Fables de La Fontaine (éd. 1874)/Le Statuaire et la Statue de Jupiter

VI

LE STATUAIRE ET LA STATUE DE JUPITER

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un statuaire en fit l’emplette,
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table, ou cuvette ?

Il sera dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains ! faites des vœux :
Voilà le maître de la terre !

L’artisan exprima si bien
Le caractère de l’idole
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
À Jupiter que la parole :


Même l’on dit que l’ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage.

À la faiblesse du sculpteur
Le poète autrefois n’en dut guère[1],
Des dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la haine et la colère,

Il était enfant en ceci ;
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.

Le cœur suit aisément l’esprit :
De cette source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de peuples répandue.

Ils embrassaient violemment
Les intérêts de leur chimère :
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il fut père.

Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.



  1. Ne le céda pas.