Famille sans nom/II/Chapitre III

Hetzel (p. 269-286).

III
m. de vaudreuil à maison-close.


« Ma mère, dit Jean, après avoir déposé le blessé sur le lit que son frère ou lui occupaient, lorsqu’ils venaient passer la nuit à Maison-Close, ma mère, il y va de la vie de cet homme, si les soins lui manquent !

— Je le soignerai, Jean !

— Il y va de ta vie, ma mère, si les soldats de Witherall le découvrent chez toi !

— Ma vie !… Est-ce que ma vie compte, mon fils ? » répondit Bridget.

Jean ne voulut pas lui apprendre que son hôte était M. de Vaudreuil, une des victimes de Simon Morgaz. C’eût été lui rappeler d’infamants souvenirs. Mieux valait que Bridget ne le sût pas. L’homme auquel elle donnait asile était un patriote. Cela suffisait pour qu’il eût droit à son dévouement.

Tout d’abord, Bridget et Jean étaient retournés près de la porte. Ils écoutaient. Si de lointaines clameurs retentissaient encore du côté de l’église, le calme régnait sur la grande route. Les derniers reflets des incendies allumés dans le haut quartier de la bourgade commençaient à s’éteindre peu à peu, et aussi les cris des royaux. Ils avaient fini de brûler, de piller et de massacrer. En somme, une vingtaine d’habitations avaient été réduites en cendres. Maison-Close était de celles qui avaient échappé à la destruction. Mais Bridget et Jean ne pouvaient-ils tout craindre des vainqueurs, lorsque le soleil viendrait éclairer les ruines de Saint-Charles.

D’ailleurs, ils éprouvèrent plus d’une alerte pendant cette soirée. D’heure en heure, des rondes de soldats et de volontaires passaient devant Maison-Close, surveillant les abords de la bourgade au tournant de la grande route. Elles s’arrêtaient parfois. Est-ce donc que des perquisitions eussent été ordonnées, que des agents de la police fussent sur le point de frapper à la porte, en sommant de l’ouvrir ? Et, alors, ce n’était pas pour lui que tremblait Jean-Sans-Nom, c’était pour M. de Vaudreuil, pour ce moribond qui eût été achevé dans la maison de sa mère !…

Ces craintes ne devaient pas se réaliser — pendant cette nuit du moins.

Bridget et son fils s’étaient placés au chevet du blessé. Tout ce qu’ils avaient pu faire pour lui, ils l’avaient fait. Mais il aurait fallu des remèdes, et comment s’en procurer ? Il aurait fallu un médecin, et où en trouver un auquel il eût été prudent de confier, avec la vie d’un patriote, les secrets de Maison-Close ?

La poitrine de M. de Vaudreuil, mise à nu, fut examinée. Une plaie profonde, produite par le coup de sabre, s’étendait obliquement sur la partie gauche du torse. Il semblait bien que cette plaie ne devait pas être assez profonde pour qu’un organe vital eût été atteint. Et pourtant le blessé respirait si faiblement, il avait perdu une telle quantité de sang, qu’il pouvait mourir dans une syncope.

Ayant d’abord lavé la blessure à l’eau froide, Bridget en rapprocha les lèvres et la recouvrit de compresses. M. de Vaudreuil se ranimerait-il sous l’influence des pansements réitérés que lui ferait Bridget, et du repos dont il était assuré à Maison-Close, si les soldats de Witherall quittaient la bourgade ? Jean et sa mère n’osaient l’espérer.

Deux heures après son arrivée, bien qu’il n’eût pas encore ouvert les yeux, M. de Vaudreuil laissa échapper quelques paroles. Évidemment il ne se rattachait plus à la vie que par le souvenir de sa fille. Il l’appelait, — peut-être pour réclamer ses soins, peut-être aussi parce qu’il songeait aux périls qui la menaçaient maintenant à Saint-Denis…

Bridget, lui tenant la main, l’écoutait. Jean, debout, cherchait à empêcher sa blessure de se rouvrir dans quelque brusque mouvement. Lui aussi, il essayait de saisir ses paroles, entrecoupées de soupirs. M. de Vaudreuil allait-il dire ce que Bridget ne devait pas entendre ?…

Et alors un nom fut prononcé au milieu de ces phrases incohérentes.

C’était le nom de Clary.

« Ce malheureux a donc une fille ? murmura Bridget, en regardant son fils.

— Sans doute… ma mère !

— Et il la demande !… Il ne veut pas mourir sans l’avoir revue !… Si sa fille était près de lui, il serait plus tranquille !… Où est-elle en ce moment ?… Ne pourrais-je essayer de la retrouver… de l’amener ici… en secret ?

— Elle !… s’écria Jean.

— Oui !… Sa place est près de son père qui l’appelle et qui se meurt ? »

À cet instant, dans un accès de délire, le blessé voulu se redresser sur son lit.
M. de Vaudreuil avait été renversé d’un coup de sabre.


Puis, de sa bouche haletante s’échappèrent ces mots, qui ne disaient que trop ses angoisses :

« Clary… seule… là-bas… à Saint-Denis ! »

Bridget se releva.

« Saint-Denis ?… dit-elle… C’est là qu’il a laissé sa fille ?… Entends-tu, Jean ?

— Les royaux !… à Saint-Denis !… reprit le blessé. Elle ne pourra
Une vingtaine d’habitations réduites en cendres.


leur échapper !… Les misérables se vengeront sur Clary de Vaudreuil…

— Clary de Vaudreuil ? » répéta Bridget.

Puis, baissant la tête, elle ajouta :

« M. de Vaudreuil… ici !

— Oui ! M. de Vaudreuil, répondit Jean, et, puisqu’il est à Maison-Close, il faut que sa fille y vienne ! »

— Clary de Vaudreuil chez moi », murmura Bridget.

Immobile, près du lit où gisait M. de Vaudreuil, elle regardait ce patriote dont le sang coulait pour la cause de l’indépendance, celui qui, douze ans avant, avait failli payer de sa tête la trahison de Simon Morgaz. S’il apprenait quelle maison lui avait donné asile, quelles mains l’avaient disputé à la mort, l’horreur ne l’emporterait-elle pas, et, dût-il se traîner sur ses genoux, ne se hâterait-il pas de fuir le contact infamant de cette famille ?

Dans un gémissement prolongé, M. de Vaudreuil laissa encore échapper le nom de Clary.

« Il peut mourir, dit Jean, et il ne faut pas qu’il meure sans avoir revu sa fille…

— J’irai la chercher, répondit Bridget.

— Non !… Ce sera moi, ma mère !

— Toi que l’on poursuit dans le comté ?… Veux-tu donc succomber avant d’avoir accompli ton œuvre ?… Non, Jean, tu n’as pas encore le droit de mourir ! J’irai chercher Clary de Vaudreuil !

— Ma mère, Clary de Vaudreuil refusera de te suivre !

— Elle ne refusera pas, quand elle saura que son père est mourant et qu’il l’appelle ! — Où Mlle de Vaudreuil est-elle, à Saint-Denis ?

— Dans la maison du juge Forment… Mais c’est trop loin, ma mère !… Tu n’auras pas la force !… Pour aller et revenir, il y a douze milles !… Moi, en partant tout de suite, j’aurai le temps d’arriver à Saint-Denis et d’en ramener Clary de Vaudreuil avant le jour ! Personne ne me verra sortir ! Personne ne me verra rentrer à Maison-Close…

— Personne ?… répondit Bridget. Et les soldats qui surveillent les routes, comment les éviteras-tu ?… Si tu tombes entre leurs mains, comment pourras-tu leur échapper ?… Même en admettant qu’ils ne te reconnaissent pas, est-ce qu’ils te laisseront libre ? Tandis que moi, une vieille femme… pourquoi m’arrêteraient-ils ? Assez discuté, Jean ! M. de Vaudreuil veut voir sa fille !… Il faut qu’il la voie, et il n’y a que moi qui puisse la ramener près de lui !… Je vais partir ! »

Jean dut se rendre aux instances de Bridget. Bien que la nuit fût très sombre, s’aventurer sur des chemins que surveillaient les patrouilles de Witherall, c’eût été risquer de ne pouvoir accomplir sa tâche. Il importait que Clary de Vaudreuil eût franchi le seuil de Maison-Close avant le lever du soleil. Qui sait même si la vie de son père se prolongerait jusque-là ! Lui, Jean-Sans-Nom, connu comme tel, maintenant qu’il avait combattu à visage découvert, pourrait-il arriver à Saint-Denis ? Pourrait-il en revenir avec Clary de Vaudreuil ? Ne serait-ce pas risquer de la jeter plus sûrement aux mains des royaux ?

Cette dernière raison le décida surtout, car il eût fait bon marché des dangers qui lui étaient personnels. Il donna à Bridget les instructions nécessaires pour qu’elle pût arriver près de la jeune fille chez le juge Froment. Il lui remit un billet, ne contenant que ces mots : « Confiez-vous à ma mère et suivez-la ! » qui devait inspirer toute confiance à Clary. Cela fait, Jean entr’ouvrit la porte, il la referma sur Bridget et vint s’asseoir près du lit de M. de Vaudreuil.

Il était un peu plus de dix heures, lorsque Bridget descendit rapidement la route, déserte alors. Le froid glacial des longues nuits canadiennes, enveloppant toute la campagne, rendait le sol propice à une marche rapide. Le premier quartier de la lune, qui allait disparaître à l’horizon, laissait quelques étoiles poindre entre les nuages très élevés.

Bridget marchait d’un bon pas à travers ces solitudes obscures, sans peur ni faiblesse. Pour accomplir un devoir, elle avait retrouvé son énergie d’autrefois, dont elle devait encore donner tant de preuves. Cette route de Saint-Charles à Saint-Denis, elle la connaissait, d’ailleurs, l’ayant si souvent parcourue pendant sa jeunesse. Ce qu’elle avait à redouter, c’était de se croiser avec quelque détachement de soldats.

Cela se produisit à deux ou trois reprises dans un rayon de deux milles au delà de Saint-Charles. Mais, cette vieille femme, pourquoi l’eût-on empêchée de passer ? Elle en fut quitte pour les mauvais compliments de gens plus ou moins ivres, et ce fut tout. Le lieutenant-colonel Witherall n’avait point organisé de reconnaissances dans la direction de Saint-Denis. Avant d’aller châtier cette malheureuse bourgade, il voulait s’assurer des dispositions prises par les vainqueurs de l’avant-veille, et ne se souciait pas de compromettre sa victoire par une attaque inconsidérée.

Il suit de là que, pendant les deux autres tiers de la route, Bridget ne fit aucune dangereuse rencontre. Les pauvres gens qu’elle rejoignit, qu’elle dépassa même, c’étaient des fugitifs de Saint-Charles, qui se répandaient à travers les paroisses du comté, n’ayant plus d’asile depuis que leurs maisons avaient été livrées au pillage et aux flammes.

Mais — cela n’était que trop certain — où Bridget avait pu passer librement, Jean eût été dans l’impossibilité de le faire. À l’approche des détachements, il lui aurait fallu se jeter en dehors de la grande route, prendre par les chemins de traverse au prix de détours qui ne lui eussent pas permis d’être revenu à Maison-Close avant le jour. Et, si quelque piquet de cavalerie l’avait arrêté, il n’en aurait point été quitte pour des propos de caserne. Peut-être même l’aurait-on reconnu, et l’on sait trop de quelle condamnation l’eût frappé la cour de justice à Montréal.

Une demi-heure avant minuit, Bridget avait atteint la rive du Richelieu.

La maison du juge Froment, qu’elle connaissait, était située sur cette rive, un peu en dehors de Saint-Denis. Bridget n’avait donc point à traverser le Richelieu — ce qu’elle n’aurait pu faire sans une embarcation qu’il eût fallu chercher. Il lui suffisait de descendre pendant un quart de mille pour arriver devant la porte de la maison.

L’endroit était absolument désert. Un profond silence régnait en cette partie de la vallée.

Au lointain, à peine quelques lumières brillaient-elles aux fenêtres des premières habitations de la bourgade, alors plongée dans un repos que ne troublait aucune rumeur.

Fallait-il en conclure que la nouvelle de la défaite de Saint-Charles n’était pas encore arrivée à Saint-Denis ?

C’est ce que pensa Bridget. Clary de Vaudreuil ne devait donc rien savoir de ce désastre, et ce serait par elle, messagère de malheur, qu’elle allait tout apprendre.

Bridget monta les marches du petit escalier, à l’angle de la maison, et frappa à la porte.

La réponse se fit attendre.

Bridget frappa de nouveau.

Des pas résonnèrent à l’intérieur d’un vestibule, qui s’éclaira faiblement. Puis une voix demanda :

« Que voulez-vous ?…

— Voir le juge Froment.

— Le juge Froment n’est pas à Saint-Denis, et, en son absence, je ne puis ouvrir.

— J’ai de graves nouvelles à lui communiquer, reprit Bridget en insistant.

— Vous les lui communiquerez à son retour ! »

La détermination de ne point ouvrir paraissait si formelle, que Bridget n’hésita pas à se servir du nom de Clary.

« Si le juge Froment n’est pas chez lui, dit-elle, Mlle de Vaudreuil doit y être, et il faut que je lui parle.

Mlle de Vaudreuil est partie, fut-il répondu, non sans une certaine hésitation.

— Elle est partie ?…

— Depuis hier…

— Et savez-vous où elle est allée ?…

— Sans doute… elle aura voulu rejoindre son père !

— Son père ?… répondit Bridget. Eh bien ! c’est de la part de M. de Vaudreuil que je viens la chercher !

— Mon père ! s’écria Clary, qui se tenait au fond du vestibule. Ouvrez !…

— Clary de Vaudreuil, reprit Bridget en baissant la voix, si je suis venue, c’est pour vous conduire près de votre père, et c’est Jean qui m’envoie… »

Déjà les verrous de la porte avaient été repoussés, lorsque Bridget dit à voix basse :

« Non… n’ouvrez pas !… Attendez !… »

Et, redescendant les marches, elle se laissa glisser au pied de l’escalier. En effet, il importait qu’elle ne fût pas aperçue, il importait qu’on ne la vît pas entrer dans cette maison, et, en ce moment, une troupe d’hommes, de femmes, d’enfants, s’approchait, en suivant la rive du Richelieu.

C’était la première bande des fuyards, qui atteignait Saint-Denis, après avoir pris à travers la campagne pour éviter les routes. Là, il y avait des blessés que soutenaient leurs parents ou leurs amis, de pauvres femmes entraînant ce qui leur restait de famille, et aussi plusieurs patriotes valides, qui avaient pu se soustraire à l’incendie et au massacre. Nombre d’entre eux devaient connaître Bridget, et Bridget tenait à ce qu’on ne sût pas qu’elle avait quitté Maison-Close. Aussi, blottie dans l’ombre du mur, voulait-elle laisser passer ce premier flot de fugitifs.

Mais, pendant ces quelques minutes, que dut penser Clary, entendant ces cris, — des cris de désespoir ? Depuis plusieurs heures, elle guettait les nouvelles qui devaient venir de Saint-Charles. Peut-être serait-ce son père, peut-être Jean lui-même qui se hâterait de les apporter, s’il ne se décidait pas à marcher immédiatement sur Montréal, après une nouvelle victoire ?

Non ! À travers cette porte que Clary n’osait plus ouvrir, des gémissements arrivaient jusqu’à elle.

Enfin, les fugitifs, après avoir passé devant la maison, continuèrent à redescendre la berge, en attendant qu’il leur fût possible de franchir le fleuve.

La route était redevenue tranquille, bien que d’autres cris se fissent encore entendre en aval.

Bridget s’était relevée. Au moment où elle allait frapper de nouveau, la porte s’ouvrit et se referma sur elle.

Clary de Vaudreuil et Bridget Morgaz étaient maintenant en présence, dans une des chambres du rez-de-chaussée, éclairée d’une lampe dont la lueur ne pouvait se glisser à travers les volets, hermétiquement fermés.

La vieille femme et la jeune fille se regardaient, tandis que la servante se tenait à l’écart. Clary était pâle, pressentant quelque épouvantable malheur, n’osant interroger.

« Les patriotes de Saint-Charles ?… dit-elle enfin.

— Vaincus ! répondit Bridget.

— Mon père ?…

— Blessé…

— Mourant ?…

— Peut-être ! »

Clary n’eut pas la force de se soutenir, et Bridget dut la recevoir dans ses bras.

« Du courage, Clary de Vaudreuil ! dit-elle. Votre père demande que vous veniez près de lui… Il faut que vous partiez, que vous me suiviez sans perdre un instant.

— Où est mon père ? demanda Clary, à peine remise de cette défaillance.

— Chez moi… à Saint-Charles ! répondit Bridget.

— Qui vous envoie, madame ?

— Je vous l’ai dit… Jean !… Je suis sa mère !…

— Vous ?… s’écria Clary.

— Lisez ! »

Clary prit le billet que lui tendait Bridget. C’était l’écriture de Jean-Sans-Nom qu’elle connaissait bien.

« Confiez-vous à ma mère… » écrivait-il.
Pourquoi l’eût-on empêchée de passer ?


Mais comment M. de Vaudreuil se trouvait-il dans cette demeure ? Était-ce Jean qui l’avait sauvé, qui l’avait entraîné hors du champ de bataille de Saint-Charles, et qui l’avait transporté à Maison-Close ?

« Je suis prête, madame ! dit Clary de Vaudreuil.

— Partons ! » répondit Bridget.

Aucun autre propos ne fut échangé. Les détails de cette désastreuse affaire, Clary les apprendrait plus
Il lui fallut faire face aux deux coquins.


tard. Elle n’en savait que trop déjà : son père mourant, les patriotes dispersés, la victoire de Saint-Denis annihilée par la défaite de Saint-Charles !

Clary s’était à la hâte enveloppée d’un vêtement sombre pour accompagner Bridget.

La porte du vestibule fut ouverte. Toutes deux descendirent sur la route.

Les seules paroles que Bridget prononça, en tendant la main dans la direction de Saint-Charles, furent celles-ci :

« Nous avons six milles à faire. Pour que personne ne sache que vous êtes venue à Maison-Close, il faut que nous y soyons rentrées cette nuit même. »

Clary et Bridget remontèrent la rive du fleuve, afin de rejoindre la route qui va directement vers le nord à travers le comté de Saint-Hyacinthe.

La jeune fille aurait voulu marcher rapidement dans la hâte qu’elle avait d’être au chevet de son père. Mais elle dut modérer son pas, car Bridget, bien qu’elle y mît une énergie au-dessus de son âge, n’aurait pu la suivre.

D’ailleurs, il y eut des retards. Diverses bandes de fugitifs venaient en sens inverse. Se mêler à eux, c’était risquer d’être entraîné vers Saint-Denis. Mieux valait les éviter. Bridget et Clary se jetaient alors sous les fourrés à droite ou à gauche de la route. On ne les voyait pas, mais elles voyaient, elles entendaient.

Ces pauvres gens s’avançaient misérablement. Quelques-uns laissaient des traces sanglantes sur le sol. Des femmes portaient de petits enfants entre leurs bras. Les plus valides des hommes soutenaient les vieux, qui voulaient se coucher sur le chemin pour y mourir. Puis, lorsque des cris éclataient au loin, la bande disparaissait au milieu de l’obscurité.

Est-ce que les soldats et les volontaires poursuivaient déjà ces malheureux, fuyant leur bourgade en flammes, cherchant dans les fermes un abri qu’ils ne pouvaient plus trouver à Saint-Charles ? Est-ce que la colonne Witherall était déjà en marche pour surprendre, au jour naissant, les patriotes en déroute ?

Non ! ce n’étaient que d’autres fugitifs qui erraient au milieu de la campagne. Il en passa ainsi des centaines. Et combien eussent succombé pendant cette horrible nuit, si quelques fermes ne se fussent ouvertes pour les recevoir !

Clary, le cœur serré d’angoisses, assistait aux horreurs de cette fuite. Et pourtant, elle ne voulait pas désespérer de la cause de l’indépendance, pour laquelle son père venait d’être frappé mortellement.

Puis, dès que le chemin était libre, Bridget et elle se remettaient en marche. Pendant une heure et demie, elles allèrent dans ces conditions. À mesure qu’elles se rapprochaient de la bourgade, les retards étaient moins fréquents, parce que la route était moins encombrée. Tout ce qui avait pu s’échapper était loin déjà, du côté de Saint-Denis, ou dispersé entre les comtés de Verchères et de Saint-Hyacinthe. Ce qu’il fallait éviter dans le voisinage de Saint-Charles, c’était la rencontre des détachements de volontaires.

Aussi, à trois heures du matin, restait-il encore deux milles à faire pour atteindre Maison-Close.

À ce moment, Bridget tomba, épuisée. Clary voulut la relever.

« Laissez-moi vous aider, lui dit-elle. Appuyez-vous sur moi… Nous ne pouvons être loin…

— Encore une heure de marche, répondit Bridget, et je ne pourrai jamais…

— Reposez-vous un instant. Après, nous repartirons !… Vous prendrez mon bras !… Ne craignez pas de me fatiguer !… Je suis forte…

— Forte !… Pauvre enfant… vous tomberiez bientôt à votre tour ! »

Bridget s’était remise sur les genoux.

« Écoutez-moi, dit-elle, j’essaierai de faire quelques pas… Mais, si je tombe, vous me laisserez seule…

— Vous laisser seule ?… s’écria Clary.

— Oui ! ce qu’il faut c’est que vous soyez cette nuit même auprès de votre père… La route est directe… Maison-Close, c’est la première maison qui se trouve à gauche, en avant de la bourgade… Vous frapperez à la porte… Vous direz votre nom… Aussitôt Jean vous ouvrira…

— Je ne vous abandonnerai pas… répondit la jeune fille. Je n’irai pas sans vous…

— Il le faut, Clary de Vaudreuil ! répondit Bridget. Et alors, lorsque vous serez en sûreté, mon fils viendra me chercher… Il me portera, lui, comme il a porté M. de Vaudreuil !

— Je vous en prie, essayez de marcher, madame Bridget ! »

Bridget parvint à se remettre debout. Mais elle ne faisait plus que se traîner. Cependant, toutes deux gagnèrent près d’un mille encore.

En ce moment, l’horizon s’éclairait d’une lueur, qui se levait à l’est dans la direction de Saint-Charles. Étaient-ce les premiers rayons de l’aube, et ne serait-il pas possible d’atteindre Maison-Close avant le jour ?

« Partez ! murmura Bridget… Partez, Clary de Vaudreuil !… Laissez-moi !…

— Ce n’est pas le jour… répondit Clary. Il est à peine quatre heures du matin… Ce doit être le reflet d’un incendie… »

Clary n’acheva pas sa phrase. La pensée lui vint comme à Bridget que Maison-Close était peut-être la proie des flammes, que l’asile de M. de Vaudreuil avait été découvert, que Jean et lui étaient prisonniers des soldats de Witherall, à moins qu’ils n’eussent trouvé la mort en se défendant !

Cette crainte provoqua chez Bridget un suprême effort d’énergie. Clary et elle, pressant le pas, parvinrent à se rapprocher de Saint-Charles.

La route formait coude en cet endroit, et c’est au delà de ce coude que s’élevait Maison-Close.

Clary et Bridget arrivèrent au tournant de la route.

Ce n’était pas Maison-Close qui brûlait, c’était une ferme, située sur la droite de la bourgade, et dont le ciel réverbérait les flammes à l’horizon.

« Là… c’est là ! » s’écria Bridget en montrant sa demeure d’une main tremblante.

Encore cinq ou six minutes, et ces deux femmes y auraient trouvé refuge.

À cet instant, apparut un groupe de trois hommes, qui descendaient la route — trois volontaires, chancelant sur leurs jambes, ivres d’eau-de-vie, souillés de sang.

Clary et Bridget voulurent les éviter en se jetant de côté. Il était trop tard.

Les volontaires les avaient aperçues. Ils se précipitèrent sur elles. De ces misérables, tout était à craindre. L’un d’eux avait saisi la jeune fille et cherchait à l’entraîner, tandis que les deux autres retenaient Bridget. Bridget et Clary appelèrent à leur secours. Mais qui aurait pu entendre leurs cris, sinon d’autres soldats, moins ivres que ceux-ci, et plus dangereux peut-être ?

Soudain, un homme bondit hors du fourré, à gauche de la route, et, d’un coup vigoureux, il étendit à terre le misérable qui violentait la jeune fille.

« Clary de Vaudreuil !… s’écria-t-il.

— Vincent Hodge ! »

Et Clary s’attacha au bras de Hodge qu’elle venait de reconnaître à la lueur des flammes.

Lorsque M. de Vaudreuil était tombé sur le champ de bataille de Saint-Charles, Vincent Hodge n’avait pu le secourir, ignorant que, quelques instants plus tard, Jean-Sans-Nom l’avait entraîné hors de la mêlée, il était revenu après les derniers coups de feu, et il était resté dans le voisinage de la bourgade, au risque de tomber entre les mains des royaux. Puis, la nuit venue, il avait essayé de découvrir M. de Vaudreuil parmi les blessés ou les morts, entassés à la lisière du camp. Ayant vainement cherché jusqu’à l’heure où l’aube allait paraître, il redescendait la route, lorsque des cris l’attirèrent à l’endroit où Clary se débattait pour échapper à un danger pire que la mort.

Mais Vincent Hodge n’eut pas le temps d’apprendre que M. de Vaudreuil avait été transporté dans cette maison, à quelques centaines de pas. Il lui fallut faire face aux deux coquins, qui avaient abandonné Bridget pour se jeter sur lui. Leurs cris venaient d’être entendus en amont de la route. Cinq ou six volontaires accouraient pour leur prêter assistance. Il n’était que temps pour Clary et Bridget de se réfugier à Maison-Close.

« Fuyez !… fuyez ! cria Vincent Hodge. Je saurai bien leur échapper ! »

Bridget et Clary remontèrent rapidement la route, tandis que Vincent Hodge, aussi résolu que vigoureux, terrassait ses agresseurs que l’ivresse rendait moins redoutables. Et, avant que leurs camarades les eussent rejoints, il bondit vers le fourré au milieu de coups de feu qui lui furent tirés sans l’atteindre.

Bientôt, Bridget frappait à la porte de Maison-Close, qui s’ouvrait immédiatement, elle faisait entrer la jeune fille, et tombait dans les bras de son fils.