Fantômes bretons/Le Fils du pilleur

LE FILS DU PILLEUR

récit des grèves




I

Le dévouement est une admirable chose ! C’est, pour ainsi parler, la foi dans l’amour. Il surmonte tous les obstacles, ne se rebute jamais, se donne sans calcul, sans mesure ; il touche les cœurs, entraîne et soutient les faibles et désarme les méchants. Mais que dire du dévouement méconnu, méprisé, persécuté ? Hélas ! les exemples de ce dévouement, frère du martyre, ne sont pas aussi rares, grâce à Dieu, même de nos jours, qu’on semble le croire, et nous pourrions, au milieu des cruels événements qui ont frappé notre pays, en trouver, dans tous les rangs, de nombreux exemples à porter à son avoir… Mais ce n’est pas de ces grandes choses que nous voulons parler ici ; notre sphère est plus modeste et notre dévouement ne montera pas aussi haut. Suivez-nous donc encore une fois, lecteur, sur ces grèves où nous aimons tant à vous conduire.

Le village de Lok-Irek est bâti, comme l’indique son nom armoricain, sur une pointe allongée de la côte entre Lannion et Morlaix. Aujourd’hui, ce port, fréquenté par des pêcheurs et petits caboteurs, se trouve dans une situation relativement meilleure ; mais, vers le commencement de ce siècle, époque où se place notre récit, ce n’était qu’un pauvre abri pour les barques de pêche de l’endroit. Autour de la vieille église, lézardée par les ouragans, on voyait à peine trois ou quatre habitations auxquelles on pouvait donner le nom de maisons ; l’une était le presbytère et une autre, plus près de la mer, la demeure de maître Christophe Brionel. Ce dernier, l’homme important du village, était un rude loup de mer et ancien brigadier des douanes en retraite.

Les cabanes des pêcheurs se trouvaient disséminées sur la falaise. Quelques-unes s’avançaient tellement vers les sables que le flot des grandes marées les atteignait lorsque le vent poussait à la côte. C’est dans une de ces pauvres cases que demeurait la veuve du Pilleur, comme on disait. Marie Lestour n’avait qu’un fils, Franz ou François, jeune et courageux matelot. La mort de son mari, arrivée depuis sept ans, l’avait laissée presque dans la misère, avec son enfant.

Voici au milieu de quelles circonstances le pilleur avait trouvé la mort. Dans les derniers temps de sa vie, la conduite de Lestour inspirait d’assez graves soupçons. Ayant à peu près renoncé au travail, à la pêche qui le faisait vivre, il s’adonna de plus en plus à l’ivrognerie, cette lèpre des campagnes et des grèves. On le notait déjà comme contrebandier ou forban. C’est pourquoi maître Christophe qui le détestait, résolut de le surveiller et de le prendre en flagrant délit. D’où venait cette haine de Brionel contre Lestour ?… Marie avait été belle dans sa jeunesse ; elle l’était peut-être encore, et le brigadier s’en était aperçu quand elle comptait vingt printemps. Marie avait-elle refusé l’uniforme du gabelou ? Nous ne savons au juste ; mais la supposition ne serait pas dépourvue de quelque vérité.

Sur ces entrefaites, un naufrage eut lieu en vue de Lok-Irek. Un brick hollandais vint s’échouer sur un banc de roches à un mille au large. À cette époque, les moyens de surveillance et de sauvetage faisaient à peu près défaut. La tempête ayant continué toute la nuit, le navire se trouva bientôt démoli par ses coups incessants et les lames portèrent à la côte de nombreuses épaves. Lestour dont la cabane était à proximité, ne fut pas le dernier à remarquer les objets que la mer charriait dans les anses.

Le pilleur n’osa rien enlever pendant le jour suivant ; mais la nuit étant venue, sans que les douaniers, retenus sur un autre point, eussent paru aux environs, il s’arma de son long croc à naufrage et alla se cacher dans une caverne profonde. Puis, après une heure d’attente au milieu des bruits de la tempête, ne voyant rien bouger sur les falaises, Lestour s’avança sur la plage et commença son affreuse récolte. Tout se passa bien d’abord : le vent mollissait ; la mer se retirait, laissant à sec caisses, barils, voiles, cordages… La grève paraissait solitaire. Les flots, en battant les noirs récifs, répondaient seuls aux cris des cormorans. Alors Lestour parvint à saisir, au moyen de son croc de fer, une caisse pesante qu’il se mit en devoir de briser, afin d’enlever ce qui conviendrait mieux à sa convoitise et à ses forces. Il ne voyait pas des ombres monter lentement sur la falaise, au-dessus de la place où il travaillait. Tout à coup, des deux côtés de la baie, des appels réitérés se firent entendre. C’était Christophe, ses douaniers et quelques matelots du navire naufragé…

Que faire ? Fuir par les falaises était presque impossible. Attendre ? Le flagrant délit était constant… La mer, la mer seule offrait au misérable ses flots agités, mais pourtant secourables. Il n’y avait pas à hésiter : le pilleur s’élança dans l’eau et, nageant avec une rare intrépidité, il se serait sauvé sans doute, si les douaniers, et surtout Brionel qui passait pour un habile tireur, n’eussent fait feu sur lui à plusieurs reprises. Le lendemain, la mer rejeta sur la plage le corps du pilleur au milieu des débris qu’il avait convoités.

Ce tragique événement causa une vive émotion dans le village. La veuve Lestour, malgré sa piété qui lui commanda de pardonner, ne put cependant oublier d’où venait le coup affreux qui l’avait privée de son mari, coupable sans doute, mais qu’elle espérait ramener au devoir. Elle eut la force de ne jamais confier à son fils la cause de sa peine. Franz fut plusieurs années sans soupçonner la part que Christophe avait prise à la mort de son père.

Lorsqu’avec le temps, une circonstance fortuite, que nous raconterons tout à l’heure, le laissa lire avec horreur au fond de ce mystère, peut-être était-il trop tard pour qu’il lui fût possible de repousser des sentiments nourris par l’enfance, l’habitude et l’amitié, ces trois sœurs du souvenir.


II

Or, Christophe Brionel, homme violent et orgueilleux de son importance relative, avait une fille unique, nommée Martha, chétive créature, pâle et boiteuse ; mais la douceur et l’éclat de ses grands yeux bleus donnaient à sa physionomie une expression touchante et indéfinissable. Son père, tout occupé de ses fonctions avant qu’il eût pris sa retraite, et se livrant depuis à la pêche avec ardeur, quelquefois, à l’occasion, pilotant les caboteurs à l’entrée de la rivière de Morlaix, son père n’était pas d’humeur à surveiller la petite Torte, comme on l’appelait. Celle-ci se rendait chaque jour à l’école du village, où la pauvre femme d’un gabarier apprenait tout juste aux enfants à épeler et à haner leurs prières. Par ailleurs, la surveillance de Martha était livrée à une vieille paysanne qui avait assez de balayer cent fois le jour sa cuisine où elle brûlait et enfumait le plus souvent les vivres du patron. Après la classe, la jeune bande se dispersait par dunes et grèves pour y chercher des coquillages et des galets brillants. Martha, qui ne courait pas sans peine, allait s’asseoir sur une roche élevée, d’où elle suivait tristement les joyeux ébats des goëlands sur le ciel et de ses petites amies, autres mouettes qui semblaient voler sur le sable. Mais, à un certain moment, vous l’eussiez vue tressaillir, son teint pâle se colorer, ses grands yeux se dilater et percer l’espace pour mieux distinguer une voile sur la mer. Puis un petit bateau de pêche se rapprochait, accostait dans une baie au-dessous de l’observatoire de Martha, et un jeune matelot, laissant le vieux maître de la barque achever le travail du mouillage, gravissait avec ses paniers et son butin la falaise escarpée.

C’était Franz, devenu l’ami de Martha, et presque son protecteur, vu l’infirmité de la petite Torte qu’il aimait à porter sur son dos, à travers les grèves et les rochers. Ainsi, Franz, l’alerte et brave matelot, s’attacha de plus en plus à la fille du brigadier, en mettant ses jambes agiles au service de celle qui en était presque privée. À cette date, nos jeunes amis, nés la même année, pouvaient avoir quatorze à quinze ans. C’était touchant de voir sur les falaises ce robuste jeune homme servir, pour ainsi dire, de monture docile à la faible créature qui poussait, alors seulement, des cris de joie en se sentant emportée par une course rapide. Pourtant, si Franz ignorait la haine que le père de Martha avait vouée à sa famille, il la pressentait peut-être, car d’instinct il évitait soigneusement les parages où il eût été exposé à rencontrer le rude brigadier.

Un soir cependant (Martha étant sans doute indisposée), son jeune ami ne l’avait pas trouvée à son poste ordinaire…

Il l’attendit longtemps, et, quand la nuit fut venue, il s’en alla courir à l’aventure sur le bord de la mer. Il se disposait à descendre, pour revenir à Lok-Irek, vers une baie au fond de laquelle on amarrait souvent des barques par le beau temps, lorsqu’il entendit parler assez fort et reconnut l’accent emporté de maître Christophe. Il s’éloigna instinctivement du sentier et se cacha parmi les grandes roches. Deux hommes s’approchèrent bientôt, gravissant la côte avec lenteur, à cause des paniers et agrès qu’ils portaient.

— Oui, pour sûr, patron, disait l’un des deux, voilà plus de dix fois que je vois votre petite aller là-bas vers la grève de Saint-Jean, sur le dos de ce vagabond.

— Il faut que tu me le dises pour que je le croie, tonnerre ! répondit Brionel… après ce qui s’est passé avec le pilleur…

— Oui, pas moins, c’est assez drôle, dit l’autre : le fils portant la fille de celui…

— Tais-toi, vieux gabelou ! Ça m’exaspère et je crois que je l’écraserais comme un cancre…

— Pas moins que vous fîtes, patron, dans ce temps-là, un crâne coup de fusil… J’y étais, et à votre seconde balle, malgré l’ombre, j’ai vu le damné pilleur, qui nageait comme un congre, faire une culbute de marsouin, que c’en était… Hein ? qu’est-ce que vous dites ?

— Moi, gabelou, rien : c’est la mer qui pleure ou le vent qui siffle dans les roches. Ça nous amènera de l’eau. Filons…

Non, ce n’était pas la mer qui pleurait, ni le sifflement des rafales ; c’étaient les gémissements d’un fils atterré qui répondaient à ces horribles discours…

— Ô malheur ! s’écria Franz quand les hommes se furent éloignés ; malheur sur nous ! Ô mon père infortuné, je vous vengerai !!


III

Du jour au lendemain la vie changea pour nos deux enfants. Que se passa-t-il entre le père et la fille ? Nous ne savons ; mais Martha ne vint plus seule sur la falaise et n’y vint que rarement. Sa santé s’altéra et ses forces diminuèrent. Christophe, satisfait d’avoir coupé le mal à sa guise, ne s’inquiétait pas d’autre chose, quoiqu’il aimât sa fille assurément un peu plus que sa pipe ou son matelot, et autant que sa chaloupe.

Hélas ! tout devenait noir autour du malheureux Franz. Ce n’était plus que de loin en loin que, caché dans les grottes, il apercevait un instant la frêle et pâle Martha qu’une vieille femme accompagnait, ou que Brionel traînait à sa suite quand il avait le temps, ce qui était bien rare. La veuve Lestour s’attristait aussi de voir son fils sans goût au travail, errer sur les rivages comme une âme en peine. Franz ne lui avait point fait part de sa terrible découverte et sa mère ne pouvait que faire d’inutiles conjectures. Oui, Franz errait sans cesse sur les grèves, presque inoccupé en apparence ; mais Franz guettait son heure. Il épiait, il hâtait de ses vœux, il convoitait sa vengeance !!

Un jour, avant le coucher du soleil, Martha et sa gardienne étaient assises sur la pointe avancée de Lok-Irek, sans doute pour attendre Brionel. La bonne femme se rappela qu’elle avait oublié à la maison un travail recommandé par le patron et manifesta son inquiétude à la petite fille.

— Va bien vite, lui dit l’enfant ; le père gronderait à son retour. Il ne tardera pas à revenir ; je crois même que j’aperçois son embarcation là-bas dans la brume. Je vais t’espérer ici.

La gardienne s’éloigna sans se faire prier davantage et Martha demeura seule, plongée dans sa rêverie.... Le vent commençait à s’élever. Les nuées devenaient plus épaisses. Il y avait un grain sur la mer. La marée montante, poussée par le vent d’ouest, vint battre tout à coup et entourer les rochers où se tenait la fille de l’ancien brigadier.

Elle ne remarqua pas au premier abord ces signes avant-coureurs du danger ; mais quand son coup d’œil d’enfant des grèves lui en eût révélé l’imminence, Martha descendit l’escarpement des rochers et n’hésita pas à se mettre à l’eau pour traverser à gué le chenal où les lames roulaient déjà à de courts intervalles. Du temps où Franz la portait sur ses fortes épaules, vingt fois ils avaient pris ce chemin pour gagner le village. Mais aujourd’hui elle était seule, seule et épouvantée… Passer entre deux lames n’eût pas été impossible si sa démarche eût été plus hardie et le temps moins sombre. Mais il n’en était pas ainsi. Martha tremblait et son infirmité rendait ses pas plus chancelants dans l’obscurité croissante. Enfin une forte houle, poussée par le vent et la marée, déferla dans le chenal étroit sur le passage de la pauvre enfant qui roula submergée en poussant un long cri de détresse....

Quelques minutes après, Martha évanouie était déposée sur le sable, au bord de la baie. Un matelot tout ruisselant d’eau de mer, à genoux auprès d’elle, essayait de la ranimer… Puis, rapide comme l’éclair, le matelot se releva, et abandonnant sa charitable besogne, disparut derrière les grandes roches…

— Quoi ! une femme affalée sur le sable… noyée… Non, ça remue… Mille et mille tremblements ! c’est Martha. Ma fille ! ma fille, me voilà près de toi, tu n’as plus rien à craindre. Eh ! tonnerre ! que venais-tu faire si tard par ici ?

— Vous espérer, mon père, et prier le bon Dieu pour vous, murmura Martha d’une voix faible.

— C’est bon, c’est bon, dit le marin. Qui diable t’a tirée de ce mauvais pas ? Qui s’est sauvé à mon approche ?

— Le flot m’a surprise sur la pointe, répondit la pauvre petite, soit qu’elle voulût éluder la question, soit qu’elle ignorât en vérité le nom de son sauveur.

— Prends garde, mille bombes ! reprit le brigadier ; ne va pas louvoyer avec moi. Puis, s’apaisant un peu, il marmotta entre ses dents : — Oui, j’aime ma fille, sans doute ; mais si elle avait eu le malheur d’être tirée de l’eau par ce fils de forban, oh ! tonnerre ! je crois que…

Et il frappa la roche de son lourd talon à l’ébranler… Les choses en restèrent là pour cette fois. Christophe ramena sa fille dans ses bras à son habitation, gronda rudement la vieille gardienne et l’on ne parla plus de cet accident dont peu de personnes eurent connaissance.

Tel fut le commencement de la vengeance du fils du pilleur. Pour lui, ce n’était pas assez : il comptait sur la Providence et espérait mieux encore.


IV

Quelques mois après, sur le tard (on était à la fin de novembre), Franz parcourait les falaises, selon son habitude, quand, revenu de la pêche après avoir rapporté son poisson à sa mère, il allait au fil de l’eau pour songer à la pauvre Martha et à leur malheur. Un grain s’était levé au large, sans qu’il l’eût remarqué. Il faisait noir par moments, sous les grosses nuées, quoique, par intervalles, la moitié de la lune vînt jeter sur les flots de longues traînées d’argent. Il était occupé à regarder sous le vent de la pointe, où se trouve une sorte de chaussée d’écueils que la mer recouvre en montant, les évolutions hasardeuses d’une barque de pêche, que le vent du large semblait affaler vers les brisants. Le vieux matelot qui partageait son embarcation avec lui pour la pêche, l’aborda en ce moment.

— Voilà une barque qui file un mauvais nœud, m’est avis, lui dit-il. Si le patron perd de vue le clocher de Lok-Irek, il est coulé, c’est sûr.

— Ce n’est que trop probable, Tom, répondit Franz qui examinait avec une attention pleine d’anxiété… Dieu du ciel ! c’est la petite embarcation de…

— De Christophe, pas vrai, garçon. Je t’ai compris… Pas besoin de rester ici voir. Gagnons vitement nos hamacs.

Franz retint le matelot par sa vareuse. La lune jeta ses rayons obliques sur la chaussée de brisants. La voile avait disparu.

— Est-ce que j’ai la berlue, dit le matelot, ou bien sont-ils cachés par une roche, ou avalés par les congres ?

Pour toute réponse, Franz se mit à courir vers la baie où s’amarrait leur bateau. Tom le suivit en maugréant… Puis, au bout de cinq minutes, cinq siècles pour l’ardent sauveteur, la barque, sa voile hissée, au risque de rompre le mât, filait, comme un goëland sous la tourmente, vers les brisants que l’on prenait toujours tant de soin d’éviter. Mais Franz tenait la barre et le matelot ne pouvait que surveiller l’écoute, en recommandant son âme à Dieu.

— Pas moins, murmurait-il, que ça serait dur d’avaler sa gaffe pour ce damné de Brionel… !

Bientôt, à la morne clarté d’une lune voilée, ils virent l’eau bouillonner sur la chaussée, presque sous l’avant de leur bateau et aperçurent avec effroi la quille luisante, au-dessus des lames, d’un canot submergé. Soudain, sur la grosse roche que les houles commençaient à balayer, ils virent une ombre s’agiter, tendre les bras, et entendirent des cris de détresse. C’était la voix d’un enfant qui appelait au secours.

Ranger les écueils avec adresse et courage, accoster l’îlot de granit sous le vent, s’y élancer sans hésitation, ce fut, pour l’intrépide jeune homme, l’affaire d’une minute. Malgré ses murmures, le vieux Tom l’avait fortement secondé dans son œuvre généreuse, en s’efforçant de maintenir le bateau et de parer l’abordage des récifs. Franz trouva sur l’îlot un mousse qui, seul, accompagnait Brionel dans ses petites tournées. L’enfant était affolé de terreur.

— Là, là, criait-il : voyez, il est à moitié dans l’eau. C’est le patron… La mer va l’emporter.

Franz fit quelques pas dans la direction indiquée. La face tournée contre le goémon, le corps déjà inondé et soulevé quand revenaient les lames, un naufragé gisait sur la roche. Le fils du pilleur l’entraîna un peu plus haut où les flots ne montaient pas encore, et retourna le cadavre. Il ne put retenir un cri en voyant le visage livide, les mains crispées, la poitrine sanglante de son persécuteur…

Après ce sauvetage, Franz parut reprendre un peu de goût à la vie. Du moins sa mère voulut l’espérer pendant quelques mois. Elle se trompait. Franz, voyant que le temps n’amenait aucun changement dans sa position, sentait son courage l’abandonner encore. Il avait fait jurer à son matelot, sur sa part de paradis, que jamais il ne révélerait le nom de celui qui avait couru au secours de Brionel, et le mousse, seul autre témoin de ce naufrage, se mourait des suites de l’accident ou de la terreur qui l’avait frappé. Enfin, ce qui augmentait la cruelle tristesse, le découragement profond de Franz, c’était de savoir que la fille du brigadier, souffreteuse depuis longtemps, s’approchait peut-être déjà du cimetière, tandis qu’il eût été si heureux de lui donner la main pour la conduire dans le chemin fleuri où la vie reprend vite à seize ans.


Un jour que par exception, ou pour tâcher d’avoir quelques nouvelles de la petite boiteuse, la veuve Lestour passait dans le village, non loin de la maison de Christophe, celui-ci, assis sur le seuil de sa porte, le bras encore en écharpe, l’aperçut et s’écria en faisant un geste de colère et de mépris :

— Que viens-tu chercher ici, moitié de pilleur ? Passe au large, ou que le diable m’étrangle…

Il en eût dit bien d’autres dans sa fureur, si Martha, qui survint aussitôt ne l’eût entraîné dans la maison. Surexcitée par cette indigne apostrophe, la veuve le suivit dans la chambre dont la porte était restée ouverte, et là, les bras croisés, la poitrine haletante d’une cruelle et juste indignation, la veuve parut braver l’ancien brigadier dans sa demeure.

— Sors d’ici, damnée voleuse, hurla le furieux en levant pour frapper un bras que Martha retenait à grand’peine.

— Je ne sortirai pas, Christophe, répliqua la veuve outragée, avant de t’avoir dit la vérité que tu ignores, je crois, et qui sera du moins la juste punition de ton injustice… Oh ! tes insultes ne me font pas peur. Écoute-moi : Si je suis la veuve du pilleur, c’est la main que tu as levée sur moi qui fit le coup, je le sais… Mais toi, si tu peux presser dans tes bras ce cher ange qui voudrait t’apaiser, c’est à mon fils, au pauvre Franz que tu le dois…

— C’est faux, s’écria Christophe blême de fureur.

— C’est la vérité ; demande à ta fille qui l’a tirée de l’eau un soir…

— Dis donc qu’elle ment, interrompit le brigadier en repoussant Martha suffoquée par les sanglots.

— Écoute encore, Christophe, je n’ai pas fini. Oui, Franz a sauvé ta fille, et comme le bon Dieu voulait te confondre encore plus, il t’a fait briser ton canot sur la pointe là-bas. Enfin c’est le fils du forban, du forban que tu as tué, c’est lui qui t’a sauvé et ramené mourant à terre au péril de sa vie !

— Mille ouragans ! hurla Brionel, fou de rage. Sors d’ici ; va-t-en ! pilleuse, va-t-en !!

— Oui, je pars, dit la veuve avec calme ; je puis partir, car tu sais maintenant ce que le pilleur méprisé a fait pour toi ! Que le ciel te pardonne à cause de ta fille. Adieu !


V

S’il est ici-bas une douleur, une angoisse que l’on ne peut peindre, il en est à plus forte raison que l’on ne saurait supporter sans faiblir… sans mourir peut-être ! La douleur et l’angoisse de la pauvre Martha furent de ce nombre. La dernière scène dont elle fut le triste et impuissant témoin contre un père de qui l’âme endurcie était violente comme l’ouragan, cette scène avait atteint les derniers ressorts de sa frêle organisation.

Mais, chose étrange ! Si le chagrin prolongé terrasse à la fin ses innocentes victimes, la honte, la colère, l’impuissance à changer des événements funestes, le remords enfin, tuent peut-être plus vite. Le violent brigadier, injuste et cruel, nous en montre ici un exemple. Soit que la santé de sa fille qu’il voyait décliner, sans vouloir ni savoir y porter le seul remède nécessaire, soit que son orgueil blessé, aigri, envenimé, eût frappé son moral d’un coup qui affaissa ses forces en peu de temps, toujours est-il que Brionel tomba malade au bout de quelques mois, et mourut un peu apaisé, sans doute, par les larmes de sa fille, mais sans avoir pardonné à ceux qu’il nommait les auteurs de sa mort.


Martha languit une année environ après la mort de son père. Dans les derniers temps, on voyait passer sur la grève de Lok-Irek deux femmes en deuil, marchant lentement les yeux fixés sur la mer où des voiles paraissaient au large. Elles s’arrêtaient de temps à autre pour mieux regarder. La plus petite, toute pâle et qui boitait un peu, s’asseyait souvent sur les roches. Sa compagne l’aidait à marcher et l’entourait de soins maternels. Il serait inutile de les nommer. La veuve et Martha, désormais inséparables, allaient au-devant d’un fils et d’un fiancé… triste fiancé qui savait que la mort épouserait sa promise… Esclave de sa tendresse et de son dévouement, Franz, rattaché à la vie par le sentiment du devoir, travaillait avec ardeur pour ses deux amies, sa mère et la petite Torte. Il travaillait, et pour quelle raison, en ce qui concerne Martha, puisque Brionel passait pour presque riche ? Non, l’ancien brigadier, vaniteux et vantard, n’avait laissé que des dettes à sa fille, et Franz, intrépide lutteur, travaillait pour les payer et pour que Martha ne sût jamais que son père était mort insolvable.

Nous n’ajouterons rien à ceci : nos pages seront bientôt épuisées… Martha mourut comme une mouette blessée sur la grève, dans les bras de la veuve du pilleur, dont le fils pleurait à leurs pieds. Elle avait aimé le malheureux Franz, il est vrai ; mais pourtant avait-elle jamais connu toute l’étendue de son dévouement ?

Ce fut la seule récompense du matelot. La seule ? Oh ! non, grâce à Dieu. La conscience de s’être dévoué jusqu’au bout et sans retour, d’avoir accompli avec intrépidité un devoir souvent amer, toujours difficile, remplit sa carrière d’assez de force et même de joie intérieure, pour qu’il lui fût possible dans la suite d’affronter les brisants de la vie sans y sombrer.


Coat-ar-Roch, janvier 1879.