Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Lion amoureux

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FABLE I.

Le Lion amoureux.



A Mademoiſelle de Sevigné.



SEvigné, de qui les attraits
Servent aux graces de modele,

Et qui naquiſtes toute belle,
A voſtre indifference prés,
Pourriez-vous eſtre favorable
Aux jeux innocens d’une Fable ?
Et voir ſans vous épouventer,
Un Lion qu’amour ſçeut dompter ?
Amour eſt un étrange maiſtre.
Heureux qui peut ne le connoiſtre
Que par recit, luy ny ſes coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la verité vous offenſe,
La Fable au moins ſe peut ſouffrir.
Celle-cy prend bien l’aſſeurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zele & par reconnoiſſance.

Du temps que les beſtes parloient
Les Lions entr’autres vouloient
Eſtre admis dans noſtre alliance.

Pourquoy non ? puiſque leur engeance
Valoit la noſtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voicy comment il en alla.
Un Lion de haut parentage
En paſſant par un certain pré,
Rencontra Bergere à ſon gré.
Il la demande en mariage.
Le pere auroit fort ſouhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner luy ſembloit bien dur ;
La refuſer n’eſtoit pas ſeur.
Meſme un refus euſt fait poſſible,
Qu’on euſt vû quelque beau matin
Un mariage clandeſtin.
Car outre qu’en toute maniere
La belle eſtoit pour les gens fiers ;
Fille ſe coëffe volontiers

D’amoureux à longue criniere.
Le Pere donc ouvertement
N’oſant renvoyer noſtre amant,
Luy dit : Ma fille eſt délicate ;
Vos griffes la pourront bleſſer
Quand vous voudrez la careſſer.
Permettez donc qu’à chaque pate
On vous les rogne ; & pour les dents,
Qu’on vous les lime en meſme temps.
Vos baiſers en ſeront moins rudes
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux
Eſtant ſans ces inquietudes.
Le Lion conſent à cela
Tant ſon ame eſtoit aveuglée.
Sans dents ni griffes le voilà
Comme place démantelée.
On laſcha ſur luy quelques chiens,
Il fit fort peu de reſiſtance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire, Adieu prudence.