Fantômes bretons/La Chapelle de Coat-ar-Roch

LA CHAPELLE DE COAT-AR-ROCH

légende




Au pied des montagnes d’Arhez, dans la paroisse de Komanna, au milieu de grands bois, jadis chênes séculaires, aujourd’hui humbles taillis que dominent d’énormes et sombres rochers, on voit encore la trace et les restes dispersés d’un ancien édifice. Quelques pierres, détachées d’une ogive, montrent l’emplacement de la porte principale. Un tertre, couvert d’orties et de pariétaires, où l’on trouve en remuant le sol quelques débris de colonnettes de granit et de meneaux brisés, marque l’endroit où fut l’autel. L’herbe reverdit à peine sur la terre desséchée. Les oiseaux s’écartent de ces lieux solitaires, pour moduler leurs chants ; mais, le soir, on dirait que tous les hiboux de la montagne choisissent ce sombre théâtre pour y entonner leurs funèbres concerts. Vous pressentez, enfin, qu’un malheur est arrivé là, ou qu’une grande profanation y a été commise ; puis vous vous détournez, tout saisi d’une vague douleur et d’un regret que vous ne sauriez définir.

Tel est l’aspect des ruines de la chapelle de Coat-ar-Roch (Bois de la Roche). Leur triste histoire tiendra en peu de lignes. Puisse-t-elle, si petite qu’elle soit, devenir, à l’occasion, pour quelque chrétien, un encouragement à relever ou restaurer les ruines d’une de ces chapelles oubliées depuis trop longtemps !

Cela nous rappelle ce bon vieillard, dont parle Walter Scott, qui, animé d’un zèle touchant, vivait sans cesse au milieu des tombeaux, et employait ses derniers jours, un ciseau à la main, à retracer sur des pierres funéraires les noms des héros presbytériens morts en combattant pour leur croyance…

Mais revenons à notre tradition populaire. Je ne dirai pas, comme nos bardes bretons : « Il y a mille ans et plus » ; c’était tout simplement du temps de la grande Révolution. La chapelle faisait partie des dépendances du manoir de Coat-ar-Roch. Aujourd’hui, le manoir a disparu comme la chapelle, ou du moins, ce qui reste a été transformé en une maison, d’un triste aspect, à cause de ses grandes fenêtres presque sans carreaux et de ses murs lézardés, tout couverts d’un sombre manteau de lierre.

À la mort du pauvre gentilhomme qui habitait Coat-ar-Roch (vers 1789), son domaine fut vendu, conformément à ses dernières volontés. Il ne laissait point d’enfants, et avait employé de son vivant la plus grande partie de sa modique fortune en aumônes.

Un riche marchand de fil de Landivisiau acheta le domaine. C’était un avare endurci, qui ne voyait rien au dessus de son commerce. Il se nommait Grall-Penvern ; mais les paysans, pour le récompenser de sa perfidie, l’avaient baptisé Fallorch (plus mauvais). Grall ne s’était point marié, par suite de son avarice, et vivait seul avec son unique sœur, bonne et pieuse créature, détachée des choses de la terre autant que son frère tenait à ses intérêts et à sa fortune.

Le marchand de fil avait toujours contrarié la vocation religieuse de sa sœur Brigitte. Soumise et résignée comme une sainte, elle attendait avec patience et ne voulait pas quitter Penvern, dans l’espoir de le ramener un jour à de meilleurs sentiments.

Sachant déjà combien la chapelle de Coat-ar-Roch (autrement dit, de Saint-Roch) était en vénération dans le pays, Brigitte se réjouissait à l’idée d’y donner tous ses soins et d’embellir le sanctuaire que la Providence semblait lui confier. On comprendra quelle fut sa douleur, lorsque Falloc’h, entre deux vins, et disant qu’il n’y avait plus ni Dieu ni saints, lui annonça son intention de démolir la chapelle, pour en vendre les matériaux et défricher l’emplacement. Sœur Brigitte (on l’appelait ainsi pour honorer sa piété), ne put protester que par ses larmes et par ses prières.

Mais, la nuit suivante, dans un songe, il lui sembla voir saint Roch apparaître, la face blême et montrant du doigt l’ulcère qui couvrait son genou.

« Ne pleure pas, chère fille, murmurait saint Roch attendri ; si le méchant porte la main sur mon asile, c’est que Dieu l’a permis… pour instruire les hommes… Pourtant, vu la rigueur de la saison, fais en sorte, ma fille, qu’un petit coin soit conservé, pour nous abriter, moi et mon pauvre chien. »

Ce rêve rendit quelque confiance à la bonne Brigitte. Cependant, quand arriva le jour où l’on devait commencer la démolition de la chapelle, elle sentit redoubler sa douleur ; puis, comme poussée par une subite inspiration, elle sortit de grand matin, cueillit dans le verger quelques branches d’arbre vert et prit le chemin du bois.

Le soleil se levait sur la montagne et faisait scintiller le givre qui tremblotait aux branches dépouillées du taillis. De rapides frissons passaient dans les ramées avec la bise d’hiver. Quelques oiseaux chantaient tristement, comme pour appeler des jours meilleurs. Brigitte entra plus calme dans la chapelle solitaire ; elle disposa, comme d’habitude, des rameaux verts devant l’image de saint Roch, et se mit en prière, dans un coin obscur, au milieu de ce silence que l’on pourrait nommer céleste et dans lequel, à force de recueillement, on croit entendre comme les voix d’un autre monde… Tout à coup, deux hommes entrèrent à grand bruit : ils portaient une échelle, des marteaux, une hache et autres outils nécessaires à leurs travaux.

L’échelle fut dressée contre le mur ; l’un des hommes y monta avec assez de résolution, mais l’autre ouvrier, un jeune paysan, dit à son compagnon :

— C’est besogne maudite que nous allons faire ici. Qu’en pensez-vous, maître Pierre ?

— Moi ? Rien, dit l’autre. Le bourgeois a promis de bien payer ; je ne veux savoir que cela.

— N’importe, reprit le jeune homme, cela ne me rassure guère.

— Bah ! tu es un poltron ! Et, au surplus, Falloc’h ne nous a-t-il pas dit tout à l’heure qu’il prenait tout sur lui ?… et que d’ailleurs la Nation avait décrété la suppression de tous les saints ?…

Le ciel commençait à s’assombrir : de gros nuages, chassés par le vent de la montagne, passaient au dessus de la chapelle et répandaient de l’ombre sous les voûtes. La bise gémissait de temps à autre, et faisait tinter faiblement la petite cloche dans la tourelle. Le jeune garçon soupira, en regardant tout autour de lui.

— Je ne suis guère tranquille tout de même, dit-il, et que deviendra le pauvre saint Roch, quand on l’aura mis hors d’ici ?…

— Le ci-devant saint Roch fera comme tous les mendiants de la paroisse : il ira piller le bois de Falloc’h et se chauffera à son compte.

— C’est égal, maître Pierre, vous devriez y regarder à deux fois, avant de… Seigneur Jésus ! voyez donc là, dans le fond : c’est un ange du paradis qui est à genoux devant la statue.

— Eh ! c’est une femme, imbécile ! s’écria le charpentier ; sœur Brigitte elle-même… Qu’importe, puisque Falloc’h a dit de ne pas faire attention à elle.

À ces mots, l’ouvrier, digne de celui qui l’avait envoyé, se mit à frapper de grands coups de hache sur une poutre de la charpente. Un cri de douleur s’échappa de la poitrine de Brigitte. Ce cri vibra sous les voûtes comme un écho funèbre ; et, au même instant, soit qu’il eût perdu l’équilibre sous l’empire d’un effroi subit, soit qu’un barreau de l’échelle se fût rompu, le profanateur tomba sur le pavé, où il demeura privé de sentiment.

La sœur de Penvern vola seule au secours du blessé, car le jeune paysan s’était enfui frappé d’épouvante. Elle alla aussitôt puiser de l’eau à la fontaine voisine et réussit à ranimer le malheureux, qui s’était brisé l’épaule dans sa chute.

— Que Dieu vous assiste ! dit Brigitte en reconduisant le charpentier jusqu’au village. Vous souffrez beaucoup, mais songez que, sans la protection de saint Roch, dont vous vouliez abattre la demeure, vous deviez vous tuer en tombant de si haut sur les dalles.

— Peut-être, murmura le blessé en gémissant.

— Prenez confiance, reprit la bonne Brigitte : saint Roch, qui a porté remède à tant de maux et de blessures, vous guérira sans doute. Tenez, voici quelque argent. Je reviendrai vous voir demain.

— Quoi ! s’écria le charpentier, vous êtes la sœur de l’avare Falloc’h et vous êtes si bonne ! Vous avez tant de pitié des pauvres gens !… Mon ouvrier croyait voir un ange au pied de la statue ; je vois bien qu’il avait raison… Dites à Penvern qu’il en cherche d’autres pour sa maudite besogne ; car si j’en réchappe, que Dieu me punisse de mort, si je touche jamais à cette chapelle !

Cependant l’impitoyable marchand de fil se garda bien de reconnaître la main de Dieu dans l’événement qui venait de se passer. Il ne s’en montra même que plus ardent à exécuter son affreux dessein. Il manda aussitôt des vagabonds de Morlaix, et leur promit un salaire en rapport avec la tâche odieuse qu’il leur imposait.

La profanation fut bientôt consommée : la chapelle de Coat-ar-Roch n’existait plus. On avait enlevé les meilleurs matériaux pour les vendre à la ville. De tristes ruines gisaient à la place du sanctuaire vénéré, et le paysan breton faisait le signe de la croix en passant, priait et détournait les yeux.

Mais, par un reste de respect, né de ce vague sentiment qui surnage au fond des plus mauvais cœurs, et par une désobéissance formelle aux volontés du maître impie, les ouvriers (touchés sans doute par les larmes de Brigitte) laissèrent subsister un pan de muraille avec la niche où l’on voyait la statue de saint Roch. C’eût été, du moins, une consolation pour la pieuse fille : elle ne devait pas en jouir longtemps.

Dès que le marchand de fil eut remarqué cette infraction à ses ordres, il ne put contenir sa colère et jura de faire disparaître les derniers vestiges de la protection que saint Roch, depuis un temps immémorial, avait accordée à la paroisse de Komanna.

Un soir donc, par un temps sombre, bien conforme à ses sinistres projets, Falloc’h résolut de les mettre à exécution sans plus différer. Pourtant, comme sa conscience, lâche et bourrelée, ne lui laissait guère de repos en dépit de tous ses efforts, il crut prudent de chercher un complice et passa par le moulin, d’où, après maintes libations en l’honneur du fil et de la farine, il entraîna avec lui le vieux père Furik, le meunier de Kerdilès.

Le bonhomme, malgré le vin qu’il avait bu, n’était ni très-brave ni très-solide sur ses jambes, et à chaque détour du chemin, surtout à l’approche du taillis, il faisait une halte prudente.

— Heu ! fit-il enfin, seigneur Penvern, m’est avis que le temps est bien noir et l’heure un peu trop avancée. Et puis, voyez-vous, pour abattre un saint, un saint si vieux…

— Justement, maître Furik, interrompit le marchand, puisqu’il est vermoulu, nous en aurons plus vitement raison. Et puis tu devrais savoir que nous avons supprimé tous les saints, sans exception.

— Je ne dis pas non, reprit le meunier, après une pause remplie par les cris des chouettes ; je ne dis pas non, mais, tout de même, si ça allait mettre du noir dans ma farine ?…

— Il y a bien longtemps que tu n’y regardes plus, Furik ; nous savons à quoi nous en tenir là-dessus, vieux coquin.

— Heu ! vous voulez rire, Penvern… Holà ! ho ! ho !! qui diable vient de me saisir par mon habit ! Malhur-ru ! si c’était le barbet de saint Roch ?… Oui, je sens ses dents pointues dans ma chair… Lâche-moi donc, maudite bête !

Ce disant, le meunier épouvanté lançait dans les ténèbres un grand coup de pied qui n’atteignait que son compère Falloc’h, occupé à se frayer un passage au milieu des broussailles, dont les épines avaient retenu l’habit du vieux poltron.

— Par tous les diables ! tu frappes comme un sourd, Furik, s’écria le marchand de fil : tu me maltraites indignement au lieu de me remercier des efforts que je fais pour nous tirer d’un mauvais pas… car, vois-tu, nous ne sommes pas dans le bon chemin… Heureusement que voici la lune qui montre sa joue rouge au dessus du Ménez.

— Pour moi, je trouve que l’aventure tourne fort mal et je voudrais bien être encore dans mon moulin. Si vous m’en croyez, Penvern, nous retournerons tout de suite.

— Non pas, non pas, l’ami ! nous avons topé, topé sur un sac de méteil : il n’y a pas à s’en dédire. Faut aller jusqu’au bout, sans quoi, l’an prochain, je te retire le bail, et adieu la farine !

Le pauvre meunier se laissa conduire vers les ruines, sur lesquelles les rayons de la lune jetaient en ce moment des reflets fantastiques. De minute en minute, de lourds nuages interceptaient toute lumière, et nos deux aventuriers se trouvaient, dans les ténèbres nocturnes, livrés à tous les fantômes que la peur faisait naître dans leur imagination.

Enfin, les voilà rendus auprès de la niche où doit se trouver la statue de saint Roch. La lune se couvre d’un voile noir ; le vent redouble ses gémissements et accompagne d’un ton lugubre le chant monotone des oiseaux de nuit.

— Si tu veux abattre ce morceau de muraille et briser ce bonhomme décrépit, murmure Penvern à l’oreille du meunier, je te diminuerai trois écus au prochain bail.

— Trois écus, maître, c’est joli sans doute ; mais diable rouge ! casser un saint par morceaux… je ne pourrai jamais.

— Allons, j’irai jusqu’à six écus… Hein ? C’est dit ?

Malhur-bras ! s’écrie Furik en levant la main pour saisir un marteau, que le marchand avait apporté la veille par précaution. Six écus ! quel profit ! Mais je suis sûr que saint Roch me couvrira d’ulcères, si je touche à ses guenilles. Écoutez, Falloc’h… j’entends crier vengeance sur nous dans le fond du bois… Oh ! c’est impossible.

Et le meunier, dont les dents claquaient de terreur, se laissa tomber sur un tas de pierres.

— En ce cas, je m’en charge, par tous les diables ! s’écria Falloc’h ; et tout de suite encore. Quant à toi, tu me le paieras, double pendard.

À ces mots, sans attendre que la lune revînt lui prêter son flambeau, l’impie furieux, le marteau à la main, s’élança vers la niche, où il frappa à coups redoublés. Au même instant, une voix lamentable se fit entendre à peu de distance :

— Une place ! disait cette voix, qui me donnera une place pour reposer ma tête ?

En effet, la niche de saint Roch était vide ; le bon saint s’était évadé, et le profanateur n’atteignait dans sa rage aveugle que des pierres qui tombaient autour de lui…

N’importe, il frappait, il frappait toujours avec une fureur croissante. Il n’entendait rien, il ne voyait rien. Tout à coup, le pan de mur ébranlé s’écroula à grand bruit et l’ensevelit sous les décombres.

Le meunier s’était enfui, pendant cette scène de destruction. Ce ne fut que le lendemain matin que la malheureuse Brigitte, inquiète de son frère, et voulant sans doute prier pour lui, se rendit aux ruines de la chapelle. Nous ne peindrons pas sa douleur à la vue du spectacle terrible qui s’offrit à sa vue. Des journaliers, accourus à ses cris, ne retirèrent de dessous les pierres amoncelées que le cadavre du profanateur.

Sœur Brigitte vendit aussitôt le domaine de Coat-ar-Roch, et, après en avoir distribué le prix aux pauvres du canton, elle entra en religion dans un couvent de Landerneau.

Depuis ce temps, l’asile de saint Roch n’a pas été relevé. Lui-même, errant dans le bois, avec son pauvre chien, suivant la tradition populaire, attend qu’une main charitable lui rende son antique demeure. Parfois, la nuit, on entend encore sa voix désolée répéter ces mots touchants : « Oh ! qui me donnera une place pour reposer ma tête ? »

Et des hurlements plaintifs font un triste écho à ces paroles.

Cependant, le chef du vénérable saint, pieusement recueilli, a été placé dans une petite niche, au dessus de la fontaine voisine, qui lui est dédiée. Combien de gens malheureux sont venus là et y viennent encore, demander le repos et la santé. Ce chef mutilé est couvert d’un grand nombre de bonnets d’enfants, que des mères inquiètes et tremblant pour de petits êtres souffreteux, disposent avec piété sur l’image du saint guérisseur de tous les maux.


Coat-ar-Roch, le 8 août 1870.