’amour du dernier séjour…

Au moment où ces paroles lui parvenaient, Murasaki jeta un cri perçant : tout près d’elle, entre deux buissons, et de l’autre côté de la légère clôture, la forme d’un homme se dessinait. Immobile de frayeur, la jeune fille le regarda.

Certes, les Esprits faisaient bien les choses et savaient choisir leur déguisement. Celui-ci avait revêtu le corps d’un garçon nerveux et de fière prestance, trop parfait même pour que l’on s’y trompât ; il était d’une beauté céleste, resplendissant de tout le génie extraordinaire visible dans ses yeux.

Il contemplait Murasaki de toutes ses forces, et elle devinait à ses regards qu’il avait d’elle une opinion étonnante…

Et la terreur se dissipait peu à peu, quand Nezumi, accourue au cri de sa maîtresse, et voyant ce bel événement, prit la main de Murasaki, et, tout en se cachant derrière elle, murmura :

— Fuyons, fuyons vite, c’est Inari.

Une panique suivit cette assertion, et les deux femmes se mirent à courir vers le pavillon qu’elles atteignirent sans encombre et dont toutes les cloisons furent tirées.

Elles étaient sauvées : Inari, le renard, ne pouvait rien sous les toits préservés par les Pénates.

Cependant le souper fut à peine entamé, et des songes vinrent taquiner le sommeil des jeunes filles. Nezumi rapporta les atroces cauchemars dont elle avait souffert ; quant à Murasaki, elle ne consentit jamais à l’aveu de son rêve.

iii


Le soir suivant, Inari se montra de nouveau, mais cette fois, à l’entrée du jardin.

Et cette entrée n’avait pas de porte, l’absence de barrière en marquait simplement la place.

Murasaki n’osa plus s’aventurer hors du logis après le déclin du jour. Une sorte de balcon, tout près du sol, régnait autour de la maison ; c’est de là qu’elle vint désormais jeter le dernier coup d’œil sur ses fleurs assoupies.

Le renard travesti se rapprocha.

Et quand pour ne plus voir ce spectre, Murasaki, résignée, ne bougea plus de la chambre close, il s’enhardit jusqu’à lui donner la sérénade.

En vérité, cette bête puante pinçait galamment du shamisen, et il fallait toute la sagacité prévenue de Nezumi pour saisir au fond de sa voix comme un vestige de glapissement.

Il disait, dans ses chansons, des choses tout à fait curieuses et divertissantes. Cela n’engendrait pas le rire, non, mais la pensée en était réjouie ; c’était comme une suite de soulagements, comme si vous eussiez toujours souffert, sans le savoir, toutes les douleurs, et qu’une main de volupté vous les eût enlevées une à une.

Mais aussi, c’était une œuvre démoniaque, et Nezumi avait grand peur et se serrait contre sa maîtresse, car Murasaki était moins alarmée, bien qu’elle tremblât davantage.

Vers l’aurore, Inari se retirait.

Et la servante de conclure :

— Le grand jour rend aux esprits leur forme naturelle. Si quelque matin celui-là se laisse surprendre par le soleil, nous verrons sur le sable des empreintes de pattes au lieu de ces traces mensongères… pensez-vous qu’un homme ait jamais le pied assez petit et cambré pour en laisser de pareilles ?

Et, à part soi, peut-être bien Murasaki trouvait-elle regrettable cette impossibilité.

Cependant, la bête carnassière obsédait la jeune fille de sa présence et de ses déclarations nocturnes. Cet animal faisait preuve d’une délicatesse peu commune certainement. Il interpellait tout, excepté celle dont il voulait être entendu, et dans ses discours musicaux on n’aurait pas trouvé à reprendre la moindre familiarité. Les serments les plus embrasés demeuraient absolument convenables, tels qu’une jeune fille peut en écouter sans changer de couleur, surtout quand ils l’atteignent indirectement, à travers des interlocuteurs supposés aussi recommandables qu’une montagne sainte, la lune, ou le temps passé.

Il est tout de même bon de le remarquer : les chants augmentaient d’ardeur chaque nuit et la tristesse les gagnait. Ils devinrent passionnés, et si lamentables que Nezumi en inféra :

— Ce n’est pas Inari, car il est le Dieu du rire ; c’est le blaireau, Tanuki.

Tanuki, donc, puisque c’était lui, en vint à sangloter et supplia l’odeur des cerisiers d’amour, « cette odeur divine et immuable, disait-il, que tant de générations avaient respirée avec la même jouissance », de vouloir bien souffler à Murasaki la pensée de le recevoir.

Mais il s’évertua vainement à proclamer, avec mille détours, qu’il possédait de grandes richesses, était samuraï et s’appelait Tokutaro : moins il exprimait de fariboles, plus on le traitait de menteur.

Enfin, il jura de ne plus revenir.

Le lendemain, craignant une ruse, les deux femmes, aux aguets, surveillèrent le jardin par une fente de la cloison.

Il était remarquable que la lune se levait toute ronde, comme le soir de la première rencontre avec l’Apparence ; et Murasaki ne put s’empêcher d’admirer la constance d’un prétendant qui s’était égosillé en sa faveur durant tous les quartiers d’une lunaison.

Plus attentive, elle scruta les environs.

L’été déjà prochain allumait les vers luisants, et les petites lanternes des lucioles voltigeaient, blanches sur l’ombre et rouges dans les rayons lunaires.

Le murmure des cigales emplissait l’air brûlant. On l’entendait comme on entend la fièvre bourdonner dans les oreilles.

Personne.

Murasaki passa la main autour de son cou : il lui semblait porter un collier trop étroit.

Les cerisiers d’amour se devinaient. Il passait des bouffées de senteurs embrasées.

Murasaki grelottait.

Personne.

— Il est tard, chuchota Nezumi, les cigales sont muettes à présent.

— Tu te trompes, répondit sa maîtresse, je les entends toujours ; leur bruit redouble… Ne vois-tu pas Tanuki ?

Le jardin persistait à rester désert. Seules, sous la lune haute, les lucioles évoluaient.

Subitement, l’invisible collier de Murasaki se dégrafa de lui-même et s’en alla étrangler à moitié la pauvre Nezumi :

L’Esprit entrait dans le jardin.

Et dès qu’il fut là, près d’elle, son adorée n’eut plus envers l’impudent que de l’indifférence, et du mépris pour le parjure.

Elle l’écouta cependant, et ceci résonna sur les accords du shamisen, ainsi qu’une prière, dans le mode religieux :

« Ô fleurs, compagnes délicates des Dieux et vous-mêmes Divinités !

« Vous dont j’ai troublé tant de fois le sommeil par mes chants importuns, ne m’en gardez pas rancune.

« Vous dormirez en paix maintenant, car l’ombre parfumée ne sera plus sonore. Les étoiles de la nuit prochaine ne me verront pas ici, et ce soir, ce n’est plus pour parler aux portes fermées, aux murailles sourdes, que je suis venu.

« Mais j’ai voulu, très doucement, vous fredonner des paroles sans éclat, familières à vous comme le vol frémissant du scarabée, afin de vous bercer, vous, ô Divinités dont j’ai profané le repos sacré.

« Adieu donc, paradis éclos sous les doigts de Murasaki, bienheureuse moisson, fille de l’eau du ciel et aussi un peu de mes larmes.

« Adieu, sanctuaire de mon amour, temple aux cassolettes sans nombre !

« Dormez, ô Fleurs !

« Dormez, chastes Lys, pudiquement ensevelis dans votre blanche robe…

« Dormez, Lotus, au bruit somnolent du ruisseau, Lotus, plantes deux fois saintes, Trônes de Bouddha qui s’assied parmi vos pétales sans les froisser jamais, Fleurs régulières ainsi qu’un ornement floral…

« Glycines, stalactites diaprées à la voûte des branches, que votre Amant resplendisse au fond de votre songe, rêvez d’un baiser du Soleil…

« Voici des phalènes silencieuses dont l’aile vous effleure de son haleine. Elles sont comme vous des créatures fragiles, à la forme désordonnée, aux couleurs capricieuses ; on dirait, chacune, deux petits éventails éperdus aux mains fébriles des Kamis. Et si vous les embaumez de tous vos encensoirs, les Génies de l’air viennent vous éventer avec des papillons…

« Hélas, en parlant de vous je pense à Murasaki ; car elle serait Déesse chez les Fleurs et parmi les Dieux serait Fleur !

« Que je voudrais entendre sur sa bouche écarlate, comme sur une corolle de rose rouge, bruire, frisson de libellule enchantée, le premier baiser où mon âme se poserait… »

À ces paroles audacieuses, Murasaki n’y tint plus. Le Démon dépassait toute mesure. Elle voulut le confondre et en finir une bonne fois avec l’Apparition dévergondée.

Elle se précipita sur le balcon et cria :

— Lutin malicieux, faux homme ! T’en iras-tu bientôt ? Va, tu ne m’as point dupée, tu n’es autre que Tanuki, le blaireau. Va-t-en ! Va-t-en porter ailleurs tes vœux perfides… Sinon, Tanuki, mon frère, qui est caché là, te percera de sa flèche, et l’on fera beaucoup de petits pinceaux avec ta vilaine toison !… T’aimer ? Oui, certes, je le veux… quand les fleurs du jardin s’ouvriront dans la nuit, et lorsque le printemps verra la floraison des chrysanthèmes !

Mais l’enchanteur supposé ne fuyait pas. Il s’était prosterné dans un rayon de lune et semblait prier avec ferveur.

Murasaki commença de trembler, car elle n’avait prévu que sa retraite, et, derrière elle, Nezumi défaillait.

Soudain, Tanuki se releva et il étendit les bras comme pour une incantation.

À ce geste, les lueurs douces des vers luisants et les feux volants des lucioles se multiplièrent, et Murasaki put voir les fleurs s’épanouir. Elle se pencha sur la balustrade pour mieux contempler le prodige, une boule échevelée effleura sa manche : du parterre inculte montait un buisson de chrysanthèmes.

Et les yeux de Murasaki, ainsi que deux bleuets, s’ouvrirent aussi à la vérité. Tokutaro l’enlaçait, et leur premier baiser s’accomplit, non comme l’avaient préjugé des vers inconsidérés : mais sans bruit, comme il sied.

iv


On peut dire que ce baiser dura huit jours. Ils ne se quittaient pas un instant, pour regagner tant d’années d’éloignement, et, les semblables n’étant point faits pour s’apprécier, ils étaient charmés de découvrir entre eux tant de différences et s’en aimaient davantage.

Les amoureux vivent dans l’éternité : Tokutaro, du coup, ne regrettait plus le passé, n’appelait plus l’avenir, tandis que Murasaki ne se croyait plus rien du tout.

C’était le bonheur selon la nature, bonheur qui les transportait d’une joie délirante, car elle ne l’avait jamais soupçonné, il l’avait toujours nié, et cette félicité doublée de surprise les étonnait délicieusement, ici d’être si complexe, et là simple à ce point.

L’amour, un seul dieu en deux personnes, s’incarnait une fois de plus.

Il est superflu de retracer l’histoire de cette semaine… Tokutaro et Murasaki oubliaient tout, sauf eux-mêmes, et sauf leurs divines protectrices ; ils les allaient souvent remercier ; aussi les fleurs du jardin continuèrent le prodige de s’épanouir chaque nuit, et les chrysanthèmes prématurés poussèrent sans relâche de nouveaux boutons.

Nezumi, du reste, jardinait avec rage, renfrognée, et bien seule depuis l’arrivée de l’hôte. Elle grommelait toute la journée et lançait à Tokutaro des regards furibonds, le nommant tout bas séducteur, intrus, et Tanuki.

Un jour, le chevalier l’appela, et, lui ayant demandé pourquoi elle le boudait, il entendit cette réponse sentencieuse :

— Il valait mieux épouser un blaireau que de s’unir sans mariage avec un samuraï.

Les chers enfants n’avaient point songé à cela, mais Tokutaro rassura bientôt Murasaki. « Personne ne pouvait contrecarrer son choix, et les noces se feraient le lendemain même. Il avait là, dans son bissac, les tablettes funèbres de ses parents, lesquelles étaient indispensables à la cérémonie et ne se trouvaient guère en état d’y mettre opposition. »

— Nous verrons bien, fit Nezumi… Tellement elle en voulait au jeune homme d’avoir mis en défaut ses croyances en refusant d’être Tanuki.

Cependant on prépara tout pour l’union légitime.

Et elle fut consommée :

Au milieu des quatre tablettes, leurs familles décédées, et devant quelques paysans pris pour témoins, assemblée accroupie, les deux futurs époux attestèrent le Ciel de leur volonté ; puis, ayant déclaré reconnaître en sa fiancée les trente-deux vertus de la compagne bouddhique, Tokutaro prit une tasse de thé et, tant bien que mal — l’opération étant périlleuse — les deux intéressés y burent en même temps.

Restée seule avec son mari, la nouvelle épousée déploya l’une de ces cloisons légères qui divisent l’habitation japonaise en autant de chambres que l’on en souhaite, puis, comme il s’étonnait :

— À tout à l’heure, lui dit-elle en souriant.

Et elle disparut derrière ce mur.

C’était, depuis longtemps, la première minute de tranquillité dont pût jouir Tokutaro.

Afin de tromper son attente, il réfléchit à l’aventure qui, par peur d’une femme inconnue, l’avait jeté, pour sa plus grande joie, aux bras d’une autre sur la seule foi de sa beauté.

Il se rappela ses nuits d’anxiété où le désespoir le gagnait… et puis la victoire survenue par un miracle !

Et il se prit à penser que ce jour conjugal contenait moins de volupté que la première heure d’amour, et que cette heure-là même ne valait pas les nuits désespérées, quand le but était plus désirable de paraître inaccessible.

Est-ce que son bonheur continuerait à décroître ainsi fatalement ?

Mais non, ces crises violentes ne pouvaient se prolonger sans tuer leur homme, le paroxysme en était passé avec tous ces périls, et son amour allait se maintenir égal à lui-même, à présent. Murasaki était si belle…

À ce moment, elle sortit de son réduit, et Tokutaro sursauta.

Les coutumes sont impitoyables. Elles forçaient les épouses japonaises à porter ostensiblement la preuve qu’elles refusaient de plaire désormais à tout autre qu’à l’époux.

Fidèle à l’usage, Murasaki avait rasé les arcs si purs de ses sourcils et laqué de noir ses dents éblouissantes.

— Me voilà parée ! s’écria-t-elle joyeusement.

Pauvre Murasaki ! Elle devina dans les yeux de son chevalier une douleur inexplicable ; et elle crut gentiment qu’un peu de soleil la dissiperait, puis que cela suffisait toujours à guérir ses propres mélancolies, ses peines d’oiseau !…

Elle lui dit, et son joli sourire était maintenant tout ténébreux :

— Viens-tu ? Aujourd’hui, nous n’avons pas fêté les fleurs nos amies.

Docilement, il la suivit au jardin, et comme d’habitude, on s’arrêta d’abord près du parterre des chrysanthèmes.

— Regarde, Tokutaro, ils ont encore grandi… Voilà celui qui m’a frôlée pour m’avertir ; il se fane un peu, n’est-ce pas ?… Crois-tu qu’ils vivront longtemps ?

— Moins que mon amour, ô Murasaki, car je t’aimerai par delà le Néant…

Mais il était bien triste dans son cœur, parce qu’il ne voyait plus les fleurs miraculeuses.