Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Vieillard et ses enfants
XVIII.
Le Vieillard & ſes enfans.
Oute puiſſance eſt foible, à moins que d’eſtre unie.
Ecoutez là-deſſus l’Eſclave de Phrygie.
Si j’ajoûte du mien à ſon invention,
C’eſt pour peindre nos mœurs, & non point par envie ;
Je ſuis trop au-deſſous de cette ambition.
Phedre encherit ſouvent par un motif de gloire ;
Pour moy de tels penſers me ſeroient malſeans.
Mais venons à la Fable, ou plutoſt à l’Hiſtoire
De celuy qui tâcha d’unir tous ſes enfans.
Un Vieillard preſt d’aller où la mort l’appeloit,
Mes chers enfans, dit-il, (à ſes fils il parloit)
Voyez ſi vous romprez ces dards liez enſemble ;
Je vous expliqueray le nœud qui les aſſemble.
L’aiſné les ayant pris, & fait tous ſes efforts,
Les rendit en diſant : Je le donne aux plus forts.
Un ſecond luy ſuccede, & ſe met en poſture ;
Mais en vain. Un cadet tente auſſi l’aventure.
Tous perdirent leur temps, le faiſceau reſiſta ;
De ces dards joints enſemble un ſeul ne s’éclata.
Foibles gens ! dit le pere, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en ſemblable rencontre.
On crut qu’il ſe moquoit ; on ſoûrit, mais à tort.
Il ſepare les dards, & les rompt ſans effort.
Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde.
Soyez joints, mes enfans, que l’amour vous accorde.
Tant que dura ſon mal il n’eut autre diſcours.
Enfin ſe ſentant preſt de terminer ſes jours,
Mes chers enfans, dit-il, je vais où ſont nos peres ;
Adieu, promettez-moy de vivre comme freres ;
Que j’obtienne de vous cette grace en mourant.
Chacun de ſes trois fils l’en aſſeure en pleurant.
Il prend à tous les mains ; il meurt ; & les trois freres
Trouvent un bien fort grand, mais fort meſlé d’affaires.
Un creancier ſaiſit, un voiſin fait procés.
D’abord noſtre Trio s’en tire avec ſuccès.
Leur amitié fut courte autant qu’elle eſtoit rare.
Le ſang les avoit joints, l’intereſt les ſepare.
L’ambition, l’envie, avec les conſultans,
Dans la ſucceſſion entrent en meſme temps.
On en vient au partage, on conteſte, on chicane.
Le Juge ſur cent points tour à tour les condamne.
Creanciers & voiſins reviennent auſſitoſt ;
Ceux-là ſur une erreur, ceux-cy ſur un défaut.
Les freres deſunis ſont tous d’avis contraire :
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien ; & voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis & pris à part.