Face au drapeau/Chapitre XVIII

Hachette et Cie (Collection Hetzel) (p. 346-352).

XVIII

à bord du tonnant.


Après la tentative faite par le lieutenant Davon, auquel mission avait été donnée de pénétrer à l’intérieur de Back-Cup avec le Sword, les autorités anglaises ne purent mettre en doute que ces hardis marins n’eussent succombé. En effet, le Sword n’avait pas reparu aux Bermudes. S’était-il brisé contre les récifs sous-marins en cherchant l’entrée du tunnel ? Avait-il été détruit par les pirates de Ker Karraje ? On ne savait.

Le but de cette expédition, en se conformant aux indications du document recueilli dans le tonnelet sur la grève de Saint-Georges, était d’enlever Thomas Roch avant que la fabrication de ses engins fût achevée. L’inventeur français repris, — sans oublier l’ingénieur Simon Hart, — il serait remis entre les mains des autorités bermudiennes. Cela fait, on n’aurait plus rien à redouter du Fulgurateur Roch en accostant l’îlot de Back-Cup.

Mais, quelques jours s’étant écoulés sans que le Sword fût de retour, on dut le considérer comme perdu. Les autorités décidèrent alors qu’une seconde expédition serait tentée dans d’autres conditions d’offensive.

En effet, il fallait tenir compte du temps qui s’était écoulé — près de huit semaines — depuis le jour où la notice de Simon Hart avait été confiée au tonnelet. Peut-être Ker Karraje possédait-il actuellement tous les secrets de Thomas Roch ?

Une entente, conclue entre les puissances maritimes, décida l’envoi de cinq navires de guerre sur les parages des Bermudes. Puisqu’il existait une vaste caverne à l’intérieur du massif de Back-Cup, on tenterait d’abattre ses parois comme les murs d’un bastion sous les coups de la puissante artillerie moderne.

L’escadre se réunit à l’entrée de la Chesapeake en Virginie, et se dirigea vers l’archipel, en vue duquel elle arriva dans la soirée du 17 novembre.

Le lendemain matin, le navire désigné pour la première attaque se mit en marche. Il était encore à quatre milles et demi de l’îlot lorsque trois engins, après l’avoir dépassé, revinrent sur eux-mêmes, le prirent à revers, éclatèrent à cinquante mètres de son bord, et il coula en quelques secondes.

L’effet de cette explosion, due à un formidable bouleversement des couches atmosphériques, à un ébranlement de l’espace, supérieur à tout ce que l’on avait obtenu jusqu’alors des nouveaux explosifs, avait été instantané. Les quatre navires restés en arrière en éprouvèrent un effroyable contrecoup à la distance où ils se trouvaient.

Deux conséquences étaient à déduire de cette soudaine catastrophe :

1° Le pirate Ker Karraje disposait du Fulgurateur Roch.

2° Le nouvel engin possédait la puissance destructive que lui attribuait son inventeur.

Après cette disparition du croiseur d’avant-garde, les autres bâtiments envoyèrent leurs canots afin de recueillir les survivants de ce désastre, accrochés à quelques épaves.

C’est alors que les navires échangèrent des signaux et se lancèrent vers l’îlot de Back-Cup.

Le plus rapide, le Tonnant, — un navire de guerre français, — prit l’avance à toute vapeur, tandis que les autres bâtiments forçaient leurs feux pour le rejoindre.

Le Tonnant pénétra d’un demi-mille sur la zone qui venait d’être bouleversée par l’explosion, au risque d’être anéanti par d’autres engins. Au moment où il évoluait afin de mettre ses grosses pièces en direction, il arbora le pavillon tricolore.

Du haut des passerelles, les officiers pouvaient apercevoir la bande de Ker Karraje éparpillée sur les roches de l’îlot.

L’occasion était favorable pour écraser ces malfaiteurs, en attendant qu’on pût éventrer leur retraite à coups de canon. Aussi le Tonnant envoya-t-il ses premières décharges, auxquelles répondit une fuite précipitée des pirates à l’intérieur de Back-Cup…

Quelques minutes après, l’espace fut secoué par une commotion telle que la voûte du ciel sembla s’écrouler dans les abîmes de l’Atlantique.

À la place de l’îlot, il n’y avait plus qu’un amas de roches fumantes, roulant les unes sur les autres comme les pierres d’une avalanche. Au lieu de la coupe renversée, la coupe brisée !… Au lieu de Back-Cup, un entassement de récifs, sur lesquels écumait la mer que l’explosion avait soulevée en un énorme mascaret !…

Quelle avait été la cause de cette explosion ?… Était-ce volontairement qu’elle avait été provoquée par les pirates, qui voyaient toute défense impossible ?…

Le Tonnant n’avait été que légèrement atteint par les débris de l’îlot. Son commandant fit mettre les embarcations à la mer, et elles se dirigèrent vers ce qui émergeait de Back-Cup.

Après avoir débarqué sous les ordres de leurs officiers, les équipages explorèrent ces débris, qui se confondaient avec le banc rocheux dans la direction des Bermudes.

Çà et là furent recueillis quelques cadavres affreusement mutilés, des membres épars, une boue ensanglantée de chair humaine… De la caverne, on ne voyait plus rien. Tout était enseveli sous ses ruines.

Un seul corps se retrouva intact sur la partie nord-est du récif. Bien que ce corps n’eût plus que le souffle, on garda l’espoir de le ramener à la vie. Étendu sur le côté, sa main crispée tenait un carnet de notes, où se lisait une dernière ligne inachevée…

C’était l’ingénieur français Simon Hart, qui fut transporté à bord du Tonnant. Malgré les soins qui lui furent donnés, on ne parvint pas à lui faire reprendre connaissance.

Toutefois, par la lecture des notes, rédigées jusqu’au moment où s’était produite l’explosion de la caverne, il fut possible de reconstituer une partie de ce qui s’était passé pendant les dernières heures de Back-Cup.

D’ailleurs, Simon Hart devait survivre à cette catastrophe, — seul de tous ceux qui en avaient été les trop justes victimes. Dès qu’il se trouva en état de répondre aux questions, voici ce qu’il y eut lieu d’admettre d’après son récit, — ce qui, en somme, était la vérité.

Remué dans toute son âme à la vue du pavillon tricolore, ayant enfin conscience du crime de lèse-patrie qu’il allait commettre, Thomas Roch, s’élançant à travers le couloir, avait gagné le magasin dans lequel étaient entassées des quantités considérables de son explosif. Puis, avant qu’on eût pu l’en empêcher, il avait provoqué la terrible explosion et détruit l’îlot de Back-Cup.

Et, maintenant, ont disparu Ker Karraje et ses pirates, — et avec eux, Thomas Roch et le secret de son invention !

fin.