Fables (Stevens)/19
XIX.
LES SINGES.
Venait d’arriver dans le port
Un vaisseau n’ayant à son bord
Que des singes pour marchandise.
Leur débit paraissait certain,
C’était une excellente affaire
Et le marchand comptait bien faire
Sur tous ces singes un gros gain.
Il connaissait à fond le pauvre genre humain.
Car après tout, dans ce bas monde,
Qui fourmille de sots tant ici qu’à la ronde,
Quel est celui qui ne voudrait
Avoir un singe, son portrait ;
Ou tout au moins admirer à son aise,
Moyennant quelques sous de rétribution,
Les tours divers et pleins d’adresse
De cette agile nation ?…
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Pour annoncer sa cargaison
Notre marchand court à la ville.
Les matelots de leur côté
En font autant. Voilà le vaisseau déserté.
Il n’y reste que la famille
Des singes prisonniers : « Mes frères, mes amis,
« Leur dit un vieux magot dont les cheveux blanchis
« Et le ton imposant commandaient le silence,
« Voulez-vous suivre mon avis ?…
« Nous serons libres tous ?… profitons de l’absence
« De ces coquins qui nous ont pris,
« Et filons notre nœud avec plus de prudence
« Que n’en montrent nos ennemis.
« Hâtons-nous. J’ai connu les hommes dans ma vie :
« Les plus affreux tourments nous seraient réservés.
« Moi-même j’ai gémi sous leur joug et je sais
« Les degrés de leur perfidie.
« Ce n’est pas le moment d’exposer mes malheurs :
« Plus tard quand un vent favorable
« Nous ramènera tous vers nos frères, nos sœurs,
« Je vous raconterai ce récit lamentable
« Qui pourrait arracher des pleurs
« Au tigre le plus intraitable.
« Maintenant mes dignes amis
« Nous avons un tout autre ouvrage.
« Brisons les fers qu’on nous a mis
« Et secouons notre esclavage.
« Je vous guiderai sur les flots.
« Je connais le chemin de la patrie absente,
« Je serai le pilote et vous les matelots… »
— « Hourrah ! s’écrie en chœur la foule impatiente
Des nombreux auditeurs tant singes que guenons :
« Vive notre vieux chef ! Hourrah ! Hourrah ! partons !… »
Ainsi dit, ainsi fait. Voilà donc le navire
Démarré sur le champ
Qui vogue en paix sur l’Océan
Emportant nos gens en délire.
Tout alla pour le mieux dans le commencement.
À les voir on eût dit les compagnons d’Énée
Poussés par l’aveugle Destin,
Fuyant traîtreusement Didon l’infortunée
Pour fonder l’empire latin.
Mais hélas ! tout à coup l’aquilon se déchaîne,
Siffle, souffle en fureur sur les flots endormis,
Et remuant l’humide plaine
Agite en même temps nos singes étourdis ;
Le vent redouble en violence,
La mer est folle de terreur
Et les flots mugissants se heurtant en fureur
Sèment le désordre et la peur
Parmi ces nautonniers tantôt pleins d’espérance
Et maintenant morts de frayeur.
Ils vont périr, de salut point de chance !
Bientôt le malheureux esquif
Allant rouler contre un récif
Se brise ;
Et voilà nos guenons, pilote et matelots
Ensevelis au fond des flots.
Avant de faire une entreprise
L’on doit peser sa force et son habileté.
C’est le comble de la sottise
De viser à plus haut que sa capacité.