Fables d’Ésope (trad. Chambry, 1927)/Notice/Histoire de la fable ésopique

FablesSociété d’édition « Les Belles Lettres » (p. xxi-xli).
III
HISTOIRE DE LA FABLE ÉSOPIQUE[1]


La fable est sortie du conte qui naquit lui-même dès les premiers balbutiements de l’espèce humaine. Elle n’en diffère pas en ce qu’elle substitue aux acteurs humains des animaux ; car il y a des contes d’animaux, comme il y a des contes d’êtres humains, et l’idée de raconter des aventures d’animaux dut se présenter tout naturellement aux premiers hommes qui vivaient avec eux dans une société plus étroite. La fable ne s’est séparée du conte que le jour où le conteur, préoccupé d’être utile, tira de son récit une leçon morale. L’idée piquante de faire de nos frères inférieurs des maîtres de sagesse a fait fortune chez tous les peuples, dès qu’ils ont su réfléchir sur la vie et les règles de conduite qu’elle comporte.


La fable avant Ésope
Les Grecs n’attendirent pas l’exemple pour enfermer leur expérience de la vie dans le cadre de la fable. On se racontait certainement des fables depuis longtemps, lorsque Hésiode, deux siècles avant Ésope, mit en vers celle du Rossignol et de l’Épervier[2]. « Je vais maintenant, dit-il, instruire les rois, tout sages qu’ils sont. Voici ce que disait un jour l’épervier au rossignol, qu’il emportait au sein des nuages entre ses ongles recourbés. Comme l’infortuné, percé des serres cruelles du ravisseur, se plaignait en gémissant, celui-ci lui adressa ces dures paroles : « Malheureux ! pourquoi ces plaintes ? Un plus fort que toi te tient en sa puissance. Tu vas ou je te conduis, quelle que soit la douceur de tes chants. Je puis, si je le veux, faire de toi mon repas ; je puis te laisser échapper. Insensé, qui voudrait résister à la volonté du plus fort ! Il serait privé de la victoire et ne recueillerait que la honte et le malheur. » Ainsi parla l’épervier rapide, aux ailes étendues. » Telle est la plus vieille fable grecque qui nous ait été conservée. Elle a déjà les traits essentiels de la fable classique : un récit bref dont les traits sont choisis en vue d’une conclusion, et une conclusion qui est un conseil ou un précepte de conduite.

Cet ingénieux moyen de relever une vérité fut repris au VIIe siècle par Archiloque. Les fragments de ses œuvres renferment le commencement de deux fables, celle de l’Aigle puni pour avoir dévoré les petits du Renard, son ami (fr. 86, 87, 88 Bergk) et celle du Singe attiré dans un piège par le Renard (fr. 89, 90, 91). Plusieurs autres fragments malheureusement trop courts laissent deviner d’autres fables dont le sujet se retrouve dans les recueils ésopiques.

Sémonide d’Amorgos avait aussi utilisé la fable comme ornement, si l’on en juge par les deux vers où il montre le héron enlevant une anguille du Méandre. On attribue à un contemporain de Sémonide d’Amorgos un scholion cité par Athénée et qui semble se rapporter à la fable du Serpent hargneux étouffé par le Crabe. Enfin, s’il en faut croire Philistos et Aristote, Stésichore, vers la fin du VIIe siècle, détournait les gens d’Himère de donner une garde à Phalaris, en leur contant le bel apologue du Cheval et du Cerf.


Ésope.
Avec le VIe siècle s’ouvre l’ère de la poésie gnomique. C’est le temps où les sept Sages condensent en maximes leurs observations sur la conduite des hommes, où Pythagore et ses disciples réduisent leur sagesse en préceptes, où Cléobule de Lindos et sa fille proposent leurs énigmes. C’est aussi le temps où la tradition fait paraître Ésope.

Et c’est bien en un temps où les esprits sont tournés vers la morale que la fable devait fleurir et porter des fruits. Ésope, nous l’avons vu, ne l’a pas inventée, et s’il a été considéré comme le père de la fable, c’est sans nul doute qu’il a frappé ses contemporains par l’abondance de sa verve, par son talent à rajeunir les vieux thèmes et à en imaginer de nouveaux, et qu’il a exercé par la fable, comme Socrate le fera plus tard par sa dialectique, un apostolat plus humble auprès de la foule qu’il amusait et moralisait à la fois. Mais la fable resta dans sa bouche l’humble genre populaire qu’elle était ; il ne songea pas plus que Socrate à se faire une réputation d’écrivain. Tandis que les écrivains de son temps estimaient que le vers seul était capable de porter leurs œuvres jusqu’à la postérité, lui dédaigna la forme poétique, il se borna au langage de la prose, et de la prose parlée ; car il est à peu près certain qu’il n’écrivit aucune de ses fables.


Les divers noms donnés à la fable.
Il semble qu’après Ésope il y ait une lacune dans la faveur dont la fable jouit en Grèce, au moins chez les écrivains. Il faut descendre jusqu’à Eschyle et à Hérodote pour rencontrer de nouveaux exemples de fables. On trouve aussi chez eux des noms nouveaux. Jusqu’alors la fable était désignée par le mot αἶνος ; Eschyle lui donne le nom de μῦθος (Myrmidons, fr. 133) et Hérodote celui de λόγος (I, 141). On a beaucoup discuté sur la valeur de ces termes. Au dire du scholiaste d’Aristophane (Guêpes, 1251) la différence vient de ce que l’αἶνος n’est point faite pour les enfants, mais pour les hommes, et qu’elle n’est pas un simple amusement, mais une exhortation. Mais je ne sache pas qu’Ésope ait adressé ses fables aux enfants et qu’il en ait négligé l’application morale. En réalité αἶνος est un vieux mot employé par les poètes pour désigner un récit, une historiette en général ; μῦθος est un terme plus récent et qui vise particulièrement la fiction qui fait le fond de la fable, et λόγος s’applique à la fable en tant qu’elle est un récit en prose. Ésope est appelé tantôt μυθοποιός tantôt λογοποιός ; mais les manuscrits des fables portent toujours le titre d’Αἰσώπου μῦθοι.


Les diverses sortes de fables.
À côté des fables d’Ésope, les anciens reconnaissaient plusieurs autres espèces. Il est question chez Eschyle (fr. 42) de fables libystiques, et Aristote (Rhét. II, 20) associe aux fables ésopiques les fables libyques. Les rhéteurs énumèrent en outre des fables sybaritiques, phrygiennes, ciliciennes, cariennes, égyptiennes, cypriennes[3]. Ils citent même des noms d’auteurs : Kybissès ou Kybissos pour les fables libyennes, Thouris pour les fables sybaritiques, Konnis pour les fables ciliciennes. Y avait-il entre ces espèces de fables des différences de nature ? Le scholiaste d’Aristophane (Oiseaux, 471) prétend que les fables ésopiques se distinguent des sybaritiques en ce que, dans les premières, les personnages sont des animaux, dans les secondes, des hommes, et il ajoute : « Quelques-uns appellent sybaritiques les fables courtes et concises, comme Mnésimaque dans le Φαρμακοπώλης (Koch, II, 299). » Les anciens, on le voit, n’étaient pas d’accord sur ce point. Parce que certaines fables ou un Sybarite est en scène sont des traits de naïveté hyperbolique, certains philologues modernes ont voulu voir dans la naïveté exagérée à plaisir la marque particulière des fables sybaritiques. En réalité toutes ces fables ne diffèrent que de nom. D’après Théon, la seule différence qu’il y ait entre elles, consiste dans la citation d’auteur qui est faite au début ; une fable est dite ésopique ou lybienne, quand elle commence par : Ésope a dit, un Libyen a dit, et ainsi des autres ; si aucune addition ne désigne l’espèce, on l’appelle communément « ésopique ». Ce qui a donné naissance à ces désignations diverses, c’est l’habitude, qui subsiste encore chez les peuples modernes, d’attribuer à un voisin tel trait d’esprit ou de niaiserie : pour un Parisien, telle vantardise un peu forte vient des bords de la Garonne ; pour un Anglais les naïvetés plaisantes ou mordantes sont un produit de la vieille Irlande.


Pays d’origine de la fable.
Cependant on peut voir encore dans ce grand nombre d’appellations qui embrassent tous les pays grecs, depuis les rivages de l’Asie jusqu’à la Sicile et à l’Italie méridionale, et même les côtes de l’Afrique, autre chose que le désir de railler le voisin et de piquer la curiosité par un conte venu de l’étranger. On est en droit d’y reconnaître que la fable ne fut pas l’apanage d’une tribu ni d’un pays particulier, mais une production commune à toute la Grèce ; et comme ce sont les pays d’Asie, depuis la Phrygie jusqu’à la Carie et à l’île de Cypre, qui tiennent le plus de place dans ce catalogue des pays qui ont pris part à la production de la fable, on peut en conclure que l’Asie mineure a été le champ où la fable a poussé la végétation la plus luxuriante, et j’ajouterai aussi la plus précoce ; car l’Asie est le pays du lion ; et les fables où figure ce roi des animaux – celle du Lion vieilli et du Renard semble déjà connue d’Archiloque et de Solon – ont dû prendre naissance en Asie, puis de là passer dans les îles et sur le continent. Les Grecs devaient avoir le sentiment de cette origine, quand ils attribuaient à Ésope une origine phrygienne ou lydienne, c’est-à-dire asiatique.


La fable vient-elle d’Égypte ?
Pensaient-ils aussi, quand ils parlaient des fables égyptiennes, que la fable devait quelque chose à l’Égypte[4] ? On sait qu’Hérodote en avait rapporté le fameux conte de Rhampsinite, dont on a retrouvé de nos jours l’original sur un papyrus. Maspéro l’a publié avec d’autres contes, dont l’un, les aventures de Sinouhit est vieux de 4000 ans[5]. Mais si les papyrus nous ont fourni des contes, ils n’ont livré jusqu’ici qu’une seule fable, celle des Membres et de l’Estomac ; il est vrai que les papyrus ne sont pas tous exhumés et qu’un jour ou l’autre nous pouvons avoir la surprise de voir apparaître au jour quelque apologue du temps de Sésostris. Il se peut d’ailleurs, comme on l’a conjecturé, que les fables qui ont pour acteurs le crocodile et le chat, ajoutons-y le scarabée, vénéré des Égyptiens, aient été apportées en Grèce des bords du Nil par des voyageurs ou des commerçants, comme le conte de Rhampsinite le fut par Hérodote. En tout cas l’apport fut peu considérable, et peut-être assez tardif.


La fable vient-elle de l’Inde ?
C’est surtout dans l’Inde qu’on a prétendu placer la patrie de la fable. Le savant Huet a mis cette opinion en avant dès l’année 1640. Après lui, une foule d’orientalistes et d’hellénistes sont entrés en lice pour démontrer la priorité soit de la fable indienne, soit de la fable grecque ; mais au lieu de raisonner sur des dates et des faits précis, ils prenaient pour criterium le plus ou moins de perfection de l’une ou l’autre fable et se contredisaient à qui mieux mieux sans faire avancer d’un pas la question. La publication du Pantcha-Tantra, par Benfey en 1859, donna enfin une base à la discussion, en fournissant le point de repère chronologique indispensable. D’après Benfey, les fables du Pantcha-Tantra s’échelonnent du IIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après. Ce simple fait chronologique est décisif en faveur de la Grèce. La fable du Rossignol et de l’Epervier, qui se trouve dans Hésiode, est antérieure de six siècles aux plus anciennes fables de l’Inde ; les fables d’Archiloque, L’Aigle et le Renard, Le Singe attiré dans un piège, celle de Stésichore, Le Cheval et le Cerf, celle du Chien qui porte de la viande, déjà connue de Démocrite, celle de la Chatte amoureuse, à laquelle Stratis fait allusion, et quelques-unes au moins des vieilles fables que les témoignages des auteurs font remonter à Ésope lui-même, ne laissent aucun doute sur la priorité de la Grèce. Il est vrai qu’on a depuis essayé de reculer l’époque où les fables indiennes furent connues en Grèce ; mais en admettant même avec Ribezzo[6] que certaines fables indiennes remontent au IVe siècle, parce qu’Aristote fait mention de la fable indienne, il reste toujours à la Grèce une avance de quatre siècles. Or pendant ces quatre siècles, le genre de la fable s’est constitué sur le sol hellénique, et a revêtu dès lors la forme qui a servi de modèle à tous les successeurs d’Ésope anonymes ou connus. Au reste la question est beaucoup moins importante qu’on ne pourrait le croire. Entre les deux recueils, celui d’Ésope et le Pantcha-Tantra, il y a juste un peu plus de trente fables parallèles, et encore elles ne sont pas tellement semblables qu’on puisse en conclure une dépendance directe. Là où la ressemblance est exacte, il faut accorder la priorité à la Grèce pour toutes les fables antérieures au IIIe siècle. C’est seulement alors que les deux civilisations se sont trouvées en contact et sont devenues tributaires l’une de l’autre.


La fable vient-elle d’Assyrie ?
Dans le prologue du livre qu’il dédie au fils du roi Alexandre, Babrius dit : « La fable, ô fils du roi Alexandre, est une ancienne invention des Syriens qui vivaient sous Ninus et Bélus. » Il faut entendre par Syriens les Assyriens. Nous avons vu plus haut que le conte d’Ahikar avec les fables qu’il contient était en effet venu d’Assyrie, et avait pu être connu des Grecs dès l’époque alexandrine ; peut-être Babrius en avait-il lu une traduction ; mais il ne semble pas en avoir rien tiré, et d’ailleurs cet apport assyrien était trop tardif et trop mince pour qu’on pût y fonder une opinion sur l’origine de la fable. On a fait observer aussi que le chameau figurait souvent dans les fables de Babrius et que ce poète avait stigmatisé la perfidie des Arabes ; mais les Arabes ne sont pas les Assyriens, et le chameau, qui n’est du reste pas propre à l’Assyrie, était connu en Grèce avant qu’il y fût question des fables assyriennes. Que l’assertion de Babrius repose sur la connaissance personnelle de quelques fables venues des bords de l’Euphrate ou qu’elle soit l’écho de quelque tradition, elle ne saurait se défendre contre l’antiquité de la fable grecque et l’on a peine à s’expliquer qu’elle ait eu des partisans chez les modernes.


La fable vient-elle de la Judée ?
On pourrait signaler encore d’autres tentatives pour retirer aux Grecs le mérite de l’invention dans le genre de l’apologue. Je me bornerai à citer celle de Landsberg et de Goldberger. Ils ont voulu dériver la fable ésopique de la fable hébraïque : ils ont perdu leur temps à le démontrer, et leur opinion reste aujourd’hui sans partisans.


Popularité d’Ésope au temps d’Aristophane.
Mais revenons à Ésope. Nous avons dit qu’il devint tout d’un coup très populaire au temps d’Aristophane : plusieurs des pièces de ce poète en portent témoignage. Dans les Oiseaux (v. 471), Pisthétéros reproche au chœur son ignorance : « Tu es ignorant, dit-il, et peu curieux, et tu n’as pas pratiqué Ésope. » Il ne faut pas entendre par là qu’il y eût des recueils écrits ; mais on apprenait, dit Aristophane (Guêpes, 1256-1261), les fables ou les bons mots d’Ésope ou des Sybaritains, dans les festins. Elles faisaient la joie des conversations ; elles trouvaient place dans les pièces de théâtre et jusque dans les tribunaux. « Parmi les plaideurs, dit Philocléon, les uns nous content des fables, les autres, quelques mots plaisants d’Ésope (Guêpes, 566). » Aristophane lui-même cite dans les Oiseaux (651) la fable de l’Aigle et du Renard, et dans les Guêpes (1448) celle de l’Aigle et de l’Escarbot, rappelée aussi dans la Paix (v.129), et celle du Chat et du Rat (Guêpes, 1182), On trouve aussi chez lui des fables sybaritiques, comme celle-ci (Guêpes, 1427-31) : « Un Sybaritain tomba de son char et se fit à la tête de grosses contusions : manier un cheval n’était pas son fort. Survint un de ses amis qui lui dit : Que chacun fasse le métier qu’il connaît ! » et un peu plus loin (1435-40) : « Un jour à Sybaris une femme brisa la boîte à procès. La boîte à procès appela quelqu’un en témoignage. Alors la Sybaritaine lui dit : « Par la Vierge, si tu laissais là les témoignages pour acheter au plus vite des ligaments, tu montrerais plus de bon sens. » On pourrait citer encore Ésope et la Chienne (Guêpes, 1401-5). Tous ces prétendus bons mots sont, à vrai dire, fades et sans pointe. Ce sont en effet les propos d’un buveur dont la raison est à moitié noyée dans le vin. On peut y voir pourtant une imitation de la fable sybaritique. Ils en ont la forme : il ne leur manque que le mordant ou la naïveté comique. Ils suffisent cependant pour nous donner une idée du genre. On ne les retrouvera pas dans nos manuscrits, mais on y en verra quelques-uns aussi faibles.


On attribue à Ésope des fables plus anciennes ou plus récentes que lui.
Il est remarquable qu’Aristophane attribue à Ésope la fable de l’Aigle et du Renard, bien qu’elle se rencontre déjà dans Archiloque. Sans doute aussi la fable d’Ésope et de la Chienne n’est pas plus d’Ésope que la précédente. Est-ce Aristophane qui a donné le premier l’exemple de mettre sur le compte du père de la fable des fables qui furent connues avant lui ou naquirent après lui ? Il est plus probable qu’il ne faisait que suivre un usage, ou plutôt une mode qui avait pour but de piquer la curiosité, en prêtant au récit l’autorité d’un personnage fameux. Le scholiaste d’Aristophane (Oiseaux, 651) a constaté cette mode : « Il est clair, dit-il, qu’on attribuait les fables à Ésope, même celle-ci[7] qui est contée par Archiloque, qui est plus ancien qu’Ésope. » On alla plus loin encore dans cette voie : non content de rapporter les fables à Ésope, on les rattacha même à quelque circonstance de sa vie. C’est ce que fait Aristophane lui-même à propos de la fable de l’Aigle et de l’Escarbot : « Un jour à Delphes Ésope fut accusé d’avoir volé une fiole sacrée, mais il répondit que l’escarbot… (Guêpes, 1446-8). C’est aussi ce que fit Socrate, si l’on s’en rapporte à Diogène Laërce (II 5, 43) qui lui prête ce début de fable : « Un jour Ésope dit aux habitants de Corinthe qu’on ne doit pas soumettre la vertu au jugement du populaire. » Aristote lui-même nous représente le fabuliste plaidant ironiquement devant le peuple de Samos la cause d’un démagogue, et contant la fable du Renard et du Hérisson ; ailleurs il fait allusion à la repartie d’Ésope aux constructeurs de vaisseaux (Météor. II, 3). Ainsi se forma peu à peu cette légende d’Ésope, voyageur qu’on promène dans tous les pays où fleurit la fable, à Athènes, à Corinthe, dans la Grande Grèce, en Lydie, et, plus tard, quand la fable assyrienne se fut infiltrée en Grèce, à la cour de Babylone et à celle d’Égypte.


Vogue de la fable au IVe Siècle.
La vogue de la fable continue pendant le IVe siècle, comme le prouvent les citations et allusions des écrivains. Xénophon, dans les Mémorables, raconte la fable du Chien et des Brebis, Platon dans le Premier Alcibiade fait allusion à celle du Lion vieilli et du Renard, Aristote à celle de Zeus, Poséidon, Athéna et Momos et à celle d’Ésope dans un chantier naval, et il rapporte celles du Cheval et du Cerf, et du Renard et du Hérisson ; Théopompe enfin met dans ses Histoires philippiques l’apologue de la Guerre et de la Violence.


Publication de Démétrios de Phalère.
Enfin vers l’an 300, un disciple de Théophraste, Démétrios de Phalère publia le premier recueil de fables dont l’histoire fasse mention (Diogène Laërce, V, 80-1). Son maître Théophraste et Aristote lui-même avaient publié un recueil de proverbes ; son dessein fut sans doute de compléter leur œuvre par un recueil de fables, la fable et le proverbe étant étroitement apparentés. Il est possible aussi qu’il ait voulu fournir des exemples[8] aux apprentis orateurs ; car Aristote classe les fables parmi les exemples qui peuvent servir d’arguments aux orateurs, et tous les rhéteurs grecs après lui ont fait de la fable le premier degré de leur enseignement.


La fable à la période alexandrine.
Pendant la période alexandrine, la fable semble abandonnée, tant il en est fait peu de mention ! Tout ce qu’on trouve dans Callimaque, c’est le premier exemple de ces contestations entre arbres sur leur mérite respectif. « Autrefois, près du Tmolos, le laurier entra en contestation avec l’olivier, à ce que disent les Lydiens. » L’Anthologie aussi fournit quelques fables qui ont passé dans les recueils ésopiques : Le Cheval vieilli, Le Noyer, Le Bouc et la Vigne, et quelques autres qui n’y sont pas entrées, comme Le Paralytique et l’Aveugle, l’Huître et le Rat. Mais au Ie siècle avant J.-C., la fable reprend faveur. Diodore de Sicile nous rapporte l’apologue du Lion amoureux, Nicolas de Damas Les deux Chiens, Denys d’Halicarnasse Les Membres et l’Estomac.


La fable à Rome : Lucilius, Horace, Phèdre.
Pendant ce temps, Rome s’appropriait l’héritage littéraire de la Grèce, la fable, comme le reste. Dès le milieu du 2e siècle, Lucilius reproduisait deux fables que nous connaissons déjà : Le Lion vieilli et le Renard, Le Cheval et le Cerf. La dernière a été reprise par Horace qui sème volontiers d’apologues ses Satires et ses Epîtres. Celui du Rat de Ville et du Rat des Champs qui termine la 6e satire du livre II est un pur joyau ; ceux de la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, du Cheval et du Cerf, du Renard au ventre gonflé sont vivement et rapidement contés. Mais le plus souvent c’est par de fines et malicieuses allusions qu’Horace use de la fable ; c’est ainsi qu’il résume d’un vers La Montagne en travail ou qu’il avertit son ami Celsus de ne pas imiter la corneille parée de plumes étrangères.

Puis la fable se fait sa place à part avec Phèdre qui met en vers sénaires les fables d’Ésope. On reconnaît en effet dans le recueil de Phèdre un certain nombre de fables que nous connaissons déjà ; d’autres se retrouvent dans nos recueils grecs. Quelques-unes mettent en scène Ésope lui-même : Ésope et le Brutal III, 5 ; Ésope jouant III, 14 ; Ésope et le Bavard III, 19 ; Ésope et l’Ecrivain, app. 7 ; Ésope et le Vainquear aux Jeux, app. II ; Ésope et l’Esclave fugitif, app. 18. Crusius et Hausrath ont supposé qu’elles avaient été prises à une biographie d’Ésope, et en ont conclu qu’une partie de nos recueils étaient issus de biographies de ce genre : supposition gratuite, nous le démontrerons plus loin. Dans son Histoire de la fable grecque, Denis prétend que Phèdre a puisé ses fables à deux recueils, celui de Démétrios de Phalère et celui d’un certain Théopompe dont il est question au chapitre 48 de la Vie de César par Plutarque. Il est probable en effet que Phèdre a eu sous les yeux le recueil de Démétrios ; quant à celui de Théopompe, était-ce bien un recueil d’apologues ? Examinons les termes de Plutarque : « César, dit-il, après avoir rendu la liberté à toute la Thessalie… accorda la même grâce aux Cnidiens, en faveur de Théopompe, τῷ συναγαγόντι τοὺς μύθους. » Il me semble que l’expression τοὺς μύθους, étant donné l’article, ne peut s’appliquer qu’à l’ensemble des fables, c’est-à-dire à la mythologie, et non à des fables ésopiques, à moins qu’elle ne s’applique à des histoires mythologiques, telles que les Métamorphoses d’Ovide ; en ce cas, c’est d’Ovide, non de Phèdre, que Théopompe serait la source.

Quoi qu’il en soit de Théopompe, Phèdre a dû connaître d’autres collections que la sienne et que celle de Démétrios de Phalère. Au temps de Phèdre en effet la fable était depuis longtemps intronisée dans les écoles de rhétorique de la Grèce. A lire ce que Nicolas de Damas, qui a vécu une soixantaine d’années avant Phèdre, a écrit dans ses Progymnasmata, sur la fable, sa nature, ses espèces, l’epimythium et le promythium, son style rapide et sans prétention, on se confirme dans l’idée qu’au Ie siècle avant J.-C. la fable était déjà une partie intégrante de l’enseignement de la rhétorique. Or cet usage de la fable suppose des manuels dans les mains des écoliers. Celui de Démétrios ne devait pas être le seul ; il avait dû susciter même une foule d’imitateurs, empressés à le compléter ou même à le remplacer ; et tous ces recueils furent sans doute exploités par Phèdre.


La fable en Grèce au Ier siècle.
Il nous faut, pour achever notre revue de la fable classique, revenir à la Grèce. La vogue de la fable y est grande au premier siècle de notre ère. Flavius Josèphe, historien de la Guerre des Juifs, ne dédaigne pas de conter l’apologue du Renard et du Hérisson et de refaire à sa manière celui des Arbres qui cherchent un roi. Dion Chrysostome traite deux fois celui de La Chouette et des Oiseaux. Mais l’auteur le plus riche en fables, parmi tous les écrivains grecs, est Plutarque. Outre des fables comme La Lune et sa Mère, La Fête et le Lendemain, La Maison du Chien, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, Plutarque en a une vingtaine d’autres qui, à deux exceptions près (Le Coucou et le Renard et la Cigogne) se retrouvent dans les recueils ésopiques. Il est curieux de voir aussi dans Plutarque que quelques-unes de nos fables ne sont encore chez lui que des anecdotes ; ainsi l’apologue du Vieillard et de ses Enfants est un trait historique, qu’il rapporte au roi scythe Scylurus qui prêche la concorde à ses quatre-vingts enfants ; la fable du Mulet chargé de sel, puis d’éponges n’est encore chez lui qu’une idée de Thalès qui conseille à des âniers dont l’âne chargé de sel se laissait tomber dans l’eau, de substituer à la charge de sel une charge d’éponges. Enfin les œuvres morales de Plutarque sont égayées sans cesse de bons mots et d’historiettes, de γέλοια comme ceux qu’on prêtait à Ésope au temps d’Aristophane. Tel est le mot de la femme en travail qui ne veut pas qu’on l’étende sur son lit, parce que c’est là que son mal lui est advenu. Phèdre avait déjà versifié ce mot plaisant. De même l’anecdote du poète latin Scurra et Rusticus se lit également dans les Propos de Table de Plutarque, sous le nom du bateleur Parménon. On retrouve également chez l’un et chez l’autre le même mot sur les animaux naissant avec des têtes d’hommes : « Si tu veux écarter ce prodige, donne des femmes à tes bergers (à tes palefreniers, dit Plutarque). » De ces rencontres on peut conclure que Phèdre et Plutarque ont puisé aux mêmes sources.


La fable au IIe siècle. Lucien.
Au IIe siècle, Galien nous fait connaître deux fables : Les deux Besaces et L’Âne et le petit Chien. Mais c’est surtout chez Lucien que nous trouvons à cueillir, presque autant que chez Plutarque. Il est vrai qu’au lieu de citer, Lucien se borne généralement à des allusions rapides, et que nous connaissons déjà par des écrivains plus anciens les fables qu’il rappelle. En voici quatre pourtant qui sont signalées chez lui pour la première fois : L’ Homme qui compte les flots, L’Âne revêtu de la peau du lion, Les Singes dansants, Le Chien et le Cheval. Ajoutons-y quelques autres qu’on trouve chez les auteurs du même temps : chez Hermogène, Les Singes qui bâtissent une ville ; chez Maxime de Tyr, Le Renard et le Berger, Le Berger et le Boucher ; chez Élien, Le Cochon et le Renard.


Nicostrate.
Dans ce même siècle, le rhéteur Nicostrate, contemporain de Marc Aurèle, publia une Δεκαμυθίαν, ou dix livres de fables. Un autre rhéteur du même temps, Hermogène (Περὶ ἰδεῶν § 394) nous apprend que Nicostrate avait inventé beaucoup de fables, non seulement ésopiques, mais encore dramatiques.


Babrius.
Il est vraisemblable que le recueil de Nicostrate fut utilisé par Babrius, dont on place l’existence au commencement du IIIe siècle. Comme Suidas rapporte que Babrius écrivit dix livres de fables, on a supposé que ces livres correspondaient aux dix livres de Nicostrate. Il est peu vraisemblable qu’un poète comme Babrius se soit borné à versifier l’œuvre d’un autre auteur, et qu’il n’ait pas étendu sa curiosité à toute la production ésopique. D’ailleurs Avien parle de deux volumes de fables de Babrius. Son témoignage et la division en deux parties, marquée dans le manuscrit du mont Athos, sont des preuves suffisantes de l’erreur de Suidas.

On connaît les sujets d’environ 140 fables de Babrius. Or Denis a remarqué que sur ces 140 fables et les 92 de Phèdre, il n’y en a guère que 14 qui se ressemblent pour le fond, et que ce sont en général les mieux conçues de Phèdre qui manquent à Babrius et réciproquement. Il semble s’en étonner ; pourtant la raison en paraît simple. Si Babrius a laissé de côté des fables comme Les Grenouilles qui demandent un roi, Le Cerf et les Bœufs, L’Aigle, la Chatte et la Laie, et quelques autres, c’est qu’il les trouvait supérieurement traitées dans Phèdre, et qu’il n’était pas d’humeur à affronter la comparaison, même dans une autre langue, d’autant plus qu’il était sans doute latin lui-même et dut publier son œuvre à Rome même. Si de son côté Phèdre n’avait pas osé reprendre Le Rat de Ville et le Rat des Champs, si pittoresquement mis en scène par Horace, c’est qu’il se sentait incapable d’égaler le chef-d’œuvre de son devancier ; et, s’il a négligé d’autres sujets, très connus déjà, c’est qu’il a moins tenu à être complet qu’à briller dans les sujets de son choix. Beaucoup de sujets traités par Phèdre et Babrius ne figurent pas dans nos recueils. C’est que sans doute nos recueils ne sont qu’une partie de ceux qui circulaient alors. Il était d’ailleurs difficile de recueillir entièrement cette masse mouvante de récits, d’anecdotes, de bons mots qui se transmettaient de bouche en bouche, avec des variantes dues à la verve de chaque narrateur, avec les additions et les créations nouvelles dont l’imagination populaire grossissait le nombre tous les jours. Chaque faiseur de recueil en ramassait ce qu’il pouvait ; et il dut se former ainsi quantité de collections partielles qui circulaient en même temps dans le public, mais dont une partie seulement est venue jusqu’à nous.


Les recueils de fables des rhéteurs.
À ces collections populaires s’ajoutèrent les recueils composés dans les écoles de rhétorique. Théon nous a dit à quels exercices on soumettait les enfants (Προγυμ, ch. 3). Un sujet de fable étant donné, on les accoutumait soit à le développer, soit à le condenser en un récit très court, à en tirer la moralité, ou sur une moralité proposée à reconstruire la fable. Une fable connue devenait l’objet de remaniements divers ; si elle était en vers, on la mettait en prose ; si elle était en prose, on en changeait les termes, on la faisait passer du style direct au style indirect ou vice versa. Le rhéteur qui tenait à briller ne se contentait pas de ces remaniements : il inventait lui-même des fables nouvelles. Sans parler des rhéteurs déjà cités, nommons encore Thémistios qui a raconté à sa manière la fable des Deux Taureaux, du Lion et du Renard, et surtout Aphthonios, qui nous a laissé un recueil de 40 apologues, dont 6 ou 7 ne se retrouvent pas ailleurs ; les autres ont des sujets communs avec nos collections ou avec Babrius. Aphthonios eut à son tour un imitateur dans Syntipas, soi-disant philosophe persan, qui n’a de persan que le nom : c’est un Grec qui a collectionné ou composé des fables, dont quelques-unes sont originales, dont les autres ressemblent, sauf quelques détails, à celles de nos recueils.

Pour être complet, il faudrait suivre la fable jusque chez les Byzantins et relever les sujets traités ou remaniés par Syméon, Eustratios, Euslathe, Grégorios, Nicéphore Grégoras, et surtout Tzetzès ; mais leurs fables n’ont pas le même intérêt pour nous que celles de Plutarque, de Lucien et des rhéteurs des premiers siècles ; de ceux-ci nous pouvons tirer quelques renseignements utiles pour l’histoire de la collection ésopique ; de ceux-là, qui sont postérieurs à la rédaction de nos manuscrits, nous ne pouvons attendre de grandes lumières.


Nos recueils.
La longue revue que nous venons de faire à travers les auteurs grecs nous a montré que nos recueils ésopiques sont loin d’être complets, et que, sans parler des fables qui ont échappé aux collectionneurs et n’ont jamais été couchées par écrit, il s’en faut que nous possédions toutes celles que les anciens avaient confiées à l’écriture. En ajoutant aux trois classes de manuscrits proprement ésopiques ceux qui sont en partie formés d’une paraphrase en prose de Babrius, nous avons recueilli 358 fables[9]. Ce sont uniquement celles qui dans les manuscrits portent le nom d’Αἰσώπου μῦθοι. Nous aurions pu en grossir le nombre en y ajoutant une ou deux fables tirées du roman d’Ésope, et les fables des rhéteurs, en particulier celles d’Aphthonios. Mais nous avons délibérément rejeté toutes les fables dont les auteurs sont connus.


Le contenu de nos recueils.
Si l’on examine la teneur de ces fables anonymes, on remarque d’abord que les fables d’animaux forment près des trois quarts (255) du nombre total ; 76 ont pour personnages des hommes, 15 des dieux, 4 des arbres ou des plantes, 7 des objets divers, 1 des saisons. L’immense majorité de ces fables est formée d’un petit récit où les animaux, les hommes, les dieux et les plantes parlent et agissent pour nous donner une leçon de conduite. Il y a cependant plusieurs fables qu’on pourrait appeler étiologiques, parce qu’elles visent non point à nous conseiller, mais à nous expliquer l’origine des choses. Telles sont les fables intitulées : Les Biens et les Maux (1), Ésope dans un chantier de construction (19), Hermès et la Terre (110), Zeus et les Hommes (121), Zeus et le Tonneau des Biens (124), Zeus et la Tortue (126), Zeus juge (127), Le Cheval. le Bœuf, le Chien et l’Homme (140), La Fourmi (242), La Chauve-Souris, la Ronce et la Mouette (251), Les Anes et Zeus (203), Les deux Sacs (304), La Guerre et la Violence (320), Prométhée et les Hommes (323). Deux qui viennent de Bahrius sont des histoires ou des souvenirs mythologiques ; ce sont Le Rossignol et l’Hirondelle (9) et L’Hirondelle vantarde et la Corneille (351). Trois sont des anecdotes relatives à Démade ou à Diogène le Cynique (96, 97, 98) : on peut y joindre celle du Médecin ignorant (134). Quelques-unes sont de simples bons mots ou soi-disant bons mots : L’Eunuque (114), Les Ménagyrtes (237), Les Jeunes Garçons et le Cuisinier (248), L’Ane qui broute des paliure (281), L’Enfant qui vomit ses entrailles (293), La Rivlère et la Peau (320). Une, L’Avare qui a trouvé de l’or est un exercice de rhétorique puéril qui s’est égaré des cahiers d’un rhéteur dans nos manuscrits. Sauf ces quelques exceptions, nos recueils ne contiennent guère que des fables proprement dites. L’on pourrait s’attendre à y voir quantité de ces γέλοια que dès le temps d’Aristophane on attribuait à Ésope, et qu’on retrouve disséminés dans maint auteur, en particulier chez Athénée et Stobée. Mais les collectionneurs qui ont rédigé nos manuscrits en ont exclu généralement les anecdotes et les jeux de mots qui ne comportaient pas de leçon morale.


La moralité.
Il arrive parfois, il est vrai, que la moralité n’a qu’un rapport assez lâche avec la fable, ou même qu’elle n’en a pas du tout. C’est sur le peu de convenance de ces moralités au texte que certains critiques se sont fondés pour attribuer la rédaction de nos moralités à des Byzantins maladroits. Ainsi en jugea Tyrwhitt qui négligea d’imprimer les promythia des fables du manuscrit d’Oxford qu’il publia dans sa Dissertation sur Babrius. On admit après lui que les fables antiques n’avaient pas de moralité. La découverte des tabulae ceratae Assendelftianae, qui datent du IIIe siècle de notre ère, démontra que les fables de Babrius lui-même avaient des moralités. D’ailleurs les témoignages des rhéteurs sur le promythium et l’epimythium ne laissent aucun doute sur l’importance que les anciens attachaient à cette partie de la fable. C’est même parce qu’on y attachait trop d’importance que beaucoup de nos moralités répondent mal ou ne répondent pas à la fable. Les copistes leur réservaient en effet un honneur particulier : ils les écrivaient souvent tout entières en lettres rouges ; dans le Parisinus 690 elles sont même écrites en lettres d’or. Sans doute pour éviter de changer d’encre à chaque fable, ils laissaient en blanc la place de la morale, se réservant de la remplir soit à la fin du feuillet, soit à la fin de leur tâche. De là des omissions dans les meilleurs manuscrits : ils oubliaient en effet de remplir certains blancs ; c’est ainsi que deux fables du Laurentianus 79 n’ont pas de moralité. De même un des Palatini de Nevelet, Ma, a omis la morale des fables 51, 87, 141. Mais ce qui est plus grave, ce sont les erreurs auxquelles a donné lieu cette habitude des copistes. Dans le même manuscrit Palatin, les fables qui vont du n° 43 au n° 68 ont une morale qui ne s’accorde jamais avec le texte du récit, parce que le copiste s’est trompé d’un numéro et qu’il a joint à chacune de ces fables la morale de la précédente. Des méprises du même genre se rencontrent dans Ba et Bb, et il n’y a guère de manuscrits où quelque erreur semblable n’ait été commise ou copiée sur le manuscrit qui a servi de modèle. Il ne faut donc rien conclure de là contre l’existence de la moralité dans la fable primitive, ni contre l’authenticité ou l’antiquité des epimythia de nos collections. C’est la moralité qui distingue la fable du conte, et les premiers écrivains qui ont usé de la fable, Hésiode, Archiloque, Stésichore, s’en sont servis pour imprimer plus fortement une leçon dans l’esprit de leurs auditeurs. Et je m’imagine que, si Ésope fut regardé comme le père de la fable, c’est en partie pour avoir mis au premier rang l’utilité morale de ses récits. Aux yeux des Grecs la morale était si indispensable qu’ils en attachèrent une à tous les récits, à toutes les anecdotes, à tous les bons mots qui sous le nom d’Ésope s’annexèrent à la fable. Dès lors il n’est pas étonnant que certaines moralités, au lieu de sortir du fond même du récit, soient tirées de quelque détail plus ou moins significatif et qu’elles aient parfois un lien assez lâche avec la narration.


Valeur littéraire de la collection ésopique.

On a vu que dès le temps d’Aristophane la fable d’Ésope avait été très populaire en Grèce, et que les Athéniens avaient élevé une statue à ce prétendu père de la fable. Les modernes au contraire, surtout les Français, n’ont pour Ésope qu’une admiration tempérée. La Fontaine lui fait tort. Pour juger équitablement la fable grecque, il faut oublier un instant l’art exquis du fabuliste français, qui s’est trouvé, de surcroît, être un grand poète.

Ésope, ou, pour être plus exact, les Grecs – car nous n’avons rien d’Ésope, et c’est au peuple grec tout entier qu’il faut rapporter les fables dites ésopiques – les Grecs ont d’abord le mérite de l’invention. Tous ces petits contes amusants, qui sont autant de scènes de comédie, tous ces traits ingénieux dont La Fontaine a fait son profit dans les six premiers livres de ses fables, tous ces tableaux de la vie où les hommes portent des masques d’animaux, tous les caractères attribués aux bêtes sauvages ou domestiques, au lion la majesté, au renard la fourberie, au loup la brutalité, au chameau la débonnaireté, à la fourmi la prévoyance, ce sont les Grecs qui en ont conçu l’idée première et donné les premiers modèles. Il y a certainement dans ces caractères une part de convention, et les attitudes et les sentiments prêtés aux animaux ne sont pas toujours d’accord avec les observations des naturalistes ; mais la part de la vérité et de l’exactitude est assez grande pour que les fabulistes de toutes les nations aient accepté sans les changer tous ces types de caractères créés par le génie grec.

Ils ont aussi trouvé dans les recueils ésopiques des modèles de narration, non point sans doute de narration fleurie, enjouée, spirituelle ou attendrie, mais de narration juste, précise, naturelle, où tout, détails et ordonnance, captive l’imagination et satisfait la raison, où l’expression est naïve et sans prétention, comme il convient à ces petits récits faits pour le peuple, et tire toute sa valeur de son exactitude et de sa simplicité. Ces qualités toutes grecques brillent dans un bon nombre de fables, comme L’Aigle et l’Escarbot, Le Renard et le Bouc, Le Lion vieilli et le Renard, Le Lion, le Loup et le Renard, Le Bûcheron et Mercure, L’Avare et bien d’autres. Il est vrai qu’un certain nombre de fables, d’une invention tout aussi ingénieuse, sont resserrées en une forme un peu étroite, et paraissent étriquées. On a voulu voir dans cette concision un peu sèche la véritable marque de la fable grecque ; et l’on en a fait une règle aux fabulistes ; ce fut du moins l’opinion de Lessing, et, avant lui, de Patru, dont le goût faisait loi au temps de La Fontaine. Heureusement, La Fontaine, rebelle à ses conseils, ne se contenta pas d’imiter la fable brève qui court sans s’arrêter à la moralité ; il s’attacha avec une prédilection toujours croissante aux amples apologues où, sans perdre de vue la morale, le récit moins pressé s’égaye de conversations vives et de traits de mœurs plaisants.

Mais, à côté de ces fables qui ont mérité de devenir classiques, il en est d’autres qui sont restées dans nos recueils, sans que jamais imitateur ait eu l’idée de les en sortir. Quelques-unes en effet ont reculé les bornes de l’invraisemblance ; telle est la fable de la Chauve-Souris, de la Ronce et de la Mouette, où l’on voit la chauve-souris emprunter de l’argent, la ronce acheter des étoffes, la mouette du cuivre, et ces trois négociants prendre la mer. Il y a aussi des fictions mal venues, des bons mots insipides, des traits d’esprit sans pointe, des anecdotes puériles et de simples calembours habillés en fables. Ces fadaises ne font pas grand honneur au bon goût du peuple grec. Mais il en est des recueils ésopiques comme de tous les recueils. « La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d’abord les meilleures et finissant par tout manger. » Ce mot de Chamfort est aussi vrai pour les anciens que pour les modernes. Mais, si l’on fait, comme il est juste, abstraction d’un certain nombre d’anecdotes et de jeux de mots sans agrément, il reste un bon nombre de fables qui ont passé et passeront toujours pour des modèles du genre, et attireront toujours l’admiration des connaisseurs.


La morale des fables ésopiques.
Le but de la fable étant l’instruction de l’homme, voyons comment les fables ésopiques l’ont rempli. La fable, étant un genre populaire, doit être le reflet des idées morales du peuple. Or le peuple ne s’élève guère au-dessus d’une certaine médiocrité, en morale comme en art. Le souci de la perfection intérieure, la poursuite de la vertu idéale, le dévouement à quelque grande cause sont des choses étrangères à sa pensée : ce qu’il estime avant tout, ce sont les vertus sociales dont il peut tirer parti pour son intérêt personnel ou l’agrément de sa vie : c’est la fidélité dans l’amitié, la reconnaissance des bienfaits, l’amour du travail, la résignation à la destinée, la franchise et la vérité, la modération en toutes choses. Et c’est justement là ce que nous prêche la fable ésopique. Souvent même elle se borne à nous ouvrir les yeux sur les ruses et les fourberies dont l’homme imprévoyant et borné est souvent la victime ; ses conseils sont des conseils de prévoyance, de prudence, d’habileté à tirer parti de tout, fût-ce aux dépens du prochain. Elle descend même jusqu’à l’immoralité, dont le train ordinaire de la vie ne nous offre que trop d’exemples. Profiter de la sottise d’autrui, hurler avec les loups, plier l’échine devant les puissants, voilà ce que font les gens qui préfèrent la réputation d’habileté à la bonne renommée, et ce que le fabuliste nous propose pour faire notre chemin dans le monde. Nous voilà bien loin de la morale de Socrate et de la morale chrétienne. Aussi faut-il moins chercher dans les fables ésopiques une règle de conduite qu’un guide pour apprendre à voir la vie telle qu’elle est, dans sa médiocrité et dans sa laideur. Elles nous donnent sous une forme piquante des aperçus profonds, souvent tristes, toujours justes sur l’âme humaine, en même temps qu’elles nous font connaître, mieux qu’aucun document historique, la manière de penser et de prendre la vie qui fut propre aux esprits moyens du peuple grec.

  1. Ce chapitre doit beaucoup à l’article de Hausrath, Fabel, dans l’encyclopédie Pauly-Wissowa, et à l’opuscule de Denis, De la fable dans l’antiquité classique, Caen, 1883.
  2. Travaux et Jours, 200-210.
  3. Nicolaos, Προγυμ. ch. 6 περὶ μύθου ; Théon, Προγυμ. ch. 3 περὶ μύθου ; Hermogène, Προγυμ. ch. 1 ; Aphthonios Προγυμ. ch. 1 ὄρος μύθου.
  4. V. Zündel, Rh. Mus., V, 1847, 422 sqq.
  5. Maspéro, Les Contes populaires de l’ancienne Égypte, Paris, 1889.
  6. Nuovi studi sulla origine et la propagazione delle favole indo-elleniche communemente ditte Esopiche, Napoli, 1901, ouvrage destiné à réfuter celui de Marchiano, L’origine della favola greca e i suoi rapporti con le favole orientali, Trani, 1900.
  7. L’Aigle et le Renard.
  8. Les orateurs attiques ne semblent pas avoir fait grand usage de la fable. On cite l’anecdote de Démade contant aux Athéniens la fable de Déméter, de l’Hirondelle et de l’Anguille (fable 96), et Plutarque (Vie des dix Orateurs, p. 401) rapporte à Démosthène la fable de l’Ombre de l’Ane. On peut y ajouter l’apologue du Médecin et du Malade qui est dans le Discours de la Couronne, 243, mais à titre d’exemple : ce sont les auteurs de nos recueils qui en ont fait une fable (f. 134).
  9. Le recueil de Halm, qui joint aux fables de nos manuscrits celles qu’on a recueillies dans les auteurs de tout genre, en contient 426, et il n’est pas complet.