Fables
Traduction par J. Chenu.
Texte établi par E. Pessonneaux, Garnier Frères (p. 147-195).
PRÉFACE

On ne sait à quelle époque appartient Flavius Avianus, auteur de quarante-deux fables envers élégiaques, dédiées à un personnage désigné sous le nom de Théodose. Cannegieter prétend qu’il a dû vivre sous les empereurs Antonin le Pieux et Marc Aurèle[1], et voici les inductions sur lesquelles il fonde son opinion. Dans sa préface à Théodose, notre auteur, qui passe en revue les fabulistes qui l’ont précédé, ne fait aucune mention de Julius Titianus ; or, ce Titianus, qui a traduit ou imité après Phèdre les fables d’Ésope, et qu’Ausone cite dans son Épitre xvi à Probus, a certainement vécu, comme le démontre Cannegieter, sous les empereurs Caracalla, Macrin et Héliogabale[2]. Si donc Avianus ne cite aucun fabuliste entre lui et Phèdre, si Titianus, assez peu éloigné de ce dernier, n’est pas nommé dans la Préface, il en résulte, selon le docte commentateur, la preuve qu’Avianus a paru postérieurement à Phèdre, mais antérieurement à Titianus. Wernsdorf n’admettant pas cette conclusion, nous croyons devoir donner ici le résumé de son opinion, la plus plausible, peut-être, qu’aient présentée les savants :

L’assertion de Cannegieter, dit-il, ne repose sur aucun fondement solide ; car les inductions sur lesquelles il l’appuie, ne soutiennent pas un examen sérieux. D’abord, Cannegieter suppose que, dans sa Préface, Avianus a voulu donner la nomenclature de tous les fabulistes qui avaient paru jusqu’à lui ; ensuite, il donne une raison tout à fait gratuite de l’omission du nom de Titianus dans cette même Préface.

Examinons le premier point.

Avianus, pour relever le genre de composition qu’il a choisi, vante le renom et l’autorité d’Ésope, qui, le premier, écrivit des fables, sur l’avis que lui en donna l’oracle d’Apollon. Les sages ont fait la plus grande estime de ses apologues : les uns les ont intercalés dans leurs ouvrages pour servir d’exemples, les autres les ont traduits ou imités en vers : parmi les derniers, Avianus cite Socrate et Horace ; parmi les seconds, Babrius[3] et Phèdre. On le voit, il ne s’agit pas ici d’une liste exacte et chronologique des anciens auteurs qui ont écrit des fables à l'imitation de celles d’Ésope : cette nomenclature eût été plus complète et présentée d’une tout autre manière, si Avianus eût réellement voulu la faire. Il ne considère point Socrate et Horace comme des fabulistes proprement dits, mais comme des philosophes qui se sont servis de ces apologues parce qu’ils leur ont paru propres à mieux faire comprendre leurs sages leçons. Il a soin de distinguer des philosophes et de citer à part Babrius et Phèdre, qui ne se sont point bornés à reproduire dans leurs écrits quelques-unes de ces fables, mais qui en ont traduit un assez grand nombre en vers ïambiques, et en ont formé des recueils spéciaux ; et il ne cite à titre de fabulistes que ces deux auteurs qui ont écrit en vers, parce qu’il veut s’autoriser de leur exemple pour faire mieux accueillir ses imitations en vers élégiaques. Des lors, il est facile de se rendre compte du motif pour lequel il n’a pas jugé à propos d’accoler le nom de Titianus à ceux de Babrius et de Phèdre.

Passons maintenant au second point.

Ausone, dans l’Épitre à Probus citée plus haut, atteste que Titianus a traduit en latin et en prose les fables d’Ésope qu’un ancien poëte grec avait déjà reproduites en vers. Donnons ici le passage de cette épître :

Apologos, en, misit
Ab usque Rheni limite
Ausonius, nomen italum,
Præceptor Augusti tui,
Æsopiam trimetriam ;
Quam vertit exili stylo,
Pedestre concinnans opus,
Fandi Titianus artifex.

« Voici les Apologues que t’envoie, des bords du Rhin, Ausone, Italien par le nom, précepteur de ton Auguste ; ce sont des trimètres ésopiques, traduits d’un style simple et arrangés en humble prose par Titianus, l’artisan de discours[4]. »

Ces apologues en vers ïambiques trimètres que Titianus a traduits, suivant Ausone, sont incontestablement, et de l’aveu même de Cannegieter, ceux de Babrius[4]. Si donc Titianus, sans composer lui-même de nouveaux apologues, n’a fait simplement que traduire en latin et en prose les vers grecs de Babrius, n’est-il pas évident qu’Avianus, après avoir nommé ce dernier, n’avait aucune raison de citer Tilianus, simple copiste qui, à ses yeux, ne se distinguait pas de l’auteur original, et que, par conséquent, il ne pouvait ni ne devait compter parmi les vrais fabulistes ? De cette manière, on s’explique sans peine le motif pour lequel Avianus n’a pas prononcé le nom de Titianus, motif que les paroles et l’intention de l’auteur rendaient déjà clair et évident. Ainsi croule l’échafaudage de raisonnements sur lequel Cannegieter s’étaye pour fixer l’époque où vécut Avianus.

Nous ne discuterons pas ici d’autres objections assez graves que, malgré tous ses efforts, le docte commentateur n’a pas réussi à écarter. Par exemple, ce nom de Flavius qui précède celui d’Avianus et qui était jadis un nom de famille, n’a été qu’assez tard employé comme prénom. Cannegieter lui-même en convient, et les particuliers n’ont pu se l’approprier qu’à peu près à l’époque de Constantin ; celui de Théodose (sous lequel est désigné le personnage à qui notre auteur adresse sa Préface), tout à fait de composition grecque, n’a guère appartenu à un Latin avant Théodose le Grand. Eh bien, ces noms, qui sont comme le signe et la marque caractéristique du siècle où doit, selon nous, avoir vécu Avianus, ne s’opposent-t-il pas invinciblement à ce que l’on reporte cet auteur jusqu’au règne des Antonins ? Cannegieter emploie tous les moyens imaginables pour rapprocher le style d’Avianus de celui qui était en usage sous ces empereurs, pour effacer les taches si nombreuses et si variées qui déparent son ouvrage ; malheureusement, dans la plupart des cas, tous ces trésors d’érudition deviennent inutiles ; ces élucubrations laborieuses ne donnent aucun résultat ; et, après tant de corrections impossibles, la simple inspection du texte soi-disant amendé ou restauré d’Avianus, laisse apercevoir au lecteur, même le plus inattentif, l’insuffisance de l’auteur et la médiocrité, pour ne pas dire la faiblesse du style, qui trahissent un siècle de décadence.

Mais pourquoi fermer les yeux à la vérité qui se présente d’elle-même ? Pourquoi, au lieu de suivre les commentateurs dans des recherches non moins oiseuses que pénibles, n’adopterions-nous pas l’opinion qui parait la plus plausible, et qu’a déjà confirmée la grande majorité des savants : celle qui range Avianus, qu’il ne faut pas confondre avec Avienus, son contemporain, parmi les écrivains du siècle de Théodose le Grand, et qui veut que le Théodose à qui sont dédiées ces fables, ne soit autre que Macrobe Théodose le grammairien, auteur des Saturnales ?

Si Avianus, en s’adressant à Macrobe, qui, dit-on, était revêtu de la charge de préfet de la chambre impériale, emploie ces expressions un peu familières, Theodosi optime, il n’y a rien là qui doive étonner ; nous ne connaissons ni la position ni les emplois d’Avianus, qui, peut-être, n’était pas d’un rang inférieur à Macrobe ; et l’eût-il même été, il est évident que, dans cette circonstance, il ne considère dans Macrobe que le savant et l’ami, abstraction faite de toute dignité. Dans sa Préface, en effet, il marque assez clairement qu’il n’a pas d’autre intention, en lui offrant son livre, que de faire un agréable cadeau au savant littérateur ; et le jugement qu’il porte de ce Théodose convient parfaitement à Macrobe le grammairien : « Qui s’aviserait, dit-il, de s’entretenir de prose ou de poésie avec vous qui, dans les deux genres, l’emportez à la fois sur les Grecs et sur les Romains, par la connaissance approfondie de leurs langues et de leurs ouvrages ? n Ausone, d’ailleurs, n’en use point autrement, quand il écrit à Probus, préfet du prétoire, sur quelque sujet littéraire ; comme s’il avait complétement oublié la haute dignité de son correspondant, il l’interpelle avec le même ton de familiarité : Probe, vir optime.

Au reste, en songeant que l’auteur de ces fables a été l’ami de Macrobe, une idée se présente tout naturellement : c’est que peut-être, son véritable nom était Flavianus, car c’est aussi celui d’un des interlocuteurs des Saturnales de Macrobe. Ce nom, qui se sera trouvé dans les anciens manuscrits, ne peut-il avoir été mal à propos coupé en deux par les copistes, de manière à former de Flavianus le double nom Fl. (Flavius) Avianus ?

« Dans le quatorzième siècle, dit M. Walckener, et entre les années 1333 et 1347, un anonyme traduisit en vers français dix-huit fables d’Avianus, et un plus, grand nombre de l’anonyme latin dont Gau-tredus fut l’éditeur. Cette version, qui porte le titre d’Ysopet Avionnet, est, comme les fables de Marie, à rimes plates et en vers de huit syllabes… Après l’invention de l’imprimerie, le Frère Julien Macho ou Machaut, des Augustins.de Lyon, traduisit en prose et en langue vulgaire (en 1484) le recueil qui contenait l’anonyme latin donné par Gaufredus, les fables d’Aviennet et celles de Pierre Alphonse. »

Malgré nos recherches dans les bibliothèques de Paris pour nous procurer la traduction de Frère Julien, qui est aussi citée dans la Biographie de Delandine, nous n’avons pas été assez heureux pour trouver ce volume, qui est, dit-on, de format in-folio. Cette traduction probablement ne nous eût pas été d’un grand secours, mais nous eussions été heureux de pouvoir donner ici son titre exact, ne fût-ce qu’à titre de curiosité bibliographique.

J. CHENU.
PRÉFACE D’AVIANUS

AVIANUS A THÉODOSE

Je me demandais, mon cher Théodose, à quel litre je pourrais donner à mon nom la gloire des lettres, quand l’idée me vint d’écrire des fables ; genre auquel convient une fiction agréablement conçue, et qui n’impose pas les exigences de la réalité. D’ailleurs, qui viendrait vous parler éloquence ou poésie ? à vous, qui, dans les deux genres, l’emportez à la fois sur les Grecs et sur les Romains par la connaissance approfondie de leurs langues et de leurs ouvrages ! Vous reconnaîtrez facilement qui j’ai pris pour guide : Ésope, qui, sur l’avis de l’oracle de Delphes, imagina des récits dont l’agrément faisait mieux goûter la moralité. Parmi ceux qui l’ont imité, je citerai Socrate, qui a fait entrer ses fables dans ses divins ouvrages, et Horace, qui en a orné ses poésies, parce que, sous l’apparence de badinages légers, elles renferment de sages enseignements. Babrius, de son côté, les tournant en ïambiques grecs, les a renfermées dans deux volumes, et Phèdre, d’une partie, en a formé cinq livres. Je publie à mon tour, en un seul livre, quarante-deux de ces fables, déjà traduites en latin sans aucun ornement, et je les développe en vers élégiaques. Vous aurez donc un ouvrage qui pourra récréer votre esprit, exercer votre imagination, alléger vos soucis, et vous indiquer toute la conduite de la vie. J’ai fait parler les arbres ; j’ai donné aux bêtes féroces la sensibilité de l’homme, aux oiseaux le talent oratoire, le rire aux animaux, afin de leur prêter au besoin une moralité qui convienne à chacun d’eux.


FABLES

FABLE PREMIÈRE
La villageoise et le loup

Un jour, une Villageoise jura à un enfant qui pleurait, que, s’il ne se taisait, elle le ferait manger au Loup féroce. Un Loup crédule entend ces paroles et reste en sentinelle à la porte, s’épuisant en vœux inutiles : car l’enfant, cédant à la fatigue, tombe dans un long sommeil, enlevant au ravisseur jusqu’à l’espoir d’un tel festin. Quand madame la louve le vit rentrer à jeun dans sa retraite sauvage. Pourquoi, lui dit-elle, ne rapportes-tu point le butin accoutumé, et montres-tu sur ta mine piteuse un tel abattement ? — Ne t’étonne point, répondit-il, si, malheureuse dupe d’une insigne fourberie, j’ai à grand-peine réussi à m’échapper les dents vides ; car, de quelle proie, dis-moi, de quel espoir pouvais-je me flatter, moi qui m’arrêtais à écouter les réprimandes d’une nourrice ?

Que celui-là se le tienne pour dit et garde bien l’avis, qui crut jamais à lèvres de femme.


FABLE II
L’aigle et la tortue

La Tortue, un jour, s’adressa aux oiseaux : si l’un deux voulait, après l’avoir fait voler, la déposer à terre, aussitôt elle irait tirer des coquillages du fond de la mer Rouge, et une perle serait la récompense de ce service. Elle s’indignait que, malgré ses efforts, sa marche lente l’empêchât d’agir et de rien faire tout le long du jour. Mais, après avoir comblé l’Aigle de promesses trompeuses, elle trouva une perfidie égale à celle de ses discours : en voulant s’élever jusqu’aux astres au moyen de ses ailes mal acquises, la malheureuse périt sous la serre cruelle de l’oiseau. Alors, au haut des airs, sur le point d’expirer, elle déplora le succès de ses vœux, et dit : Que mon sort apprenne à qui s’ennuie d’une vie tranquille, ce qu’il en coûte de viser plus haut.

C’est ainsi que, trop tôt gonflés par une gloire naissante, beaucoup portent le juste châtiment de leur ambition.

FABLE III
L’écrevisse et sa mère

Une écrevisse aux pieds courbés, marchant à reculons, blessa son dos rugueux contre un rocher caché sous les eaux. Sa Mère, qui désirait la voir marcher d’un pas dégagé, lui adressa, dit-on, ces avis : Ne t’amuse pas, ma fille, à te perdre en ces détours ; ne place plus ainsi tes pieds d’une manière oblique, pousse-les droit devant toi, et suis une route unie qui ne te blesse pas. — Je le veux bien, lui dit sa fille, mais marchez devant moi, et montrez-moi la route droite pour mieux assurer mes pas.

Il est par trop sot, quand on vit de la pire manière, de se faire censeur des défauts d’autrui.
FABLE IV
Borée et le soleil
Le fougueux Borée et Phébus, calme au milieu des astres, disputaient entre eux devant le grand Jupiter à qui accomplirait le premier une tâche imposée. Par hasard, vers le milieu du jour, un piéton suivait sa route accoutumée ; ils choisirent ce moyen de vider leur différend, et convinrent, sans plus tarder, de forcer l’homme à dépouiller son manteau. Aussitôt le vent se déchaîne et tonne avec furie, et une pluie glaciale tombe à torrents. Le voyageur s’enveloppe doublement de son manteau, dont il dérobe les ouvertures ait souffle du tourbillon. Mais Phébus, à son tour, augmentait peu à peu la puissance de ses rayons jusqu’à rendre leur ardeur excessive ; et bientôt le voyageur, voulant reposer ses membres épuisés, quitte ses vêtements et s’assied à terre. Alors Phébus vainqueur montra aux dieux, ses témoins, qu’on ne peut vaincre en débutant par la menace.
FABLE V
Le paysan et l’âne

Chacun doit se priser ce qu’il est, se contenter de son mérite personnel, et ne pas s’approprier les avantages d’autrui, sous peine de devenir la risée du public, quand, privé de ces splendeurs, on reparaît dans sa nudité première.

Un Âne trouva la dépouille d’un lion de Gétulie, se revêtit de cette nouvelle parure, adapta à ses membres cette peau qui leur convenait si peu, et chargea sa tête ignoble de ce masque imposant. Dès qu’il se crut en état de répandre autour de lui l’épouvante, et qu’une vigueur factice eut animé ses membres paresseux, il foule aux pieds les communs pâturages des troupeaux paisibles, et, dans leurs prairies, alarme les génisses craintives. Un Paysan le reconnait à sa longue oreille, lui passe un licou et le réduit à coups de fouet ; puis, arrachant la peau dont s’était affublé le misérable quadrupède, il lui adresse ces dures paroles : Tu peux, changeant de peau, tromper ceux qui ne te connaissent pas ; mais pour moi, comme jadis, tu seras toujours un Âne.

FABLE VI
La grenouille et le renard'

Née dans les marais, naguère reléguée dans la bourbe, et ne se plaisant jusque-là que dans la vase, une Grenouille orgueilleuse gagna le sommet des collines et les vertes prairies, et visita les animaux malades. Elle se vantait de guérir les maux les plus graves, et de reculer par son savoir les limites de la vie. Le maître Péon, ose-t-elle dire, ne la surpasse point en mérite, quoiqu’au ciel il soigne les dieux immortels. Un Renard malin, riant de la simplicité des animaux, leur fit voir la foi qu’on devait à ses paroles. Pourrait-elle seule, dit-il, guérir les membres malades, quand sa couleur livide est un indice de maladie ?

Ne pas faire inconsidérément des promesses qu’on ne pourra tenir, c’est ce que dit cette fable.
FABLE VII
Le chien

Ce n’est pas chose facile aux cœurs pervers que de se croire dignes des récompenses ou des châtiments qu’ils reçoivent.

Un chien, dont les aboiements n’avaient rien de terrible, et dont la gueule se servait peu de ses dents menaçantes, et qui repliait mollement sous son ventre une queue timide, se mit un jour à mordre impitoyablement les passants. Son maître, pour qu’on ne se laisse point prendre à la feinte bonhomie du méchant animal, ordonne de lui suspendre une sonnette au cou. On lui met donc un collier auquel on attache l’instrument sonore qui, par son tintement facile, avertit chacun de prendre garde à soi. Le Chien cependant s’imaginait que cette distinction lui était accordée en raison de son mérite, et, dans sa vanité, jetait un regard de mépris sur ses confrères, quand le doyen de la gent canine, apostrophant l’orgueilleux qui les insultait, lui donna cette sage leçon : Malheureux ! quelle folle illusion t’abuse, si tu crois que c’est comme réportes cette sonnette ! elle ne témoigne pas de tes qualités, mais le son qu’elle rend accuse sans cesse ta malice.


Le chameau

Cette fable montre que le sage vit content de ce qu’il possède, sans convoiter les biens d’autrui. La Fortune peut reculer brusquement, et sa roue reprendre soudain ce qu’elle vient de donner.

Un Chameau de dimension colossale se dirigea, dit-on, vers le ciel et adressa ses doléances au grand Jupiter : Sa difformité le rendait pour tous honteux et risible ; le bœuf portait fièrement deux cornes, et le Chameau seul, sans nul moyen de défense, restait exposé à la merci des autres bêtes. Jupiter sourit, déjoua son espoir, et, de plus, lui allégea les oreilles. Tu mérites cette leçon, lui dit-il, pour être mécontent de ton sort, et pleure à jamais ce que te coûte ta jalousie.


Les deux voyageurs

Deux Voyageurs marchaient de compagnie dans les étroits sentiers de montagnes inconnues et de vallées tortueuses ; comptant bien, l’un et l’autre, en réunissant leurs forces, parer à tous les dangers que le sort leur enverrait. Tandis qu’ils cheminaient, s’entretenant de choses et d’autres, paraît tout à coup un ours au milieu du chemin. L’un d’eux, d’un saut agile, monte sur un chêne, et, tout tremblant, se tient suspendu au milieu de son vert feuillage ; l’autre, sans chercher à fuir, se laisse tomber, se couche par terre et fait le mort. L’animal féroce, alléché par cette proie, court à l’instant sur le malheureux, le soulève et lui fait sentir ses ongles crochus. L’effroi qu’éprouve le Voyageur donne à ses membres la raideur de la mort (car la chaleur vitale avait abandonné tout son corps). L’ours, quoique affamé, abandonne ce qu’il prend pour un cadavre qui sent, et retourne en sa caverne. Quand nos deux Voyageurs, peu à peu rassurés, renouèrent l’entretien, celui qui, tout à l’heure, s’était enfui, plus libre qu’il n’eût dû, dit à son compagnon Instruis-moi donc, je te prie, de ce que l’ours t’a conté pendant que tu tremblais si fort ; car il t’a dit bien des paroles, et de bien intimes. — Oui, il m’a donné plusieurs avis, et m’a surtout recommandé de ne jamais oublier dans mon malheur ce conseil salutaire : Sois moins commode une autre fois en fait de compagnon, m’a-t-il dit, si tu ne veux pas encore une fois tomber sous les griffes d’un animal furieux.


Le chevalier

Un chevalier romain, chauve, qui nouait sur sa tête les cheveux qui lui restaient et se couvrait le front d’un faux toupet, se rendit un jour au Champ de Mars, attirant tous les regards par l’éclat de ses armes, et faisant caracoler son cheval docile au frein. Soudain un coup de vent l’attaque en face et expose à la vue du peuple sa tête qui prête à rire ; car le toupet s’envole et laisse voir un front luisant, dégarni de cette chevelure d’emprunt qui en dissimulait la blancheur. Le Chevalier, point sot, voyant des milliers de spectateurs rire à ses dépens, détourna les brocards par une adroite plaisanterie. Quoi d’étonnant, dit-il, si des cheveux d’emprunt quittent, une tête que ses cheveux naturels ont depuis longtemps abandonnée ?

Quand on rit de vous, cherchez à détruire l’impression produite, en mettant de votre côté la raison.


Le pot d’airain et le pot de terre

Un fleuve, en minant ses bords, roulait dans ses eaux agitées deux Pots différant de nature et de forme l’un était coulé en bronze, l’autre moulé en terre. Les mouvements de celui-ci, très fragile de sa nature, n’étaient pas du tout les mêmes que ceux de son confrère fait de matière plus solide ; et le fleuve débordé prenait une direction inconnue. Le Pot d’airain, cependant, pour ne pas risquer de briser le Pot de terre, lui promettait toujours de gagner au large ; mais l’autre, craignant pour sa faiblesse le contact de sa force, et combien est peu sûre pour les petits la société des grands : Quelques promesses que tu me fasses, dit-il, tu ne parviendras pas à me rassurer ; car, soit que l’eau me pousse contre toi, ou toi contre moi, je serai toujours la victime de ces deux malheurs.

Le pauvre doit toujours craindre la société d’un puissant, et sa confiance sera toujours mieux placée dans son pareil.


Le laboureur qui a trouve un trésor

Un Laboureur, en ouvrant la terre avec le soc de sa charrue, voit sortir du sillon un trésor. Il laisse aussitôt le labourage comme indigne de lui, et réserve ses bœufs pour de plus doux loisirs. Dans sa reconnaissance, il élève bientôt des autels à la Terre, qui lui avait départi les trésors qui lui avaient été confiés. La Fortune, au milieu des joies d’une telle richesse, Je réprimande et se plaint de ce qu’il ne la juge pas aussi digne d’encens : Tu n’offres rien à mes temples du trésor que tu as trouvé, et tu préfères en faire part à d’autres divinités ; mais quand ton or dérobé te laissera inconsolable, tu m’importuneras tout d’abord de tes larmes. Alors tu ne me verras plus un visage riant, mais triste, et tes vœux seront inutiles.

C’est une faute grave, après avoir reçu une somme d’argent, d’en tenir compte à un autre que celui à qui on la doit.


Le taureau et le bouc

Un Taureau, pour se soustraire aux poursuites d’un lion énorme, cherchait sur les coteaux déserts une retraite assurée. Il trouve une caverne qu’habitait alors un Bouc aux longs poils, conducteur ordinaire d’un troupeau barbu. Déjà il baissait la tête pour s’y réfugier au plus vite ; mais le Bouc lui barre le passage et l’effraye en tournant de côté sur lui ses yeux menaçants. Le Taureau, chagrin, s’éloigne et dit, en fuyant loin de la vallée (car la crainte qu’il éprouve ne lui permet pas de punir l’affront qu’il a reçu)

Ce n’est pas toi, dégoûtant animal, qui m’épouvantes avec ta longue barbe, mais ce lion bien plus fort que moi qui me poursuit. S’il s’éloigne, tu apprendras, insensé, la différence qui sépare un Taureau d’un Bouc fétide.

Si vous voulez venger une offense, prenez garde que la vengeance elle-même ne vous soit funeste.


La guenon et Jupiter

Jupiter voulut une fois connaître lequel de tous les êtres qui peuplent l’univers produisait les plus beaux rejetons. Toutes les espèces de bêtes sauvages accourent à l’envi aux pieds de sa grandeur, et celles des champs sont forcées de s’y rendre avec l’homme. Les poissons écailleux ne manquent point à ce grand débat, non plus que tous les oiseaux qui s’élèvent aux régions les plus pures de l’air. Au milieu de ce concours, les mères, tremblantes, conduisaient leurs petits, sur le mérite desquels devait prononcer un si grand dieu. Alors, à la vue d’une Guenon à la taille courte et massée qui tramait après elle son hideux enfant, Jupiter lui-même fut pris d’un fou rire. Cependant cette mère, la plus laide de toutes, essaya de dissiper les préventions dont sa progéniture était l’objet. Que Jupiter le sache bien, dit-elle : si la palme soit appartenir à quelqu’un, c’est à celui-ci qui l’emporte sur tous les autres, à mon avis.

L’homme est ainsi fait : il se complaît dans ses œuvres, tout imparfaites qu’elles puissent être. Pour vous, ne louez rien de ce que vous avez fait avant d’être sûr déjà de l’approbation d’autrui.


La grue et le paon

L’oiseau de Junon retint un jour à dîner la Grue, habitante de la Thrace. Comme ils disputaient sur le mérite de leur forme différente, d’un simple désaccord surgit une querelle animée. Mon corps, disait le Paon, brille de mille nuances, tandis que ton dos plombé ne présente qu’une couleur bleuâtre. Et, en même temps, arrondissant les plumes de sa queue qui lui sert d’ombrage, il dirige vers les astres une nouvelle et mystérieuse constellation. La Grue, qui ne peut aucunement prétendre à la beauté du plumage, lui adressa cependant ces paroles mortifiantes : Tes plumes brillent, il est vrai, de mille couleurs symétriquement disposées, mais tu traînes toujours à terre ta riche parure ; tandis que moi, mes vilaines ailes, m’élèvent au plus haut des airs, et me portent proche des astres et des dieux.

Bien que vous vous distinguiez par vos qualités particulières, ne méprisez personne ; peut-être ont-ils aussi des qualités tout autres.


Le chêne et le roseau

Un Chêne altier, cédant à l’effort d’un vent impétueux, roula déraciné du sommet des montagnes jusque dans les eaux gonflées d’un fleuve qui en baignait le pied, et suivit le rapide courant. Poussé d’une rive à l’autre, l’arbre superbe est enfin arrêté par son énorme poids au milieu de frêles roseaux, et engage dans ses branches une de ces tiges délicates. Il s’étonne alors de voir ce Roseau debout sur ces humides bords, lui qui même, malgré l’ampleur de son tronc, n’a pu braver une tempête, dont cette faible lige a porté les coups ! Le Roseau criard lui dit alors, en faisant entendre un léger murmure Ma faiblesse même prouve ma sûreté. Vous méprisez les vents fougueux et les tempêtes furieuses, et vous succombez malgré toutes vos forces ; moi, je n’oppose qu’une faible résistance au vent qui s’élève, et, si léger qu’il soit, je baisse prudemment la tête. L’ouragan se heurte contre votre tronc qui résiste, et il vient mourir devant mes flexibles mouvements.

Cette fable montre qu’on résiste vainement aux grands le ménagement seul désarme leur aveugle colère.


Le chasseur et le tigre

Un Chasseur dont tous les traits touchaient au but, troublait, jusqu’en leur fort, les bêtes promptes à fuir devant lui. Un Tigre audacieux, qui voulait les secourir dans ce moment de terreur, s’animait au combat en se battant les flancs de sa queue. Mais le Chasseur, dirigeant contre lui son dard avec sa force accoutumée : Ce message que je t’envoie, dit-il, t’apprendra qui je suis. En même temps, le trait part, atteint le Tigre, et le fer sanglant perce ses pieds agiles. Pendant que l’animal blessé se retire en traînant le dard engagé dans la plaie, le Renard, qui s’empresse auprès de lui, l’arrête, dit-on, assez longtemps : D’où vient, lui demande-t-il, cet adversaire qui fait de si cruelles blessures ? Où s’était-il caché pour lancer son dard ? Le Tigre, gémissant et pouvant à peine faire entendre quelques sons entrecoupés (car la colère et la douleur lui ôtent le libre usage de la voix), répond enfin : Il n’a paru sur le lieu du combat aucun adversaire que mes yeux désormais puissent désirer de voir encore ; mais le sang que je répands et la vigueur avec laquelle ce trait a été lancé contre moi me montrent assez que c’est un homme. Si nous craignons avec raison les bêtes brutes, elles doivent, à leur tour, redouter l’homme bien davantage.


Les taureaux et le lion

Quatre magnifiques Taureaux, en paissant dans les prés, se lièrent jadis d’amitié si étroite, qu’ils ne s’écartaient jamais les uns des autres, quittant et regagnant en même temps l’étable. Aussi un fort Lion, terreur de la forêt, n’osait-il affronter les cornes réunies des quatre compagnons. Comme la crainte l’empêche, malgré son audace et ses nombreux exploits, de prétendre à une aussi riche proie, et d’aborder les Taureaux si bien ligués, et que, seul, il se sent trop faible contre tant d’adversaires ; impatient de dissoudre cette redoutable alliance, il commence l’attaque par de méchants propos, et, quand ses perfides discours ont désuni les quatre amis, il se jette sur les malheureux et les met en pièces. Un des Taureaux dit alors : Que notre mort serve de leçon à ceux qui désirent conserver une vie tranquille.

Gardez-vous de prêter trop tôt l’oreille aux discours trompeurs, et de rompre brusquement une vieille amitié.


Le sapin et le buisson

Dans une dispute animée sur la prééminence de leur forme, un Sapin des plus beaux se moquait d’un Buisson épineux. Le débat, disait-il, était inégal, vu le peu de rapprochement à faire entre leurs qualités. Je m’élance svelte et dégagé dans les nuages et je cache dans les cieux ma cime droite et chevelue. Sur les grands navires, au centre desquels je m’élève, c’est moi qui porte les voiles que gonflent les vents. Pour toi, avec l’aspect hideux que te donnent tes épines, le passant n’a que du mépris. — Maintenant, répond le Buisson, tu ne parles complaisamment que de tes avantages, et tu jouis vaniteusement de mes disgrâces ; mais quand la hache menaçante fera tomber une tête si chère, combien alors ne voudras-tu pas avoir mes épines !

Ne vous vantez point outre mesure de la beauté du corps, car ceux dont vous faites fi peuvent plus tard gémir sur vos disgrâces.


Le pêcheur et le poisson

Un pêcheur, habitué à prendre mieux avec sa ligne, tira de l’eau un tout petit Poisson. Après qu’il eut amené son captif sur la rive et dégagé son hameçon de sa gueule avide : épargnez-moi, je vous prie, lui dit, en versant des larmes, le Poisson suppliant. Quel profit tirerez-vous de tout mon être ? Ma féconde mère vient de me produire dans le creux d’un rocher et m’a envoyé jouer dans nos domaines. Cessez de vous montrer hostile, et laissez-moi grandir pour figurer sur votre table ; vous pourrez me repêcher sur ces bords. Bientôt, après m’être abondamment repu dans les eaux de l’immense Océan, je reviendrai, plus gras, mordre volontairement à votre hameçon. Le Pêcheur réplique qu’il n’est pas permis de rejeter à l’eau le poisson pris, et allègue l’imprudence de compter sur des chances incertaines. Et si c’est une sottise, ajoute-t-il, de laisser échapper la proie qu’on tient, c’est une sottise plus grande encore d’espérer jamais la reprendre.

Qu’un espoir douteux ne vous fasse point renoncer à des avantages réels ; car peut-être risqueriez-vous de chercher encore et de ne point trouver.


Le cultivateur et l’alouette

Une petite Alouette avait logé ses petits dans un champ où les épis dorés se soutenaient sur des tiges encore vertes. Le chaume devenu sec et fragile, le Cultivateur, pria instamment ses voisins de venir l’aider à faire la moisson. La voix confiante du Paysan alarma fort la jeune et tendre couvée qui se dispose, sans plus tarder, à quitter le nid. A son retour, leur mère, plus expérimentée, leur défend de bouger. Car que feront des étrangers ? dit-elle. Le Cultivateur alors requiert l’assistance de ses meilleurs amis, et l’Alouette tranquille reste toujours à son poste. Mais quand elle vit le maître prendre sa faucille recourbée, et, de sa main, couper décidément le blé : Quittez maintenant, mes pauvres enfants, ce champ si cher, puisque le maître ne demande plus rien qu’à lui-même.


L’envieux et l’avare

Jupiter, du haut des cieux, envoya Phébus sur la terre pour y étudier la duplicité humaine. Deux hommes fatiguaient alors les dieux de vœux bien différents ; l’un était avare, l’autre envieux. Phébus, ayant sondé leurs cœurs, se présente au milieu d’eux, et leur dit de lui adresser leurs prières ; il les satisfera volontiers ; car ce que l’un aura souhaité sera aussitôt donné double à l’autre. Celui dont le cœur est dévoré d’une insatiable convoitise, rétracte des vœux qui doivent profiter à d’autres qu’à lui ; il espère d’ailleurs s’enrichir par le souhait de son compagnon, et croit recevoir seul le double présent. L’envieux, voyant l’Avare déjouer ainsi ses désirs, se réjouit de se venger, et se souhaite à lui-même une affliction corporelle : il demande donc d’être privé d’un œil pour que son compagnon, en vertu de son double privilège, les perde tous les deux. Apollon, édifié sur la perversité humaine, reporta en riant à Jupiter les tristes effets de l’envie, malheureuse passion qui, pour jouir des revers d’autrui, va jusqu’à désirer aveuglément sa propre perte.


Le statuaire

Un Artiste avait exécuté en marbre une fort belle statue de Bacchus, et l’exposait pour la vendre. Un grand voulait l’acheter pour la placer dans un tombeau, lugubre demeure d’un mort ; un autre, pour en faire hommage à un temple rempli d’adorateurs, et s’acquitter d’un vœu envers le lieu saint. Maintenant, dit le dieu, tu rends bien difficile à prévoir le sort de ta marchandise ; car le prix que tu en espères variera suivant sa destination. Que tu veuilles me placer parmi les morts ou les divinités ; que j’orne, à ton choix, une tombe ou un temple, le respect que tu dois au grand Bacchus est subordonné à ton avarice, et la même main qui peut l’encenser marchande ses funérailles. Ceci s’adresse à ceux qui ont la puissance de faire du bien ou du mal à qui il leur plaît.


Le chasseur et le lion

Un Chasseur et un fier Lion disputaient depuis longtemps entre eux la question de supériorité. Comme ils désiraient vider pour toujours leur débat, le hasard offre à leur vue un mausolée tout récent ; une main habile y avait représenté un lion dont la tête ployait sous les efforts d’un homme qui le tenait embrassé. Le Chasseur se targuait de cette sculpture, qui montrait le Lion vaincu, pour proclamer sa supériorité. Mais le noble animal, jetant un regard terrible sur cette vaine représentation, frémit et dit avec colère : Il faut que l’orgueil de ton espèce t’abuse bien étrangement, pour que tu t’en rapportes au jugement d’un artiste ; car, si doués d’un nouveau talent, les lions avaient l’art de façonner un marbre docile, alors tu verrais l’homme, au seul rugissement du lion, trembler d’être dévoré par lui.


L’enfant et le voleur

Un Enfant en pleurs s’assit sur la margelle d’un puits, poussant des sanglots sans aucun motif réel. Un adroit Voleur, le voyant fondre en larmes, lui demande aussitôt la cause de son chagrin. L’Enfant, pour le tromper, lui conte que la corde s’est rompue, et déplore la chute d’une urne pleine d’or. A l’instant notre coquin de quitter ses vêtements et de descendre tout nu au fond du puits. L’Enfant, jetant alors sur ses faibles épaules les habits de sa dupe, s’enfonce dans les buissons, et s’y cache. Après sa descente périlleuse autant qu’inutile, le Voleur, triste et confus de la perte de ses vêtements, s’assied à terre, et, rendu sage par sa disgrâce, il invoque les dieux d’une voix plaintive, en ajoutant, dit-on ces paroles : Puissent être sûrs de perdre leurs vêtements, ceux qui penseront trouver une urne d’or nageant dans un puits !

Il ne faut rien convoiter avec trop d’ardeur ; en désirant plus qu’on n’a, on perd même ce que l’on possède.


Le lion et la chèvre

Un Lion qui cheminait, pressé par la faim, vit une Chèvre paissant sur le sommet d’un rocher. Quitte ces hauteurs rocailleuses et escarpées, lui dit-il tout d’abord, et ne cherche pas ta nourriture sur ces monts incultes ; descends plutôt au milieu des vertes prairies, où sont la fleur safranée du cytise, les saules aux feuilles glauques et le thym savoureux. — Cesse, je te prie, reprit la Chèvre tremblante, de troubler ma tranquillité par tes doucereux mensonges. Tes avis sont bons ; pourtant ôte-moi la crainte d’un danger plus réel ; ta présence donne peu de poids à tes paroles : car tes propos, quoique sages et bien fondés, viennent d’un conseiller trop connu par sa férocité.

Ne prêtez pas légèrement l’oreille aux discours flatteurs ; mais d’une bouche amie, méditez tous les avis.


La corneille et l’urne

Une Corneille, pressée par la soif, aperçut une grande Urne au fond de laquelle se trouvait un peu d’eau. Après s’être longuement efforcée de renverser le vase à terre, pour étancher sa soif dévorante, dépitée de ne pouvoir y parvenir, elle imagine un expédient nouveau qu’elle met adroitement en usage : elle jette de petits cailloux dans l’Urne, et l’eau, basse d’abord, monte d’elle-même peu à peu et lui permet de se désaltérer sans peine.

Ainsi la réflexion, grâce à laquelle la Corneille en vint à ses fins est toujours plus puissante que la force.


Le laboureur et le taureau

Pour dompter un jeune Taureau impatient de tous liens et s’indignant de soumettre au joug sa tête indomptée, un Laboureur lui coupa les cornes avec sa serpe recourbée, et crut avoir ainsi maîtrisé la fougue de l’animal furieux ; puis, prudemment, il l’attelle à une énorme charrue (car ses pieds n’étaient pas moins redoutables que ses cornes), afin que la longueur du timon le préservât des coups et empêchât l’animal de l’atteindre par ses ruades. Mais le Taureau, secouant le joug avec fureur, et, battant indignement la terre, fait voler brusquement la poussière que ses pieds détachent du sol, et la lance au visage de son maître qui le suit. Alors le Laboureur, encore trompé dans son espoir, secoue la terre qui souille ses cheveux, et dit en soupirant : J’ignorais aussi, méchante bête, que tu pusses faire le mal même avec réflexion.


Le satyre et le voyage

Par un jour de frimas où les champs endurcis étaient recouverts d’une couche épaisse de glace, un Voyageur s’arrêta au milieu de neiges amoncelées qui, dérobant la route, l’empêchaient d’aller plus avant. Un Satyre, gardien des forêts, eut, dit-on, pitié de lui et le reçut dans sa grotte. Le dieu des champs s’étonne alors et voit avec une sorte de crainte la puissance de l’homme. En effet, celui-ci, pour reprendre l’usage de ses mains glacées, les réchauffait de sa chaude haleine. Le froid chassé, le Voyageur se mit gaiement en devoir de profiter des prévenances de son hôte ; car, désireux de lui faire goûter la vie champêtre, le dieu lui offrait ce que les forêts produisent de meilleur, et lui présenta même une coupe pleine de vin chaud, pour que la liqueur généreuse achevât de ranimer ses membres engourdis. À peine eut-il approché la coupe qui lui brûle les lèvres, l’homme souffle sur la liqueur pour la refroidir. Surpris et effrayé de ce double prodige, le Satyre enjoint à son hôte de quitter les forêts et de porter plus loin ses pas. Je ne veux pas, dit-il, abriter dans ma grotte quiconque peut faire de sa bouche deux emplois si opposés.

Celui qui parle bien des personnes présentes et mal des absentes se rend odieux par son double langage.


Le fermier et le maitre

Un fermier avait laissé aller, après lui avoir coupé une oreille, un sanglier qui avait dévasté ses moissons et ruiné ses riches cultures, comptant que l’animal, portant toujours la marque du châtiment, épargnerait désormais ses nouvelles semailles. Pris une seconde fois dans un champ où il commençait ses dégâts, le sanglier paya sa perfidie de sa seconde oreille. Il revint pourtant, avec sa tête déformée, saccager une récolte assurée ; mais son double châtiment le rend indigne de pardon. Le Fermier le prend, le coupe par morceaux, qu’on accommode de diverses façons, pour la table somptueuse du Maître. Le sanglier mangé, le Maître veut en avoir le cœur ; mais il avait été, lui dit-on, dérobé par l’avide cuisinier. Le Fermier calma son juste courroux par cet à-propos : Ce sanglier insensé, dit-il, n’avait point de cœur, car serait-il ainsi follement venu risquer ses membres et se faire prendre tant de fois par un même ennemi ?


La souris et le bœuf

Un jour, une petite Souris, rôdant à l’aventure, osa, dit-on, blesser de sa faible dent un Bœuf de haute taille ; mais à peine lui eut-elle fait sentir sa morsure, qu’elle gagna son trou pour s’y mettre en sûreté. Cependant l’animal irrité, l’œil en feu, la tête menaçante, cherche en vain à qui s’en prendre. Et la Souris, que son adresse a mise à l’abri de ce courroux, se raille de sa furie en lui adressant ces paroles sensées : Tes parents, en te donnant des membres si gros, n’y ont guère joint le moyen d’utiliser les forces.

Sachez donc que les petits ont assez de persévérance pour toujours arriver au but de leurs désirs.


Le villageois et hercule

Un Villageois avait laissé enfoncés dans un bourbier profond son chariot et ses bœufs encore ployés sous le joug, espérant, mais en vain, que les dieux, selon ses vœux, viendraient le secourir sans qu’il se mit en peine. Le héros de Tirynthe, que d’une voix suppliante il invoquait dans ses prières, lui parla ainsi du haut des cieux : Ranime avec l’aiguillon l’ardeur de tes bœufs harassés, et que ta main paresseuse pousse un peu à la roue : quand tu auras essayé de tous les moyens et épuisé toutes les ressources de tes forces, alors tu pourras justement espérer l’assistance des dieux.

Sachez donc que les dieux n’écoutent point des vœux indolents : c’est en agissant vous-même que vous obtiendrez leur secours.


L’oie et le villageois

Un homme avait une Oie d’une fécondité précieuse, car souvent elle déposait dans son nid des œufs d’or. La nature avait voulu que le superbe volatile ne pondit jamais deux de ces œufs à la fois ; mais le maître, craignant que ses vœux cupides ne fussent pas réalisés, s’irrita des retards que souffrait sa convoitise. Persuadé qu’il retirerait un immense profit de la mort de l’Oie qui renfermait une mine si inépuisable, il lui plongea cruellement son couteau dans les entrailles, les mit à découvert et n’y trouva pas même un des œufs qu’elle lui pondait d’ordinaire. Le Villageois maudit alors l’action insensée qui le ruinât, car lui seul s’était justement puni.

C’est ainsi que ceux qui demandent aux dieux tout à la fois, sont justement repoussés jusque dans leurs prières de chaque jour.


La fourmi et la cigale

Qui laisse sa jeunesse s’écouler dans l’oisiveté, sans se préoccuper des besoins de l’avenir, celui-là, quand viendront la vieillesse et le lourd fardeau des années, implorera souvent en vain le secours d’autrui. Une Fourmi, durant l’été, porta dans ses étroites galeries, des provisions destinées à son hiver ; et, quand la neige eut blanchi la terre, et que les champs disparurent sous une écorce de glace, tranquille et sans affronter la rigueur de la saison, elle subsistait, dans son réduit, de son grain empreint d’une légère moiteur. Une maigre Cigale, qui naguère avait étourdi les champs de ses cris aigus, vint en suppliante lui demander quelque nourriture. En été, dit-elle, quand les moissonneurs battaient sur l’aire les épis dorés, je trompais par mes chants la longueur des jours. La petite Fourmi se prit à rire, et parla ainsi à la Cigale (car toutes deux comptaient revoir les beaux jours) : Grâce au travail qui m’a amassé des provisions, je mène au plus dur de l’hiver une douci oisiveté. Pour toi, voici le moment de danser, puisque tu as tant chanté la saison passée.


La guenon et ses petits

La Guenon, paraît-il, lorsqu’elle met bas deux petits, les traite tous deux d’une manière bien différente ; elle prodigue à l’un tout l’amour d’une tendre mère, et nourrit contre l’autre la haine la plus prononcée. Quand donc une Guenon qui allaite deux jumeaux fuit devant quelque bruit menaçant, elle emporte ses petits, chacun dans une position différente : elle soutient tendrement sur ses bras ou sur son sein le bien-aimé et relègue dédaigneusement l’autre sur son dos. Mais quand ses pieds fatigués ne peuvent plus continuer la retraite, elle abandonne volontairement le fardeau de devant ; tandis que l’autre, entourant de ses bras le cou velu de sa mère, se tient ferme et fuit avec elle en dépit d’elle-même. Bientôt, cependant, cet unique héritier, retrouve chez ses vieux parents, la place du frère d’abord préféré.

Ainsi l’indifférence est parfois utile ; la chance tourne, et les plus humbles s’élèvent d’autant plus haut.


Le veau et le bœuf

Un Veau magnifique, libre d’entraves et vierge du joug, voyait un Bœuf tracer sans fin des sillons dans un champ. Comment, lui dit-il, à ton âge, n’as-tu pas honte de ces liens dont on charge ta tête, et ne secoues-tu pas ce joug pour prendre du repos ? tandis que moi, je puis çà et là fouler l’herbe des prairies, ou bien encore chercher l’ombre des bois. Le vieux Bœuf, sans s’émouvoir à ces paroles, retournait toujours péniblement la terre avec le soc, attendant l’heure où, quittant la charrue, il pourrait s’étendre mollement dans la prairie. Soudain, en se tournant, il voit passer près de lui le Veau, orné de bandelettes et conduit à l’autel pour le sacrifice. Voies, lui dit-il, la mort que tu dois à la fatale indulgence de ton maître, qui t’a dispensé du joug que je porte. Mieux vaut donc, supporter le travail, si pénible qu’il soit, que de goûter jeune encore, un repos si court et si perfide.

Tel est le sort des hommes : les plus heureux meurent le plus vite, les malheureux comptent de longs jours.


Le chien et le lion

Un Chien des mieux nourris rencontra, dit-on, un Lion des plus maigres, et s’entretint avec lui d’un ton enjoué. Ne voyez-vous pas, lui dit-il, mon large dos s’arrondir jusque sur mes flancs rebondis, et quels muscles rehaussent ma noble poitrine ? Après les convives, je suis le premier que l’homme appelle à sa table, n’interrompant mon repos que pour me rassasier largement, et je ne suis nullement gêné de cet épais collier de fer qu’on me met au cou pour que je ne puisse laisser la maison sans gardien. Pour vous, mourant de faim, vous attendez longtemps dans vos vastes forêts qu’une proie tombe en vos domaines. Venez donc, comme moi, offrir votre cou à la chaîne, et vous trouverez facilement de bons repas ! Aussitôt le Lion, qui sentait s’accroître son courroux, reprend sa noble fierté, et poussant un sourd rugissement : Retire-toi, lui dit-il ; va tendre ton cou au nœud qui lui sied si bien, et porte ces dures entraves pour apaiser ta faim. Pour moi, qui suis libre dans mon antre dépourvu de tout, si je suis à jeun, du moins puis-je arpenter à mon gré la campagne. Et pour tes festins, aie soin de ne les vanter qu’à ceux qui préfèrent la bonne chère à la liberté.

Le poisson de rivière et le poisson de mer

Entraîné par le courant impétueux d’un fleuve, un Poisson d’eau douce parcourait à l’aventure la vaste étendue des mers. Là, méprisant les poissons qu’il rencontre, il prétend l’impudent, qu’il est d’une espèce plus estimée. Un Phoque, habitant e ces retraites profondes, ne put supporter tant d’arrogance, et lui adressa ces paroles aussi dures que piquantes : Trêve de tes laborieux et vains mensonges, si faciles à réfuter sous tes yeux mêmes. Que le filet du Pêcheur nous enlève tous les deux en même temps, et je te ferai voir, par devant la foule, lequel a le plus de prix. Un amateur opulent offrira de moi une grosse somme, et toi, le premier venu te payera d’une pièce de cuivre.

En venant de contrées lointaines, ne prétendez point prendre le pas sur les gens du pays.


Le soldat et le clairon

Un Soldat, vieilli dans les combats, avait fait vœu de livrer aux flammes toutes les armes qu’après la victoire il enlèverait à ses adversaires expirants, ou tout ce qu’il prendrait sur l’ennemi fugitif. Le sort le mit à même de s’acquitter de son vœu ; fidèle à sa promesse, il jetait déjà sur un bûcher allumé les instruments de guerre les uns après les autres, lorsqu’un Clairon, voulant se disculper, l’avertit d’abord, avec un son rauque, qu’il ne méritait pas les flammes. De tous les traits dirigés contre vous dans le combat, ajoute-t-il, aucun n’a été lancé par moi, quoi que vous vouliez dire ; je n’ai fait que rassembler les guerriers, j’en prends ces armes et le ciel à témoin, par ce même son devenu moins éclatant. Mais le Soldat, le jetant au milieu des flammes pétillantes, répond à sa défense : Ta peine et ton supplice ne sont pas trop grands pour ta faute ; car, bien que tu n’aies ni le pouvoir ni le courage de rien faire par toi-même, tu es d’autant plus à craindre que tu rends les autres méchants ?


Le renard et la panthère

Une Panthère aux flancs mouchetés, à la poitrine brillante, parcourait les campagnes au milieu des autres bêtes. Les lions si redoutables, mais dont le poil n’est pas marqueté, lui parurent tout d’abord une espèce misérable ; et, jetant sur tous les autres animaux un regard de dédain, elle prétendait être seule le type de la noblesse. Tandis qu’elle se complaît dans la rare beauté de sa robe, un Renard matois l’apostrophe et lui prouve la futilité de cette parure. Va, lui dit-il, vanter ces brillantes bigarrures de ta jeunesse ; pour moi, la sagesse est un lot plus précieux.

Admirons ceux qui se distinguent par les qualités de l’esprit, plutôt que ceux qui n’ont que quelques avantages corporels.


La pluie et le vase de terre

Chassée par le vent et condensée dans un nuage épais, une pluie violente tombait par ondées. L’eau, qui recouvrait le sol dans une vaste étendue, enveloppa un Vase de terre exposé dans un champ : (car l’air, doucement échauffé, fortifie l’argile sortie de la roue du potier, et la prépare aux atteintes du feu qui la cuit convenablement.) Quel est ton nom ? demanda le nuage au Vase fragile. Celui-ci, oubliant sa faiblesse, répond : On me nomme Amphore, une main savante vient, sur la roue rapide, de me former ces flancs gracieusement arrondis. — Qu’il te suffise d’avoir eu d’aussi belles formes, reprend la Pluie, car je vais te dissoudre dans mes eaux. Au même instant, elle redouble de violence, et le Vase, entraîné, se dissout et se perd dans le liquide élément.

Pauvre vase ! qui se décorant d’un nom superbe, osa tenir pareil langage à la pluie pénétrante ! Cet exemple apprendra aux malheureux que, soumis aux grands, ils doivent gémir tout bas de leur triste misère !


Le loup et le chevreau

Un Chevreau sorti de son étable pour se rendre aux champs, avait échappé par la supériorité de sa course à la poursuite d’un Loup. Tout d’abord il avait fui directement vers les habitations, où il s’arrêta au milieu d’un troupeau de moutons. L’infatigable ravisseur, qui l’avait suivi à travers la ville, tâche de l’attirer par ses perfides discours. Ne vois-tu pas dans tous les temples, lui dit-il, d’innocentes victimes, indignement sacrifiées, rougir la terre de leur sang ? Si tu ne prends le parti de retourner aux champs, où tu trouveras la sûreté, je crains bien, hélas ! que, toi aussi, la tête ornée de bandelettes, tu ne tombes devant l’autel. — Quitte ce souci, je te prie, reprend le Chevreau, et emporte avec toi, méchant, tes ignobles menaces ; car mieux vaudra pour moi répandre mon sang en l’honneur des dieux, que d’assouvir l’appétit d’un Loup affamé.

Ainsi convient-il, quand on est pris entre deux dangers, de choisir la mort la plus honorable.

  1. De 138 à 180 de l’ère chrétienne.
  2. De 211 à 222.
  3. Traduction de M. Corpet.
  4. a et b Il existe encore un recueil de fables d’Ésope, dont chacune est renforcée dans quatre vers ïambiques trimètres, ou de six pieds, qui porte le nom de Gabrias ; mais ces fables ne sont véritablement qu’un abrégé de celles écrites par cet auteur, comme le dit avec raison, M. Valkenaër dans son Étude sur les fabulistes, qui précède l’édition de la Fontaine donnée en 1827, par M. Lefèvre, en 2 vol. in-8o.