LA
FÊTE DE SAINT ROGH
A BINGEN.
(16 AOUT 1814)
Sur les langues collines du Rhin,
Dans ces campagnes bénies,
Ces prairies qui se mirent dans le fleuve,
Ces paysages que le pampre décore.
Puissiez-vous, avec les ailes de la pensée,
Accompagner l’ami fidèle !
Des amis, réunis en société aux eaux de Wiesbaden depuis quelques semaines, éprouvèrent un jour une certaine inquiétude, qu’ils voulurent apaiser en exécutant un projet formé depuis longtemps. Il était plus de midi ; cependant ils commandèrent sur-le-champ une voiture pour se rendre dans l’agréable Rheingau. De la hauteur au delà de Bieberich, on contempla la magnilique et large vallée du fleuve, avec toutes les habitations semées dans ces fertiles campagnes. La vue n’était pourtant pas aussi belle que je l’avais souvent admirée de bon matin, quand le soleil levant éclairait les faîtes et les pignons d’innombrables édifices, grands et petits, au bord du fleuve et sur les hauteurs. Dans le dernier lointain brillait surtout le cloître de Johannisberg ; quelques points lumineux étaient dispersés en deçà et au delà du fleuve.
Pour nous apprendre d’abord que nous entrions dans une pieuse contrée, un mouleur en plâtre italien s’offrit à nous devant Mosbach, tenant hardiment en équilibre sur sa tête sa planche bien chargée. Les images qu’elle balançait n’étaient point de celles qu’on rencontre dans nos contrées septentrionales, de blanches figures de dieux et de héros, mais, comme il convenait dans une contrée joyeuse et riante, des saints peinturés de couleurs bigarrées. La Mère de Dieu trônait sur tous ; là se trouvaient les plus excellents des quatorze libérateurs ; saint Roch, en noir costume de pèlerin, était au premier rang, ayant auprès de lui son petit chien, qui portait un morceau de pain.
Nous traversâmes jusqu’à Schierstein de grands champs de blé, ornés ça et là de noyers. Puis le pays fertile s’étend à gauche jusqu’au Rhin, à droite jusqu’aux collines, qui se rapprochent peu à peu de la route. On trouve belle et périlleuse la situation de Wallouf, assis au-dessous d’un golfe du Rhin, comme sur une langue de terre. A travers des arbres fruitiers, chargés d’une abondante récolte et soigneusement soutenus, on voyait les bateaux descendre gaiement, avec le double secours de leurs voiles et du courant.
L’œil est attiré sur l’autre bord ; de grands villages, bien bâtis, se montrent entourés de fertiles campagnes ; mais l’attention se reporte bientôt sur la rive droite. Près de nous une chapelle en ruine élève, avec une gracieuse simplicité, sur une verte prairie ses murs tapissés de lierre. A droite, les coteaux plantés de vignes arrivent jusqu’au chemin.
Dans la petite ville de Wallouf règne une paix profonde : seulement la craie, qui marquait les logements 1, n’est pas encore effacée des portes des maisons. Plus loin, les deux côtés de la route sont bordés de vignobles. Même dans les terres plates ou légèrement inclinées, les vignes alternent avec les blés ; à droite, les collines éloignées sont entièrement couvertes de treilles.
Dans une grande plaine entourée de collines et, au nord, bornée par des montagnes, est situé Elfeld, qui est aussi près du Rhin, vis-à-vis d’une grande plaine cultivée. Les tours d’un vieux château et de l’église annoncent déjà une ville plus considérable, qui se distingue aussi à l’intérieur par des maisons plus anciennes, que l’architecture a décorées.
Ce serait une agréable occupation de démêler les causes qui ont déterminé les premiers habitants de ces localités à s’établir
1. Des troupes alliées. à telle ou telle place. Tantôt c’est un ruisseau qui descend de la hauteur pour se verser dans le Rhin ; tantôt c’est la commodité de l’abord et du débarquement ; tantôt quelque autre facilité locale.
On voit de beaux enfants et une belle population. Tous ont un air calme, et nullement agité. Nous rencontrons en grand nombre des promeneurs à pied et en voiture. La chaleur est grande, la sécheresse générale, la poussière extrêmement incommode.
Au-dessous d’Ëlfeld est située une villa, neuve, magnifique, entourée de jardins d’agrément. On voit encore à gauche des vergers dans la plaine, mais le vignoble prend toujours plus d’accroissement. Les villages se pressent ; entre eux s’élèvent des fermes, en sorte que, vus à la file, ils semblent se toucher.
Toutes ces cultures des plaines et des collines prospèrent dans un terrain siliceux, qui, plus ou moins mêlé d’argile, nourrit admirablement les profondes racines de la vigne. Les fossés qu’on creuse pour en répandre le produit sur la grande route ne montrent pas autre chose.
Erbach est, comme les autres lieux, pavé proprement ; les rues sont sèches, les rez-de-chaussée, habités et, comme on peut le voir par les fenêtres ouvertes, proprement meublés. On arrive encore à une villa qui a l’apparence d’un palais ; les jardins s’étendent jusqu’au Rhin. L’œil parcourt avec plaisir d’élégantes terrasses et de fraîches avenues de tilleuls.
Le Rhin prend un autre caractère. Ce n’est qu’une branche du fleuve ; l’île qui est en face la limite, et en forme une rivière de moyenne grandeur, mais vive et courante. Puis, sur la droite, les coteaux vineux arrivent jusqu’au chemin, soutenus de fortes murailles, dans lesquelles une niche creusée attire l’attention. La voiture s’arrête : on se rafraîchit à une fontaine abondante. C’est le Marktbrounnen, d’où le vin qui se récolte sur ces collines a tiré son nom.
Les murs disparaissent, les coteaux s’aplanissent ; sur leurs pentes douces et leurs sommets se pressent les ceps de vigne. A gauche, des arbres fruitiers le long du fleuve, des oseraies, qui le cachent.
Le chemin monte à travers Hattenheim. Sur la hauteur où l’on arrive derrière le village, le sol argileux renferme moins de silice. Des deux côtés, le vignoble : à gauche entouré de murs, à droite couché sur la pente. Reicharlshausen, ancien couvent, appartient aujourd’hui à la duchesse de Nassau. Le dernier angle du mur est percé, et laisse voir une place agréablement ombragée.
Riche et douce plaine sur la hauteur, qui se continue, puis la route se rapproche du fleuve, jusqu’alors enfoncé et lointain. Là on consacre la plaine au labour et au jardinage, la moindre éminence à la vigne. Oestreich est très-agréablement situé, à quelque distance de l’eau, sur le penchant d’une colline : car, derrière le village, les collines vineuses s’étendent jusqu’au Rhin et cela dure jusqu’à Mittelheim, où le Rhin se montre d’une largueur magnifique. Langenwinkel suit immédiatement.
Devant Geisenheim une plaine basse s’étend jusqu’au fleuve, qui la couvre encore dans les hautes eaux. L’île dans le fleuve, la petite ville sur le bord, s’étendent gracieusement l’une devant l’autre. La vue sur l’autre bord devient plus ouverte : une large vallée onduleuse s’avance entre deux collines vers le Houndsruck.
À l’approche de Rudesheim, la plaine basse, à gauche, est toujours plus surprenante, et l’on comprend que, dans les temps primitifs, quand la montagne vers Bingen était encore fermée, l’eau, retenue ici et repoussée, nivela cet enfoncement et enfin, s’écoulant et continuant son cours, creusa à côté le lit actuel du Rhin.
Nous arrivâmes ainsi en moins de trois heures et demie à Rudesheim, où nous fûmes d’abord attirés par l’auberge de la Couronne, agréablement placée non loin de la porte. Elle s’appuie contre une ancienne tour, et, par les fenêtres de devant, on suit le cours du fleuve en aval, par celles de derrière, en amont. Mais nous cherchâmes bientôt le grand air. Une terrasse saillante est la place d’où l’on embrasse le mieux la contrée. De là on voit du côté d’en haut les îles boisées dans toute leur beauté perspective ; du côté inférieur, sur la rive opposée, Bingen, et, plus bas, dans le fleuve, le Maeusethourm (la tour des Souris).
De Bingen s’avance, en amont, le long du fleuve, vers la plaine au-dessus, une colline, qui dut être jadis un promon* toire, quand les eaux étaient plus hautes. A son extrémité orientale, on voit une chapelle consacrée à saint Roch, ruinée par la guerre, et qu’on est occupé à reconstruire. Les échafaudages sont encore dressés contre un des côtés, néanmoins on y célébrera demain la fête. On croit que nous sommes venus exprès, et l’on nous promet beaucoup de plaisir.
Nous apprîmes donc qu’à la grande douleur de la contrée, cette maison de Dieu avait été profanée et dévastée pendant la guerre, non pas, à la vérité, par un effet de l’arbitraire et du caprice, mais parce que ce lieu offrait un poste avantageux, d’où l’on pouvait observer toute la contrée et qui en commandait une partie. Ainsi l’église avait été dépouillée de tous les objets nécessaires au culte, même de tous ses ornements, enfumée et salie par les bivouacs, profanée enfin jusqu’à servir d’écurie.
Mais cela n’avait point diminué la foi à saint Roch, qui avait détourné de ses adorateurs la peste elles maladies contagieuses. A la vérité, on n’avait pu songer à y faire des pèlerinages, car l’ennemi, soupçonneux et prudent, défendait toutes les processions comme des réunions dangereuses, qui secondaient l’entente commune et favorisaient les conjurations. Depuis vingtquatre ans on n’avait donc pu célébrer là-haut aucune fête. Cependant des fidèles du voisinage, convaincus des heureux effets de ce pèlerinage, furent poussés par une grande détresse à tenter les moyens extrêmes. Les habitants de Rudesheim en contaient l’exemple suivant. Au milieu d’une nuit d’hiver, ils aperçurent une procession aux flambeaux, qui monta à l’improviste de Bingen à la colline, et finit par se rassembler autour de la chapelle, où les fidèles, comme on peut le soupçonner, firent leurs dé’votions. A quel point les autorités françaises fermèrent les yeux sur le concours de ces fidèles, puisqu’on n’aurait guère pu hasarder une chose pareille sans autorisation, c’est ce qu’on n’a jamais su, mais ce qui s’était fait resta enseveli dans un profond silence.
Au reste tous les habitants de Rudesheim, accourus sur la rive pour être témoins de ce spectacle, assurent qu’ils n’ont vu de leur vie rien de plus terrible et de plus singulier.
Nous descendîmes doucement le long de la grève, et quiconque nous rencontrait se félicitait du rétablissement de celieu saint situé dans leur voisinage ; en effet, quoique Bingen dût particulièrement désirer cette restauration, qui le vivifiait, c’était cependant un saint et joyeux événement pour toute la contrée : aussi l’allégresse était-elle générale à la pensée du lendemain.
C’est que les communications gênées, interrompues, souvent même interdites entre les deux rives du Rhin, et que la foi à ce saint avait seule entretenues, allaient être brillamment rétablies. Tout le pays voisin était en mouvement, pour acquitter avec reconnaissance les vœux anciens et nouveaux. On veut aller confesser ses péch’és, en obtenir le pardon, revoir, dans cette foule d’étrangers attendus, des amis longtemps regrettés.
Parmi ces pieuses et riantes perspectives, qui ne nous faisaient pas perdre de vue le fleuve et l’autre bord, nous étions arrivés, en descendant la longue rue deRudesheim, à un vieux castellum romain, qui s’élève à l’extrémité et qui s’est conservé, grâce à son excellente maçonnerie. Une heureuse idée du propriélaire, M. le comte Ingelheim, a préparé aux étrangers un coup d’œil intéressant et instructif.
On entre dans une cour qui a l’air d’un puits ; l’espace est étroit ; de hautes et noires murailles dressent leur masse solide, d’un aspect sauvage, car la face extérieure des pierres n’est pas taillée (c’est un rustique sans art). Ces murs escarpés sont accessibles par des escaliers nouvellement construits. Dans l’édifice même on trouve un singulier contraste de chambres bien meublées et de grandes voûtes inhabitées, noircies par les feux de garde et la fumée. On se glisse par degrés, à travers de ténébreuses fentes de murs, et l’on se trouve enfin sur un espace en forme de tour, d’où la vue est magnifique. Nous allons et venons dans l’air, en admirant à nos côtés les jardins établis dans les vieux décombres. Les tours, les crêtes des murs, et les esplanades sont liées par des ponts, parsemées de fleurs et de buissons. Cela avait alors besoin de pluie comme tout le pays.
Rudesheim était devant nous et sous nos pieds, éclairé par un beau soleil couchant. Un manoir du moyen âge n’était pas loin de notre antique château. La perspective est ravissante sur les inestimables vignobles ; les collines siliceuses, plus ou moins douces ou escarpées, les rochers mêmes et les murs, sont plantés de vignes. Mais tous les édifices sacrés ou profanes que l’œil peut rencontrer sont dominés par le Johannisberg.
A la vue de tant de collines plantées de vignes, il fallut parler de l’Eilfer avec honneur. Il en est de ce vin comme du nom d’un grand et bon prince : on le nomme toujours dans le pays, quand on veut parler d’une chose excellente ; c’est encore ainsi qu’une année de. bon vin est dans toutes les bouches.
La contrée se plongea peu à peu dans le crépuscule. En s’effaçant, tous ces détails, si remarquables, nous permirent enfin d’apprécier la beauté de l’ensemble, dans lequel nous nous serions perdus volontiers ; mais il fallut nous retirer.
Notre retour fut animé par la canonnade incessante qui partait de la chapelle. Ce bruit guerrier donna lieu de discourir à table d’hôte sur cette haute colline, envisagée comme poste militaire. On enfile de là tout le Rheingau, et l’on distingue la plupart des localilés que nous avons nommées dans notre itinéraire. On nous lit remarquer en même temps que nous avions dû voir souvent, de la hauteur au delà de Bieberich, la chapelle de saint Roch, comme un point blanc illuminé par les rayons du matin, et en effet nous nous en souvînmes parfaitement.
Avec tout cela on ne pouvait manquer de rendre à saint Roch un respectueux hommage, puisque, par la chaîne de la conliance, il avait transformé soudain ce poste de discorde et de guerre en un poste de réconciliation et de paix.
Cependant il se trouvait à notre table un étranger, que nous regardions aussi comme un pèlerin : nouveau motif pour nous répandre bonnement en éloges du saint Mais, à la grande surprise de la compagnie bien intentionnée, cet homme, tout catholique qu’il était, se trouva être un adversaire du saint. Le 16 août, tandis qu’un peuple entier célébrait la fête de saint Roch, la maison de cet homme avait été consumée par le feu. Une autre année, le même jour, son fils avait été blessé. Quant au troisième accident, notre convive ne voulut pas nous en faire confidence. Un homme sage lui répliqua, que, pour chaque cas particulier, l’essentiel est de s’adresser au suint dans le domaine duquel se trouve l’affaire. C’était saint Florian qui avait charge de préserver de l’incendie ; saint Sébastien était le patron des blessés ; pour le troisième cas, on ne savait si peut-être saint Hubert y aurait porté remède. Au reste, les croyants avaient assez de latitude, puisqu’on somme on avait établi quatorze saints libérateurs. On passa en revue leurs vertus, et l’on trouva qu’il n’y aurait jamais assez de libérateurs.
Pour échapper aux réflexions de ce genre, toujours inquiétantes, même quand on est de joyeuse humeur, on sortit, et l’on s’arrêta si longtemps sous le ciel scintillant d’étoiles, que le profond sommeil qui suivit put être considéré comme nul, car il nous quitta avant le lever du soleil. Nous sortons aussitôt pour plonger nos regards dans les sombres gorges du Rhin. Il s’en échappait un vent frais qui nous frappait au visage, et qui était favorable aux passagers des deux rives. Déjà tous les mariniers sont alertes et occupés ; les voiles sont prêtes ; des salves partent d’en-haut, pour commencer le jour comme on l’avait annoncé la veille. Déjà des figures isolées et des compagnies se montrent comme des silhouettes sur le ciel clair, autour de la chapelle et sur la crête de la montagne, mais le fleuve et la rive sont encore peu animés.
La passion de l’histoire naturelle nous engage à visiter une collection où les produits métalliques du Westerwald, dans toute son étendue, et les plus remarquables minéraux de Rheinbreitbach se trouvaient, nous dit-on, rassemblés. Mais cet examen scientifique faillit nous jeter dans l’embarras, car, lorsque nous fûmes revenus au bord du Rhin, nous trouvâmes les part mts dans la plus vive agitation. Ils se précipitaient par masses dans les bateaux, qui démarraient l’un après l’autre, surchargés de monde.
On voyait sur l’autre bord cheminer la foule, courir les voitures, aborder les bateaux qui venaient des localités supérieures. La pente de la montagne fourmille de gens qui s’efforcent de gravir des sentiers plus ou moins roides. La canonnade, qui continue, annonce sans cesse des populations nouvelles. Il est temps de les joindre. Nous sommes au milieu du fleuve ; nos voiles et nos rames rivalisent avec mille autres. A peine débarqués, nous observons avec un zèle géologique, au pied de la colline, des rochers étranges. Le naturaliste est détourné de la sainte voie. Heureusement un marteau est sous sa main. Là se trouve un conglomérat digne de la plus grande attention. Son extrême dureté ne nous permet d’en détacher que de petites parcelles.
Avec des centaines de pèlerins, nous grimpons lentement le sentier le plus escarpé, qui court en zigzag sur les rochers ; on s’arrête et l’on badine souvent. C’était véritablement le tableau de Cébès, animé, vivant ; seulement on remarquait ici moins de sentiers détournés.
Arrivés au-dessus, nous trouvons autour de la chapelle la presse et le mouvement. Nous pénétrons dedans avec la foule. L’intérieur forme à peu près un carré parfait, sur trente pieds de côté ; le chœur, dans le fond, en a peut-être vingt. Là se trouve le maître autel, non pas moderne, mais dans le riche goût catholique. Il est très-élèvé et toute la chapelle a un aspect très-dégagé. Dans les angles les plus voisins du grand carré sont encore deux autels semblables, point endommagés et tout comme autrefois. Comment s’expliquer cela dans une église récemment dévastée ?
La foule s’avançait de la porte principale au maître autel, puis tournait à gauche, où elle témoignait une grande vénération pour des reliques enfermées dans un cercueil de verre. On touchait la caisse, on la frottait, on faisait le signe de la croix, et l’on s’arrêtait aussi longtemps qu’on pouvait ; mais l’un chassait l’autre, et je fus poussé dans le courant, puis hors de la chapelle par la porte latérale.
Des vieillards de Bingen s’approchent de nous pour saluer l’officier du duc de Nassau, notre honorable guide. Ils le proclament un bon et secourable voisin ; c’était lui, dirent-ils, qui les avait mis en état de célébrer décemment la fête de ce jour. Alors nous apprîmes qu’après qu’on eut aboli le couvent d’Eibingen, tous les objets nécessaires au culte, les autels, les chaises, l’orgue, les prie-Dieu et les confessionnaux, avaient été cédés pour un prix raisonnable à la commune de Bingen, afin de meubler la chapelle de saint Roch. Quand le côté protestant se fut montré si secourable, les bourgeois de Bingen.s’engagèrent à transporter eux-mêmes tous ces objets. On se rendit à Eibingen ; tout fut enlevé soigneusement ; une seule personne se chargeait d’un petit objet ; plusieurs se réunissaient pour les plus considérables, et, comme des fourmis, ils portèrent colonnes et corniches, images et ornements, jusqu’au fleuve : là toutes ces choses furent, conformément au vœu, reçues par des bateliers, passées, débarquées sur la rive gauche, et, derechef, portées en haut par divers sentiers sur des épaules pieuses. Et comme tout se fit en même temps, on pouvait voir, en promenant de la chapelle ses regards sur le pays et le fleuve, la plus étrange procession, les sculptures et les peintures, les objets dorés et vernis, se mouvoir en file bigarrée ; et l’on éprouvait un sentiment agréable, à la pensée que chacun se promettait sous son fardeau, au milieu de son travail, joie et bénédiction pour toute sa vie. L’orgue, qui est aussi transporté, mais qui n’est pas encore établi, trouvera plus tard sa place sur une galerie vis-à-vis du maître aufel.
Alors l’énigme fut résolue ; on s’expliqua comment il se faisait que tous ces ornements fussent déjà vieillis, mais bien conservés et sans dommage, dans une église récemment restaurée.
L’état actuel de la maison de Dieu est d’autant plus édifiant qu’il nous révèle la bonne volonté, l’assistance mutuelle, une exécution bien calculée et un heureux achèvement. Voici en effet un détail qui prouve encore que tout s’est fait avec réflexion. Il fallait que le maître autel d’une église beaucoup plus grande trouvât place dans celle-ci, et l’on résolut d’en relever les murs de plusieurs pieds, ce qui fit gagner un espace décent et même richement orné. Le vieux croyant peut s’agenouiller, sur la rive gauche du Rhin, au pied du même autel devant lequel il avait prié sur la rive droite dans sa jeunesse.
La vénération des saints ossements était aussi dès longtemps traditionnelle. Les restes de saint Robert, qu’on avait autrefois touchés dévotement à Eibingen et estimés secourables, on les retrouvait ici. Bien des gens sont animés d’un joyeux sentiment, à pouvoir de nouveau s’approcher du protecteur longtemps éprouvé. Et qu’on remarque bien qu’il eût été malséant de. comprendre ces saintes reliques dans la vente, ou de les y joindre pour un prix quelconque : non, elles vinrent à saint Roch en simple don, comme un pieux surcroit. Puisse-t-on, en pareil cas, procéder partout avec de pareils ménagements !
Cependant la presse nous envahit ; mille et mille figures se disputent notre attention. Ces populations ne sont pas trèsdiversement vêtues, mais leurs traits sont extrêmement variés. Au reste, le tumulte ne permet aucune comparaison ; on chercherait vainement d.es caractères généraux dans cette confusion d’un moment ; on perd le fil de la réflexion ; on se laisse entraîner dans la vie.
Une rangée de boutiques, comme les demande une consécration d’église, se voit non loin de la chapelle. On étale sur le devant des cierges blancs, jaunes, bariolés, proportionnés aux divers moyens des consacrants. Voici des livres de prières, l’office en l’honneur du saint fêté. Nous demandâmes inutilement une notice, où nous aurions trouvé avec intérêt sa vie, ses mérites et ses souffrances ; en revanche on trouvait assez de chapelets de toute espèce. On n’avait pas oublié non plus les petits pains, les pains d’épices, les pâtisseries de toute sorte, non plus que les joujoux et les bijoux, pour attirer les enfants de tout âge.
Les processions continuaient. Les villages se distinguaient des villages. Le coup d’œil eût offert des résultats à un observateur tranquille. On pourrait dire en général que les enfants étaient beaux, mais non la jeunesse ; les figures des personnes âgées étaient fort creuses. On voyait assez de vieillards. Ils s’avançaient en chantant des antiennes ; les bannières flottaient, les étendards se balançaient ; de grands cierges, et puis de plus grands, se dressaient de procession en procession.
Chaque commune a sa Mère de Dieu, portée par les enfants et les vierges, habillée de neuf, richement parée de rubans roses qui flottaient au vent. Un enfant Jésus, gracieux, unique, portait une grande croix, et regardait en souriant l’instrunient de son martyre. « Ah ! s’écria un spectateur attendri, n’est-ce pas l’image de tout enfant qui porte sur la vie un joyeux regard ? » On l’avait habillé de drap d’or, et il paraissait comme un gracieux et joli prince de la jeunesse.
Un grand mouvement annonce enfin la principale procession, la procession de Bingen. On court à sa rencontre sur le sommet de la colline, et l’on admire la scène nouvelle et magnifique qui a changé tout à coup l’aspect de la contrée. La ville, bien bâtie et bien entretenue, entourée de jardins et de groupes d’arbres, se trouve à l’extrémité d’une importante vallée que parcourt la Nahe. Et puis le Rhin, le Maeusethurm, l’Ehrenféls, dans le fond, les rochers sombres et sévères où pénètre et se cache le grand fleuve.
La procession monte, rangée et ordonnée comme les autres : d’abord les petits enfants, puis les jeunes gens et les hommes. On porte saint Roch, vêtu d’un habit de pèlerin en velours noir ; par-dessus, un long manteau royal de même étoffe, bordé de galons d’or ; sous le manteau se montre un petit chien, le pain entre les dents. Viennent ensuite de jeunes garçons, en noir et court vêtement de pèlerin, le bourdon à la main, le chapeau et le collet entourés de coquillages. Après eux s’avancent des hommes à l’air grave, qui ne paraissent ni des bourgeois ni des paysans. A leurs flgures sillonnées, je les croirais des mariniers, gens qui exercent avec précaution pendant toute leur vie un métier dangereux, difficile, où chaque moment réclame une attention réfléchie.
Un baldaquin de soie rouge montait en balançant, et couvrait le saint sacrement, que portait l’évêque, entouré des principaux ecclésiastiques, accompagné d’officiers autrichiens, suivi des autorités civiles. C’est ainsi qu’on s’avançait pour célébrer cette fête politique et religieuse, qui semblait symboliser la réoccupation de la rive gauche du Rhin, comme la liberté de croire aux signes et aux miracles.
Si je devais exprimer brièvement les impressions les plus générales que toutes ces processions m’ont laissées, je dirais que tous les enfants étaient joyeux et satisfaits, comme pour un événement nouveau, merveilleux et gai ; en revanche, les jeunes gens s’avançaient avec indifférence, car ils étaient nés dans les mauvais temps, la fête ne leur pouvait rien rappeler, et qui n’a pas souvenir du bien n’espère pas. Les vieillards, au contraire, étaient tous émus, comme à la pensée d’un heureux âge, qui revenait inutilement pour eux. On voit de là que la vie de l’homme n’a de valeur qu’autant qu’elle offre une suite.
Mais l’observateur qui suivait des yeux ce noble et intéressant cortége fut désagréablement distrait et troublé par un vacarme qui se fit derrière, par des cris étranges et violents. Cette fois encore, nous pûmes reconnaître qu’une situation grave, triste, même terrible, est souvent interrompue par un incident absurde, inattendu, qui se présente comme un risible intermède. Un appel singulier se fait entendre derrière nous du côté de la colline. Ce sont les accents de la dispute, de l’effroi, de la fureur sauvage. Entre les roches et les buissons, une troupe court çà et là criant : « Arrête !… ici !… là !… là-bas !… bon !… ici !… avance !… » En poussant ces cris, des centaines de gens courent, sautent, se précipitent, comme à la chasse et à la poursuite de quelque objet ; enfin l’énigme est résolue à l’instant même où l’évêque atteint le haut de la colline avec la vénérable procession. Un vif et robuste compagnon accourt pour montrer d’un air satisfait un blaireau sanglant. La pauvre innocente bête, effrayée par le mouvement de la foule pieuse qui s’avance, coupée de son terrier, est tuée par l’homme, toujours impitoyable, dans le moment le plus béni, au milieu de la fête la plus féconde en miséricordes.
Cependant l’ordre et la gravité furent aussitôt rétablis, et l’attention se porta sur une nouvelle procession, qui s’avançait d’une marche imposante. Tandis que l’évêque se rendait à l’église, la commune de Bindenheim arriva aussi nombreuse que décente. Nous ne réussîmes pas mieux qu’auparavant à démêler dans cette population un caractère particulier. Tant de confusion nous avait nous-mêmes confondus, et nous laissâmes le cortége s’avancer d’un pas tranquille dans ce pêle-mêle toujours croissant.
Chacun se portait vers la chapelle et s’efforçait d’entrer. Poussés de côté par la foule, nous nous arrêtâmes en plein air, pour admirer, de derrière la colline, la verte perspective qui s’ouvre sur la vallée où la Nahe serpente sans être vue. Là on domine la plus diverse et la plus fertile contrée, jusqu’au pied du Donnersberg, dont la croupe puissante termine majestueusement le tableau.
A ce moment, la compagnie s’aperçut qu’elle approchait du quartier des vivres. Des tentes, des boutiques, des bancs, des abris de toute sorte, étaient là rangés à la file. Attirés par les fumées appétissantes, nous trouvâmes une jeune et vive hôtesse occupée autour d’un vaste brasier, où elle faisait rôtir des saucisses. En mettant elle-même la main à l’œuvre, secondée d’ailleurs par de nombreux garçons, alertes, infatigables, elle savait satisfaire la masse des chalands qu’on voyait affluer. Servis à notre tour de viande fumante et de bon pain frais, nous essayons de nous placer à une longue table abritée, déjà garnie de convives. De bonnes gens se serrèrent et nous trouvâmes d’agréables voisins, je dirai même une aimable société, venue des bords de la Nalie pour assister à la fête renouvelée. Les enfants joyeux buvaient du vin comme les autres. De petites cruelles brunes, qui portaient le chiffre du saint tracé en blanc, circulaient dans la famille. Nous nous étions pourvus comme nos voisins, et nous plaçâmes devant nous nos cruches pleines.
Alors parut le grand avantage de ces rassemblements populaires, qui, en vue de quelque grand intérêt, font converger de loin à la ronde tant de rayons isolés vers un même centre. Li on entend parler tout d’un coup de plusieurs provinces. Le minéralogiste découvre d’abord des personnes qui connaissent les roches d’Oberstein, leurs agates et la manière de les travailler, . et qui peuvent engager là-dessus avec le naturaliste une conversation instructive. On mentionne aussi les mines de mercure de Muschellandsberg. On acquiert des idées nouvelles, et l’on a l’espérance de recevoir le bel amalgame cristallisé que ce lieu produit.
Les plaisirs de la table ne sont nullement interrompus par ces doctes entretiens. Nous envoyons à l’hôte nos cruches vides ; il nous fait prier d’avoir patience jusqu’à ce qu’on ait percé le quatrième tonneau. Il était encore de bonne heure et le troisième était déjà débité. Personne ne rougit d’aimer le vin ; on fait gloire de savoir en user. De jolies femmes avouent que leurs enfants boivent du vin en même temps que le lait maternel. Nous demandâmes s’il était vrai qu’il se fût trouvé des dignitaires de l’Église, et même des princes électeurs, en état de boire en vingt-quatre heures huit mesures du-Rhin, c’est-àdire seize de nos bouteilles. Un convive à l’air grave fit observer qu’il suflisait pour répondre à cette question de se rappeler le sermon de carême de leur évêque, qui, après avoir représenté à son troupeau, avec les plus fortes couleurs, le vice affreux de l’ivrognerie, conclut de la manière suivante :
« Vous êtes donc convaincus, fidèles auditeurs, déjà admis à la grâce du repentir et de la pénitence, que c’est commettre le plus grand péché d’abuser ainsi des dons excellents du Créateur. Mais l’abus n’exclut pas l’usage, car il est écrit : Le vin réjouit le cœur de l’homme. D’où il résulte que nous pouvons très-bien et que nous devons user du vin pour notre plaisir et celui des autres. Or^ parmi les hommes qui m’écoutent, il n’y en a peutêtre aucun qui ne soit en état de boire deux mesures de vin sans que sa tête en soit troublée ; mais que celui qui, à la troisième ou à la quatrième mesure, commence à s’oublier, au point de méconnaître sa femme et ses enfants, de les injurier, de les frapper de la main ou du pied, et de traiter en ennemies les personnes qui lui sont le plus chères, que celui-là rentre aussitôt en lui-même et s’abstienne d’un pareil excès, qui lui attire la haine de Dieu et des hommes et le mépris de ses frères. Quant à celui qui, après avoir bu quatre mesures et même cinq ou six, se possède toujours parfaitement, au point de pouvoir venir en aide à son frère en Jésus-Christ, veiller à ses affaires, accomplir les ordres de ses supérieurs ecclésiastiques et séculiers, que celui-là prenne modestement sa part et la reçoive avec reconnaissance. Mais qu’il se garde bien d’aller plus loin sans s’être bien éprouvé lui-même, parce que c’est là d’ordinaire le terme assigné à l’homme faible. C’est en effet par une exception extrêmement rare que le Dieu tout bon accorde îi quelqu’un la grâce singulière de boire huit mesures sans s’incommoder, comme il a daigné me l’accorder à moi, son serviteur. Et comme on ne peut me reprocher de m’être abandonné contre personne à une injuste colère, d’avoir méconnu mes commensaux et mes parents, ou même d’avoir négligé mes devoirs et mes affaires ecclésiastiques ; qu’au contraire vous m’êtes tous témoins que je suis toujours prêt à m’employer pour la louange et la gloire de Dieu, comme pour le bien et l’avantage de mon prochain, je puis bien, avec gratitude et en bonne conscience, user toujours à l’avenir du don qui m’a été confié.
« Pour vous, mes chers auditeurs, afin de rafraîchir vos corps et de réjouir vos esprits, selon la volonté du Dispensateur, prenez chacun votre modeste part. Et pour qu’il en soit ainsi, et que tout excès soit évité, agisse ?, tous selon le précepte du saint apôtre qui dit : « Éprouvez toutes choses et retenez ce « qui est bon. »
Le vin ne pouvait manquer d’être encore, comme il l’avait été, le principal sujet de la conversation, et il s’éleva aussitôt un débat sur la supériorité des différents crus. Mais nos petites cruches brunes étant revenues pleines, quand on vit le blanc monogramme du saint occupé de toutes parts d’une manière si bienfaisante, on fut presque honteux de ne pas savoir exactement son histoire, quoiqu’on se rappelât, fort bien qu’il avait renoncé à tous les biens terrestres, et qu’il n’avait tenu aucun compte de sa vie pour soigner les pestiférés. Alors la société, accédant à notre désir, conta comme à l’envi cette intéressante légende, les enfants et les parents s’entr’aidant les uns les autres.
Nous apprîmes de la sorte à connaître la légende dans sa véritable essence, passant de bouche en bouche et d’oreille en oreille. Point de contradiction, mais des différences infinies, qui peuvent résulter de ce que chaque caractère a pris à la chose et aux incidents particuliers un intérêt différent, d’où vient qu’une circonstance est tantôt laissée dans l’ombre, tantôt mise en lumière, et les divers pèlerinages confondus, ainsi que les séjours du saint en divers lieux.
J’ai essayé, mais sans succès, de tracer cette histoire sous forme de conversation, comme je l’avais entendue, et je vais la donner ici comme elle est ordinairement rapportée.
Saint Roch naquit à Montpellier. Son père s’appelait Jean, sa mère Libéra. Ce Jean avait sous sa puissance Montpellier et d’autres villes encore. C’était un homme pieux. Il fut longtemps sans avoir d’enfants. Enfin il obtint de la vierge Marie un fils, qui vint au monde avec une croix rouge sur la poitrine. Quand ses parents jeûnaient, il devait jeûner aussi, et, dans ces jours-là, sa mère ne lui donnait le sein qu’une fois. Dès sa cinquième année, il commença à manger et boire fort peu ; dans sa douzième, il rejeta toute supcrfluité, toute vanité ; il donnait aux pauvres l’argent de ses menus plaisirs et leur faisait beaucoup de bien. Il se montra aussi applique à l’étude, et se fit bientôt une grande réputation par sa science. Il n’avait pas encore vingt ans lorsqu’il perdit son père et sa mère. Alors il distribua son patrimoine aux pauvres, renonça au gouvernement du pays, partit pour l’Italie,et se présenta dans un hôpital, où se trouvaient beaucoup de gens atteints de maladies contagieuses, qu’il voulut soigner. On ne voulait pas d’abord l’admettre ; on lui représentait le danger, mais il persista, et, lorsqu’il eut la permission d’approcher des malades, il les guérit tous en les touchant de la main droite et en faisant le signe de la croix. Ensuite il se rendit à Rome, où il guérit de la peste un cardinal ainsi que beaucoup d’autres personnes, et il demeura trois ans chez ce cardinal.
Enfin, atteint lui-même de la terrible maladie et transporté dans une maison de pestiférés, où de cruelles douleurs lui faisaient quelquefois pousser des cris affreux, il sortit de l’hôpital et s’assit dehors devant la porte, pour ne pas incommoder les autres malades par ses cris. Les passants, l’ayant vu, supposèrent que la chose était arrivée par la négligence des gardiens ; mais, apprenant qu’il n’en était rien, ils le crurent insensé et le chassèrent de la ville. Sous la conduite de Dieu, aidé de son bâton, il se traîna tout doucement dans la forêt voisine. Alors, la grande douleur ne lui permettant pas d’aller plus loin, il se coucha sous un érable et y prit un peu de repos ; auprès de lui jaillissait une source, où il se désaltéra.
Non loin de là était un domaine, où s’étaient réfugiés beaucoup de nobles citadins, entre autres un gentilhomme nommé Gothard, qui avait beaucoup de valets et de chiens de chasse. Or, il arriva une chose fort singulière. Un chien de chasse, d’ailleurs très-bien dressé, déroba un pain de dessus la table et s’enfuit. Quoique puni, il prend son temps le lendemain et s’enfuit heureusement avec sa proie. Le comte soupçonne quelque mystère et suit le chien avec ses valets. Ils trouvent sous l’arbre le pieux pèlerin mourant. Il les supplie de s’éloigner, de le laisser, afin de ne pas prendre son mal. Mais Gothard résolut de ne pas quitter le malade avant qu’il fût guéri, et il eut de lui les plus grands soins. Saint Roch, ayant repris quelques forces, finit par se rendre à Florence, y guérit beaucoup de pestiférés, et fut guéri lui-même par une voix du ciel. Il décida Gothard à fixer aussi sa demeure avec lui dans la forêt et à servir Dieu sans cesse : Gothard y consentit, à condition que Roch demeurerait avec lui. En effet ils habitèrent longtemps ensemble dans une vieille cabane. Et lorsque enfin saint Roch eut assez initié Gothard h cette vie d’anachorète, il se remit en chemin, et, après un pénible voyage, il arriva heureusement dans sa patrie, dans la ville qui lui avait autrefois appartenu et qu’il avait donnée à son cousin. Là, comme on était en guerre, on le prit pour un espion, et on le mena devant le seigneur, qui ne le reconnut pas, tant il était changé et pauvrement vêtu, et qui le fit jeter en prison. Pour lui, il rendit grâce à Dieu de ce qu’il lui faisait éprouver toute sorte de malheurs, et il passa en prison cinq années entières. Bien plus, quand on lui apportait quelque nourriture cuite, il ne voulait pas l’accepter, crucifiant encore sa chair par les veilles et par le jeûne. Lorsqu’il s’aperçut que sa fin était proche, il pria les serviteurs du geôlier de lui amener un prêtre. Or, il était couché dans une fosse très-sombre ; mais, quand le prêtre vint, elle parut claire, ce qui le surprit au plus haut point, puis, aussitôt qu’il regarda saint Roch, il remarqua en lui quelque chose de divin, et, de frayeur, il tomba demi-mort. Quand il fut remis, il courut chez le seigneur, et lui annonça ce qu’il avait appris, et que Dieu avait été très-oflensé qu’on eût retenu si longtemps, dans une prison si dure, le plus pieux des hommes. Quand cette nouvelle se fut répandue dans la ville, on courut en foule à la tour. Alors saint I\och fut pris d’une faiblesse et rendit l’esprit. Mais chacun vit par les fentes de la porte percer une brillante lumière. La porte ouverte, on vit le saint étendu mort sur la terre, et des lampes brûlant auprès de sa tête et à ses pieds. Sur l’ordre du seigneur, on l’inhuma en grande pompe dans l’église. Il fut d’ailleurs reconnu à la croix rouge qui avait paru sur sa poitrine dès sa naissance, et il s’ensuivit de grands gémissements et de grandes lamentations.
Voilà les choses qui se passèrent le 16 août 1327. Dans la suite on bâtit à Venise, où son corps est conservé, une église en son honneur. Lorsqu’on 1414 un concile se réunit à Constance, la peste s’y déclara, et l’on ne trouvait nulle part aucun secours ; mais le fléau céda aussitôt qu’on eut invoqué ce saint et ordonné des processions en son honneur.
Nous eûmes assez de peine à recueillir tranquillement cette paisible histoire, car on disputait depuis longtemps à notre longue table sur le nombre des pèlerins et des curieux. Quelques-uns faisaient monter à dix mille, d’autres à bien plus encore, le nombre des personnes qui tourbillonnaient sur la colline. Un offlcier autrichien, se fiant à son coup d’œil militaire, se déclara pour l’estimation la plus haute.
Cent propos divers se croisaient. Je notais dans mon album différentes maximes villageoises et des prophéties proverbiales sur la température que nous aurions cette année : quand on s’aperçut de l’intérêt que j’y mettais, on m’en trouva bien d’autres, qui méritent d’être citées, parce qu’elles ont trait aux mœurs du pays et aux affaires qui intéressent le plus les habitants.
« Sécheresse d’avril chagrine le paysan. — Si la fauvette chante avant que la vigne pousse, l’année sera bonne. — Plus Noël tombe près de la nouvelle lune, plus l’hiver sera rude, mais, s’il arrive avec la pleine lune ou le décours, l’hiver sera doux. — Quand le foie du brochet, disent les pêcheurs, est trop large vers la poche du fiel, et que la partie antérieure est étroite et pointue, cela présage un long et rigoureux hiver. — La voie lactée paraît-elle déjà blanche et brillante en décembre, l’année sera bonne. — Si le temps est nébuleux et sombre de Noël aux Rois, l’année amènera des maladies. — Quand les vins s’agitent dans les tonneaux et débordent pendant la nuit de Noël, la vendange sera bonne. — Si l’on entend de bonne heure le héron, la moisson sera belle. — Si les fèves croissent outre mesure, et si les chênes donnent beaucoup de glands, on aura peu de blé. — Si les chouettes et les autres oiseaux quittent les bois contre leur coutume, et volent en troupes vers les villes et les villages, l’année sera stérile. — Un frais mois de mai donne de bon vin et beaucoup de foin. — Pas trop de froid, pas trop d’eau, remplit granges et tonneaux. — Les fraises mûres à Pentecôte annoncent de bon vin. — S’il pleut dans la nuit de sainte Vaubourg, on espère une bonne année. — Si une oie de la Saint-Martin a la lunette brune, cela présage du froid ; si elle l’a blanche, de la neige.
Un montagnard avait écoulé d’un air jaloux, ou du moins sérieux, tous ces proverbes relatifs à la fertilité de la terre : on lui demanda s’il n’y avait pas aussi chez eux de ces dictons. Il répondit qu’il ne pouvait pas nous en servir un si bel assortiment ; que chez eux on disait tout simplement par forme de bénédiction : « Rondes le matin, pilées à midi, en tranches le soir ; puissions-nous toujours en avoir1 ! »
On applaudit à cette heureuse tempérance, et l’on assura qu’il y avait des temps où l’on devait être satisfait d’avoir aussi bien.
Tandis que maintes compagnies quittent avec indifférence la table, qui s’étendait presque à perte de vue, d’autres échangent des salutations, et la foule se disperse peu à peu. Les plus proches voisins, un petit nombre d’aimables convives, s’attardent seuls encore. On se quitte à regret, on revient quelquefois sur ses pas, et l’on se rapproche pour savourer la triste douceur d’un pareil adieu ; enfin, pour se calmer un peu, on se promet un revoir impossible.
Le soleil est haut : hors des tentes et des échoppes on souffre, on manque de l’ombre qu’une grande plantation de jeunes noyers promet sur cette colline aux races futures. Puissent tous les pèlerins ménager ces tendres arbrisseaux ! Puisse la louable bourgeoisie de Bingen protéger cet établissement, et, par’des plantations complémentaires et des soins attentifs, le faire, peu à peu prospérer pour son avantage et pour la joie d’innombrables pèlerins !
Un mouvement nouveau annonce un nouvel événement. On court au sermon. Toute la foule se porte du côté oriental. Là, l’église n’est pas encore achevée ; les échafaudages y sont encore, l’édifice n’est pas terminé qu’on y célèbre déjà le service divin. Il en était de même quand de pieux ermites bâtissaient de leurs mains dans les solitudes des églises et des couvents. Chaque coup de marteau, chaque pose d’une pierre, était service divin. Les amateurs se rappellent les remarquables tableaux de Lesueur, représentant la vie de saint Bruno. Ainsi se répète dans la grande marche du monde tout ce qui est marquant. L’homme attentif l’observe partout.
1. Le mot de l’énigme est pommes de ferre.
Une chaire de pierre, adossée au mur extérieurement, portée sur des consoles de pierre, n’est accessible que de l’intérieur. Le prédicateur paraît : c’est un homme dans la force de l’âge. Un jeune garçon tient un parasol ouvert sur sa tête. Le prédicateur prononce d’une voix sonore et distincte un discours trèsclair. Nous croyons en avoir suivi le sens, et nous avons répété quelquefois ce discours à nos amis. Cependant il est possible que dans ces reproductions, nous nous soyons écarté du texte primitif et que nous y ayons mêlé du nôtre. On trouvera du moins dans ce qu’on va lire un esprit doux, qui encourage au travail, si l’on n’y trouve pas toujours les paroles éloquentes et fortes que nous entendîmes ce jour-là.
« Fidèles et cliers auditeurs, vous êtes montés aujourd’hui en grand nombre sur cette colline pour célébrer une fête qui était, par la volonté de Dieu, interrompue depuis bien des années. Vous venez pour voir restaurée, décorée et consacrée, la maison de Dieu, naguère encore déshonorée et dévastée ; pour la visiter dévotement et vous acquitter avec reconnaissance des vœux que vous avez faits au saint qui est ici particulièrement honoré. Comme le devoir m’oblige à vous adresser dans cette occasion des paroles édifiantes, rien ne me paraît mieux à sa place que d’examiner avec vous comment un pareil homme, né de parents pieux, il est vrai, mais pécheurs, est parvenu à mériter la grâce de demeurer devant le trône de Dieu, et de pouvoir obtenir par son intercession en faveur de ceux qui adressent avec foi leur prière à saint Roch la délivrance de maux affreux, qui emportent des populations entières, de pouvoir les délivrer même de la mort.
« Il est devenu digne de cette grâce, nous le répétons avec confiance, de même que tous ceux que nous honorons comme saints, parce qu’il possédait la vertu la plus excellente, qui renferme en elle tous les autres biens, une soumission absolue à la volonté de Dieu. En effet, quoique nul homme mortel ne puisse se flatter de devenir égal ou seulement semblable à Dieu, une résignation absolue à sa sainte volonté est le premier et le plus sûr degré pour s’approcher de l’Être suprême.
« Voyez, pour exemple, les pères et les mères auxquels la Providence a accordé de nombreux enfants. Ils prennent de tous les plus tendres soins ; mais, si l’un ou l’autre se distingue par sa docilité et son obéissance ; s’il se soumet sans questionner et sans hésiter aux volontés de ses parents ; s’il remplit ponctuellement leurs ordres, et s’il se conduit comme s’il ne vivait que dans ses parents et pour eux, il acquiert de grands priviléges. Les parents écoutent ses prières et son intercession ; adoucis par d’amicales caresses, ils oublient souvent leur colère et leur mécontentement. Qu’on se représente ainsi, d’une manière humaine, la relation de notre saint avec Dieu, relation à laquelle il s’est élevé par une soumission absolue. »
Cependant, nous autres auditeurs, nous levions les yeux vers la pure voûte du ciel ; le plus clair azur était animé par de légers nuages flottants ; nous occupions la plus haute place. La perspective, dans le cours supérieur du fleuve, était brillante, distincte, libre ; nous avions le prédicateur à gauche, au-dessus de nous, les auditeurs du côté d’en bas, devant lui et devant nous.
L’espace où se trouve le nombreux auditoire est une grande terrasse incomplète, qui penche en arrière et d’une manière inégale: avec de bonnes murailles et les arrangements convenables, un architecte ferait de l’ensemble un des plus beaux lieux du monde. Aucun prédicateur, parlant devant des milliers d’auditeurs, ne vit jamais par-dessus leurs têtes un si riche paysage. Mais que l’architecte place la foule dans un espace uni, peut-être un peu élevé par derrière, et tout le monde verra et entendra commodément le prédicateur. Cette fois, la disposition du lieu étant imparfaite, les auditeurs étaient sur la pente, les uns derrière les autres, s’arrangeant du mieux qu’ils pouvaient ; vus d’en haut, ils offraient le singulier aspect d’un flot doucement balancé. La place de l’évêque n’était distinguée que par le baldaquin qui dominait les têtes, mais le prélat était lui-même perdu dans la foule. Un architecte intelligent assignerait aussi à ce haut dignitaire une place convenable, distinguée, qui relèverait l’éclat de la cérémonie. Ce regard jeté autour de nous, ces réflexions, que ne pouvait manquer de faire un goût exercé, ne nous empêchèrent pas d’être attentifs aux paroles du digne prédicateur, qui passa au second point et parla à peu près en ces termes :
« Cette soumission à la volonté de Dieu, si méritoire qu’elle puisse être, serait cependant demeurée stérile, si le pieux jeune homme n’avait pas aimé sou prochain comme lui-même et plus que lui-même. En effet, quoique sa confiance dans les dispensations de Dieu l’eût porté à distribuer son bien aux pauvres pour se rendre dans la Terre Sainte en pieux pèlerin, il se laissa pourtant détourner en chemin de cette louable résolution. La grande détresse dans laquelle il trouve ses frères lui fait un devoir absolu d’assister les malades les plus dangereux, sans songer à lui-même. Il suit sa vocation dans plusieurs villes, jusqu’à ce qu’enfin, saisi à son lour par le mal furieux, il se trouve hors d’état de secourir son prochain. Ces dangereux travaux l’ont approché de Dieu une seconde fois : car, de même que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour le sauver, saint Roch s’est sacrifié lui-même pour ses semblables. »
L’attention à chaque parole était grande ; les auditeurs étaient à perte de vue. Tous les pèlerins venus isolément et toutes les processions des paroisses étaient là rassemblés, après avoir appuyé contre l’église, à la gauche du prédicateur, leurs éten. dards et leurs bannières, ce qui n’était pas une décoration à dédaigner. Mais on aimait à voir dans une petite cour latérale, entr’ouverte du côté de l’assemblée, toutes les images, dressées sur des supports et maintenant leurs droits, comme étant les auditeurs les plus considérables.
Trois images de la Mère de Dieu, de diverse grandeur, brillaient, toutes neuves, aux rayons du soleil. Les longs rubans roses flottaient gaiement au souffle d’un vif courant d’air. L’enfant Jésus, vêtu de drap d’or, était là, toujours gracieux. Saint lloch, plus d’une fois répété, contemplait paisiblement sa fête, sous ses habits de velours noir.
Le prédicateur passa au troisième point et dit à peu près ces paroles :
« Mais ces importants et pénibles travaux n’auraient pas eu de suites bénies, si saint Roch avait attendu pour de si grands sacrifices une récompense terrestre. Ces actions saintes, Dieu seul peut les récompenser, et cela dans l’éternité. L’espace du temps est trop court pour une rétribution infinie. Aussi l’Eternel a-t-il favorisé notre saint homme pour tous les temps, et lui a-t-il accordé la suprême félicité de pouvoir à jamais secourir des deux les hommes ainsi qu’il l’avait fait ici-bas de son vivant.
« Nous devons par conséquent le regarder à tous égards comme un modèle sur lequel nous mesurons nos progrès spirituels. Si doncen de tristes jours vous vous êtes tournés vers lui, et si, par la faveur divine, vous avez été heureusement exaucés, éloignez maintenant tout orgueil et toute fierté ; demandez-vous humblement et courageusement : « Avons-nous eu ses vertus devant les « yeux ? Nous sommes-nous efforcés de marcher sur ses traces ? « Dans le temps le plus affreux, sous des fardeaux à peine sup« portables, nous sommes-nous résignés à la volonté de Dieu î « Avons-nous étouffé un murmure naissant ? Avons-nous vécu « dans une ferme espérance, pour mériter qu’elle fût comblée « d’une manière aussi gracieuse qu’inattendue ? Dans les jours « les plus horribles de furieuses épidémies, avons-nous fait plus « que de prier et d’implorer le salut ? Avons-nous, dans cette « détresse, porté secours aux nôtres, à nos parents plus ou moins « éloignés, à nos connaissances, même aux étrangers et à nos « ennemis ? Avons-nous risqué notre vie pour Dieu et pour son « saint ? »
« A ces questions, si vous pouvez dans le fond du cœur répondre: « Oui ! » comme la plupart d’entre vous le peuvent sans doute sincèrement, emportez dans vos demeures un bon témoignage. Et si vous pouvez, comme je n’en doute pas, ajouter encore : « Dans tout cela nous n’avons eu en vue aucun avantage « terrestre, nous nous sommes contentés de faire ce qui était « agréable à Dieu, » vous avez d’autant plus lieu de vous réjouir de n’avoir fait aucune prière vaine, et d’avoir été plus semblables à l’intercesseur.
« Croissez et avancez dans ces vertus durant les bons jours, afin que dans les mauvais, qui surviennent souvent à l’improviste, vous puissiez adresser à Dieu par son saint vos vœux €t vos prières.
« Et considérez aussi à l’avenir les pèlerinages que vous ferez encore en ce lieu comme des avertissements renouvelés que vous ne pouvez offrir au Tout-Puissant un plus grand sacrifice d’actions de grâces qu’un cœur amendé et enrichi de nouveaux dons spirituels. »
Le sermon laissa sans doute dans tous les esprits une impression salutaire, car chacun entendit ces claires paroles et chacun grava dans son cœur ces sages leçons pratiques.
L’évêque rentra ensuite dans l’église. Ce qui s’y passa nous est resté inconnu. Nous entendîmes de dehors le retentissement du Te Deum. L’entrée et la sortie des flots de la foule étaient extrêmement animées. La fête touchait à sa fin. Les processions se rangèrent pour se retirer. Ceux de Bidenheim, arrivés les derniers, s’éloignèrent les premiers. Nous désirions sortir de la cohue, et nous descendîmes avec la paisible et grave procession de Bingen. Nous remarquâmes encore sur notre passage les traces des mauvais jours de la guerre. Les stations du chemin de la Croix semblaient avoir été détruites. En les rétablissant, l’esprit religieux et le sentiment artistique devraient associer leurs efforts, afin que tout visiteur, quel qu’il fût, pût parcourir ce chemin avec édification.
Arrivés à Bingen, dont la situation est magnifique, nous désirâmes, après tant d’événements merveilleux, divins et humains, nous livrer sur-le-champ aux fortes impressions de la nature. Un bateau nous mena au-dessous des rapides ; nous glissâmes sur le reste de l’ancienne digue, que le temps et l’art ont vaincue ; nous laissâmes à gauche la tour fabuleuse, bâtie sur la roche indestructible, à droite Ehrenfels ; mais nous revînmes bientôt pour cette fois, emportant l’image de ces gorges effrayantes, barrières à travers lesquelles le Rhin s’est frayé un passage depuis des temps éternels.
Comme pendant toute la matinée, le soleil nous accompagna pendant ce retour ; toutefois des nuages vinrent nous donner l’espoir d’une pluie ardemment désirée, et en effet il survint une averse bienfaisante, qui dura assez longtemps pour nous faire trouver au retour toutes les campagnes rafraîchies. Saint Roch, agissant selon toute apparence auprès d’autres libérateurs, s’était donc montré abondamment secourable, même en dehors de son office.