Fachoda (Hanotaux)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 481-512).
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FACHODA

I
LA NÉGOCIATION AFRICAINE

Plus de dix années se sont écoulées, les problèmes posés alors sont résolus ; les peuples sont occupés à d’autres travaux, l’opinion est agitée par d’autres soucis : il est permis de présenter maintenant l’exposé loyal d’une affaire qui fut considérable, en son temps, et qui faillit troubler les relations cordiales de deux grandes nations.

Pour l’histoire, pour la vérité, pour la justice, il n’est pas inutile de préciser le fait et le droit, il n’est pas inutile d’établir que la partie engagée était légitime et qu’elle méritait d’être jouée. N’eût-elle fait que soutenir le bon renom de la race française, elle avait sa raison. Un peuple ne puise ni autorité, ni respect dans l’abandon de soi-même. Il y a des intérêts qu’il faut savoir défendre et des entreprises qu’il faut savoir soutenir quand une fois elles sont engagées.

Cinq cents Sénégalais, ayant à leur tête un homme, auraient pu obtenir un de ces résultats positifs qui ont récompensé, souvent, des efforts moins méritoires et moins justifiés. Si des difficultés inouïes n’eussent pas retardé leur marche, si un arrangement fût intervenu plus tôt, comme il était à prévoir, — c’est-à-dire avant la rencontre des forces anglaises et françaises sur le Nil, — la face des choses eût été sans doute modifiée. Une entente amiable eût mis fin, dignement, à cette concurrence honorable, à cette rivalité émouvante qui a ait jeté les deux pays, face à face, sur les mêmes voies.

La France et l’Angleterre, qui se heurtèrent à cette heure, avaient usé, au cours des longues et complexes négociations antérieures, de ménagemens réciproques et s’étaient abordées dans des sentimens de conciliation et d’estime. Ce corps à corps unique avait été précédé de vingt ententes. On n’avait jamais perdu de vue la considération dominante de l’harmonie nécessaire entre les deux puissances et de la collaboration finale aux mêmes œuvres.

Un jour viendra où la nécessité de cette collaboration, non seulement partout dans le monde, mais spécialement dans les régions sur lesquelles portait le litige, apparaîtra. Ce ne sera pas trop du concours de toutes les puissances limitrophes pour pénétrer ces immenses et farouches provinces. On verra bien que la communauté des efforts est préférable à des revendications exclusives et hostiles. Au sein de ces marécages où les eaux indécises des deux plus grands fleuves africains hésitent avant de séparer leurs cours, les politiques qui furent rivales se rapprocheront et se retrouveront unies. L’avenir, repassant alors l’œuvre interrompue, reconnaîtra que la vigilance française, portée jusqu’à ces confins éloignés, était justifiée. Si l’esprit de concorde et la bonne grâce l’eussent emporté, — et peu s’en fallut, — les résultats eussent été meilleurs pour tous, sans les risques d’une rupture redoutable et la douleur d’une blessure cuisante. Entre vieilles nations et camarades de route dans l’histoire, les égards mutuels sont le plus sage : on se retrouve.

Quoi qu’il en soit, pour que l’avenir sache et que l’histoire juge, il faut qu’ils soient éclairés et que, les brouillards de la polémique étant dissipés, la vérité se lève.

L’exposé qui va suivre a pour objet démettre, une fois pour toutes, hors de cause l’honneur de la France et la bonne foi de ceux qui l’ont représentée. Il est consacré, uniquement, au débat diplomatique qui, remontant aux années antérieures, s’est terminé par le rappel de la mission Marchand.

Quant à l’expédition elle-même, je n’entreprends pas de la raconter : le plus simple et le plus fort des témoignages, c’est le journal de marche écrit, au jour le jour, par les chefs. Ils ont fait, pour le pays, tout ce qui pouvait être fait. Leur étonnante randonnée achève superbement la série de ces « aventures » françaises qui, pendant vingt années, ont sillonné, de leur piétinement, le continent noir. Une telle gloire est hors d’atteinte.

Il reste à dire les circonstances internationales dans lesquelles la mission s’est produite, à rappeler par qui elle fut décidée, comment soutenue et pourquoi elle a échoué.


I

Il est avéré, — après les précisions données par M. André Lebon[1] — que la mission Marchand fut décidée sur l’initiative de M. Léon Bourgeois, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, au début de l’année 1896, et qu’elle fut constituée par M. Guieysse, alors ministre des Colonies[2]. Les instructions concertées entre les deux départemens furent signées, par ce dernier ministre, le 24 février 1896. C’est donc au Cabinet Bourgeois qu’appartiennent l’honneur et la responsabilité de cette mesure prise en connaissance de cause, après longue et mûre délibération.

La décision n’était pas un fait isolé dans le développement de l’expansion française en Afrique : elle avait ses origines dans une politique nationale antérieure ; mais elle eut sa raison d’être immédiate dans un programme général d’action en Afrique conçu à la suite des événemens qui ont marqué les derniers mois de l’année 1895.

M. de Freycinet a rappelé, dans un livre admirable de pondération et de sang-froid, quelles raisons la France opposait à l’occupation de l’Egypte par l’Angleterre. Il n’est pas utile d’évoquer ici, à nouveau, ce passé pénible pour les deux parties. Car, si l’une des puissances a été expulsée de ses titres et de son influence, l’autre n’a obtenu son succès que par une procédure diplomatique laborieuse dont le moins qu’on puisse dire c’est que les diverses phases n’en sont pas toujours conciliables entre elles. Il fallut une sagesse extrême aux deux gouvernemens pour que l’irritation réciproque, se manifestant par des réclamations véhémentes et des échappatoires embarrassées, n’ait pas causé de plus graves conflits. Ni les excitations téméraires, ni les vivacités périlleuses n’ont manqué, de part ni d’autre, et l’on pourrait soutenir que, dans la phase suprême, certains hommes d’Etat étaient plus notoirement hostiles en Angleterre qu’en France.

La rivalité de la France et de l’Angleterre, en Egypte, fut certainement une des causes initiales de l’incident de Fachoda ; mais on n’en comprendrait pas le véritable caractère si on ne le mettait à sa place dans cette vaste question du partage de l’Afrique qui fut une des grandes affaires du XIXe siècle à son déclin.


Les voyages de Stanley à travers ce continent avaient démontré, par la découverte du Congo, que l’accès vers le Nil et les Grands Lacs est plus facile, peut-être, par la côte occidentale que par la côte orientale. A l’Ouest, en effet, la région des cataractes franchie, on dispose d’un parcours relativement aisé sur un bief immense. Le Congo, c’est, pour l’Afrique équatoriale, le fameux « chemin qui marche. »

Les regards se portèrent, donc sur cette côte, jusque-là si négligée. La France, en raison de la possession du Gabon, d’où partait Brazza, l’Etat, Indépendant, par une extension hardie des titres plus récens que lui avait attribués la conférence de Berlin (1884), poussèrent leur pointe vers les hautes terres arrosées par le fleuve et ses affluens.

L’hypothèse qu’on qualifie, à tort, d’ « hypothèse de Wauters, » mais qui fut, dès la conférence de Berlin, l’hypothèse de Desbuissons, se vérifia : un affluent considérable du Congo, l’Oubanghi, a sa source dans des régions très voisines de l’Egypte équatoriale et recueille les eaux qui, partant du Bahr-El-Ghazal, prennent le chemin de l’Atlantique.

Quand des traités, longuement débattus et remaniés à diverses reprises (1885-1887), eurent assuré à la France la possession légitime de la rive droite de l’Oubanghi, avec la frontière prolongée jusqu’au 30e méridien par le 4e parallèle, cette puissance se trouva, sur une étendue considérable de son territoire colonial, limitrophe du bassin du Nil. Une ligne de partage imperceptible distingue à peine, parmi les eaux dormantes des marécages herbus, les vallées des deux fleuves.

Cette situation remarquable ne devait pas échapper à l’attention des hommes chargés de suivre, pour le gouvernement français, l’avenir de l’expansion européenne en Afrique. Un mémoire soumis par la sous-direction des protectorats à M. Spuller, ministre des Affaires étrangères, remanié ensuite pour M. Develle, relevait l’importance de ces contacts et de cette pénétration de flanc que les affluens du Congo enfoncent vers le cours du Moyen-Nil : « S’il se construit un chemin de fer pour relier les deux grands fleuves africains, il passera là ; s’il se fait un canal, il passera là. »

La France avait le plus haut intérêt à s’approcher, par le Congo, des régions que les entreprises du Mahdi avaient arrachées à leur contact bien précaire avec la civilisation. Œuvre d’autant plus urgente que, par une campagne extraordinairement aventureuse, les officiers de l’Etat Indépendant du Congo avaient, au mépris des traités, franchi le 4e parallèle, établi des postes sur le haut Oubanghi et s’étaient dispersés dans l’Afrique nilotique.

Aussi, dès l’année 1892, sur l’initiative de M. Etienne, député, d’accord avec les départemens compétens des Colonies et des Affaires étrangères, la Commission du budget avait inscrit, au compte du sous-secrétariat des Colonies, un crédit de 300 000 francs à l’effet d’envoyer une mission d’études et d’établissement dans ces régions : c’était, à une heure singulièrement propice, le premier projet de la mission Marchand. Personne, en Europe, ne s’intéressait à ces régions abandonnées depuis le départ d’Emin. L’occupation se fût faite sans coup férir. Mais le projet n’eut pas de suite. Les fonds étant votés, les mesures nécessaires furent préparées et soumises au sous-secrétaire d’Etat des Colonies ; qui ne se décida pas à les signer. Les crédits restèrent inemployés.

Cette période, de 1886 à 1892, fut, en général, une époque de stagnation et même de recul pour l’expansion coloniale française. Les tâches étaient multiples, les frais considérables, les gouvernemens et les parlemens inquiets.

Quel poids à soulever que celui des affaires de Tunisie, d’Indo-Chine, de Madagascar, du Congo, de la Nigeria, de la Côte d’Ivoire, de l’Egypte, des Nouvelles-Hébrides, de la Guyane, tandis que l’opinion publique ne se passionnait que pour l’aventure boulangiste et l’affaire du Panama !

L’État Indépendant du Congo mettait à profit nos tergiversations : ses agens, après avoir franchi le 4e parallèle, s’efforçaient de contourner les possessions françaises et de leur interdire tout développement à l’Est et au Nord. Ils agissaient d’après un dessein combiné et prémédité. On savait que le roi Léopold cherchait partout des appuis.

Ces empiétemens donnèrent lieu à de multiples protestations de la part du gouvernement français : sous le ministère Casimir-Perier, des négociations s’engagèrent, à Paris et à Bruxelles, entre les représentans de la France et ceux de l’Etat Indépendant du Congo. Comment ceux-ci eussent-ils justifié la conduite des agens belges, quand les textes étaient formels ? Cependant, ils ne cédaient pas. « Possession vaut titre, » arguaient-ils. Les choses traînaient en longueur.

Enfin, ces étranges obscurités se dissipèrent : le 12 mai 1894, les journaux belges et anglais publièrent la fameuse convention signée entre l’Angleterre et l’Etat du Congo. L’Angleterre, sans songer même à prévenir le Cabinet de Paris, attribuait à l’Etat Indépendant la partie du bassin du Congo située au Nord du 4e parallèle et reconnue à la France par les traités. En outre, elle cédait à bail, à l’Etat du Congo, toute la partie du bassin du Nil située sur la rive gauche du fleuve et comprise entre le lac Albert et le 10e degré de latitude (c’est-à-dire jusqu’à Fachoda), y compris la région indécise du Bahr-El-Ghazal, étant entendu que, pour la partie la plus voisine du fleuve (à l’Est du 30e degré Est de Greenwich), le bail ne durerait que jusqu’à la mort du roi Léopold. Le bail s’étendait au port de Mahagi sur le lac Albert avec les accès nécessaires. En revanche, l’Etat Indépendant cédait à bail à l’Angleterre une bande de terre de vingt-cinq kilomètres de largeur entre la pointe du lac Tanganiyka et la pointe Sud du lac Albert-Edouard, c’est-à-dire le passage pour le chemin de fer projeté « du Cap au Caire. »

Enfin, le traité, mentionnant, pour les écarter, « les prétentions de l’Egypte et de la Turquie dans le bassin du Haut-Nil[3], » contenait une clause par laquelle l’Etat Indépendant « reconnaissait la sphère d’influence britannique telle qu’elle est délimitée dans l’arrangement anglo-allemand du 1er juillet 1890. »

C’était la plus grave disposition du traité, puisque l’Angleterre, qui s’était assuré déjà des reconnaissances analogues, de l’Allemagne d’abord et, ensuite, de l’Italie, achevait, par l’adhésion obtenue de cet autre État voisin, la prise de possession, du moins théorique, de tout le bassin du fleuve. Bien plus, pour se mettre tout à fait à l’abri des voisinages inquiétans, elle glissait, en quelque sorte, le Congo belge en tampon entre les possessions françaises et cet immense territoire quelle s’attribuait tout entier.

Si on laissait faire, la question d’Egypte et, on peut même ajouter, la question d’Afrique étaient réglées d’un seul coup. La politique suivie par la France, depuis quinze ans, n’était qu’une vaine parade. Ni moyen de reprise, ni élément d’échange ou de compensation ne lui restaient, au moment où s’engageait la grande « négociation africaine. »

Par l’arrangement, la France se trouvait lésée dans ses droits immédiats sur le Congo, au nord du 4e parallèle ; elle était lésée dans ses droits éventuels de préemption sur l’État Indépendant ; elle était lésée en sa qualité de signataire des traités assurant l’intégrité de l’Empire ottoman, et elle était lésée, surtout, dans sa situation de puissance africaine. Déjà écartée, sans plus de façon, malgré les traités, à Zanzibar, puis dans l’Ouganda, évincée au Bas-Niger, contestée sur la Côte occidentale, à Madagascar, en Abyssinie, au Maroc, elle était désarmée, vaincue avant de combattre.

Une politique d’exclusion et d’enveloppement était, ainsi, opposée à la France : les deux partenaires du traité s’accordaient, l’un à l’autre, aux dépens d’une puissance voisine et amie, ce qui ne leur appartenait pas.

L’Allemagne protesta immédiatement et obtint, sans autre forme de procès, l’abandon de la clause cédant à bail la bande de terre de vingt-cinq kilomètres.

La France allait-elle s’incliner, renoncer à la défense de ses droits, de sa dignité, de ses intérêts ?

Répondant au mouvement de l’opinion, à l’émotion du Parlement, le Cabinet Charles Dupuy, qui succédait au Cabinet Casimir-Perier s’éleva contre l’arrangement anglo-congolais. L’exposé que le ministre des Affaires étrangères fit à la Chambre, huit jours après la constitution du ministère, le 7 juin 4894, en réponse à une interpellation de MM. Deloncle et Etienne, présentait les argumens de droit et les argumens de fait.

Au point de vue du droit, il alléguait « les traités internationaux qui garantissent l’intégrité de l’Empire ottoman ; » il y avait, de ce chef, un engagement pris directement avec la France comme à l’égard des autres puissances : c’était « un statut général, une des bases de la paix universelle[4] » qui était atteinte. Si les actes qui consacrent l’équilibre international, comme le traité de Paris ou le traité de Berlin, pouvaient être violés arbitrairement par leurs propres signataires, sur quelles bases pourrait-on fonder l’ordre public entre les puissances et maintenir la paix ?

Quant à l’État Indépendant, en traitant avec l’Angleterre dans les conditions indiquées, il se mettait en contradiction avec la charte de son existence ; il s’arrachait à la protection de sa neutralité. De même que l’arrangement était en violation du droit international européen, il « était en contradiction formelle avec le droit international africain. »

Le droit une fois établi, l’exposé ministériel abordait Les points de fait et les réalités. La convention « portait atteinte à l’équilibre des forces en Afrique et dans le monde ; » elle était contraire aux intérêts comme au droit de la France. L’Allemagne avait fait rayer la clause qui la touchait : la France déclarait qu’en ce qui la concernait, « la convention était nulle et de nulle portée. »

En même temps, le ministre priait la Chambre d’opposer, s’il y avait lieu, le fait au fait et l’occupation à l’occupation : puisque les agens congolais parcouraient, sans obstacle et sans protestation, le Bahr-El-Ghazal, rien n’empêchait d’autres missions de se porter vers les mêmes régions : « Mon collègue le ministre des Colonies a déjà donné les ordres nécessaires pour que l’officier supérieur qui commande dans le Haut-Oubanghi rejoigne son poste sans délai. Les premiers détachemens de sa mission sont déjà arrivés sur les lieux. Ils seront renforcés sans retard si la Chambre accorde, comme nous n’en doutons pas, les crédits nécessaires. Le chef de la mission a reçu, du gouvernement, les instructions et les ressources destinées à assurer la défense et le maintien de nos droits. Il quittera la France par un prochain paquebot. »

Au lendemain de la séance du 7 juin, la presse anglaise fulmina. Lord Dufferin, alors ambassadeur d’Angleterre à Paris, accourut au quai d’Orsay. Il parla, d’abord, d’un ultimatum qu’il avait, disait-il, dans la poche de sa redingote et qu’il y garda, finalement, après s’être laissé conduire jusqu’à la sortie. Cet ultimatum, M. d’Haussez l’avait vu poindre, en 1830, à la veille de l’expédition d’Alger, et puis M. Develle, en 1893, lors des affaires du Siam… Les ultimatums, alors même qu’ils sont produits, se discutent.

Le débat engagé avec lord Dufferin prit une tournure plus conciliante. L’Angleterre ne contesta pas la thèse invoquée par le ministre français sur le respect des traités internationaux ; elle laissa le roi Léopold se dégager de l’arrangement et n’insista pas, pour sa part, sur la clause du bail avec ses conséquences[5]. Les difficultés, depuis si longtemps pendantes entre l’Etat Indépendant et la France, furent réglées par l’arrangement du 14 août 1894.

Mais, ce qui est infiniment plus important, aussitôt cet arrangement conclu, le Cabinet de Londres, entrant dans les vues du Cabinet de Paris, se prêta à une négociation d’ensemble sur les questions contestées, notamment sur la vallée du Nil jusqu’à Fachoda et au-delà. Négocier et négocier avec la France, c’était reconnaître, tout au moins, que la situation juridique de ces provinces était sujette à litige et que l’intervention de la puissance limitrophe par le bassin du Congo n’était pas de celles que l’on écarte par une fin de non recevoir.

Cependant, le gouvernement français prenait les mesures conservatoires annoncées au parlement. Le crédit de 1 800 000 fr. étant voté « pour renforcer nos postes dans le Haut-Oubanghi et les relier à la côte par des communications télégraphiques et fluviales, » l’envoi d’une mission fortement organisée était décidé.

Depuis le mois de mai 1893, sur une démarche du groupe colonial de la Chambre, le commandement de cette expédition, qui devait comprendre plusieurs centaines de tirailleurs sénégalais et avoir à sa disposition des bateaux démontables, était confié au lieutenant-colonel Monteil. Plus d’une année s’était écoulée ; les Sénégalais et les officiers placés sous les ordres du lieutenant-colonel, le capitaine Decazes, le lieutenant Julien, étaient sur le M’Bomou. Toutefois le chef de l’expédition était resté en Europe.

Après le vote des Chambres, il fallait agir : le colonel Monteil s’embarque, le 17 juillet, avec plusieurs officiers ; il devait prendre 150 Sénégalais à Dakar et rejoindre son poste. Mais l’arrangement avec l’État Indépendant ayant été signé le 14 août 1894, le colonel Monteil, au lieu de gagner le Haut-Oubanghi, est arrêté par des instructions nouvelles, le 12 septembre, à Loango. Il est envoyé à la Côte d’Ivoire pour s’épuiser en une pénible campagne contre Samory : « Les 1 800 000 francs votés par les Chambres pour améliorer les communications entre la côte et le Haut-Oubanghi furent dépensés à Loango et sur la Côte d’Ivoire[6]. »

Pour la seconde fois, un projet de mission, décidé par le gouvernement avec le concours du parlement et à une époque encore opportune, avortait. Si le colonel Monteil eût été sur les lieux dès 1895, trois ans avant Marchand, alors qu’aucune action par l’Egypte n’était même prévue, n’est-il pas évident que les événemens eussent tourné autrement ?

Toutefois, une certaine suite fut donnée aux premières intentions du gouvernement. En septembre 1894, M. Liotard fut nommé commissaire dans le Haut-Oubanghi avec mission d’étendre ses relations dans le Bahr-el-Ghazal et jusqu’au Nil : « C’est moi, dit plus tard M. Delcassé (il était alors ministre des Colonies), qui ai envoyé M. Liotard dans l’arrière-Oubanghi, en lui désignant le Nil comme terme de sa mission. » Mais le projet primitif était singulièrement diminué ; les moyens d’action laissés à M. Liotard étaient trop insuffisans pour assurer rapidement le résultat visé par les Chambres et prévu dans la discussion.

Cependant, à Paris, les négociations se poursuivaient avec l’Angleterre.


C’est un fait acquis historiquement que toute expansion coloniale de la France a été vue, en Angleterre, avec inquiétude et humeur. Pendant longtemps, l’Angleterre a pensé que, pour la domination des mers, elle n’avait pas d’autre rivale à considérer que la puissance douée, par la nature, du triple développement côtier de la Manche, de l’océan Atlantique et de la mer Méditerranée.

Quand, à partir de 1880, la France, poussée par les circonstances et stimulée par le génie initiateur de Jules Ferry, entreprit de reconstituer son domaine colonial démembré, elle rencontra, du même côté, les mêmes résistances.

En Egypte, en Tunisie, à Madagascar, en Indo-Chine, même au Congo, même en Océanie, c’est l’Angleterre qu’elle trouve toujours devant elle. Pour les générations actuelles, ces faits sont de l’histoire déjà vieille ; mais, pour le public de 1894, ils étaient réalité vivante et émouvante. L’affaire d’Egypte, notamment, apparaissait comme un post-scriptum douloureux et imprévu du traité de Francfort. La presse et le parlement ne cessaient de stimuler l’« inertie » du gouvernement. La discussion des budgets des Affaires étrangères n’était qu’une longue objurgation.

Le parti colonial, que ses premiers succès enflammaient, s’exaspérait contre cette opposition qui se dressait partout contre ses desseins. Une agitation énervante, — assez vaine d’ailleurs, — menaçait, des deux côtés de la Manche, les relations entre les deux pays.

Au même moment, l’Angleterre, inquiète de ce réveil des questions extra-européennes qui, depuis le XVIIIe siècle, paraissaient réglées à son profit, l’Angleterre s’ébranlait. Sa politique d’expansion africaine prenait un caractère de hardiesse imprévue ; elle avait conçu un triple dessein : se poser en héritière des possessions portugaises, détruire l’indépendance des républiques sud-africaines, s’installer définitivement en Egypte et sur le canal de Suez.

Une conception, une formule gigantesque, digne de l’imagination active, propre aux compatriotes de Shakspeare, résumait ce prestigieux projet : « le rail du Cap au Caire. » On baptisait l’Afrique « les Indes-Noires[7]. »

Il serait impossible d’énumérer les preuves de l’activité nouvelle qui résulte de ce grand dessein : c’est comme une pesée de tous les agens de la grandeur britannique sur les limites de l’influence anglaise : un branle-bas général réveille les litiges, ravive les conflits. La brousse et la diplomatie voient surgir, en même temps, les grand’gardes de cette soudaine avancée.

Lord Rosebery, « l’orateur de l’Empire, » annonçait cette phase nouvelle de l’expansion britannique, dès 1888 : « Votre politique coloniale doit être un des facteurs dominans de votre politique étrangère. » Il la justifiait, en 1893 : « On voit que notre Empire est assez grand, que nous avons assez de territoires. Ce serait vrai si le monde était élastique… Nous devons considérer, non ce dont nous avons besoin à présent, mais ce dont nous aurons besoin dans l’avenir… Nous devons nous rappeler que c’est une partie de notre devoir et de notre héritage de veiller à ce que le monde reçoive notre empreinte et non celle d’un autre peuple. »

Les faits réalisent aussitôt, en Afrique, un plan visiblement arrêté et prémédité. Le premier acte avait été. en 1887, la réouverture du conflit avec le Portugal, suscité par les ambitions de la Chartered. La crise aboutit, en juin 1891, au traité imposé au Portugal, traité qui attribue à l’Angleterre les territoires aurifères des Matabélès, qui sépare définitivement la colonie d’Angola de la colonie de Mozambique, étend l’empire colonial britannique du Cap jusqu’au lac Nyassa, et qui permet, dès lors, d’établir, sur une étendue de plus de 20 degrés, le plus important tronçon du fameux transafricain.

Le second acte se joue au centre du continent. Ici, l’Angleterre se trouve en présence de l’Allemagne. Les deux puissances sont en lutte pour la possession des territoires de l’Est africain, l’Ouganda, l’Ounyoro, la province Équatoriale. Le sort de l’imanat de Zanzibar, sur lequel la France possède des droits garantis par les traités, est en question. Après un conflit dramatique dont les phases célèbres sont la « délivrance » d’Emin Pacha par Stanley et la contre-campagne du docteur Peters, l’Allemagne, en juillet 1890, signe un traité qui lui assure, il est vrai, la côte et toute sa colonie de l’Est africain jusqu’aux Grands Lacs et au Kilimandjaro, mais qui reconnaît à l’Angleterre les îles de Zanzibar et de Pemba, le protectorat de l’Est africain anglais jusqu’au lac Albert Nyanza et, en plus, la vallée du Nil jusqu’aux confins de l’Egypte.

Cet arrangement n’est pas communiqué à la France qui, à tant de points de vue, cependant, y était directement intéressée. Il ne pouvait donc l’engager ni lui être opposé.

Bientôt l’Angleterre, poursuivant cette procédure de prise de possession sur le papier, traite avec l’Italie qui s’est implantée à Massaouah, à Assab et sur la côte des Somalis. Autre délimitation fictive qui permet de renouveler l’affirmation de droits indéterminés sur la vallée du Nil : les provinces égyptiennes de la rive droite sont divisées entre les deux sphères d’influence par des finesses de rédaction où les droits établis sont à peine ménagés. L’Italie est autorisée à occuper temporairement Kassala jusqu’à la vallée de l’Atbara : « Il est convenu, entre les deux gouvernemens, que toute occupation militaire temporaire de ce territoire n’abrogera pas les droits du gouvernement égyptien sur ledit territoire, mais que ces droits demeureront simplement en suspens jusqu’à ce que le gouvernement égyptien soit en mesure de réoccuper le district en question.. . » « Droits du gouvernement égyptien, » « droits en suspens, » « droits de l’Italie » tout cela se contredit. Mais, qu’importent les formules ?

Un pas encore dans le même sens, en août 1893. C’est l’Allemagne qui, une seconde fois, prête l’office de sa bonne volonté. On traite pour les territoires des bassins du Niger et du lac Tchad. La diplomatie anglaise saisit l’occasion de faire un bond jusque dans la vallée du Nil : « Il est également convenu que l’influence allemande ne combattra pas l’influence anglaise à l’Ouest du bassin du Chari et que les pays du Darfour, du Kordofan et du Bahr-el-Ghazal, tels qu’ils sont définis dans la carte de Justus Perthes d’octobre 1891, seront exclus de la sphère d’intérêts de l’Allemagne[8]. »

Toujours le même procédé : des négations tendancieuses et mal définies. L’Allemagne et l’Italie n’avaient que faire dans ces problèmes si éloignés de leurs champs d’opération. Ces clauses visaient, indirectement, une puissance tierce : c’était leur objet unique.

A quel titre l’Angleterre traitait-elle pour le Nil ? Elle occupait l’Egypte, il est vrai ; mais un fait ne constitue pas un droit. Même, sans tenir compte des déclarations, multipliées par le gouvernement anglais, sur le caractère précaire de l’occupation, M. Gladstone n’avait-il pas affirmé, officiellement, devant la Chambre des communes que « la frontière de l’Egypte était ramenée jusqu’à Ouady-Halfa, à la deuxième cataracte du Nil[9]. »

Voilà une base positive et qui, appuyée elle-même sur un fait, l’abandon, sur le conseil de l’Angleterre, de ces régions, occupées par l’Egypte pendant dix ans seulement, affaiblissait singulièrement toute prétention exclusive sur ces provinces.

L’arrangement anglo-congolais éclate en mai 1894 : on comprend, maintenant, sa raison d’être : il bouclait, en quelque sorte, la négociation africaine. Poursuivant le travail élaboré avec l’Allemagne et le Portugal, il achevait, dans le Nord, ce qui avait été si heureusement commencé, dans le Sud et le Centre, par la série des actes précédens.

La France, évincée, sur le papier, des territoires du Haut-Oubanghi, qui lui appartiennent incontestablement, écartée de la question du Nil sans autre forme de procès, doit-elle rester sous le reproche d’avoir pratiqué « la politique des coups d’épingle, » quand c’est elle qui l’a subie ?

En 1894, comme en 1893, comme en 1890, ainsi qu’on l’avait fait à Zanzibar, dans l’Ouganda, sur le Niger, on espérait l’opérer de ses droits et de ses titres, par un simple geste. Lord Rosebery était alors aux affaires : c’était le grand maître de la politique impérialiste. Il traitait la France comme on avait fait le Portugal. Si la France avait cédé, cette fois encore, les victoires britanniques par voie de simple déclaration eussent disposé de l’Univers.

La réplique française à l’arrangement de mai 1894 mit fin à ces procédés. L’Angleterre était obligée ou de se découvrir ou de négocier. Elle prit le parti de négocier.


II

Depuis des siècles que la France et l’Angleterre travaillent ensemble au progrès de la civilisation, il semble que |es deux peuples devraient se bien connaître et se comprendre aisément. Il n’en est rien : le détroit oppose les esprits comme les rivages. La mer, qui unit d’habitude, disjoint ici. Pourtant, la similitude des origines, des idées, des intérêts, maintient, entre les deux rivaux, une habitude, une recherche de rapports cordiaux dont les alternatives créent un drame, parfois décevant, mais toujours animé.

La négociation anglo-française est l’épreuve suprême des diplomates et le gage le plus assuré d’une paix heureuse dans l’Univers : pour les hommes du métier, il est normal et, pour ainsi dire, fatal que Talleyrand ait achevé sa carrière à Londres Entre Londres et Paris, la conversation doit être constante, si elle est parfois laborieuse.

Le négociateur anglais est solide, d’aplomb et plein de sens ; il est extrêmement prudent et, visiblement, tenu de court par la chaîne du Foreign Office. La marche du négociateur français est plus capricieuse, parce qu’il cherche les raisons générales ; un idéalisme vague le tourmente assez inopportunément : le négociateur français veut convaincre, tandis que le négociateur anglais se contente de vaincre. Dans les pourparlers, des préliminaires, parfois verbeux d’un côté, parfois contraints et embarrassés de l’autre, sont souvent une cause de malentendus.

Les méthodes diffèrent et les langues plus encore. On ne s’imagine pas à quel point la dissemblance fondamentale des deux idiomes trouble le jeu. C’est la « catégorie verbale » qui n’est pas la même. Dans les traductions les mieux faites, les mots ne s’ajustent pas. Même quand les interlocuteurs savent les deux langues, leurs pensées ne se recouvrent pas toujours exactement. Les mots ne sonnent pas, aux oreilles différentes, le même son ; ils servent difficilement de monnaie d’échange.

La langue anglaise est pleine, directe, sans condescendance ; elle affirme, elle n’explique pas. C’est une langue d’infinitifs ; le sujet et le verbe se confondent, c’est-à-dire le mobile et lacté ; elle ne distingue pas, ne nuance pas ; elle frappe. J’admire beaucoup les lettres des hommes d’affaires anglais ; elles sont pleines de suc : le nécessaire est dit, rien que le nécessaire. Mais leur technicité un peu fruste se prête souvent à des interprétations diverses, même pour les nationaux ; et, si les intérêts s’en mêlent, il arrive qu’elle facilite, même de bonne foi, des retraites surprenantes. La langue anglaise est une personne autoritaire, un peu bourrue, qui parle par interjections et veut qu’on la comprenne à demi-mot.

Le diplomate britannique a, dans la négociation, une supériorité dont il use, non sans une certaine hauteur : la fermeté des vues qui tient à la stabilité gouvernementale. Cette unité admirable que forme l’histoire de l’Angleterre depuis deux siècles, donne, au moindre des insulaires, une foi en la supériorité de sa race, une certitude du succès, qui s’étonne, d’une façon quelquefois amusante, de la fermeté et du droit inverses de ses adversaires. Trop poli et humain pour faire sentir cette nuance, le diplomate anglais renferme son impression en soi-même : mais elle perce dans un éclair du regard, un geste, un demi-sourire qui avertit et met en garde. Sous cette ironie raffinée, le bluff est aux aguets.

En revanche, personne n’apprécie, comme l’Anglais, les affaires bien menées, les positions solidement prises, les réalités positives. Et puis, la personne compte beaucoup auprès de ces personnalités fortes. J’ai obtenu des résultats imprévus en présentant subitement, au cours d’une négociation, l’homme du fait ; il n’était pas besoin qu’il parlât : sa présence suffisait. La responsabilité est, aux yeux de ces maîtres hommes, une grande maîtresse et une grande autorité.

Sans m’appesantir sur ces observations qui ont toujours quelque chose de particulier et d’imprécis, je conclus en rappelant qu’avec les Anglais, il faut toujours traiter, mais toujours agir ; saisir et nouer promptement ; en tous cas, ne jamais perdre le contact, s’expliquer, insister, y revenir pour être assuré qu’on est bien compris, marcher sans détour et sans feinte, être exact pour être fidèle et compter sur la fidélité dans l’exactitude.

Par suite des circonstances, tenant, sans doute, à la hâte de la vie publique en France pendant la période de fondation de la Troisième République, ces tractations, si utiles, avec la puissance voisine, avaient été, depuis longtemps, négligées. On ne « causait » plus. Les motifs de dissentiment se multipliaient, les malentendus s’aggravaient dans l’échange pédantesque de notes de chancelleries, quand les visées coloniales françaises et le réveil de l’Impérialisme anglais, agitant soudain tous les vieux litiges, créèrent, partout, un état d’irritation ou de « friction, » auquel il fallait parer, sous peine d’exposer les relations cordiales des deux pays au caprice des événemens.

Amener l’Angleterre à négocier ; négocier de bonne foi, avec la volonté arrêtée de soutenir fermement les revendications françaises, mais aussi de sacrifier beaucoup à l’entente ; entourer le partenaire dans un cercle de droits évidens et de faits précis ; se proposer pour but une liquidation générale, compensant, au besoin, les solutions l’une par l’autre ; travailler, par cette liquidation, à l’union des deux politiques sur un pied d’honneur réciproque et de dignité équitable, telle fut la méthode adoptée, tel fut le but poursuivi par la France avec une persistance qui ne fut pas sans causer un certain embarras chez la partie adverse. Pour l’Angleterre, consentir à discuter, c’était se limiter. On ne s’y prêta pas du premier coup.


Les litiges, pendans alors entre les deux pays, se précisaient ainsi qu’il suit : en Tunisie, le protectorat français était gêné par les traités de commerce et d’établissement, dont un seul sans durée déterminée, celui que les Beys avaient passé avec l’Angleterre ; or, l’opposition de cette puissance à l’abolition des traités était formelle et appuyait colle de l’Italie. A la côte occidentale d’Afrique, c’était un enchevêtrement de difficultés à propos de la Gambie, de Sierra Leone, de Libéria, du pays de Kong, de la Nigeria ; autres conflits aigus au sujet de la navigation du Niger et de la Benoué (affaire Mizon), au sujet de la ligne Say-Barroua et des territoires du Tchad. Dans le centre de l’Afrique, rivalité au Congo et dans le Haut-Oubanghi. Au Sud, concurrence non moins périlleuse à Madagascar : malgré l’engagement pris, en 1890, de reconnaître le protectorat de la France « avec ses conséquences, » l’activité passionnée des missionnaires et des aventuriers anglais, un vague appui toujours attendu de Londres excitaient la résistance des Hovas ; en tous cas, une querelle économique subsistait sous la querelle politique.

Difficultés aux Nouvelles-Hébrides, difficultés à Terre-Neuve, difficultés au Siam, difficultés sur la côte des Somalis et rivalité d’influence en Abyssinie ; autre conflit en Indo-Chine, où les relations des deux puissances étaient en pleine crise à propos du Haut-Mékong et de la constitution du fameux « Etat-tampon, » qui, au dire de lord Rosebery, avait failli ouvrir les hostilités dès 1893. Il faut s’être trouvé dans cette situation presque désespérée, avoir manié, à la fois, tous ces charbons ardens, avoir assisté à cette explosion constante de pétards partant de tous les points à la fois, pour savoir combien il était difficile de s’avancer sur ce terrain brûlant, croulant et miné. Et la question égyptienne dominait tout, exaltait tout !

Or, l’idée maîtresse de la diplomatie française, en 1894, fut que cette question du Nil, nœud de toutes les questions pendantes, pouvait devenir, précisément, le nœud d’un arrangement général.

C’est ce qui fut indiqué, d’abord, en réponse aux observations présentées par lord Dufferin, et c’est l’idée que lord Dufferin, avec sa haute autorité, paraît avoir fait prévaloir auprès du Cabinet de Londres. Le principe d’une négociation d’ensemble fut accepté. Des plénipotentiaires furent désignés, de part et d’autre : c’étaient, sous la haute direction de l’ambassadeur, M. Phipps, ministre à Paris, esprit conciliant, mais avisé et extrêmement appliqué, et un fonctionnaire du Colonial Office, conseiller technique. Du côté de la France, le ministre des Affaires étrangères négociait en personne, assisté de M. Haussmann, directeur au ministère des Colonies.

De nombreuses conférences eurent lieu, pendant l’automne de 1894, au quai d’Orsay. Tous les dossiers relatifs aux questions d’Afrique, notamment, furent tirés des cartons et étudiés. Peu à peu, les solutions se dégageaient. De part et d’autre, les gouvernemens étaient tenus au courant et paraissaient se prêter à l’espoir d’un accord final.

Enfin, dans les derniers jours de l’année 1894, l’entente se précisa entre les commissaires ; un arrangement général sur les questions africaines et, notamment, sur la vallée du Nil, fut libellé, clause par clause, non sans instructions et autorisations préalables, bien entendu. De part et d’autre, de sérieux sacrifices étaient consentis ; mais l’idée d’une entente primait tout.

Il n’y avait plus qu’à en référer aux deux gouvernemens. Or, cet accord, si laborieusement préparé par les hommes techniques et qui devait parer aux complications et aux divers périls qu’il était facile de prévoir, cet accord, qui ménageait, sans à-coup et sans arrière-pensée, l’entente véritablement cordiale entre les deux puissances, cet accord fut écarté, simultanément, par les deux gouvernemens.

Le gouvernement français, dans une séance du Conseil des ministres présidée par M. Casimir-Perier, refusa son adhésion à l’entente négociée par le ministre des Affaires étrangères. En même temps, le Cabinet de Londres désavoua ses plénipotentiaires.

Les faits et les documens officiels seront connus un jour. Il suffit de dire, en ce qui concerne spécialement l’affaire du Nil, que la France obtenait une définition et une limitation des prétentions que l’Angleterre avait affirmées sur les régions équatoriales et que les provinces en litige étaient, en quelque sorte, neutralisées sous la haute surveillance des deux puissances.

L’échec de cette négociation fut particulièrement sensible au ministre des Affaires étrangères. La méthode droite et réaliste qu’il avait cru devoir adopter à l’égard de l’Angleterre, au moment où les difficultés coloniales arrivaient à leur période critique, était en échec. On lui reprochait un esprit de conciliation excessif. On prétendait obtenir davantage et, en parlant plus haut, faire reculer l’Angleterre bien au-delà. Les raisons qui déterminèrent le ministre à rester aux affaires, malgré l’insuccès de l’effort considérable qu’il avait tenté, appartiennent à une autre histoire.


Les pourparlers rompus, les deux parties reprenaient leurs positions antérieures. Il n’en restait pas moins que le gouvernement anglais, en traitant avec la France pour la vallée du Nil, avait admis le principe des revendications françaises. A Londres, le parti impérialiste avait blâmé vivement le Cabinet libéral. Pour répondre à ces reproches, celui-ci ne songea qu’à reconquérir le terrain perdu, et voici comment on s’y prit.

Le 28 mars 1895, le Cabinet Rosebery était interrogé, à la Chambre des communes, sur l’attitude qu’il comptait adopter au cas où une intervention française se produirait dans le bassin du Nil.

Sir Edward Grey était, alors, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : « L’Angleterre, déclara-t-il, est, en qualité de tutrice, chargée de la défense des intérêts de l’Egypte… et, par suite des revendications de l’Egypte dans la vallée du Nil, la sphère d’influence britannique couvre toute la vallée du Nil ; on me demande maintenant si, oui ou non, une expédition française se dirige de l’Ouest de l’Afrique vers la vallée du Nil, en vue de pénétrer jusqu’à la rive gauche du fleuve… Nous n’avons aucune raison de le supposer, ajoute le sous-secrétaire d’Etat… Je ne crois pas possible que ces rumeurs méritent créance, parce que la marche en avant d’une expédition française, munie d’instructions secrètes et se dirigeant, de l’Afrique occidentale vers un territoire sur lequel nos droits sont connus depuis longtemps, ne serait pas seulement un acte inattendu et inconséquent ; le gouvernement français doit savoir parfaitement que ce serait un acte anti-amical (unfriendly) et qu’il serait considéré comme tel par l’Angleterre. »

Pour la première fois, la France se trouvait en présence de telles affirmations. Elles tendaient à créer, par une simple manifestation oratoire unilatérale[10], une situation juridique, une sorte de doctrine de Monroë appliquée à une partie considérable de l’Afrique. Ce n’était ni plus ni moins qu’un noli me tangere, un hands’off ! comme l’a dit M. Labouchère. On en revenait à la politique des « déclarations. »

Le ministère des Affaires étrangères français pria, immédiatement, l’ambassadeur de France à Londres, M. le baron de Courcel, de se rendre auprès de lord Kimberley, chef du Foreign Office, et d’avoir avec lui un entretien sur la portée des paroles du sous-secrétaire d’Etat, sir Edward Grey. La conversation fut longue et précise ; le ministre anglais expliqua, en propres termes, « que ni le sens ni la portée des déclarations du gouvernement anglais à la Chambre des communes n’allaient aussi loin que l’ambassadeur paraissait le croire. »

Lord Kimberley n’entendait nullement désavouer sir Edward Grey ; mais on ne devait pas oublier que ses paroles étaient celles d’un simple sous-secrétaire d’Etat ; que, par conséquent, elles avaient moins de solennité, étaient moins retentissantes que si elles avaient été prononcées par le ministre des Affaires étrangères ou par le premier ministre en personne.

« Quant au fond des choses, ce que sir Edward Grey avait dit, du cours du Nil, ne devait pas être considéré comme équivalent à une prise de possession ; ses affirmations représentaient seulement la thèse, la prétention (claim) de l’Angleterre. Cette thèse, cette prétention étaient combattues par la France, qui restait libre de ne pas les accepter et qui, en les contredisant, maintiendrait assurément sa position antérieure, LA QUESTION RESTAIT DONC OUVERTE AU DÉBAT. »

En plus, lord Kimberley aborda la question même de l’occupation anglaise en Egypte, base de la thèse de sir Edward Grey, et il reconnut que l’état de choses anormal créé par cette occupation ne pouvait se prolonger. « Je sais, ajouta lord Kimberley, que cette question d’Egypte est toujours ce qui vous tient à cœur et qu’elle est le plus sérieux motif de mésintelligence entre nos deux pays ; mais, quand je vous dis que les provinces soudanaises, une fois rendues à l’Egypte, suivront les destinées de l’Egypte, c’est avec la pensée que nous ne serons pas toujours responsables de ces frontières. Je vous assure que je vous parle en toute sincérité quand je prévois la fin de notre occupation. Je voudrais qu’elle pût cesser, que cette question ne fût plus un sujet d’irritation entre nous. La bonne entente entre nos deux pays vaut plus que cela ! »

A tous les points de vue, il importait de prendre acte de déclarations si importantes et de leur donner un caractère synallagmatique. Par de nouvelles instructions, adressées télégraphiquement à M. de Courcel, celui-ci fut prié de voir de nouveau lord Kimberley, de lui lire le compte rendu de l’entretien et de demander, au nom du gouvernement français, si ce compte rendu traduisait exactement la manière de voir du gouvernement britannique. Cette démarche eut lieu aussitôt. Lord Kimberley modifia, dans la dépêche de M. de Courcel, quelques expressions de détail, mais confirma, par une adhésion formelle, le texte de l’ambassadeur.

Ainsi, les déclarations de sir Edward Grey étaient corrigées et mises au point par le ministre lui-même. Non seulement elles n’étaient plus présentées que comme une réclamation (claim), mais lord Kimberley, tant pour l’affaire d’Egypte que pour l’affaire du Haut-Nil, admettait, comme on l’avait fait au cours des négociations, le principe d’une contre-réclama lion française : il reconnaissait qu’il était impossible d’établir, sur un fait d’occupation précaire ou sur des arrangemens passés avec des tiers, un droit quelconque excluant d’autres droits : « La question restait ouverte au débat[11]. »

Cette explication si nette entre les deux gouvernemens ne resta pas renfermée dans le silence du cabinet. Les paroles de lord Kimberley furent confirmées, immédiatement, dans une dépêche adressée à lord Dufferin, le 1er avril 1895, et publiée au Livre Bleu (appendice n° 4). Sir Edward Grey envoya aux journaux une rectification s’inspirant de l’attitude prise par lord Kimberley. Et enfin, le 5 avril 1895, répondant à M. de Lamarzelle qui l’interpellait au Sénat, le ministre des Affaires étrangères français prit acte de cette position adoptée par le gouvernement anglais. Tant au point de vue de l’Egypte qu’au point de vue du Soudan, il rappelait la thèse de l’équilibre oriental garanti par les traités ; et il concluait par ces paroles qui, conformément aux déclarations de lord Kimberley, établissaient la nécessité d’une négociation nouvelle pour déterminer le sort de ces contrées : « Quand l’heure sera venue de fixer les destinées définitives de ces contrées lointaines, je suis de ceux qui pensent, qu’en assurant le respect des droits du Sultan et du Khédive, en réservant à chacun ce qui lui appartiendra selon ses œuvres, deux grandes nations sauront trouver les formules propres à concilier leurs intérêts et à satisfaire leurs communes aspirations vers la civilisation et le progrès. »

La politique française était donc exposée loyalement aux yeux de l’Angleterre, après entente entre les deux Cabinets. L’ensemble de l’incident, les actes, les paroles échangées établissent clairement la bonne foi de la France.

La lettre de M. de Courcel relue et approuvée par lord Kimberley est un titre d’une telle autorité qu’il dissipe bien des obscurités. La France était dans son droit strict, quand elle soutenait sa réclamation connue désormais et acceptée, comme telle, par l’Angleterre ; les déclarations de sir Edward Grey ne pouvaient lui être opposées comme décisives, dans l’avenir.

La thèse française, ce n’était pas, comme on l’a dit, par une erreur fondamentale, le droit du premier occupant ; elle ne se renfermait pas, non plus, dans la défense pure et simple des droits du Sultan et du Khédive ; elle constatait ce qui existait en fait, une situation complexe et embrouillée, admettait qu’il y avait lieu de l’examiner de bonne foi, au mieux des intérêts de tous et dans un esprit de concorde. En attendant, chacun conservait sa liberté.

C’était une main tendue en réponse au geste si raisonnable de lord Kimberley, une base d’entente future, mais, aussi, une affirmation du droit, que revendiquait la France, de chercher, dans ces régions, les élémens d’une situation de fait ou d’une tractation avantageuse, sans qu’aucun hands’off ! pût lui être opposé. C’était une manifestation nouvelle de cette politique de conciliation et de réglementation générale avec l’Angleterre qui a été (on le voit maintenant) l’objectif principal de la diplomatie française dans cette phase difficile des relations entre les deux pays.

Le droit territorial africain, l’équilibre africain n’étaient pas faits. Ils se cherchaient dans la confusion des prétentions rivales et des événemens en voie de s’accomplir. Toutes les puissances étaient engagées à la suite de leurs explorateurs, dans cette « course au clocher » entre les missions qui étaient le sport héroïque de cette époque ; la terre s’agrandissait sous les pas de ceux qui pénétraient ses plus lointaines retraites et qui posaient, sur des contrées ignorées, les premiers jalons de la civilisation et des nationalisations futures. La formule : « A chacun selon ses œuvres » était acceptée, de toutes parts, et servait de base à toutes les transactions ; il n’y en avait pas d’autres qui fussent applicables dans les débats territoriaux qui se poursuivaient, par ailleurs, entre la France et l’Angleterre, et cette dernière puissance n’avait en somme pas d’autre titre à la durée de son occupation en Egypte. Cette formule un peu empirique, il est vrai, mais utile, était consacrée, une fois de plus, par les explications auxquelles le discours de sir Edward Grey avait donné lieu entre les deux gouvernemens.

En fait, si les pourparlers avaient été suspendus, ils n’avaient jamais été interrompus complètement. L’énergique volonté de ne pas laisser « couper le fil » trouva, dans la cordialité des relations publiques et personnelles, une nouvelle ressource. Puisque la méthode par tractation d’ensemble et par recherche, d’une entente générale avait échoué, le Cabinet de Paris en essaya une nouvelle ; il proposa au Foreign Office de procéder par étapes et de chercher l’entente finale par la voie des accords particuliers.


III

Jamais, peut-être, l’attention de la France pour la défense de sa situation dans le monde ne fut attirée de plus de côtés à la fois. L’année 1895 est encombrée d’événemens graves : après l’assassinat du président Carnot, le procès du capitaine Dreyfus, la démission de M. Casimir-Perier, la mort d’Alexandre III, la guerre sino-japonaise, l’inauguration du canal de Kiel, la proclamation de l’alliance franco-russe.

C’était l’heure où cette difficile campagne de Madagascar tendait, à l’excès, les nerfs du pays. Pendant toute l’année 1895, l’opinion publique fut suspendue au sort de l’expédition. L’Afrique n’était qu’un immense lieu de conflits. Au Sénégal et dans le Niger, une campagne des plus pénibles se poursuivait contre Samory. Le problème de la navigation du Niger était l’objet de contestations très aigres entre la France et l’Angleterre.

Le groupe colonial français avait pris conscience de ses forces ; sous la direction d’hommes comme M. Etienne et le prince d’Arenberg, il remuait l’opinion et stimulait sans cesse l’activité du gouvernement. Un organe important de l’expansion coloniale, dont l’action devait être considérable, le Comité de l’Afrique française, soutenait et groupait l’ardeur des pionniers qui se consacraient au continent noir. Les vues de ce groupe, qui comptait de nombreux appuis au parlement et dans la presse, étaient exprimées, dès les premiers jours de l’année 1895, par un article qui eut du retentissement : « Il ne reste plus qu’un moyen de prévenir un nouvel envahissement aggravant encore la situation de fait qui existe en Egypte et de sauvegarder à la fois notre dignité et les droits de la Porte, c’est de prendre position sur le Nil, de manière à empêcher un nouvel empiétement des Anglais… Nous croyons que cette solution s’impose maintenant…[12] »

L’Afrique voyait surgir, au même moment, cette pléiade d’explorateurs qui, dirigés avec méthode, opérant avec une vigueur sans précédent, poussaient jusqu’aux extrêmes limites de l’audace la pénétration et la conquête françaises. Ce fut la page épique des dernières années du XIXe siècle. Après Brazza et Binger, Crampel, Mizon, Ménard, Monteil, Marchand, Dybowski, Maistre, Decœur, Alby, Baud, Hourst, Toutée, Liotard, Decazes, Julien… On ne peut les nommer tous.

Toutes les puissances africaines faisaient des efforts analogues, — mais pas toutes avec le même entrain, peut-être. Les uns et les autres voulaient arriver les premiers ; cette concurrence d’héroïsme était acceptée par l’opinion internationale, comme capable de tracer une première esquisse des futures délimitations. On ne parlait que d’ « hinterlands, » de « sphère d’influence ; » et ce n’est pas en France que ces mots furent prononcés pour la première fois.

Telles étaient les situations et les dispositions respectives quand fut mis sur le chantier le programme nouveau des négociations franco-anglaises, qui consistait à reprendre, par voie d’ententes particulières, le travail d’accord général qui avait si malheureusement échoué.

On détacha tout d’abord, de l’arrangement écarté, une tractation qui avait été soigneusement élaborée et, dès janvier 1896, un premier acte relatif aux frontières de Sierra Leone mit fin à de longues et pénibles contestations. On jeta aussi les bases de l’accord relatif au Siam, qui fut signé, quelque temps après, par M. Berthelot.


Des changemens de gouvernement s’étaient produits, presque simultanément, en France et en Angleterre. En août 1895, l’arrivée aux affaires du Cabinet unioniste réserva une influence considérable à M. Chamberlain. En France, Tananarive ayant été occupée le 1er octobre 1890, le Cabinet Ribot céda la place au Cabinet Bourgeois.

C’est le moment le plus critique des relations anglo-françaises. A Madagascar, une difficulté des plus graves était soulevée au sujet de la situation juridique qui serait attribuée à la Grande Ile, soit le protectorat, soit l’annexion. L’Angleterre s’y intéressait passionnément. Le succès remporté si promptement par les armes françaises avait surpris. Les missions et le commerce n’étaient pas sans inquiétude au sujet de leur avenir dans l’île, et l’on sait l’influence de ces deux élémens sur le gouvernement et sur l’opinion de l’autre côté de la Manche.

Au même moment, les résultats obtenus par les nombreuses explorations françaises opérant en Afrique et rattachant les lignes de leurs itinéraires en un réseau qui couvrait d’immenses territoires, alarmaient les cercles compétens. On n’était pas habitué, de la part de la France, à des efforts si coordonnés et si efficaces. Un événement soudain polarisa ces inquiétudes et ces humeurs.

L’Italie, par l’extension de sa colonie de l’Erythrée sur la Mer-Rouge, s’était heurtée à la puissance militaire de Ménélik. Après la défaite d’Adoua, elle avait renoncé aux projets trop vastes conçus par M. Crispi ; elle se préparait à ramener son occupation à la région côtière. Dans la période d’expansion, Kassala avait été occupée. L’évacuation éventuelle de Kassala découvrait la vallée du Nil à l’Est et pouvait donner aux Mahdistes accès vers la mer. Ces préoccupations, si graves pour la sécurité de l’occupation britannique en Egypte, coïncidaient avec les efforts de la France dans le Haut-Oubanghi. Et, en même temps, l’Angleterre voyait ses difficultés grandir du côté du Transvaal. Les relations avec les Républiques de l’Afrique méridionale se compliquaient. Le raid Jameson avait étonné et fâcheusement impressionné l’opinion européenne. L’échec de Krügersdorf avait provoqué le fameux télégramme de l’empereur Guillaume au président Krüger, télégramme nullement spontané et improvisé, comme on l’a dit, mais mûrement délibéré. A la suite de ce télégramme, des ouvertures, on s’en souvient, avaient été faites à la France.

À cette heure décisive, la sagesse avisée de lord Salisbury hésita entre les diverses voies à suivre. Il en revint, tout d’abord, à l’idée d’une entente amiable avec la France sur les questions africaines et, notamment, sur la question du Nil. L’Angleterre ne pouvait se tirer d’embarras qu’en sériant les questions et séparant ses adversaires : ou s’accommoder avec la France et transiger au sujet de l’Afrique du Nord, ou s’accommoder avec l’Allemagne et transiger au sujet de l’Afrique du Sud.

La France se trouva donc dans cette situation éminente de pouvoir, soit s’entendre avec l’Allemagne, soit traiter avec l’Angleterre. Peut-être aussi jugerait-elle préférable de jouer un rôle de « courtier honnête » entre les deux.

Au moment où l’empereur d’Allemagne cherchait à prendre contact avec la France, l’Angleterre s’adressait au Cabinet de Paris et lui proposait un accord au sujet de la question tant débattue de la province Equatoriale.

« Dans les derniers jours de 1895, lord Salisbury informa confidentiellement notre ambassadeur que le gouvernement de la Reine jugeait le moment venu de porter le coup de grâce au Mahdisme et que les ordres allaient partir pour l’Egypte, en vue de préparer, de concert avec elle, une expédition préliminaire sur Dongola : « L’expédition, dit-il, entreprise sur territoire égyptien avec le concours des armes et des finances khédiviales ne dépassera pas Dongola, et si, dans la suite, les événemens rendent nécessaires des opérations plus étendues, nous ne ferons rien sans nous être au préalable entendus avec vous[13]. »

On en revenait aux termes de l’accord qui avait été écarté un an auparavant. C’était, une fois de plus, la justification de la politique française dans les régions équatoriales.

Le gouvernement français ne crut pas devoir se prononcer entre les deux politiques. Les ouvertures de l’Allemagne n’eurent pas de suite. Il en fut de même des propositions de l’Angleterre. M. Berthelot qui, dit-on, était d’avis d’entrer en accord avec cette dernière puissance et de se rendre aux instances pressantes du baron de Courcel, se trouva en opposition avec ses collègues et quitta le ministère.

L’Angleterre déçue se retourna vers l’Allemagne, au moment où l’Allemagne déçue était prêté à se rapprocher de l’Angleterre. Ainsi fut conclu l’accord qui laissa à la première les mains libres, à la fois dans l’Afrique du Sud et sur le Nil. Immédiatement, elle donna suite à ses intentions à l’égard du Mahdisme. La marche sur Dongola fut décidée (14 mars).

C’était au tour de la France d’être surprise. On n’a pas oublié la fameuse note, d’allure officieuse, publiée dans les journaux français du 17 mars 1896, d’après laquelle le ministre des Affaires étrangères, recevant l’envoyé de la Grande-Bretagne, l’avait prévenu qu’il « devait attirer son attention sur la gravité des conséquences que pouvait avoir la campagne du Soudan[14]. » Cette note passa presque pour comminatoire.

De grands débats s’engagèrent à la Chambre des communes. Si M. Balfour affirmait encore, au nom du gouvernement, le 20 mars : « Je puis énergiquement dire que l’expédition contre le Mahdi écartera une des difficultés que nous avons toujours senties être une insurmontable barrière à l’abandon immédiat du contrôle et de l’autorité anglaise sur l’Egypte, » M. Chamberlain, ministre des Colonies, ajoutait au milieu des rires et des applaudissemens : « La situation n’est pas altérée ; nous serons toujours aussi prêts que nous l’avons été jusqu’ici à prendre en considération toutes les propositions tendant à l’évacuation éventuelle de l’Egypte. »

Le nouveau ministre des Affaires étrangères français, M. Léon Bourgeois, interpellé à la Chambre, le 2 avril, se déclarait le ferme défenseur de la politique de la France dans la question d’Egypte et dans la question du Nil : « Nous ne pouvions rester indifférens aux conséquences d’une entreprise qui tendait à ajourner sine die l’exécution des engagemens pris. Devant de telles perspectives, le gouvernement de la République avait le devoir de ne pas laisser la prescription s’établir… Nos efforts comme ceux de nos prédécesseurs tendent à maintenir à la question d’Egypte son caractère européen… »


Quels étaient ces efforts ? C’est ici que nous allons discerner les véritables origines de la mission Marchand.

Le gouvernement britannique rendait sa résolution publique en demandant à la Commission de la Dette Egyptienne les sommes nécessaires pour entreprendre l’expédition sur Dongola. Le concours de l’Allemagne et des puissances de la Triple Alliance était acquis. Seules, la France et la Russie protestèrent et, comme pis aller, plaidèrent contre la Caisse de la Dette devant les tribunaux égyptiens.

C’était une bien faible ressource. On voulut faire quelque chose de plus précis et de plus ferme, opposer le fait au fait. On demanda à la Russie notre alliée, et à la Turquie, puissance souveraine, d’agir en commun ; en outre, des pourparlers furent engagés avec Ménélik. L’intervention concertée devait avoir pour théâtre la Mer-Rouge.

Et c’est précisément alors que l’on résolut d’engager, sur le continent noir lui-même, une politique d’action résolument opposée aux projets de l’Angleterre. On prétendait arriver, avant elle, sur les lieux, et en forces. Ainsi, la mission Marchand fut décidée comme une des parties du plan général combiné, après qu’on eut repoussé une offre d’entente au sujet de la marche sur Dongola. Donc, tout se tient.

Il y eut, là, une heure véritablement critique. Mais, bientôt, « la gravité de la situation, » pour reprendre les termes de la note du 17 mars, commença à apparaître. Il y eut un mouvement d’inquiétude qui fut ressenti même au quai d’Orsay. Ne s’était-on pas laissé entraîner ? Allait-on à une rupture avec l’Angleterre ?… Un débat parlementaire s’ouvrit, à la Chambre des députés, puis au Sénat. Au Sénat, une question de M. Bardoux fut transformée en interpellation et, quoique le Cabinet Bourgeois eût obtenu, la veille, une forte majorité à la Chambre, il crut devoir se retirer.

A l’heure où il prenait cette décision, la situation était la suivante entre la France et l’Angleterre : procès intenté à la Caisse de la Dette, déclarations formelles à la presse et au public sur « le règlement européen » de la question d’Egypte, difficulté grave au sujet de Madagascar où l’annexion avait été substituée au protectorat, entente spéciale avec la Turquie, avec la Russie, éventuellement avec l’Abyssinie, mission Marchand sur le Nil, chargée de prévenir l’occupation anglaise et de se rendre à Fachoda.

Comment rentrer dans les voies de la conciliation, sans compromettre la dignité et les intérêts du pays ?


Le Cabinet Bourgeois fut remplacé par le Cabinet Méline, le 29 avril 1896.

On a attribué, au ministre des Affaires étrangères de ce Cabinet, une politique systématique, un parti pris de se rapprocher, en Europe, des combinaisons hostiles à l’Angleterre : c’est radicalement faux.

Se trouvant, pour la troisième fois aux affaires, à un moment où les difficultés entre l’Angleterre et la France étaient à leur comble, chercha-t-il à irriter et à compliquer ? Nullement ; mais à apaiser et à renouer. Un entretien des plus importans avec son prédécesseur, le jour même de la démission du Cabinet, l’avait mis au courant ; il acceptait, par devoir, une succession périlleuse, sans autre dessein que d’en revenir à la politique d’accord et, si possible, à des arrangemens honorables, en se servant des circonstances et en recourant aux points d’appui qui se rencontreraient. Il croyait, qu’avec de l’application et de la bonne volonté, on peut conduire les affaires même difficiles à bonne fin : c’était son seul dessein.

Il fallait, d’abord, dégager la situation, écarter le danger imminent. Des instructions formelles furent envoyées immédiatement à Constantinople, en Russie, à notre agent près de Ménélik. Malheureusement, du côté de Londres et de Berlin, il n’y avait plus rien à faire, pour le moment. On venait d’apprendre qu’une entente était intervenue entre les gouvernemens anglais, allemand et italien au sujet de la marche sur Dongola et que l’expédition était décidée[15].

Restait à prendre un parti au sujet de l’action dans le Haut-Oubanghi : maintien ou rappel de la mission Marchand ?

Cette mission, on l’a vu, avait été mise en préparation vers la fin de l’année 1895, au moment où le gouvernement français déclinait les propositions d’arrangement du Cabinet Salisbury[16]. Deux mois furent consacrés aux études et à l’organisation. Le 24 février 1896, M. Guieysse, ministre des Colonies, avait signé les instructions adressées au capitaine. D’après ces directions, le départ avait lieu en trois échelons aux dates du 25 avril, des 10 et 15 mai, si bien que M. Marchand, son interprète et quelques caisses de munitions restaient seuls à mettre en route, quand l’affaire revint à l’étude en mai 1896[17].

L’objet de la mission Marchand avait été défini par les instructions concertées entre les membres compétens du Cabinet précédent ; elles s’inspiraient, naturellement, de la pensée qui avait décidé l’expédition elle-même : « Au mois de septembre dernier, disaient ces instructions, vous avez soumis à mon prédécesseur le plan d’une mission que vous vous offrez à remplir dans le Haut-Oubanghi en vue d’étendre l’influence française jusqu’au Nil… M. Liotard a fait connaître que nous étions, au mois d’août dernier, établis beaucoup plus solidement que ne pouvait le penser le pouvoir central sur la rive droite du M’Bomou… et qu’il avait l’intention de pousser en avant ses alliés indigènes qui lui offraient de nous installer à Ziber qui est la clef du Bahr-El-Ghazal… Votre rôle sera donc particulièrement délicat : d’une part, nous ne pouvons ni ne devons cesser nos bonnes relations avec le Sultan ; de l’autre, si nous voulons avoir chance de devancer le colonel Colville sur le Nil, il faut aller de l’avant et, pour ce faire, ménager les Madhistes. »

En droit, ce programme n’avait rien de contradictoire avec la situation établie par la conversation Courcel-Kimberley ; en fait, si la mission Colville opérait par l’Afrique orientale, l’expédition par l’Egypte n’en était encore qu’à ses prémisses ; on prévoyait les plus sérieux obstacles à sa réalisation ; on croyait pouvoir lui enlever l’usage des finances égyptiennes et il était impossible de prévoir, dès lors, la construction de la voie ferrée qui, franchissant le désert des cataractes, fut, par la suite, l’instrument de la victoire sur le Mahdisme.

Quoi qu’il en soit, la mission Marchand étant décidée, et déjà partie, la question qui se posait devant le Cabinet Méline était de savoir s’il fallait la laisser continuer ou lui donner contre-ordre.

Le Cabinet Méline avait-il même le choix ? Les choses étant engagées comme elles l’étaient, personne en France eût-il admis un pareil recul ? Le parti colonial, alors si ardent, eût-il supporté l’idée de renoncer, en vue d’une complication lointaine et peut-être imaginaire, aux espoirs que lui avait fait concevoir le choix de l’énergique capitaine ?

La décision n’avait été nullement secrète, quoi qu’on en ait dit (beaucoup moins « clandestine » que celle du colonel Colville qui resta toujours mystérieuse), et aucune protestation nouvelle ne s’était produite. Enfin, les déclarations les plus formelles du gouvernement de la Reine, au sujet de l’expédition en voie de préparation, ne changeaient rien aux affirmations, si fréquemment renouvelées, de ces mêmes ministres, à quelque parti qu’ils appartinssent : l’expédition projetée n’avait pas d’autre objectif que « d’occuper le pays s’étendant jusqu’à Dongola[18]. »

Ce qu’il fallait éviter, c’était d’aller au-devant d’un conflit, mais il suffisait, pour cela, de ne pas laisser les chefs de la mission se tromper sur l’objectif qui leur était assigné. Toute ambiguïté devait être dissipée : une mission n’est pas une expédition. A cet effet, le caractère même de l’entreprise fut transformé. M. Liotard reçut le grade de gouverneur ; en cette qualité, le capitaine Marchand lui fut expressément subordonné.

Des instructions nouvelles, adressées à M. Liotard, furent rédigées. Le ministre des Colonies, après s’être concerté avec son collègue des Affaires étrangères, disait, dans ce document, daté du 23 juin : « La mission dont est chargé M. le capitaine Marchand ne saurait être considérée comme une entreprise militaire. Ce n’est pas avec les forces nécessairement réduites dont nous disposons dans ces régions que la pensée d’un projet de conquête pourrait être un seul instant acceptée. Il s’agit de maintenir strictement la ligne politique que, depuis deux ans, vous suivez avec persévérance et dont notre établissement dans le bassin du Nil doit être le couronnement… Il est bien entendu que vous aurez autorité sur tous les agens civils et militaires. Il en sera ainsi de la mission Marchand. »

Par cette atténuation très caractérisée, on en revenait à la politique de M. Liotard. Le Cabinet Méline affirmait, en outre, la politique qu’il entendait suivre à l’égard de l’Angleterre, c’est-à-dire un retour pur et simple au programme laissé en suspens et qui consistait à chercher dans des arrangemens particuliers, et de cas en cas, un équivalent au règlement général dont le premier dessein avait échoué. En un mot, on essayait de ressaisir le fil toujours brisé, de cette difficile « négociation africaine. »


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes des 15 mars, 15 mai, 15 juin et 15 septembre 1900, les articles de M. André Lebon, recueillis en volume sous le titre : la Politique de la France en Afrique, 1896-1898. Plon, 1901, in-8.
  2. La constitution de la mission est annoncée en ces termes, dans les journaux du temps : « Une décision du ministre de la Marine, en date du 17 janvier 1896, porte que la garnison de l’Oubanghi sera composée de trois compagnies de tirailleurs sénégalais… — M. Marchand, capitaine d’infanterie de Marine, est désigné pour servir à la 12° compagnie des tirailleurs sénégalais détachée dans l’Oubanghi. » Bulletin de l’Afrique française, février 1895 (p. 40).
  3. Une annexe de l’acte est ainsi rédigée : « Les signataires n’ignorent pas les prétentions de l’Egypte et de la Turquie dans le bassin du Haut-Nil. » « Les prétentions de l’Egypte ! »… La timidité de cette allusion marque les hésitations de la thèse anglaise.
  4. Ce sont les propres expressions employées par sir Edward Grey à propos de l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1908.
  5. Voir l’exposé tout platonique des argumens invoqués par le Foreign Office pour la défense de l’arrangement, dans le mémorandum adressé, le 14 août (lors de l’arrangement franco-belge), par lord Kimberley à lord Dufferin (Blue book d’octobre 1898, appendice n° 2, Le gouvernement britannique fait observer « qu’un discours au sein d’une assemblée parlementaire ne peut être considéré comme une communication diplomatique, » observation qui s’appliquerait au discours de sir Edward Grey prononcé quelque temps après.
  6. De Caix, Fachoda, p. 123. — Voyez la discussion, dans la séance de la Chambre des députés, du 2 mars 1895.
  7. En octobre 1894, le rédacteur d’un journal égyptien, M. Picard, en présence des conventions signées simultanément avec l’Italie et l’État du Congo, et d’une action parallèle engagée au Bornou, définissait ainsi la conception britannique : « Ces conventions, signées par l’Angleterre, lui servent à bâtir un empire des Indes africaines, taillé à vif dans le cœur des pays qu’elle était venue protéger et d’où elle espère bien dominer, en même temps que l’Egypte, le monde entier : car, le monde appartiendra au maître de la Mer-Rouge. » Bulletin de l’Afrique française, 1894, p. 169. — Voyez aussi, dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1890, l’article de M. Eugène-Melchior de Vogué, les Indes Noires.
  8. Voyez le texte dans le Bulletin de l’Afrique française de décembre 1893, (P. 9).
  9. Sur les origines et la portée de cette déclaration, voyez Freycinet, la Question d’Egypte (p. 395).
  10. Voir, ci-dessus, l’appréciation de lord Kimberley sur ces déclarations parlementaires unilatérales.
  11. Dans un compte rendu de cet entretien, adressé, à lord Dufferin, le 1er avril 1895, et publié, beaucoup plus tard, au Livre Bleu d’octobre 1898, on trouve une certaine atténuation des paroles de lord Kimberley. Mais ce texte ne peut prévaloir, au point de vue français, contre le compte rendu contrôlé de M. de Courcel. D’ailleurs, sur le fond, il y a accord : « Le baron de Courcel me dit qu’il ne pouvait considérer la déclaration faite à la Chambre des communes comme équivalente à une prise de possession de tout le bassin du Nil. Je répliquai que je ne pensais pas que le rappel des titres à une sphère d’influence que nous avions déjà fait connaître au gouvernement français pût être considéré comme une « prise de possession. »
  12. Bulletin de l’Afrique française, année 1895, p. 3.
  13. J. Darcy, Cent ans de rivalité coloniale, p. 400.
  14. J. Darcy, Cent ans de rivalité coloniale, p. 402.
  15. La Gazette de l’Allemagne du Nord explique en ces termes la politique du gouvernement allemand, si différente de celle qui dictait le télégramme à Krüger : « Le gouvernement impérial, ayant constaté que l’adoption de cette proposition répond aux vues des deux autres Cabinets faisant partie de la Triple Alliance, aux désirs du gouvernement italien, les instructions dans ce sens ont été envoyées au Consul allemand au Caire. » Cité par De Caix, Fachoda, p. 162.
  16. Bulletin de l’Afrique française, 1896, p. 50.
  17. A. Lebon, la Politique de la France en Afrique, p. 3.
  18. Discours de la Reine (août 1896). Bulletin de l’Afrique française, 1896, p. 277.