Famille sans nom/II/Chapitre XII

Hetzel (p. 394-403).

XII
derniers jours.


La situation des patriotes à l’île Navy était alors extrêmement critique et ne pouvait se prolonger. Ce ne devait plus être qu’une question de jours — d’heures peut-être.

En effet, si le colonel Mac Nab hésitait à tenter le passage du Niagara, il allait rendre intenable le camp des assiégés. Une batterie, installée sur la berge de Chippewa, venait d’être achevée, et les bonnets bleus seraient dans l’impossibilité de lui répondre, puisqu’ils ne possédaient pas une seule bouche à feu. Quelques centaines de fusils — les seules armes dont ils pussent faire usage à distance, pour empêcher un débarquement — seraient impuissantes contre l’artillerie des royaux.

Si les Américains s’intéressaient au succès de l’insurrection franco-canadienne, il était fort regrettable que, dans un intérêt politique, le gouvernement des États-Unis, eût voulu garder la plus stricte neutralité depuis les débuts de la lutte. Lui seul aurait pu fournir les canons qui manquaient aux réformistes ; mais c’eût été provoquer les récriminations de l’Angleterre, à une époque où le moindre incident risquait d’amener une rupture, ainsi que cela se produisit quelques mois plus tard. Les moyens défensifs de l’île Navy étaient par suite extrêmement limités. Même les munitions et les vivres pouvaient lui faire défaut, bien qu’elle fût ravitaillée — autant que les ressources du pays le permettaient — par Schlosser, Buffalo et Niagara-Falls. De là, un incessant va-et-vient d’embarcations, petites ou grandes, à travers le bras droit de la rivière. Aussi le colonel Mac Nab avait alors disposé quelques pièces au-dessus et au-dessous de Chippewa, afin de les prendre d’écharpe en amont comme en aval de l’île.

On le sait, l’une de ces embarcations, le petit bateau à vapeur Caroline, établissait une communication rapide entre le camp et la rive de Schlosser. Il était surtout affecté au transport des curieux, qui se hâtaient de rendre visite aux défenseurs de l’île Navy.

En de telles conditions, il fallait aux chefs de cette poignée d’hommes une énergie vraiment extraordinaire pour ne point abandonner la lutte. Malheureusement, le nombre des combattants diminuait de jour en jour, et des groupes découragés se faisaient conduire à Schlosser pour ne plus revenir.

Depuis la scène lamentable, terminée par le départ de Jean et à laquelle il avait assisté, M. de Vaudreuil n’était plus sorti de sa maison. C’est à peine s’il pouvait se soutenir. Sa fille ne le quittait pas d’un instant. Il leur semblait, à tous deux, qu’ils avaient été, pour ainsi dire, souillés par cette boue d’outrages jetée à la face de Bridget et de son fils. Personne plus qu’eux n’avait souffert des insultes dont leurs compagnons accablaient cette misérable famille, courbée sous l’opprobre d’un nom qu’elle avait renié ! Et pourtant, lorsqu’ils songeaient au crime de Simon Morgaz, à ces héroïques victimes que les agissements du traître avaient envoyées à l’échafaud, tous deux courbaient la tête sous le poids d’une fatalité contre laquelle nulle justice ne pouvait prévaloir.

Dans cette maison, d’ailleurs, où se réunissaient chaque jour les amis de M. de Vaudreuil, aucun d’eux ne faisait jamais allusion à ce qui s’était passé. Vincent Hodge, par une discrétion digne de son caractère, se tenait sur une extrême réserve, ne voulant rien laisser paraître de ce qui aurait pu ressembler à un blâme pour les sentiments manifestés par Clary. Est-ce qu’elle n’avait pas eu raison, cette vaillante jeune fille, de protester contre ces préjugés odieux, qui étendent jusqu’aux innocents la responsabilité des coupables, qui veulent qu’un héritage de honte se transmette des pères aux enfants, comme la ressemblance physique ou morale !

Et, c’est en songeant à cette épouvantable situation que Jean, désormais seul au monde, sentait tout son être se révolter. Joann, mort pour le pays, Bridget, morte sous l’outrage, tout cela ne suffisait-il pas à établir une balance avec le passé ?… Eh bien, non ! Et, lorsqu’il s’écriait : « C’est injuste ! » il semblait que la voix de sa conscience répondait : « Ce n’est peut-être que justice ! »

Alors Jean revoyait Clary, bravant les insultes de cette foule qui le poursuivait ! Oui ! elle avait eu ce courage de défendre un Morgaz ! Elle avait été jusqu’à lui offrir de lier son existence à la sienne ! Mais lui s’y était refusé, il s’y refuserait toujours ! Pourtant, quel amour il lui portait ! Et, alors, il errait sur les rives du Niagara, comme le Nathaniel Bumpoo des Mohicans, qui eût préféré s’engloutir dans ses cataractes plutôt que de se séparer de Mabel Denham !

Pendant toute la journée du 18, Jean resta près du cadavre de sa mère, enviant ce repos dont elle jouissait enfin. Son vœu suprême aurait été de la rejoindre. Mais il se rappelait ses dernières paroles, il n’avait le droit de succomber qu’à la tête des patriotes. C’était son devoir… il le remplirait.

Lorsque la nuit fut venue, une nuit sombre, à peine éclairée par le « blinck » des neiges — sorte de réverbération blanchâtre dont s’emplit le ciel des régions polaires — Jean quitta la cabane où gisait le corps de Bridget. Puis, à quelques centaines de pas, sous le couvert des arbres chargés de givre, il alla creuser une tombe avec son large couteau canadien. Sur la lisière de ce bois, perdu dans l’obscurité, personne ne pouvait le voir, et il ne voulait pas être vu. Personne ne saurait où Bridget Morgaz serait enterrée. Aucune croix n’indiquerait sa tombe. Si Joann reposait en quelque coin inconnu au pied du fort Frontenac, sa mère, du moins, serait ensevelie dans ce sol américain, qui était le sol de sa terre natale. Jean, lui, se ferait tuer à la prochaine attaque, et sa dépouille disparaîtrait, entraînée avec tant d’autres, par les rapides du Niagara. Alors il ne resterait plus rien — pas même le souvenir — de ce qui avait été la famille Morgaz !

Lorsque le trou fut assez profond pour qu’un cadavre n’eût rien à craindre de la griffe des fauves, Jean revint à la cabane, il prit le corps de Bridget entre ses bras, il l’emporta sous les arbres, il mit un dernier baiser sur le front de la morte, il la déposa au fond de la tombe, enveloppée dans son manteau en étoffe du pays, il la recouvrit de terre. Alors, s’agenouillant, il pria, et ses derniers mots furent ceux-ci :

« Repose en paix, pauvre mère ! »

La neige, qui commençait à tomber, eut bientôt caché l’endroit où dormait celle qui n’était plus, qui n’aurait jamais dû être !

Et malgré tout, lorsque les soldats de Mac Nab tenteraient de débarquer sur l’île Navy, Jean serait au premier rang des patriotes pour y chercher la mort.

Il ne devait pas longtemps attendre.

En effet, le lendemain, 19 décembre, dès les premières heures de la matinée, il fut manifeste que le colonel Mac Nab préparait une attaque directe. De grands bateaux plats étaient rangés le long de la berge, au-dessous du camp de Chippewa. Faute d’artillerie, les bonnets bleus n’auraient aucun moyen de détruire ces bateaux avant qu’ils se fussent mis en marche, ni de les arrêter, lorsqu’ils tenteraient le passage. Leur unique ressource serait de s’opposer à un débarquement par la force, en se concentrant sur les endroits menacés. Mais quelle résistance pourraient opposer quelques centaines d’hommes contre la masse des assaillants, s’ils accostaient l’île sur plusieurs points à la fois ? Ainsi, dès que les royaux auraient pris pied, l’envahissement du camp suivrait de près, et ses défenseurs, trop nombreux pour trouver place dans les quelques embarcations de Schlosser, seraient massacrés avant d’avoir pu se réfugier sur la terre américaine.

C’est de ces éventualités dont s’inquiétaient surtout M. de Vaudreuil et ses amis. Ils comprenaient les dangers d’une telle situation. Pour y échapper, il est vrai, il leur eût suffi de regagner Schlosser, pendant que le passage du Niagara était libre. Mais pas un n’aurait voulu battre en retraite, sans s’être défendu jusqu’à la dernière heure.

Peut-être, après tout, se croyaient-ils assez forts pour opposer une sérieuse résistance, et se faisaient-ils illusion sur les difficultés d’un débarquement.

En tout cas, l’un d’eux ne s’y méprenait guère. C’était maître Nick, si malencontreusement engagé dans cette lutte. Mais sa situation à la tête des guerriers mahoganniens ne lui permettait pas d’en rien dire. Quant à Lionel, son patriotisme n’admettait aucune hésitation.

Le jeune clerc, d’ailleurs, ne revenait pas des surprises que lui avait causées la réapparition si inattendue de son héros. Quoi ! Jean-Sans-Nom était fils d’un Simon Morgaz !… L’abbé Joann était fils d’un traître !

« Eh bien ! se répétait-il, en sont-ils moins deux bons patriotes ? Et Mlle Clary n’a-t-elle pas eu raison de défendre Jean et sa mère ?… Ah ! la brave jeune fille !… C’est bien, cela !… C’est noble !… C’est digne d’une Vaudreuil ! »

Ainsi raisonnait Lionel, qui ne marchandait pas son enthousiasme, et ne pouvait croire que Jean eût quitté l’île Navy pour n’y plus remettre les pieds. Oui ! Jean-Sans-Nom reparaîtrait, ne fût-ce que pour mourir en défendant la cause nationale !

Et bientôt, le jeune clerc en arrivait à faire cette réflexion fort judicieuse, en somme :

« Pourquoi les enfants de Simon Morgaz ne seraient-ils pas les plus loyaux des hommes, puisque le dernier descendant d’une race belliqueuse n’avait plus rien des qualités de ses ancêtres, puisque la race des Sagamores finissait en notaire ! »

Ce que Lionel pensait de Jean-Sans-Nom, c’est aussi ce que pensaient Thomas Harcher et ses fils. Ne l’avaient-ils pas vu à l’œuvre depuis nombre d’années. En risquant cent fois sa vie, Jean n’avait-il pas racheté le crime de Simon Morgaz ? Vraiment, s’ils eussent été présents à cette odieuse scène, ils n’auraient pu se contenir, ils se seraient jetés sur la foule, ils auraient fait justice de ces abominables outrages ! Et, s’ils savaient en quel endroit Jean s’était retiré, ils iraient le chercher, ils le ramèneraient au milieu des bonnets bleus, ils le mettraient à leur tête !

Il faut le dire à l’honneur de l’humanité, depuis l’expulsion de Jean et de Bridget, un revirement s’était fait dans les esprits. Les sentiments de Lionel et de la famille Harcher étaient présentement partagés par la majorité des patriotes.

Vers onze heures du matin, les préliminaires de l’attaque commencèrent. Les premiers boulets des batteries de Chippewa sillonnèrent la surface du camp. Des obus portèrent le ravage et l’incendie à travers l’île. Il eût été impossible de s’abriter contre ces projectiles, sur un terrain presque ras, semé de groupes d’arbres, coupé de haies sans épaisseur, n’ayant que quelques épaulements, construits en terre gazonnée du côté de la rive. Le colonel Mac Nab cherchait à déblayer les berges, avant de tenter le passage du Niagara, — opération qui n’était pas sans difficultés, malgré le nombre restreint des défenseurs.

Ceux-ci s’étaient réunis autour de la maison de M. de Vaudreuil, moins exposée aux coups de l’artillerie par sa situation sur la rive droite, en face de Schlosser.

Dès les premières détonations, M. de Vaudreuil avait donné l’ordre à tout ce qui était non combattant de repasser sur le territoire américain. Les femmes, les enfants, dont on avait jusqu’alors toléré la présence, durent s’embarquer, après avoir dit adieu à leurs maris, à leurs pères, à leurs frères, et furent transportés sur l’autre rive. Ce transport ne se fit pas sans danger, car les bouches à feu, placées en amont et en aval de Chippewa, menaçaient de les atteindre par un tir oblique. Quelques boulets vinrent même frapper la frontière des États-Unis — ce qui devait provoquer de très justes réclamations de la part du gouvernement fédéral.

M. de Vaudreuil avait voulu obtenir de sa fille qu’elle se réfugiât à Schlosser, afin d’y attendre l’issue de cette attaque. Clary refusa de le quitter.

« Mon père, dit-elle, je dois rester près de vous, j’y resterai. C’est mon devoir.

— Et si je tombe entre les mains des royaux ?…

— Eh bien ! ils ne me refuseront pas de partager votre prison, mon père.

— Et si je suis tué, Clary ?… »

La jeune fille ne répondit pas, mais M. de Vaudreuil ne put parvenir à vaincre sa résistance. Aussi était-elle près de lui, lorsqu’il vînt prendre place au milieu des patriotes, rassemblés devant la maison.

Les détonations éclataient alors avec une extrême violence. La position du campement allait devenir intenable. Cependant la tentative de débarquement ne s’effectuait pas encore. Autrement, ceux des bonnets bleus qui étaient postés derrière les épaulements en eussent donné avis.

Devant la maison se trouvaient Vincent Hodge, Clerc et Farran, Thomas, Pierre, Michel et Jacques Harcher. Là aussi, maître Nick et Lionel, les guerriers mahoganniens, froids et calmes, comme toujours.

M. de Vaudreuil prit la parole :

« Mes compagnons, dit-il, nous avons à défendre le dernier rempart de notre indépendance. Si Mac Nab s’en rend maître, l’insurrection est vaincue, et qui sait quand de nouveaux chefs et de nouveaux soldats pourront recommencer la lutte ! Si nous repoussons les assaillants, si nous parvenons à nous maintenir, des secours arriveront de tous les points du Canada. Nos partisans reprendront espoir, et nous ferons de cette île une imprenable forteresse, où la cause nationale trouvera toujours un point d’appui. — Êtes-vous décidés à la défendre ?

— Jusqu’à la mort ! répondit Vincent Hodge.

— Jusqu’à la mort ! » répétèrent ses compagnons.
Il eût été impossible de s’abriter.


En ce moment, quelques boulets vinrent frapper le sol à une vingtaine de pas, et ricochèrent au loin en faisant voler une poussière de neige.

Pas un des habits bleus ne fit un mouvement. Ils attendaient les ordres de leur chef.

M. de Vaudreuil reprit :

« Il est temps de se porter sur la rive. L’artillerie de Chippewa ne tardera pas à se taire, car les royaux vont essayer de forcer le passage. Dispersez-vous le long de la berge, à l’abri des roches, et attendez que les bateaux soient à bonne portée. Il ne faut pas que les soldats de Mac Nab débarquent…

— Ils ne débarqueront pas, dit William Clerc, et, s’ils y parvenaient, nous les rejetterions dans le Niagara !

— À notre poste, mes amis ! s’écria Vincent Hodge.

— Je marcherai avec vous, dit M. de Vaudreuil, tant que la force ne me manquera pas…

— Reste ici, Vaudreuil, dit André Farran. Nous serons toujours en communication avec toi…

— Non, mes amis, répondit M. de Vaudreuil. Je serai là où je dois être !… Venez…

— Oui ! venez, patriotes !… Les bateaux ont déjà quitté la rive canadienne ! »

Tous se retournèrent, en entendant ces paroles jetées d’une voix éclatante.

Jean était là. Pendant la nuit précédente, une embarcation l’avait passé sur l’île. Personne ne l’avait reconnu. Après s’être caché du côté qui regardait Chippewa, il avait observé les préparatifs du colonel Mac Nab, sans prendre souci des projectiles qui frappaient la berge. Puis, voyant que les assaillants se disposaient à forcer le passage, il était venu — ouvertement — reprendre sa place parmi ses anciens compagnons.

« Je le savais bien ! » s’écria Lionel.

Clary de Vaudreuil s’était avancée au-devant du jeune patriote, en même temps que Thomas Harcher et ses fils, qui se rangèrent autour de lui.

M. de Vaudreuil offrit la main à Jean…

Jean ne la prit pas.

« Défenseurs de l’île Navy, dit-il, ma mère est morte, accablée par les insultes que vous lui avez fait subir ! Maintenant, il ne reste plus que moi de cette famille vouée à l’horreur et au mépris ! Soumettez-vous à la honte de voir un Morgaz combattre à vos côtés, et allons mourir pour la cause franco-canadienne ! »

À ces paroles répondit un tonnerre d’acclamations. Toutes les mains se tendirent vers Jean. Cette fois encore, il refusa de les toucher de la sienne.

« Adieu, Clary de Vaudreuil ! dit-il.

— Adieu, Jean ! répondit la jeune fille.

— Oui, et pour la dernière fois ! »

Cela dit, précédant M. de Vaudreuil, ses compagnons, tous ceux qui voulaient comme lui marcher à la mort, il s’élança vers la rive gauche de l’île.