Fables de La Fontaine (éd. 1874)/La Tête et la Queue du Serpent
XVII
LA TÊTE ET LA QUEUE DU SERPENT
Le serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas,
La tête avait toujours marché devant la queue.
La queue au ciel se plaignit,
Et lui dit :
Je fais mainte et mainte lieue
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte :
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête :
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder,
À mon tour, ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien
Qu’on ne se plaindra de rien.
Le ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors[1] ; et la guide[2] nouvelle,
Qui ne voyait, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !