Famille sans nom/I/Chapitre XII

Hetzel (p. 205-219).

XII
le festin.


Le grand jour était arrivé — le dernier aussi des cérémonies successives de baptême, de communion et de mariage, qui avaient mis en joie les hôtes de Chipogan. Le mariage de Rose Harcher et de Bernard Miquelon, après avoir été célébré pendant la matinée devant l’officier de l’état civil, le serait ensuite à l’église. Par suite, dans l’après-midi, le repas de noces réunirait les convives dont le nombre s’était considérablement accru dans les circonstances que l’on connaît. Vraiment, il était temps d’en finir, ou le comté de Laprairie et même le district de Montréal eussent pris place à la table hospitalière de Thomas Harcher.

Le lendemain, on se séparerait. M. et Mlle de Vaudreuil retourneraient à la villa Montcalm. Jean quitterait la ferme et ne reparaîtrait sans doute qu’au jour où il viendrait se mettre à la tête du parti réformiste. Quant à ses compagnons du Champlain, ils continueraient le métier de chasseurs, de coureurs des bois, qu’ils exerçaient durant la saison hivernale, en attendant l’heure de rejoindre leur frère adoptif, tandis que la famille reprendrait les travaux habituels de la ferme. Pour les Hurons, ils regagneraient le village de Walhatta, où la tribu comptait faire à Nicolas Sagamore un accueil triomphal, lorsqu’il viendrait fumer pour la première fois le calumet au foyer de ses ancêtres.

On l’a vu, maître Nick avait été aussi peu charmé que possible des hommages dont il était l’objet. Bien décidé, d’ailleurs, à ne point échanger son étude pour le titre de chef de tribu, il en avait causé avec M. de Vaudreuil, avec Thomas Harcher. Et son ahurissement était tel qu’il était difficile de ne point rire quelque peu de l’aventure.

« Vous plaisantez ! répétait-il. On voit bien que vous n’avez pas un trône prêt à s’ouvrir sous vos pieds !

— Mon cher Nick, il ne faut pas prendre cela au sérieux ! répondait M. de Vaudreuil.

— Et le moyen de le prendre autrement ?

— Ces braves gens n’insisteront pas, quand ils auront reconnu que vous ne mettez aucun empressement à vous rendre au wigwam des Mahogannis !

— Ah ! vous ne les connaissez guère ! s’écriait maître Nick. Eux, ne pas insister ! Mais ils me relanceront jusqu’à Montréal !… Ils feront des démonstrations auxquelles je ne pourrai échapper !… Ils assiégeront ma porte !… Et que dira ma vieille Dolly ?… Il n’est pas impossible que je finisse par me promener avec des mocassins aux pieds et des plumes sur la tête ! »

Et l’excellent homme, qui n’avait guère envie de rire, finissait par partager l’hilarité de ses auditeurs.

Mais, c’était avec son clerc qu’il avait surtout maille à partir. Lionel — par malice — le traitait déjà comme s’il eût accepté la succession du Huron défunt. Il ne l’appelait plus maître Nick ! Fi donc ! Il ne lui parlait qu’à la troisième personne, en usant du langage emphatique des Indiens. Et, comme il convient à tout guerrier des Prairies, il lui avait donné le choix entre les surnoms de « Corne-d’Orignal » ou de « Lézard Subtil » — ce qui valait bien Œil-de-Faucon ou Longue-Carabine !

Vers onze heures, dans la cour de la ferme, se forma le cortège, qui devait accompagner les jeunes mariés. Ce fut vraiment bien ordonné et digne d’inspirer un jeune poète, si la muse de Lionel ne l’eût entraîné désormais à de plus hautes conceptions.

En tête marchaient Bernard Miquelon et Rose Harcher, l’un tenant le petit doigt de l’autre, tous deux charmants et rayonnants. Puis, M. et Mlle de Vaudreuil à côté de Jean ; après eux, les pères et mères, frères et sœurs des mariés ; enfin, maître Nick et son clerc, escortés des membres de la députation huronne. Le notaire n’avait pu se dérober à cet honneur. À l’extrême regret de Lionel, il ne manquait à son patron que le costume indigène, le tatouage du torse et le coloriage de la face pour représenter dignement la lignée des Sagamores.

Les cérémonies s’accomplirent avec toute la pompe que comportait la situation de la famille Harcher dans le pays. Il y eut grandes sonneries de cloches, grand accompagnement de chants et de prières, grandes détonations d’armes à feu. Et, dans ce bruyant concert de coups de fusils, les Hurons firent leur partie avec un à propos et un ensemble, auquel n’eût pas manqué d’applaudir Nathaniel Bumpoo, le célèbre ami des Mohicans.

De là, le cortège revint à la ferme, processionnellement, Rose Miquelon au bras de son mari, cette fois. Aucun incident n’avait troublé cette matinée.

Chacun alors se dispersa à sa fantaisie. Peut-être, maître Nick éprouva-t-il quelque peine, lorsqu’il voulut quitter ses frères
En tête marchaient Bernard Miquelon et Rose Harcher.


mahoganniens pour aller respirer plus à l’aise dans la société de ses amis de race canadienne. Et, plus piteux que jamais, il ne cessait de répéter à M. de Vaudreuil :

« En vérité, je ne sais pas comment je me débarrasserai de ces sauvages ! »

Entre temps, si quelqu’un fut occupé, surmené, gourmandé, de midi à trois heures — heure à laquelle devait être servi le repas de


noces, conformément aux anciennes coutumes, — ce fut bien Thomas Harcher. Certes, Catherine, ses fils et ses filles s’empressèrent de lui venir en aide ! Mais les soins qu’exigeait un festin de cette importance ne lui laissèrent pas une minute de répit.

En effet, ce n’était pas seulement une diversité d’estomacs impérieux qu’il s’agissait de contenter, c’étaient autant de goûts auxquels il fallait satisfaire. Aussi, le menu du repas comprenait-il toute la variété des mets ordinaires et extraordinaires qui composent la cuisine canadienne.

Sur l’immense table — à laquelle cent cinquante convives allaient prendre place, — étaient disposés autant de cuillers et de fourchettes enveloppées d’une serviette blanche, et un gobelet de métal. Pas de couteaux, chacun devant se servir de celui qu’il avait dans sa poche. Pas de pain, non plus, la galette sucrée d’érable étant seule admise dans les repas de noces. Des plats, dont la nomenclature va être indiquée, les uns, froids, figuraient déjà sur la table, tandis que les autres, chauds, seraient servis tour à tour. C’étaient des terrines de soupe bouillante, d’où s’échappait une vapeur parfumée ; des variétés de poissons frits ou bouillis, venus des eaux douces du Saint-Laurent et des lacs, truites, saumons, anguilles, brochets, poissons blancs, aloses, touradis et maskinongis ; des chapelets de canards, de pigeons, de cailles, de bécasses, de bécassines, et des fricassées d’écureuils ; puis, comme pièces de résistance, des dindes, des oies, des outardes, engraissées dans la basse-cour de la ferme, les unes dorées au feu pétillant de leurs rôtissoires, les autres noyées d’une mare de jus aux épices ; et encore, des pâtés chauds aux huîtres, des godiveaux de viandes hachées, relevés de gros oignons, des gigots de mouton à l’eau, des échines de sanglier rôties, des agamites d’origine indigène, des tranches de faon et de daim en grillades ; enfin, ces deux merveilles de venaison par excellence, qui devraient attirer en Canada les gourmets des deux mondes, la langue de bison, si recherchée des chasseurs des Prairies, et la bosse dudit ruminant, cuite à l’étouffée dans sa fourrure naturelle, garnie de feuilles odorantes ! Que l’on ajoute à cette nomenclature les saucières où tremblotaient des « relishs » de vingt espèces, les montagnes de légumes, mûris aux derniers jours de l’été indien, les pâtisseries de toutes sortes et plus particulièrement des croquecignoles ou beignets, pour la confection desquels les filles de Catherine Harcher jouissaient d’une réputation sans égale, les fruits variés dont le jardin avait fourni toute une récolte, et, de plus, en cent flacons de formes diverses, le cidre, la bière, en attendant le vin, l’eau-de-vie, le rhum, le genièvre, réservés aux libations du dessert.

La vaste salle avait été très artistement décorée en l’honneur de Bernard et de Rose Miquelon. De fraîches guirlandes de feuillages ornaient les murs. Quelques arbustes semblaient avoir poussé tout exprès dans les angles. Des centaines de bouquets de fleurs odorantes ornaient la baie des fenêtres. En même temps, fusils, pistolets, carabines — toutes les armes d’une famille où l’on comptait tant de chasseurs — formaient çà et là d’étincelantes panoplies.

Les jeunes époux occupaient le milieu de la table, disposée en fer à cheval, comme le sont ces chutes du Niagara, qui, à cent cinquante lieues dans le sud-ouest, précipitaient leurs étourdissantes cataractes. Et c’étaient bien des cataractes, qui allaient s’engouffrer dans l’abîme de ces estomacs franco-canadiens !

De chaque côté des mariés, avaient pris place M. et Mlle de Vaudreuil, Jean et ses compagnons du Champlain. En face, entre Thomas et Catherine Harcher, trônait maître Nick avec les principaux guerriers de sa tribu, désireux de voir, sans doute, comment fonctionnait leur nouveau chef. Et, à cet égard, Nicolas Sagamore se promettait de montrer un appétit digne de sa lignée. Il va sans dire que, contrairement aux traditions et pour cette circonstance exceptionnelle, les enfants avaient été admis à la grande table, entre les parents et les amis, autour desquels circulait une escouade de nègres, spécialement engagés pour ce service.

À cinq heures, le premier assaut avait été donné. À six heures, il y eut une suspension d’armes, non pour enlever les morts, mais pour donner aux vivants le temps de reprendre haleine. Ce fut alors que commencèrent les toasts portés aux jeunes époux, les speechs en l’honneur de la famille Harcher.

Puis vinrent les joyeuses chansons de noce, car, suivant l’ancienne mode, dans toute réunion, à dîner comme à souper, dames et messieurs ont l’habitude de chanter alternativement, surtout de vieux refrains de France.

Enfin Lionel récita un gracieux épithalame, composé tout exprès pour la circonstance.

« Bravo, Lionel, bravo ! » s’écria maître Nick, qui avait noyé dans son verre les ennuis de sa souveraineté future.

Au fond, le brave homme était très fier des succès de son jeune poète, et il proposa de boire à la santé du « galant lauréat de la Lyre-Amicale ! »

À cette proposition, les verres furent choqués en se levant vers Lionel, heureux et confus à la fois. Aussi, crut-il ne pouvoir mieux répondre qu’en portant ce toast :

« À Nicolas Sagamore ! À cette dernière branche du noble tronc auquel le Grand-Esprit a voulu suspendre les destinées de la nation huronne ! »

Les applaudissements détonnèrent. Les Mahogannis s’étaient redressés autour de la table, brandissant leurs tomahawks, avec autant de fougue que s’ils eussent été prêts à s’élancer contre les Iroquois, les Mungos ou toute autre tribu ennemie du Far-West. Maître Nick, avec sa bonne figure placide, paraissait bien pacifique pour de si belliqueux guerriers ! En vérité, cet étourdi de Lionel aurait mieux fait de se taire.

Lorsque l’effervescence fut calmée, on s’attaqua au second service avec un nouvel entrain.

Du moins, au milieu de ces bruyantes manifestations, Jean, Clary de Vaudreuil et son père avaient eu toute facilité pour s’entretenir à voix basse. C’était dans la soirée qu’ils allaient se séparer. Si M. et Mlle de Vaudreuil ne devaient prendre congé de leurs hôtes que le lendemain, Jean avait résolu de partir dès la nuit venue, afin de chercher une retraite plus sûre hors de la ferme de Chipogan.

« Et pourtant, lui fit observer M. de Vaudreuil, comment la police s’aviserait-elle de chercher Jean-Sans-Nom parmi les membres de la famille de Thomas Harcher ?

— Qui sait si ses agents ne sont pas sur mes traces ? répondit Jean, comme s’il eût été pris d’un pressentiment. Et, si cela arrivait, lorsque le fermier et ses fils apprendraient qui je suis…

— Ils vous défendraient, répondit vivement Clary, ils se feraient tuer pour vous !

— Je le sais, dit Jean, et alors, pour prix de l’hospitalité qu’ils m’ont donnée, je laisserais après moi la ruine et le malheur ! Thomas Harcher et ses enfants, contraints de s’enfuir pour avoir pris ma défense !… Et jusqu’où n’iraient pas les représailles !… Aussi, ai-je hâte d’avoir quitté la ferme !

— Pourquoi ne reviendriez-vous pas secrètement à la villa Montcalm ? dit alors M. de Vaudreuil. Les risques que vous voulez épargner à Thomas Harcher, n’est-il pas de mon devoir de m’y exposer, et je suis prêt à le remplir ! Dans mon habitation, le secret de votre retraite sera bien gardé !

— Cette proposition, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, mademoiselle votre fille me l’a déjà faite en votre nom, mais j’ai dû refuser.

— Cependant, reprit M. de Vaudreuil en insistant, ce serait très utile pour les dernières mesures que vous avez à prendre. Vous pourriez chaque jour communiquer avec les membres du comité. À l’heure du soulèvement, Farran, Clerc, Vincent Hodge, moi, nous serions prêts à vous suivre. N’est-il pas probable que le premier mouvement se produira dans le comté de Montréal ?

— C’est probable, en effet, répondit Jean, ou tout au moins dans un des comtés voisins, suivant les positions qui seront occupées par les troupes royales.

— Eh bien, dit Clary, pourquoi ne pas accepter la proposition de mon père ? Votre intention est-elle donc de parcourir encore les paroisses du district ? N’avez-vous point achevé votre campagne de propagande ?

— Elle est achevée, répondit Jean ; je n’ai plus qu’à donner le signal…

— Qu’attendez-vous donc pour le faire ? demanda alors M. de Vaudreuil.

— J’attends une circonstance, qui achèvera d’exaspérer les patriotes contre la tyrannie anglo-saxonne, répliqua Jean, et cette circonstance se présentera prochainement. Ainsi, dans quelques jours, les députés de l’opposition vont refuser au gouverneur général le droit qu’il prétend avoir de disposer des revenus publics, sans l’autorisation de la Chambre. En outre, je sais de source certaine que le Parlement anglais a l’intention d’adopter une loi qui permettrait à lord Gosford de suspendre la constitution de 1791. Dès lors, les Canadiens français ne trouveraient plus aucune garantie dans le régime représentatif attribué à la colonie, et qui, pourtant, leur laisse si peu de liberté d’action ! Nos amis, et avec eux les députés libéraux, tenteront de résister à cet excès de pouvoir. Très probablement, lord Gosford, pour mettre un frein aux revendications des réformistes, prendra un arrêté de dissolution, ou tout au moins de prorogation de la Chambre. Ce jour-là, le pays se soulèvera, et nous n’aurons plus qu’à le diriger.

— Vous avez raison, répondit M. de Vaudreuil, il n’est pas douteux qu’une telle provocation de la part des loyalistes amènerait la révolte générale. Mais le Parlement anglais osera-t-il aller jusque-là ? Et, si cet attentat contre les droits des Franco-Canadiens se produit, êtes-vous assuré que ce sera bientôt ?

— Dans quelques jours, dit Jean. Sébastien Gramont m’en a avisé.

— Et, jusque-là, demanda Clary, comment ferez-vous pour échapper…

— Je saurai dépister les agents.

— Avez-vous donc en vue un refuge ?…

— J’en ai un.

— Vous y serez en sûreté ?

— Plus que partout ailleurs.

— Loin d’ici ?…

— À Saint-Charles, dans le comté de Verchères.

— Soit, dit M. de Vaudreuil. Personne ne peut être meilleur juge que vous de ce qu’exigent les circonstances. Si vous pensez devoir tenir absolument secret le lieu de votre retraite, nous n’insisterons pas. Mais n’oubliez pas qu’à toute heure de jour ou de nuit, la villa Montcalm vous est ouverte.

— Je le sais, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, et je vous en remercie. »

Il va de soi qu’au milieu des exclamations incessantes des convives, du tumulte croissant de la salle, personne n’avait rien pu entendre de cette conversation, qui avait lieu à voix basse. Parfois, elle avait été interrompue par quelque toast plus bruyant, par une éclatante répartie, par un joyeux refrain à l’adresse des jeunes époux. Et, en ce moment, il semblait qu’elle dût prendre fin, après les dernières paroles échangées entre Jean et M. de Vaudreuil, lorsqu’une question de Clary amena une réponse de nature à surprendre son père et elle-même.

À quel sentiment obéissait la jeune fille en faisant cette question ? Était-ce, sinon un soupçon, du moins un regret de ce que Jean parût décidé à se tenir encore dans une certaine réserve ? Cela devait être, puisqu’elle lui dit :

« Il y a donc quelque part, pour vous donner asile, une maison plus hospitalière que la nôtre ?

— Plus hospitalière ?… Non, mais autant, répondit Jean, non sans émotion.

— Et laquelle ?…

— La maison de ma mère ! »

Jean prononça ces paroles avec un tel sentiment d’affection filiale que Mlle de Vaudreuil en fut profondément attendrie. C’était la première fois que Jean, dont le passé était si mystérieux, faisait une allusion à sa famille. Il n’était donc pas seul au monde, ainsi que ses amis pouvaient le croire. Il avait une mère, qui vivait secrètement dans cette bourgade de Saint-Charles. Sans doute, Jean allait la voir quelquefois. La maison maternelle lui était ouverte, lorsqu’il lui fallait un peu de tranquillité et de repos ! Et, actuellement, c’était là qu’il irait attendre l’heure de se jeter dans la lutte !

Clary n’avait rien répondu. Sa pensée l’entraînait vers cette maison lointaine. Ah ! quelle joie c’eût été pour elle de connaître la
Un homme se tenait sur le seuil.


mère du jeune proscrit ! Elle en faisait une femme héroïque, comme son fils, une patriote qu’elle aurait aimée, qu’elle aimait déjà. Certainement, elle la verrait un jour. Sa vie n’était-elle pas indissolublement liée désormais à celle de Jean-Sans-Nom, et qui pourrait jamais rompre ce lien ? Oui ! Au moment de se séparer de lui, pour toujours peut-être, elle sentait la puissance du sentiment qui les rattachait l’un à l’autre !
« En avant, Hurons ! » hurla Lionel.

Cependant, le repas touchait à sa fin, et la gaieté des convives, surexcités par les libations du dessert, se propageait sous mille formes. Des compliments aux mariés partaient des divers côtés de la table. C’était un tumulte des plus joyeux, duquel s’échappaient parfois ces cris :

« Honneur et bonheur aux jeunes époux !

— Vivent Bernard et Rose Miquelon ! »

Et l’on portait aussi la santé de M. et de Mlle de Vaudreuil, la santé de Catherine et de Thomas Harcher. Maître Nick avait grandement fait accueil au repas. S’il n’avait pu conserver la dignité froide d’un Mahoganni, c’est que, véritablement, c’était absolument contraire à sa nature ouverte et communicative. Mais, il faut le dire, les représentants de sa tribu, eux aussi, s’étaient quelque peu départis de leur gravité atavique sous l’influence de la bonne chère et du bon vin. Ils choquaient leurs verres, à la mode française, pour saluer la famille Harcher, dont ils étaient les hôtes d’un jour.

Au dessert, Lionel, qui ne pouvait tenir en place, circulait autour de la table avec un compliment à l’adresse de chaque convive. C’est alors qu’il lui vint à l’idée de s’adresser à maître Nick d’une voix redondante :

« Nicolas Sagamore ne prononcera-t-il pas quelques paroles au nom de la tribu des Mahogannis ! »

Dans l’heureuse disposition d’esprit où il se trouvait, maître Nick ne reçut point mal la proposition de son jeune clerc, bien que celui-ci eût employé le langage emphatique des Indiens.

« Tu penses, Lionel ?… répondit-il.

— Je pense, grand chef, que l’instant est venu de prendre la parole pour féliciter les jeunes époux !

— Puisque tu crois que c’est l’instant, répondit maître Nick, je vais essayer ! »

Et l’excellent homme, se levant, réclama le silence par un geste empreint de dignité huronne.

Le silence se fit aussitôt.

« Jeunes époux, dit-il, un vieil ami de votre famille ne peut vous quitter, sans exprimer sa reconnaissance pour… »

Soudain maître Nick s’arrêta. La phrase commencée resta suspendue à ses lèvres. Ses regards étonnés s’étaient dirigés vers la porte de la grande salle.

Un homme se tenait sur le seuil, sans que personne eût remarqué son arrivée.

Cet homme, maître Nick venait de le reconnaître, et il s’écriait avec un accent où la surprise se mêlait à l’inquiétude :

« Monsieur Rip ! »