Face au drapeau/Chapitre III

Hachette et Cie (Collection Hetzel) (p. 38-58).

III

double enlèvement.

Une demi-heure après, le comte d’Artigas et le capitaine Spade suivaient le chemin, bordé de hêtres séculaires, qui sépare de la rive droite de la Neuze l’établissement de Healthful-House. Tous deux avaient pris congé du directeur, — celui-ci se disant très honoré de leur visite, ceux-là le remerciant de son bienveillant accueil. Une centaine de dollars, destinés au personnel de la maison, témoignaient des généreuses dispositions du comte d’Artigas. C’était, — comment en douter ? — un étranger de la plus haute distinction, si c’est à la générosité que la distinction se mesure.

Sortis par la grille qui fermait HealthfulHouse à mi-colline, le comte d’Artigas et le capitaine Spade avaient contourné le mur d’enceinte, dont l’élévation défiait toute tentative d’escalade. Le premier était pensif, et, d’ordinaire, son compagnon avait l’habitude d’attendre qu’il lui adressât la parole.

Le comte d’Artigas ne s’y décida qu’au moment où, s’étant arrêté sur le chemin, il put mesurer du regard la crête du mur derrière lequel s’élevait le pavillon 17.

« Tu as eu le temps, demanda-t-il, de prendre une connaissance exacte des lieux ?…

— Exacte, monsieur le comte, répondit le capitaine Spade, en insistant sur le titre qu’il donnait à l’étranger.

— Rien ne t’a échappé ?…

— Rien de ce qu’il était utile de savoir. Par sa situation derrière ce mur, le pavillon est facilement abordable, et, si vous persistez dans vos projets…

— Je persiste, Spade.

— Malgré l’état mental où se trouve Thomas Roch ?…

— Malgré cet état, et si nous parvenons à l’enlever…

— Cela, c’est mon affaire. La nuit venue, je me charge de pénétrer dans le parc de Healthful-House, puis dans l’enclos du pavillon, sans être aperçu de personne…

— Par la grille d’entrée ?…

— Non… de ce côté.

— Mais, de ce côté, il y a le mur, et après l’avoir franchi, comment le repasseras-tu avec Thomas Roch, si ce fou appelle… s’il oppose quelque résistance… si son gardien donne l’alarme…

— Que cela ne vous inquiète pas… Nous n’aurons qu’à entrer et à sortir par cette porte. »

Le capitaine Spade montrait, à quelques pas, une étroite porte, ménagée dans le milieu de l’enceinte, qui ne servait, sans doute, qu’aux gens de la maison, lorsque leur service les appelait sur les bords de la Neuze.

« C’est par là, reprit le capitaine Spade, que nous aurons accès dans le parc, et sans avoir eu la peine d’employer une échelle.

— Cette porte est fermée…

— Elle s’ouvrira.

— N’y a-t-il donc pas des verrous intérieurement ?…

— Je les ai repoussés pendant ma promenade au bas du jardin et le directeur n’en a rien vu… »

Le comte d’Artigas s’approcha de la porte et dit :

« Comment l’ouvriras tu ?

— En voici la clé », répondit le capitaine Spade.

Et il présenta une clé qu’il avait retirée de la serrure, après avoir dégagé les verrous de leur gâche.

« On ne peut mieux, Spade, dit le comte d’Artigas, et il est probable que l’enlèvement ne présentera pas trop de difficultés. Rejoignons la goélette. Vers huit heures, quand il fera nuit, une des embarcations te déposera avec cinq hommes…

— Oui… cinq hommes, répondit le capitaine Spade. Ils suffiront même pour le cas où ce gardien aurait l’éveil, et qu’il fallût se débarrasser de lui…

— S’en débarrasser… répliqua le comte d’Artigas, soit… si cela était absolument nécessaire… Mais il est préférable de s’emparer de ce Gaydon et de l’amener à bord de l’Ebba. Qui sait s’il n’a pas déjà surpris une partie du secret de Thomas Roch ?…

— C’est juste.

— Et puis, Thomas Roch est habitué à lui, et j’entends ne rien changer à ses habitudes. »

Cette réponse, le comte d’Artigas l’accompagna d’un sourire assez significatif pour que le capitaine Spade ne pût se méprendre sur le rôle réservé au surveillant de Healthful-House.

Le plan de ce double rapt était donc arrêté, et il paraissait avoir toute chance de réussite. À moins que, pendant les deux heures de jour qui restaient encore, on ne s’aperçût que la clé manquait à la porte du parc, que les verrous en avaient été tirés, le capitaine Spade et ses hommes étaient assurés de pouvoir pénétrer à l’intérieur du parc de Healthful-House.

Il convient d’observer, d’ailleurs, que, à l’exception de Thomas Roch, soumis à une surveillance spéciale, les autres pensionnaires de l’établissement n’étaient l’objet d’aucune mesure de ce genre. Ils occupaient les pavillons ou les chambres des principaux bâtiments situés dans la partie supérieure du parc. Tout donnait à penser que Thomas Roch et le gardien Gaydon, surpris isolément, mis dans l’impossibilité d’opposer une résistance sérieuse, même d’appeler au secours, seraient victimes de cet enlèvement qu’allait tenter le capitaine Spade au profit du comte d’Artigas.

L’étranger et son compagnon se dirigèrent alors vers une petite anse où les attendait un des canots de l’Ebba. La goélette était mouillée à deux encablures, ses voiles serrées dans leurs étuis jaunâtres, ses vergues régulièrement apiquées, ainsi que cela se fait à bord des yachts de plaisance. Aucun pavillon ne se déployait au-dessus du couronnement. En tête du grand mât flottait seulement une légère flamme rouge que la brise de l’est, qui tendait à calmir, déroulait à peine.

Le comte d’Artigas et le capitaine Spade embarquèrent dans le canot. Quatre avirons les eurent en quelques instants conduits à la goélette où ils montèrent par l’échelle latérale.

Le comte d’Artigas regagna aussitôt sa cabine à l’arrière, tandis que le capitaine Spade se rendait à l’avant afin de donner ses derniers ordres.

Arrivé près du gaillard, il se pencha au-dessus des bastingages de tribord et chercha du regard un objet qui surnageait à quelques brasses.

C’était une bouée de petit modèle, tremblotant au clapotis du jusant de la Neuze.

La nuit tombait peu à peu. Vers la rive gauche de la sinueuse rivière, l’indécise silhouette de New-Berne commençait à se fondre. Les maisons se découpaient en noir sur un horizon encore barré d’une longue raie de feu au rebord des nuages de l’ouest. À l’opposé, le ciel s’estompait de quelques vapeurs épaisses. Mais il ne semblait pas que la pluie fût à craindre, et ces vapeurs se maintenaient dans les hautes zones du ciel.

Vers sept heures, les premières lumières de New-Berne scintillèrent aux divers étages des maisons, tandis que les lueurs des bas quartiers se reflétaient en longs zigzags, vacillant à peine au-dessous des rives, car la brise mollissait avec le soir. Les barques de pêche remontaient doucement en regagnant les criques du port, les unes cherchant un dernier souffle avec leurs voiles distendues, les autres mues par leurs avirons dont le coup sec et rythmé se propageait au loin. Deux steamers passèrent en lançant des jets d’étincelles par leur double cheminée couronnée de fumée noirâtre, battant les eaux de leurs puissantes aubes, tandis que le balancier de la machine s’élevait et s’abaissait au-dessus du spardeck, en hennissant comme un monstre marin.

À huit heures le comte d’Artigas reparut sur le pont de la goélette, accompagné d’un personnage, âgé de cinquante ans environ, auquel il dit :

« Il est temps, Serkö…

— Je vais prévenir Spade », répondit Serkö.

Le capitaine les rejoignit.

« Prépare-toi à partir, lui dit le comte d’Artigas.

— Nous sommes prêts.

— Fais en sorte que personne n’ait l’éveil à Healthful-House et ne puisse se douter que Thomas Roch et son gardien ont été conduits à bord de l’Ebba

— Où on ne les trouverait pas, d’ailleurs, si l’on venait les y chercher », ajouta Serkö.

Et il haussa les épaules en riant de bonne humeur.

« Néanmoins, mieux vaut ne point exciter les soupçons », répondit le comte d’Artigas.

L’embarcation était parée. Le capitaine Spade et cinq hommes y prirent place. Quatre d’entre eux saisirent les avirons. Le cinquième, le maître d’équipage Effrondat, qui devait garder le canot, se mit à la barre près du capitaine Spade.

« Bonne chance, Spade, s’écria Serkö en souriant, et opère sans bruit, comme un amoureux qui enlève sa belle…

— Oui… à moins que ce Gaydon…

— Il nous faut Roch et Gaydon, dit le comte d’Artigas.

— C’est compris ! » répliqua le capitaine Spade.

Le canot déborda, et les matelots le suivirent du regard jusqu’au moment où il disparut au milieu de l’obscurité.

Il convient de noter qu’en attendant son retour, l’Ebba ne fit aucun préparatif d’appareillage. Sans doute, elle ne comptait point quitter le mouillage de New-Berne après l’enlèvement. Et, au vrai, comment aurait-elle pu gagner la pleine mer ? On ne sentait plus un souffle de brise, et le flot allait se faire sentir avant une demi-heure jusqu’à plusieurs milles en amont de la Neuze. Aussi la goélette ne se mit-elle pas à pic sur son ancre.

Mouillée à deux encablures de la berge, l’Ebba aurait pu s’en approcher davantage et trouver encore quinze ou vingt pieds de fond, ce qui eût facilité l’embarquement, lorsque le canot serait revenu l’accoster. Mais si cette manœuvre ne s’était pas effectuée, c’est que le comte d’Artigas avait eu des raisons pour ne point l’ordonner.

La distance fut franchie en quelques minutes, le canot ayant passé sans être aperçu.

La rive était déserte, – désert aussi le chemin qui, sous le couvert des grands hêtres, longeait le parc de Healthful-House.

Le grappin, envoyé sur la berge, fut solidement assujetti. Le capitaine Spade et les quatre matelots débarquèrent, laissant le maître d’équipage à l’arrière, et ils disparurent sous l’obscure voûte des arbres.

Arrivés devant le mur du parc, le capitaine Spade s’arrêta, et ses hommes se rangèrent de chaque côté de la porte.

Après la précaution prise par le capitaine Spade, celui-ci n’avait plus qu’à introduire la clé dans la serrure, puis à repousser la porte, à moins toutefois qu’un des domestiques de l’établissement, remarquant qu’elle n’était pas fermée comme d’habitude, l’eût verrouillée à l’intérieur.

Dans ce cas, l’enlèvement aurait été difficile, même en admettant qu’il fût possible de franchir la crête du mur.

En premier lieu, le capitaine Spade posa son oreille contre le vantail.

Aucun bruit de pas dans le parc, nulle allée et venue autour du pavillon 17. Pas une feuille ne remuait aux branches des hêtres qui abritaient le chemin. Partout ce silence étouffé de la rase campagne par une nuit sans brise.

Le capitaine Spade tira la clé de sa poche et la glissa dans la serrure. Le pêne joua et, sous une faible poussée, la porte s’ouvrit du dehors au-dedans.

Les choses étaient donc en l’état où les avaient laissées les visiteurs de Healthful-House.

Le capitaine Spade entra dans l’enclos, après s’être assuré que personne ne se trouvait au voisinage du pavillon, et les matelots le suivirent.

La porte fut simplement repoussée contre le chambranle, ce qui permettrait au capitaine et aux matelots de s’élancer d’un pas rapide hors du parc.

En cette partie ombragée de hauts arbres, coupée de massifs, il faisait sombre à ce point qu’il aurait été malaisé de distinguer le pavillon, si une des fenêtres n’eût brillé d’une vive clarté.

Nul doute que cette fenêtre fût celle de la chambre occupée par Thomas Roch et par le gardien Gaydon, puisque celui-ci quittait ni de jour ni de nuit le pensionnaire confié à sa surveillance. Aussi le capitaine Spade s’attendait-il à le trouver là.

Ses quatre hommes et lui s’avancèrent prudemment, prenant garde que le bruit d’une pierre heurtée ou d’une branche écrasée révélât leur présence. Ils gagnèrent ainsi du côté du pavillon, de manière à atteindre la porte latérale, près de laquelle la fenêtre s’éclairait à travers les plis de ses rideaux.

Mais, si cette porte était close, comment pénétrerait-on dans la chambre de Thomas Roch ? c’est ce qu’avait dû se demander le capitaine Spade. Puisqu’il ne possédait pas une clé qui pût l’ouvrir, ne serait-il pas nécessaire de casser une des vitres de la fenêtre, d’en faire jouer l’espagnolette d’un tour de main, de se précipiter dans la chambre, d’y surprendre Gaydon par une brusque agression, de le mettre hors d’état d’appeler à son secours. Et, en effet, comment procéder d’une autre façon ?…

Néanmoins, ce coup de force présentait certains dangers. Le capitaine Spade s’en rendait parfaitement compte, en homme auquel, d’ordinaire, la ruse allait mieux que la violence.

Mais il n’avait pas le choix. L’essentiel, d’ailleurs, c’était d’enlever Thomas Roch, — Gaydon par surcroît, conformément aux intentions du comte d’Artigas, — et il fallait y réussir à tout prix.

Arrivé sous la fenêtre, le capitaine Spade se dressa sur la pointe des pieds, et, par un interstice des rideaux, il put du regard embrasser la chambre.

Gaydon était là, près de Thomas Roch, dont la crise n’avait pas encore pris fin depuis le départ du comte d’Artigas. Cette crise exigeait des soins spéciaux, que le gardien donnait au malade suivant les indications d’un troisième personnage.

C’était un des médecins de Healthful-House, que le directeur avait immédiatement envoyé au pavillon 17.

La présence de ce médecin ne pouvait évidemment que compliquer la situation et rendre l’enlèvement plus difficile.

Thomas Roch était étendu sur une chaise longue tout habillé. En ce moment, il paraissait assez calme. La crise, qui s’apaisait peu à peu, allait être suivie de quelques heures de torpeur et d’assoupissement.

À l’instant où le capitaine Spade s’était hissé à la hauteur de la fenêtre, le médecin se préparait à se retirer. En prêtant l’oreille, on put l’entendre affirmer à Gaydon que la nuit se passerait sans autre alerte, et qu’il n’aurait pas à intervenir une seconde fois.

Puis, cela dit, le médecin se dirigea vers la porte, laquelle, on ne l’a point oublié, s’ouvrait près de cette fenêtre devant laquelle attendaient le capitaine Spade et ses hommes. S’ils ne se cachaient pas, s’ils ne se blottissaient pas derrière les massifs voisins du pavillon, ils pouvaient être aperçus, non seulement du docteur, mais du gardien qui se disposait à le reconduire au-dehors.

Avant que tous deux eussent apparu sur le perron, le capitaine Spade fit un signe, et les matelots se dispersèrent, tandis que lui s’affalait au pied du mur.

Très heureusement, la lampe était restée dans la chambre et il n’y avait point risque d’être trahis par un jet de lumière.

Au moment de prendre congé de Gaydon, le médecin, s’arrêtant sur la première marche, dit :

« Voilà une des plus rudes attaques que notre malade ait subies !… Il n’en faudrait pas deux ou trois de ce genre pour qu’il perdît le peu de raison qui lui reste !

— Aussi, répondit Gaydon, pourquoi le directeur n’interdit-il pas à tout visiteur l’entrée du pavillon ?… C’est à un certain comte d’Artigas, aux choses dont il a parlé à Thomas Roch, que notre pensionnaire doit d’être dans l’état où vous l’avez trouvé.

— J’appellerai là-dessus l’attention du directeur », répliqua le médecin.

Il descendit alors les degrés du perron, et Gaydon l’accompagna jusqu’au fond de l’allée montante, après avoir laissé la porte du pavillon entrouverte.

Dès que tous deux se furent éloignés d’une vingtaine de pas, le capitaine Spade se releva, et les matelots le rejoignirent.

Ne fallait-il pas profiter de cette circonstance que le hasard offrait pour pénétrer dans la chambre, s’emparer de Thomas Roch, alors plongé dans un demi-sommeil, puis attendre que Gaydon fût de retour pour le saisir ?…

Mais dès que le gardien aurait constaté la disparition de Thomas Roch, il se mettrait à sa recherche, il appellerait, il donnerait l’éveil… Le médecin accourrait aussitôt… Le personnel de Healthful-House serait sur pied… Le capitaine Spade n’aurait pas le temps de gagner la porte de l’enceinte, de la franchir, de la refermer derrière lui…

Du reste, il n’eut pas le loisir de réfléchir à ce sujet. Un bruit de pas sur le sable indiquait que Gaydon gagnait le pavillon. Le mieux était de se précipiter sur lui, d’étouffer ses cris avant qu’il eût pu donner l’alarme, de le mettre dans l’impossibilité de se défendre. À quatre, à cinq même, on aurait aisément raison de sa résistance, et on l’entraînerait hors du parc. Quant à l’enlèvement de Thomas Roch, il n’offrirait aucune difficulté, puisque ce malheureux dément n’aurait même pas connaissance de ce que l’on ferait de lui.

Cependant Gaydon venait de tourner le massif, et se dirigeait vers le perron. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première marche, les quatre matelots s’abattirent sur lui, l’étendirent à terre sans lui avoir laissé la possibilité de pousser un cri, le bâillonnèrent avec un mouchoir, lui appliquèrent un bandeau sur les yeux, lui lièrent les bras et les jambes, et si étroitement qu’il fut réduit à ne plus être qu’un corps inerte.

Deux des hommes restèrent à son côté, tandis que le capitaine Spade et les autres s’introduisaient dans la chambre.

Ainsi que le pensait le capitaine, Thomas Roch se trouvait en un tel état que le bruit ne l’avait même pas tiré de sa torpeur. Étendu sur la chaise longue, les yeux clos, n’eût été sa respiration fortement accentuée, on aurait pu le croire mort. Il ne parut point indispensable de l’attacher ni de le bâillonner. Il suffisait que l’un des deux hommes le saisît par les pieds, l’autre par la tête, et ils le porteraient jusqu’à l’embarcation gardée par le maître d’équipage de la goélette.

C’est ce qui fut fait en un instant.

Le capitaine Spade quitta le dernier la chambre, après avoir eu le soin d’éteindre la lampe et de refermer la porte. De cette façon, il y avait lieu d’admettre que l’enlèvement ne pourrait être découvert avant le lendemain et au plus tôt dans les premières heures de la matinée.

Même manœuvre pour le transport de Gaydon, qui s’effectua sans difficulté. Les deux autres hommes le soulevèrent, et, descendant à travers le jardin en contournant les massifs, gagnèrent vers le mur d’enceinte.

En cette partie du parc, toujours déserte, l’obscurité se faisait plus profonde. On ne voyait même plus, au revers de la colline, les lumières des bâtiments de la partie supérieure du parc et des autres pavillons de Healthful-House.

Arrivé devant la porte, le capitaine Spade n’eut que la peine de la tirer à lui.

Ceux des hommes qui portaient le gardien la franchirent les premiers. Thomas Roch fut sorti le second aux bras des deux autres. Puis, le capitaine Spade passa à son tour et referma la porte avec cette clé qu’il se proposait de jeter dans les eaux de la Neuze, dès qu’il aurait rejoint l’embarcation de l’Ebba.

Personne sur le chemin, personne sur la berge.

En vingt pas, on retrouva le maître d’équipage Effrondat, qui attendait, assis contre le talus.

Thomas Roch et Gaydon furent déposés à l’arrière du canot, dans lequel le capitaine Spade et ses matelots vinrent prendre place.

« Envoie le grappin et vite », commanda le capitaine Spade au maître d’équipage.

Celui-ci exécuta l’ordre, puis, s’affalant le long de la berge, embarqua le dernier.

Les quatre avirons frappèrent l’eau, et l’embarcation se dirigea vers la goélette. Un feu, en tête du mât de misaine, indiquait son mouillage, et, vingt minutes avant, elle venait d’éviter sur son ancre avec le flot.

Deux minutes après, le canot se trouvait rendu bord à bord avec l’Ebba.

Le comte d’Artigas était appuyé sur le bastingage, près de l’échelle de coupée.

« C’est fait, Spade ?… demanda-t-il.

— C’est fait.

— Tous les deux ?…

— Tous les deux… le gardien et le gardé !…

— Personne ne se doute à Healthful-House ?…

— Personne. »

Il n’était pas présumable que Gaydon, les oreilles et les yeux sous le bandeau, eût pu reconnaître la voix du comte d’Artigas et du capitaine Spade.

Ce qu’il convient d’observer, au surplus, c’est que ni Thomas Roch ni lui ne furent immédiatement hissés à bord de la goélette. Il y eut des frôlements le long de la coque. Une demi-heure se passa, avant que Gaydon, qui avait conservé tout son sang-froid, se sentît soulevé, puis descendu à fond de cale.

L’enlèvement étant accompli, il semblait que l’Ebba n’avait plus qu’à quitter son mouillage, afin de redescendre l’estuaire, à traverser le Pamplico-Sound, à donner en pleine mer. Et, cependant, il ne se fit à bord aucune de ces manœuvres qui accompagnent l’appareillage d’un navire.

N’était-il donc pas dangereux, pourtant, de demeurer à cette place, après le double rapt opéré dans la soirée ? Le comte d’Artigas avait-il assez étroitement caché ses prisonniers pour qu’ils ne pussent être découverts, si l’Ebba, dont la présence à proximité de Healthful-House devait paraître suspecte, recevait la visite des agents de New-Berne ?…

Quoi qu’il en soit, une heure après le retour de l’embarcation, — sauf les hommes de quart étendus à l’avant, — l’équipage dans son poste, le comte d’Artigas, Serkö, le capitaine Spade dans leurs cabines, tous dormaient à bord de la goélette, immobile sur ce tranquille estuaire de la Neuze.