Faits curieux de l’histoire de Montréal/12

LES PREMIERS EUROPÉENS À MONTRÉAL


La journée du samedi, 2 octobre 1535, est plus qu’à demi écoulée et parmi les sauvages qui habitent la bourgade d’Hochelaga, il s’est produit un grand émoi, car la nouvelle circule que des êtres à peau blanche, barbus, recouverts d’habits magnifiques, s’avancent dans de grosses embarcations.

Ces êtres si différents des naturels du pays sont bons et sympathiques, puisqu’à tous ceux qui les ont approchés depuis le bas de l’île, ils ont remis des cadeaux d’une valeur inestimable et qu’on ne pourrait trouver nulle part ailleurs, en ce pays. Imagine-t-on alors, combien cet événement inouï avait aiguillonné la curiosité des enfants des bois et en quel nombre ils s’étaient portés sur le rivage pour apercevoir ces visiteurs inattendus ?

Le lecteur a compris de quel événement nous parlons. Les deux grosses barques qui refoulent le courant portent les premiers européens qui aient pénétré jusqu’à la bourgade d’Hochelaga, site de la future métropole canadienne. Ces européens ne nous sont pas tous connus. Cependant, on sait que Jacques Cartier était le chef de l’expédition, qu’il était accompagné de quatre gentilshommes : Claude de Pontbriant, échanson du dauphin de France, Charles de la Pommeraie, Jean Gouyon, et Jean Poullet, puis de Marc Jalobert, capitaine de la Petite Hermine, de Guillaume Le Breton, capitaine de l’Émérillon et, enfin, de vingt-six matelots.

Cartier avait quitté Québec le 19 septembre sur l’Émérillon, dans l’intention de se rendre à Hochelaga, mais, le 28 septembre, force lui fut d’abandonner son navire sur le lac Saint-Pierre, car ne connaissant pas le bon chenal, il craignait d’échouer ou de sombrer. C’est alors qu’il partit sur deux barques avec les personnes que nous venons de mentionner.

Ayant dû s’arrêter au pied d’un certain saut[1], Cartier répondit aux appels des sauvages et il ordonna d’approcher les barques. « Ils nous firent un bon accueil, dit le grand marin… témoignant une joie merveilleuse, les hommes dansant en une bande, les femmes en une autre et les enfants aussi. Ils nous apportèrent quantité de poissons, ainsi que du pain fait avec du blé-d’Inde et le jetaient à l’envi dans nos barques, en sorte que tous ces vivres semblaient tomber de l’air. »

« Voyant la joie de ce peuple[2], Cartier descendit à terre accompagné de plusieurs de ses gens ; et tout aussitôt les sauvages s’attroupèrent autour de chacun d’eux sur le rivage, en leur donnant mille témoignages d’amitié ; tandis que, de leur côté, les femmes qui tenaient des enfants dans leurs bras les leur présentaient pour qu’ils les touchassent. Cette fête publique dura une demi-heure et au-delà. Touché de leur bonne volonté pour lui et de leurs largesses, Cartier fit ranger et asseoir toutes les femmes et leur distribua des chapelets d’étain ou d’autres menus objets et donna des couteaux à une partie des hommes ; puis, il se retira à bord de ses barques pour souper et passer la nuit. Le peuple, pendant cette nuit, demeura sur le bord du fleuve, à l’endroit le plus voisin des barques, faisant des feux de réjouissances, se livrant à des danses en signe d’allégresse…

« Le lendemain, dimanche, dès le grand matin, Cartier prit son habit d’ordonnance et fit mettre en ordre ses gentilshommes et ses mariniers afin d’aller visiter Hochelaga et reconnaître la montagne auprès de laquelle était située cette bourgade. Il laissa huit de ses matelots pour garder les barques, et partit avec tous les autres, étant conduit par trois sauvages d’Hochelaga…

« Cette bourgade qui avait la forme ronde dans son pourtour était défendue par une palissade formée de pièces de bois dont l’assemblage donnait à la coupe de cette clôture l’air d’une espèce de pyramide… Le tout avait environ la hauteur de deux lances. On n’y entrait que par une seule porte, que l’on fermait avec des barres… Sur diverses parties de la palissade régnaient des espèces de galeries chargées de roches et de cailloux, pour se défendre en cas d’attaque… Cette clôture renfermait environ cinquante maisons, longues chacune de cinquante pas au moins, et larges de douze à quinze, toutes construites en bois et couvertes de grandes écorces, artistement cousues les unes avec les autres. Chaque maison se divisait en plusieurs pièces, et dans le haut était un grenier pour y serrer le blé-d’Inde destiné à faire le pain. Il y avait aussi dans ces maisons de grands vaisseaux de bois semblables à des tonnes, où l’on mettait le poisson, surtout des anguilles, après les avoir fait sécher à la fumée durant l’été, dont on faisait ainsi de grandes provisions pour tout l’hiver…

« Les trois sauvages qui servaient de guides aux Français les conduisirent enfin au milieu de la bourgade, dans une place carrée, grande de chaque côté d’environ un jet de pierre et environnée de maisons ; et comme ces guides ne pouvaient leur parler que par gestes, ils leur firent signe de s’y arrêter.

« Aussitôt toutes les femmes et les filles de la bourgade s’assemblèrent dans la place, une partie d’entre elles chargées d’enfants qu’elles tenaient en leurs bras et toutes se mirent à leur donner les marques d’amitié ordinaires à ces peuples, pleurant de joie de les voir et les invitant par signes à toucher leurs enfants.

Des hommes apportèrent alors un personnage âgé et perclus, puis le déposant aux pieds de Cartier, considéré, sans doute, comme un envoyé céleste, lui firent entendre, par signes, que c’était leur chef et qu’il ferait grand plaisir à tous s’il voulait le guérir.

Cartier ne pouvant leur expliquer qu’il n’avait pas le don des miracles se résigna à frotter les bras et les jambes du chef indien ; il fit de même à plusieurs autres malades, puis « il adressa à Dieu des prières en leur faveur et se mit à réciter le commencement de l’évangile selon saint Jean » que tout le monde écouta attentivement et religieusement.

Cartier distribua, ensuite, à tous les naturels, des cadeaux variés, puis « il ordonna à ses gens de sonner de la trompette et de jouer d’autres instruments de musique ; ce qui, par sa nouveauté devait beaucoup frapper ces sauvages, et les remplit, en effet, d’étonnement et d’admiration »…

« Étant sortis d’Hochelaga, ils furent conduits par plusieurs hommes et plusieurs femmes à la montagne voisine ; et, arrivés sur cette hauteur, ils purent de là prendre connaissance du pays. Ils admirèrent la beauté des alentours, comme aussi le cours majestueux et la largeur du grand fleuve, qu’ils suivaient des yeux autant que leur vue pouvait s’étendre ; enfin l’impétuosité du saut où leurs barques étaient restées ; ce qui fut cause que Cartier, charmé des points de vue qu’il découvrait de là, nomma cette montagne le mont Royal, d’où est venu le nom de Montréal donné à l’île où cette petite montagne est assise. »[3]

Cartier retourna le même jour (3 octobre). Ses matelots mirent à la voile salués par les regrets des sauvages qui regardèrent pendant longtemps, s’éloigner puis disparaître, ces embarcations mystérieuses.

Que devint ensuite Hochelaga ?

Cartier y retourna de nouveau, dans deux barques, en 1541. Il était accompagné, cette fois, du capitaine Martin Paimpont, et il avait l’intention de s’avancer jusqu’à la source du grand fleuve, espérant ainsi, atteindre une contrée riche en mines d’or ou d’argent, peut-être même les Indes. Les renseignements qu’il obtint des aborigènes le dissuadèrent, toutefois, de cette entreprise.

Deux ans plus tard (1543), le pilote Jean Alphonse, sur l’ordre de Roberval, se rendit jusqu’à Hochelaga ; enfin, un petit neveu de Cartier, Jacques Noël, voulut reprendre (1587), le projet de son parent et pénétrer plus avant dans l’intérieur du continent, mais il ne semble pas, lui non plus, avoir dépassé l’île de Montréal.

Ce qui est étrange, c’est que ces derniers voyageurs ne parlent pas de la ville sauvage. Champlain seul, soixante ans après le découvreur du Canada, nous informe que la bourgade n’existait plus depuis déjà un certain temps.

Le problème de cette disparition a excité la curiosité des historiens. On s’est demandé à quelle race appartenait les habitants de l’île de Montréal, à cette époque, quelle avait été leur destinée et où était située exactement cette ville primitive ? Et voici ce que l’on peut répondre :

D’abord l’endroit. En 1861, les ouvriers de M. Ed. Dorion qui pratiquaient des excavations près des rues Metcalfe et Sherbrooke, non loin de l’université Mc Gill, mirent au jour, des squelettes de sauvages, puis de la poterie, des os d’animaux dont la chair avait servi à la nourriture d’être humains, des restes de foyer, des objets en os, en pierre, etc., qui ne laissent aucun doute sur le fait que cette localité avoisina un jour une ville de peaux-rouges. C’est en témoignage de ce fait que notre société d’archéologie a placé rue Metcalfe, près de la rue Sherbrooke, une plaque commémorative sur laquelle on lit l’inscription suivante : "Site of a large Indian village claimed to be the Town of Hochelaga, visited by Jacques Cartier in 1535."[4]

Les trouvailles en question sont décrites et commentées dans un long et intéressant mémoire dû à la plume savante du principal J.-W. Dawson, du collège McGill. Ce mémoire a été traduit en français et publié dans le Journal de l’instruction publique, puis en brochure.

Pour ce qui est des habitants, les historiens paraissent admettre, aujourd’hui, que le peuple d’Hochelaga appartenait à la famille huronne-iroquoise. Cela, on le déduit des mots sauvages que Cartier cite dans son récit, ainsi que du genre des fortifications et des habitations qui formaient la bourgade, car ces travaux sont semblables à ceux qu’exécutaient les Iroquois partout où ils séjournaient.

En rapprochant l’opinion de l’historien Lescarbot avec le texte de la relation du R. P. Le Jeune (1637), M. Sulte conjecture que les Iroquois d’Hochelaga furent détruits par une calamité quelconque, puis, qu’ils furent remplacés par une tribu algonquine, chassée, à son tour, par les anciens possesseurs du sol vers l’an 1590. [5]

Pour expliquer la disparition des fondateurs d’Hochelaga, plusieurs légendes racontent qu’une guerre fratricide éclata après le départ de Cartier et une tradition iroquoise résout le problème ainsi : « Si l’on peut en croire l’historien des Wyandotts, M. Peter Dooyentate Clarke, un descendant de cette tribu, les Senécas et les Wyandotts ou Hurons vécurent en paix, côte à côte à Hochelaga jusqu’à ce que dans un moment fatal, un rigide chef senécas refusa à son fils l’autorisation d’épouser une certaine fille. Celle-ci indignée, renvoya tous ses prétendants et jura de marier le brave qui tuerait le chef qui l’avait offensée. Un jeune Huron accomplit la tâche et conquit la demoiselle, mais les Senécas prirent fait et cause pour leur chef et attaquèrent les Hurons qui plièrent et s’enfuirent vers l’ouest.

Cette légende n’a pas encore trouvé de poète ou de romancier pour l’embellir ou l’immortaliser et on ignorera le sort de l’Hélène canadienne qui plongea deux peuples dans d’innombrables malheurs, tant que quelque Homère ne nous aura pas raconté tous les détails de ce dramatique événement. »[6]

On dirait que c’est à ce problème ardu et passionnant que notre grand poète national, Louis Fréchette, faisait allusion, lorsqu’il écrivait, au début de sa Légende d’un Peuple, ces vers où il exprime le regret de ne pouvoir déchirer le voile qui couvre tout un passé :

Qui pourrait raconter ces âges sans annales ?
Quel œil déchiffrera ces pages virginales.
Où Dieu seul a posé son doigt mystérieux ?
Tout ce passé qui gît sinistre ou glorieux,
Tout ce passé qui dort heureux ou misérable,
Dans les bas-fonds perdus de l’ombre impénétrable,
Quel est-il ? À ce sphinx sans couleur et sans nom,
Plus muet que tous ceux des sables de Memnom,
Et qui, de notre histoire encombrant le portique,
Entr’ouvre dans la nuit son œil énigmatique,
À tant de siècles morts, l’un par l’autre effacé,

Qui donc arrachera le grand mot du passé ?
Hélas ! n’y songeons point ! En vain la main de l’homme
Joue, avec les débris de la Grèce et de Rome,
Nul bras n’ébranlera le socle redouté,
Qui depuis si longtemps, rigide majesté,
Plus lourd que les menhirs de l’époque celtique,
Pèse, ô vieux Canada, sur le sépulcre antique
Où, dans le morne oubli de l’engloutissement,
Ton tragique secret dort éternellement !



  1. Les historiens Bibaud et Ferland prétendent que Cartier s’arrêta au Pied-du-courant, vis-à-vis l’île Sainte-Hélène, tandis que les abbés Faillon, Vérreau et Proulx sont d’avis que le célèbre découvreur se rendit jusqu’au saut Saint-Louis.
    Par ailleurs, dans une remarquable causerie faite devant la Société historique de Montréal le 28 décembre 1921, M.A. Beaugrand-Champagne a soutenu l’opinion que Jacques Cartier atteignit l’île de Montréal par la rivière des Prairies, qu’il prit terre au bas du Saut-au-Récollet et que la bourgade d’Hochelaga se trouvait aux environs de l’Hôtel-Dieu. Cette thèse fera la matière d’une brochure qu’on devra lire.
  2. Nous donnons ici le texte de l’abbé Faillon.
  3. Faillon, Hist. de la Colonie, I, 17 et seq.
  4. Malheureusement, cette plaque est peu visible !… pour le public, car il paraît que le propriétaire de l’immeuble où l’inscription avait été fixée, l’a fait enlever pour la placer dans sa cour à l’abri des regards curieux ! !
  5. Sulte, Histoire des Canadiens-Français, II, 108
  6. Suivant M. S. E. Dawson, dont nous résumons librement, ici, une page de son œuvre.