Imprimerie de John Lovell (p. 80-81).

XLIV.

L’ÂNE SAUVAGE ET L’ÂNE DOMESTIQUE.


 Une fois un âne sauvage
 Passant le long d’un pré fleuri
 Vit un autre âne gras, poli,
 Se prélassant dans ce pacage :
« Ciel ! que cet ami là me semble bien nourri !
Que je voudrais ainsi pouvoir couler ma vie !…
 « Pourrait-on être plus heureux !…
 « Jamais, j’en suis sûr, mon confrère
 « Ne couche tout nu sur la terre ;
 « Chaque soir son maître soigneux
« Vient donner à monsieur une molle litière
« Sur laquelle il s’étend et dort autant qu’il peut ;
« Et puis lorsqu’au matin il ouvre sa paupière
« Il a de l’herbe fraîche et mange, s’il le veut,
« Jusqu’à ce que Phébé nous montre sa lumière.
 « Quand je compare notre sort
 « Que je trouve de différence !…
 « Lui, doit bénir la Providence
« Et moi, dans mon malheur, je souhaite la mort !!… »
 Le pauvre âne faisait encor
 Ces réflexions accablantes,
Quand un rustre tenant un lourd bâton ferré
Vint troubler l’animal qui paissait en son pré,
Et l’ayant surchargé de deux caisses pesantes,
 Tous deux s’en vont au village voisin,

Le roussin par devant et le manant derrière.
 Ce dernier, d’une humeur grossière,
Accélère la marche à grands coups de gourdin
 Et notre paillard a beau braire,
Son dos n’en est pas moins caressé du rotin.
 « Oh ! oh ! se dit l’âne sauvage,
« Ceci ne me plaît pas. Je fus bien sot vraiment
 « De porter envie un moment
« À ce souffre-douleurs chargé trop pesamment
 « Et qui, ployant sous le bagage,
 « Ne fait un pas qu’en trébuchant.
« Encore s’il était à l’abri de la trique !…
 « Mais non ; ce rustre en son courroux
« Fait pleuvoir sur ses reins une grêle de coups
« Sans motif !… Eh, bon Dieu ! quelle mouche le pique
« De maltraiter de même un baudet innocent !
« Adieu ! mon pauvre frère… au fond de mes montagnes
« Je vis pauvre, mais libre ; et je plains maintenant
« Tous ceux qui, comme toi, nourris dans les campagnes
« Endurent mille morts sous le joug d’un manant !… »

 Pour être heureux, il faut, je pense,
Savoir se contenter de la condition
 Où nous a mis la Providence.
Tout homme travaillé par dame Ambition
Passe presque toujours une triste existence.
J’admire cet antique adage : « connais-toi. »
En effet, si l’on jette un regard sur ce monde
 Où la misère abonde,
On peut toujours trouver plus malheureux que soi.