Famille sans nom/II/Chapitre I

Hetzel (p. 233-250).
DEUXIÈME PARTIE
I
premières escarmouches


L’affaire de la ferme de Chipogan avait eu un retentissement considérable. Du comté de Laprairie, il s’était rapidement propagé à travers les provinces canadiennes. L’opinion publique n’aurait pu trouver une occasion plus favorable pour se manifester. Il ne s’agissait pas uniquement d’une collision entre la police et les « habitants » des campagnes, — collision dans laquelle les agents de l’autorité et les volontaires royaux avaient eu le dessous. Ce qui était plus grave, c’était la circonstance qui avait motivé l’envoi d’une escouade à Chipogan. Jean-Sans-Nom venait de reparaître dans le pays. Le ministre Gilbert Argall, avisé de sa présence à la ferme, avait voulu l’y faire arrêter. L’arrestation ayant échoué, le personnage dans lequel s’incarnait la revendication nationale était libre, et l’on pressentait qu’il saurait prochainement faire usage de sa liberté.

Où Jean-Sans-Nom s’était-il réfugié, après avoir quitté Chipogan ? Les plus actives, les plus minutieuses, les plus sévères recherches n’avaient pu révéler le lieu de sa retraite. Rip, cependant, bien que très désappointé de l’insuccès de ses démarches, ne désespérait pas de prendre sa revanche. En dehors de l’intérêt personnel, l’honneur de sa maison était en jeu. Il jouerait la partie jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée. Le gouvernement savait à quoi s’en tenir là-dessus. Il ne lui avait ni retiré sa confiance ni épargné ses encouragements. Maintenant, Rip connaissait le jeune patriote pour s’être trouvé face à face avec lui. Ce ne serait plus en aveugle qu’il se mettrait à sa poursuite.

Depuis le coup manqué de Chipogan, quinze jours — du 7 au 23 — s’étaient écoulés. La dernière semaine d’octobre venait de s’achever, et Rip, quoi qu’il eût fait, n’avait encore obtenu aucun résultat.

Voici, d’ailleurs, ce qui s’était passé, après les incidents dont la ferme avait été le théâtre.

Dès le lendemain, Thomas Harcher s’était vu dans l’obligation d’abandonner Chipogan. Après avoir autant que possible mis ordre à ses affaires les plus pressantes, il s’était jeté avec ses fils aînés à travers les forêts du comté de Laprairie ; après avoir franchi la frontière américaine, il s’était réfugié dans un des villages limitrophes, impatient de voir la tournure que prendraient les événements. Saint-Albans, sur les bords du lac Champlain, lui offrait toute sécurité. Les agents de Gilbert Argall ne pouvaient l’y atteindre.

Si le mouvement national, préparé par Jean-Sans-Nom, réussissait, si le Canada, recouvrant son autonomie, échappait à l’oppression anglo-saxonne, Thomas Harcher reviendrait tranquillement à Chipogan. Si ce mouvement échouait, au contraire, il y avait lieu d’espérer que l’oubli se ferait avec le temps. Sans doute, une amnistie viendrait couvrir les actes du passé, et les choses reprendraient peu à peu leur ancien cours. En tout cas, une maîtresse femme était restée à la ferme.

Pendant la saison d’hiver, qui suspendait les travaux agricoles, les intérêts de M. de Vaudreuil n’auraient point à souffrir sous la direction de Catherine Harcher.

De leur côté, Pierre et ses frères ne laisseraient pas d’exercer le métier de chasseurs sur les territoires voisins de la colonie canadienne. Dans six mois, très probablement, rien ne les empêcherait de recommencer leur campagne de pêche entre les deux rives du Saint-Laurent.

Thomas Harcher n’avait eu que trop raison de se mettre en lieu sûr. Dans les vingt-quatre heures, Chipogan avait été occupé militairement par un détachement de réguliers, venus de Montréal. Catherine Harcher, n’ayant plus rien à craindre pour son mari et ses fils aînés plus directement compromis dans l’affaire, fit bonne contenance. En somme, la police, maintenue par le gouverneur général dans un habile système d’indulgence, n’exerça aucune représaille contre elle. L’énergique femme sut faire respecter des garnisaires elle et les siens.

Il en fut de la villa Montcalm comme de la ferme de Chipogan. Les autorités la surveillèrent, sans l’occuper toutefois. Aussi, M. de Vaudreuil, convaincu d’avoir pris fait et cause pour le jeune proscrit, s’était-il bien gardé de retourner dans son habitation de l’île Jésus. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui par le ministre Gilbert Argall. S’il n’eut pris la fuite, on l’eût incarcéré à la prison de Montréal, et il n’aurait pu venir prendre place dans les rangs de l’insurrection. Où alla-t-il chercher refuge ? Chez un de ses amis politiques, sans doute. En tout cas, il s’y rendit très secrètement, car il fut impossible de découvrir la maison qui lui donnait asile.

Seule, Clary de Vaudreuil revint à la villa Montcalm. De là, elle resta en communication avec MM. Vincent Hodge, Farran, Clerc et Gramont. Quant à Jean-Sans-Nom, elle savait que c’était chez sa mère, à Saint-Charles, qu’il avait dû se mettre en sûreté. D’ailleurs, à diverses reprises, par des mains amies, elle reçut plusieurs lettres de lui. Et, si Jean ne l’entretenait que de la situation politique, elle sentait bien qu’un autre sentiment troublait le cœur du jeune patriote.

Il reste maintenant à dire ce qu’étaient devenus maître Nick et son clerc.

On n’a pas oublié la part que les Hurons avaient prise à l’affaire de Chipogan. Sans leur intervention, les volontaires n’eussent point été repoussés, et Jean-Sans-Nom fût tombé au pouvoir des agents de Rip.

Or, cette intervention des Mahogannis, qui l’avait provoquée ? Était-ce le pacifique notaire de Montréal ? Non, certainement. Au contraire, tous ses efforts n’avaient tendu qu’à empêcher l’effusion du sang. Il ne s’était jeté dans la mêlée que pour retenir les deux partis. À cet instant, si les guerriers de Walhatta s’étaient mêlés à la lutte, c’était uniquement parce que Nicolas Sagamore, empoigné par les assaillants, risquait d’être traité comme un rebelle. Quoi de plus naturel, dès lors, que les guerriers indiens eussent voulu défendre leur chef. Cela, il est vrai, avait amené la reculade, puis la dispersion de la troupe, au moment où elle allait forcer les portes de l’habitation. De là, à rendre maître Nick responsable de ce dénouement, il n’y avait qu’un pas, et maître Nick dut craindre, non sans raison, que ce pas fût franchi au détriment de sa propre personne.

Il s’ensuit donc que le digne notaire avait lieu de se croire très gravement compromis à propos d’une simple bagarre d’arrestation qui ne le regardait pas. Aussi, ne se souciant point de revenir à son office de Montréal, avant que l’apaisement n’eût été fait sur cette échauffourée, se laissa-t-il entraîner sans peine au village de Walhatta, dans le wigwam de ses ancêtres. L’étude serait donc fermée pendant un laps de temps, dont il était impossible d’apprécier la durée. La clientèle en souffrirait, la vieille Dolly serait au désespoir. Mais qu’y faire ? Mieux valait encore être Nicolas Sagamore au milieu de sa tribu mahogannienne que maître Nick détenu à la prison de Montréal, sous l’inculpation de rébellion envers les agents de la force publique.

Lionel, cela va sans dire, avait suivi son patron au fond de ce village indien, perdu sous les épaisses forêts du comté de Laprairie. Lui, d’ailleurs, s’était bel et bien battu contre les volontaires et n’aurait pu échapper au châtiment. Toutefois, si maître Nick se lamentait in petto, Lionel s’applaudissait de la tournure que l’affaire avait prise. Il ne regrettait point d’avoir défendu Jean-Sans-Nom, le héros acclamé des populations franco-canadiennes. Il espérait même que les choses n’en resteraient pas là et que les Indiens se déclareraient en faveur des insurgés. Maître Nick n’était plus maître Nick : c’était un chef de Hurons. Lionel n’était plus son second clerc : c’était le bras droit du dernier des Sagamores.

Pourtant, il était à craindre que le gouverneur général ne voulût châtier les Mahogannis, coupables d’être intervenus à Chipogan. Mais la prudence imposa à lord Gosford une réserve que justifiaient les circonstances. Des représailles eussent peut-être fourni aux peuplades indigènes une occasion de venir en aide à leurs frères, de se soulever en masse, — complication redoutable dans les conjonctures actuelles. Pour cette raison, lord Gosford jugea sage de ne point poursuivre les guerriers de Walhatta, non plus que le nouveau chef appelé à leur tête par les droits de lignée.

Maître Nick ni Lionel ne furent point inquiétés dans leur retraite. Du reste, lord Gosford suivait avec une extrême attention les menées des réformistes, qui continuaient d’agiter les paroisses du haut et du bas Canada. Le district de Montréal était plus spécialement soumis à la vigilance de la police. On s’attendait à un mouvement insurrectionnel des paroisses voisines du Richelieu. Les mesures furent prises pour l’enrayer dès le début, s’il était impossible de le prévenir. Les soldats de l’armée royale, dont sir John Colborne avait pu disposer, venaient d’établir leurs cantonnements sur les territoires du comté de Montréal et des comtés auxquels il confinait. Les partisans de la réforme n’ignoraient donc point que la lutte serait difficile à soutenir. Cela n’était pas pour les arrêter. La cause nationale, pensaient-ils, entraînerait la foule entière des Franco-Canadiens. Ceux-ci n’attendaient qu’un signal pour courir aux armes, depuis que l’affaire de Chipogan avait révélé la présence de Jean-Sans-Nom. Si le populaire agitateur ne l’avait pas donné, c’est que les décisions antilibérales, auxquelles il prévoyait que le Cabinet britannique s’abandonnerait, ne s’étaient pas produites jusqu’alors.

Jusque-là, du fond de cette mystérieuse Maison-Close, où il avait rejoint sa mère, Jean ne cessait d’observer attentivement l’état des esprits. Durant les six semaines qui s’étaient écoulées depuis son arrivée à Saint-Charles, l’abbé Joann était venu nuitamment lui rendre plusieurs fois visite. Par son frère, Jean avait été tenu au courant des éventualités politiques. Ce qu’il espérait des tendances oppressives des chambres anglaises, c’est-à-dire la suspension de la constitution de 1791, puis la dissolution ou la prorogation de l’assemblée canadienne qui devait en résulter n’était qu’en projet. Aussi, dans son ardeur, Jean avait-il été vingt fois sur le point de quitter Maison-Close pour se jeter ostensiblement à travers le comté, pour appeler à lui les patriotes avec l’espérance que la population des villes et des campagnes se lèverait à sa voix, que tous feraient bon usage des armes dont il avait pourvu les centres réformistes lors de sa dernière période de pêche sur le Saint-Laurent. Peut-être, dès le début, les loyalistes seraient-ils accablés sous le nombre, — ce qui ne laisserait aux autorités d’autre alternative que de se soumettre ? Mais l’abbé Joann l’avait détourné de ce dessein, lui montrant qu’un premier échec serait désastreux, qu’il entraînerait l’anéantissement de toutes les chances à venir. Et, en effet, les troupes, réunies autour de Montréal, étaient prêtes à se porter sur n’importe quel point des comtés limitrophes où la rébellion éclaterait.

Il convenait donc d’agir avec une extrême circonspection, et mieux valait attendre que l’exaspération publique fût portée au comble par les mesures tyranniques du Parlement et les exactions des agents de la Couronne.

De là ces retards, qui se prolongeaient indéfiniment, à l’extrême impatience des Fils de la Liberté.

Lorsque Jean s’était enfui de Chipogan, il comptait bien que le mois d’octobre ne s’écoulerait pas avant qu’une insurrection générale eût soulevé le Canada.

Or, au 23 octobre, rien n’indiquait encore que ce mouvement fût prochain, lorsque l’occasion, prévue par Jean, provoqua une première manifestation.

Sur le rapport des trois commissaires, nouvellement désignés par le gouvernement anglais, la Chambre des lords et la Chambre des communes s’étaient hâtées d’adopter les propositions suivantes : emploi des deniers publics sans l’autorisation de l’assemblée canadienne, mise en accusation des principaux députés réformistes, modification de la constitution en exigeant de l’électeur français un cens double du cens de l’électeur anglais, irresponsabilité des ministres devant les Chambres.

Ces mesures injustes et violentes troublèrent le pays tout entier. Il y eut révolte des sentiments patriotiques de la race franco-canadienne. C’était là plus que les citoyens n’en pouvaient supporter,
L’énergique femme sut faire respecter elle et les siens.


et les paroisses des deux rives du Saint-Laurent accoururent aux meetings.

Le 15 septembre, à Laprairie, se tient une assemblée à laquelle assistent le délégué de France, qui avait reçu à cet égard des ordres du gouvernement français, et le chargé d’affaires des États-Unis à Québec.

À Sainte-Scholastique, à Saint-Ours, principalement dans les
Les paroisses accoururent aux meetings.


comtés du bas Canada, on demande la rupture immédiate avec la Grande-Bretagne, on provoque les réformistes à passer des paroles aux actes, on décide de faire appel au concours des Américains.

Une caisse est fondée pour recueillir les plus minimes comme les plus généreuses cotisations, afin de soutenir la cause populaire.

Des cortèges défilent, bannière haute, avec ces devises qui sont acclamées :

« Fuyez, tyrans ! Le peuple se réveille ! »

« Union des peuples, terreur des grands ! »

« Plutôt une lutte sanglante que l’oppression d’un pouvoir corrompu ! »

Un pavillon noir, sur lequel se dessine une tête de mort avec deux os en croix, dénonce les noms de ces gouverneurs détestés, Craig, Dalhousie, Aylmer, Gosford. Enfin, à l’honneur de l’ancienne France, un pavillon blanc porte d’un côté l’aigle américain environné d’étoiles, de l’autre l’aigle canadien, tenant dans son bec une branche d’érable avec ces mots :

« Notre avenir ! Libres comme l’air ! »

On voit à quel degré s’élève la surexcitation des esprits. L’Angleterre peut craindre que la colonie brise d’un seul coup le lien qui la rattache à elle. Les représentants de son autorité au Canada prennent d’importantes mesures en prévision d’une lutte suprême, tout en ne voulant voir que les menées d’une faction là où il s’agit d’un élan national.

Le 23 octobre, une assemblée se réunit à Saint-Charles, cette même bourgade où Jean-Sans-Nom s’était réfugié chez sa mère, et qui allait devenir le théâtre d’événements tristement célèbres. Les six comtés de Richelieu, de Saint-Hyacinthe, de Rouville, de Chambly, de Verchères, de l’Acadie, ont envoyé leurs représentants. Treize députés doivent y prendre la parole, et parmi eux, Papineau, alors au point culminant de sa popularité. Plus de six mille personnes, hommes, femmes, enfants, accourus de dix lieues à la ronde, sont campés dans une vaste prairie, appartenant au docteur Duvert, autour d’une colonne surmontée du bonnet de la Liberté. Et pour qu’il fût bien compris que l’élément militaire faisait cause commune avec l’élément civil, une compagnie de miliciens agite ses armes au pied de cette colonne.

Papineau prononce un discours, après quelques autres orateurs plus fougueux que lui, et peut-être paraît-il trop modéré en conseillant de se maintenir sur le terrain de l’agitation constitutionnelle. Aussi, le docteur Nelson, président de l’assemblée, lui répond-il au milieu d’acclamations frénétiques, disant : « que le temps était arrivé de fondre les cuillers pour en faire des balles ! » Ce que le docteur Côté, représentant de l’Acadie, accentue par ces énergiques et excitantes paroles :

« Le temps des discours est passé ! C’est du plomb qu’il faut envoyer à nos ennemis, maintenant ! »

Treize propositions sont alors adoptées, tandis que les hurrahs se mêlent aux salves de la mousqueterie milicienne.

Ces propositions, telles que les résume M. O. David dans sa brochure Les Patriotes, commençant par une affirmation des droits de l’homme, établissent le droit et la nécessité de résister à un gouvernement tyrannique, engagent les soldats anglais à déserter l’armée royale, encouragent le peuple à refuser d’obéir aux magistrats et aux officiers de milice, nommés par le gouvernement, puis à s’organiser comme les Fils de la Liberté.

Enfin, Papineau et ses collègues défilent devant la colonne symbolique, pendant qu’un hymne est lancé à toute voix par un chœur de jeunes gens.

Il semblait, en ce moment, que l’enthousiasme n’aurait pu aller au delà. Et cela arriva, cependant, après quelques instants de silence, lorsque apparut un nouveau personnage. C’est un jeune homme, au regard passionné, à la figure ardente. Il se hisse sur le socle de la colonne, et, dominant les milliers de spectateurs rassemblés au meeting de Saint-Charles, sa main agite le drapeau de l’indépendance canadienne. Plusieurs le reconnaissent. Mais, avant eux, l’avocat Gramont a jeté son nom, et la foule le répète au milieu des hurrahs : « Jean-Sans-Nom !… Jean-Sans-Nom ! »

Jean venait de quitter Maison-Close. Pour la première fois depuis la dernière prise d’armes de 1835, il se montrait publiquement ; puis, après avoir joint son nom à celui des protestataires, il disparaissait… Mais on l’avait revu, et l’effet fut immense.

Ces divers incidents, qui s’étaient produits à Saint-Charles, furent aussitôt connus du Canada tout entier. On ne saurait imaginer l’élan qu’ils produisirent. D’autres meetings se tinrent dans la plupart des paroisses du district. En vain l’évêque de Montréal, Mgr Lartigue, essaya-t-il de calmer les esprits par un mandement empreint de modération évangélique. L’explosion était prochaine. M. de Vaudreuil, dans sa retraite, Clary, à la villa Montcalm, en étaient avisés par deux billets dont ils connaissaient bien l’écriture. Même information arrivait à Thomas Harcher et à ses fils, réunis à Saint-Albans, ce village américain, d’où ils se tenait prêts à franchir la frontière.

À cette époque de l’année, l’hiver s’était déjà annoncé avec cette brusquerie particulière au climat du Nord-Amérique. Là, les longues plaines n’offrent aucun obstacle aux rafales venues des régions polaires, et le Gulf-stream, en s’écartant vers l’Europe, ne les réchauffe pas de ses eaux généreuses. Il n’y avait pas eu de transition, pour ainsi dire, entre les chaleurs de l’été et les froids de la période hivernale. La pluie tombait presque sans répit, traversée parfois d’un fugitif rayon de soleil dépourvu de calorique. En quelques jours, les arbres, dépouillés jusqu’à l’extrémité de leurs branches, avaient inondé la terre d’une averse de feuilles que la neige allait bientôt recouvrir sur toute l’étendue du territoire canadien. Mais ni les assauts de la bourrasque, ni la rude température de ce climat, ne devaient empêcher les patriotes de se lever au premier signal.

C’est en ces conditions — le 6 novembre — qu’une collision mit les deux partis aux prises à Montréal.

Le premier lundi de chaque mois, les Fils de la Liberté se rassemblent dans les grandes villes pour faire une démonstration publique. Ce jour-là, les patriotes de Montréal voulurent que cette démonstration eût un retentissement considérable. Rendez-vous fut convenu au cœur même de la cité, entre les murs d’une cour attenant à la rue Saint-Jacques.

À cette nouvelle, les membres du Doric-club firent placarder une proclamation disant que l’heure était venue « d’écraser la rébellion à sa naissance ». Les loyalistes, les constitutionnels, les bureaucrates, étaient invités à se concentrer sur la place d’Armes.

La réunion populaire se tint au jour et à l’endroit indiqués. Papineau s’y fit chaleureusement applaudir. D’autres orateurs, et parmi eux, Brown, Guimet, Édouard Rodier, provoquèrent d’enthousiastes acclamations.

Soudain une grêle de pierres assaillit la cour. C’étaient les loyalistes qui attaquaient les patriotes. Ceux-ci, armés de bâtons, se formèrent en quatre colonnes, s’élancèrent au dehors, se jetèrent sur les membres du Doric-club, les ramenèrent vivement jusqu’à la place d’Armes. Alors des coups de pistolet éclatèrent de part et d’autres. Brown reçut un choc violent qui l’étendit à terre, et l’un des plus déterminés réformistes, le chevalier de Lorimier, eut la cuisse traversée d’une balle.

Cependant les membres du Doric-club, bien qu’ils eussent été repoussés, ne s’étaient pas tenus pour battus. Aux applaudissements des bureaucrates, sachant que les habits-rouges allaient leur venir en aide, ils se dispersèrent à travers les rues de Montréal, brisèrent à coups de pierres les fenêtres de la maison de Papineau, saccagèrent les presses du Vindicator, feuille libérale qui combattait depuis longtemps pour la cause franco-canadienne.

À la suite de cette échauffourée, les patriotes furent traqués avec acharnement. Des mandats d’arrestation, lancés par ordre de lord Gosford, obligèrent les principaux chefs à prendre la fuite. Toutes les maisons, d’ailleurs, s’ouvrirent pour leur offrir refuge. M. de Vaudreuil, qui avait donné de sa personne, dut regagner le secret asile où la police l’avait cherché vainement depuis l’affaire de Chipogan.

Il en fut de même pour Jean-Sans-Nom, qui reparut bientôt dans les circonstances suivantes :

Après la sanglante manifestation du 6 novembre, quelques notables citoyens avaient été arrêtés aux environs de Montréal — entre autres M. Demaray et le docteur Davignon, de Saint-Jean d’Iberville, qu’un détachement de cavalerie se disposait à ramener dans la journée du 22 novembre.

L’un des plus hardis partisans de la cause nationale, le représentant du comté de Chambly, L.-M. Viger — « le beau Viger » comme on l’appelait dans les rangs de l’insurrection — fut averti de l’arrestation de ses deux amis. L’homme qui vint l’en prévenir lui était encore inconnu.

« Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Peu importe ! répondit cet homme. Les prisonniers, enchaînés dans une voiture, ne tarderont pas à traverser la paroisse de Longueuil, et il faut les délivrer !

— Êtes-vous seul ?

— Mes amis m’attendent.

— Où les rejoindrons-nous ?

— Sur la route.

— Je vous suis. »

Et c’est ce qui fut fait. Les partisans ne manquèrent ni à Viger ni à son compagnon. Ils arrivèrent à l’entrée de Longueuil, suivis d’une foule de patriotes qu’ils postèrent en avant du village. Mais l’alerte avait été donnée, et un détachement de royaux accourut pour prêter main-forte aux cavaliers qui escortaient la voiture. Leur chef avertit les habitants que, s’ils se joignaient à Viger, leur village serait livré aux flammes.

« Rien à faire ici, dit l’inconnu, lorsque ces menaces lui eurent été rapportées. Venez…

— Où ? demanda Viger.

— À deux milles de Longueuil, répondit-il. Ne donnons pas aux bureaucrates un prétexte pour se livrer à des représailles. Elles ne viendront que trop tôt peut-être !

— Partons ! » dit Viger.

Tous deux reprirent la route à travers champs, suivis de leurs hommes. Ils atteignirent la ferme Trudeau, et se placèrent dans un champ voisin. Il était temps. Un nuage de poussière se levait à un quart de mille, annonçant l’approche des prisonniers et de leur escorte.

La voiture arriva. Aussitôt Viger s’avançant vers le chef du détachement :

« Halte, lui dit-il, et livrez-nous les prisonniers au nom du peuple !

— Attention ! cria l’officier en se retournant vers ses hommes. Faites vite !…

— Halte ! » répéta l’inconnu.

Soudain, un homme s’élança pour l’appréhender. C’était un agent de la maison Rip and Co — un de ceux qui se trouvaient à la ferme de Chipogan.

« Jean-Sans-Nom ! s’écria-t-il, dès qu’il se vit en face du jeune proscrit.

— Jean-Sans-Nom ! » répéta Viger, qui s’élança vers son compagnon.

Et aussitôt, avec un entrain irrésistible, les cris d’enthousiasme retentirent.

Au moment où il donnait l’ordre à ses hommes de s’emparer de Jean-Sans-Nom, l’officier fut renversé par un vigoureux Canadien, qui s’était jeté hors du champ, tandis que les autres, rangés derrière la clôture, attendaient les ordres de Viger — ordres que celui-ci multipliait d’une voix retentissante, comme s’il eût pu disposer d’une centaine de combattants.

Pendant ce temps, Jean avait rejoint la voiture, entouré de quelques-uns de ses partisans, aussi décidés à le défendre qu’à délivrer MM. Demaray et Davignon.

Mais, après s’être relevé, l’officier venait de commander le feu. Six à sept coups de fusil éclatèrent. Viger fut frappé de deux balles — non mortellement — l’une lui ayant effleuré la jambe, l’autre enlevé le bout du petit doigt. Il riposta d’un coup de pistolet et atteignit au genou le chef de l’escorte.
Un détachement accourut pour prêter main-forte.


Alors la panique se mit parmi les chevaux du détachement, dont plusieurs avaient été atteints par les balles et qui s’emportèrent. Les royaux, croyant avoir affaire à un millier d’hommes, se dispersèrent à travers la campagne. La voiture restée libre, Jean-Sans-Nom et Viger se précipitèrent aux portières qu’ils ouvrirent. Les prisonniers furent délivrés et emmenés triomphalement jusqu’au village de Boucherville.
« Halte ! et livrez-nous les prisonniers ! »


Mais, après l’affaire, lorsque Viger et les autres cherchèrent Jean-Sans-Nom, il n’était plus là. Sans doute, il avait espéré garder l’incognito jusqu’à l’issue de cette rencontre, et rien, en effet, n’aurait pu lui faire supposer qu’il se trouverait en présence de l’un des agents de Rip, et que sa personnalité serait révélée à ses compagnons. Aussi, dès que le combat avait pris fin, s’était-il hâté de disparaître, sans que personne eût pu voir de quel côté il se dirigeait. Toutefois, ce dont aucun patriote ne doutait maintenant, c’est qu’on le reverrait à l’heure où s’engagerait l’action qui déciderait de l’indépendance canadienne.