Féminisation en français des noms masculins en or, Édouard Le Héricher


FÉMINISATION EN FRANÇAIS
DES NOMS MASCULINS LATINS EN OR.

L’époque la plus intéressante dans l’histoire d’une langue, c’est lorsqu’elle se dégage du sein de sa mère : c’est la période des premiers barbarismes et solécismes. L’un des solécismes les plus curieux de la transition du latin au français, c’est le changement de genre qu’ont subi les substantifs latins en or, comme dolor, pavor, frigor, error, calor, flos, floris, mos, moris, amor, labor, honor etc., qui sont tous devenus féminins en français. Dans le français moderne, ces trois derniers seuls ont repris leur genre primitif. Comme les grammaires s’étudient aujourd’hui au point de vue de l’influence de l’idée, car c’est l’idée qui fait les mots, il est évident qu’une idée nouvelle, celle de l’abstraction, présida à l’évolution de cette classe considérable de mots. Il est quelquefois difficile de déterminer l’idée qui fait les genres : en général cependant, c’est l’idée de force qui fait le masculin ; c’est celle de faiblesse qui détermine le féminin. Ainsi, si les noms d’arbres étaient féminins en latin sous l’influence de l’idée de maternité, puisqu’ils donnent les fruits, un autre aspect des choses les fit voir comme représentant la force, la durée. C’est ainsi que poison, du latin potio, féminin en vieux français et encore aujourd’hui dans la bouche du peuple, passa au masculin vers le XVe siècle, sous l’empire de l’idée de force, d’énergie, par suite de la découverte de poisons énergiques. Même au sein du latin, ce point de vue se montra : laurus et cupressus sont masculins dans Plaute, dans la langue populaire. Pour d’autres mots, l’idée variait entre le peuple et le monde lettré, par conséquent le genre. Le substantif pulvis, pulveris était féminin à l’état archaïque, féminin dans Ennius, féminin dans Plaute et dans la langue populaire, celle qui a formé notre français, où poulvre, pouldre est féminin. Il en était de même de frons, frontis, masculin à l’état d’archaïsme, et un poète comique, c’est-à-dire parlant la langue du peuple, Cæcicier Slatius, disait fronte hilaro.

Aux origines connues, mais relativement récentes encore, de notre langue française, les genres se soustraient au latin littéraire. On peut citer le suo part, « de sa part », dans le serment de 842. On trouve dans les sermons de saint Bernard choses défaillants ; dans le Voyage de Charlemagne « la menzonge et la sépulcre. »

Pour modifier le genre des noms latins en or, une classe très-nombreuse, il a fallu une cause puissante ou plusieurs causes concourant à la fois. Nous en connaissons trois : 1o la cause phonétique ; 2o la cause historique ; 3o la cause philosophique.

1o Cause phonétique : c’est celle de la prononciation. Une observation de Édélestand du Méril m’a mis sur la voie de la solution : « Quoiqu’on écrive eur sans e muet, la forte articulation de R supplée à son absence et le fait réellement entendre. » En effet, le latin calor, calorem, est devenu caure, avec l’e muet dans le douzième et treizième siècle. Nous en avons quatre exemples. Il avait donc cette finale qui est un signe de féminité dans toute la langue française. Cette prononciation involontaire d’un e muet dans la finale eur produisit en vieux français la forme bonheureté, l’état du bonheur. C’est la prononciation qui a féminisé dans la langue du peuple les mots autel et hôtel, incendie etc., parce que un se prononce une devant tous ces mots : « une incendie, une hôtel. »

M. Littré a hasardé sur cette transformation de genre une hypothèse à laquelle il semble n’attacher qu’une faible importance. Il l’appelle « une petite théorie », en ajoutant : « Le mot n’est-il pas ambitieux pour des choses si ténues ? » (Préface de la 2e édition de la grammaire historique de Brachet.) Établissant que tous ces substantifs en latin or, en français eur, ont été féminins, et trouvant au XIIIe siècle un d’eux avec une terminaison féminine, caure (chaleur du latin calorem), il suppose que ce mot (dont on n’a que trois ou quatre exemples) a exercé une influence sur le genre de ses semblables. D’abord il faudrait en trouver d’autres que caure, et jusqu’ici il n’y en a pas ; ensuite, caure, avec son e final, n’est pas une cause, il est un effet. Cet e résulte de la prononciation indiquée par Ed. du Meril, que nous avons citée plus haut. En terminant, M. Littré remarque que ces mots sont tous masculins, comme ils doivent l’être, en italien, en espagnol, mais qu’ils sont féminins en provençal. Nous nous emparons de ce féminin sur une terre gauloise pour l’ajouter à la preuve historique à laquelle nous arrivons.

2o  cause historique. Si les peuplades celtiques admettant le masculin et le féminin, comme le fait l’armoricain, avaient représenté par des substantifs féminins certaines idées morales ou intellectuelles, comme les idées abstraites par exemple, si elles s’étaient créé, pour ainsi dire, des moules de cette espèce, dont elles s’étaient fait une longue habitude, n’était-il pas fatal que ces idées, qui s’étaient exprimées par le genre masculin en latin, prissent le genre indigène, natal, habituel ? D’ailleurs, les peuples vaincus, envahis sont toujours plus nombreux que les vainqueurs, et les Romains durent prendre pour femmes des Gauloises, qui inculquèrent à leurs enfants les lois principales de leur langage. Si les vainqueurs introduisirent une très-grande partie de leur vocabulaire, les vaincus imposèrent leur prononciacion et leur grammaire ; il se passa alors ce qui eut lieu plusieurs siècles plus tard, lors de l’invasion normande en Angleterre. Les Romains apportaient donc leurs substantifs masculins en or, à signification abstraite, chez un peuple dont les synonymes étaient féminins, Gallia victa victorem cepit, et les mères les féminisèrent pour leurs enfants gallo-latins. Ainsi il suffit de mettre en regard de ces noms en or leur synonymes celtiques féminins :

Masc. Frigor, la froidure, = fém. celt. ienen.
Candor, la blancheur, gwender.
Rubor, la rougeur, ruzder.
Calor, la chaleur, tomder.
Dulcor, la douceur, kunvelez.
Color, la couleur, livadurez.
Grandor, la grandeur, brazder.
Pavor, la peur, aoun.
Dolor, la douleur, anken.
Amor, l’amour, karantez.
Clamor, la clameur, galvaden.
Valor, la valeur (le prix), talvondeguez.

Les Romains eurent-ils de la peine à entrer dans ce système de genres ? Non, car ils y étaient préparés par tout un vaste vocabulaire d’expressions abstraites. En effet, ces expressions masculines en or forment une exception dans l’ensemble de la langue latine, où la généralité des termes abstraits est de l’autre genre. Comparez en effet les classes si nombreuses en us, utis, comme juventus, jeunesse ; elle en ia, comme pigritia, pigresse et paresse ; celle en as, atis, comme paupertas, poverté et pauvreté ; celle en entia comme prudentia et plusieurs autres encore. La grande majorité des idées abstraites reposait donc au fond de l’esprit latin dans le moule de la féminalité : c’était la base, la forme, l’habitude. On conçoit qu’avec quelque temps, par la puissance de l’analogie, la classe des noms en or soit venue se fondre dans ce vaste creuset. Si en italien et en espagnol ces noms sont restés masculins, ils sont féminins en provençal, dans la langue d’un pays d’origine celtique.

L’invasion franque ou germanique, au Ve siècle, vint confirmer cette disposition à féminiser les noms en or, puisque la plupart de leurs synonymes en allemand sont féminins ; nous citerons warme, féminin, chaleur ; kalte, féminin, froideur, froidure ; weisse, féminin, blancheur ; rothe, féminin, rougeur ; dichte, féminin, épaisseur ; liebe, féminin, amour ; arbeit, féminin, labeur ; errhe et wurde, féminin, honneur ; furchte, féminin, peur.

3o  Cause philosophique. D’ailleurs, une loi supérieure dominait ces transformations et en était le point de départ : c’est que les noms abstraits, ceux qui représentent une idée vague, générale, une disposition passive, ont pris, en immense majorité, le genre féminin. C’est la forme de l’abstraction. Cette loi se manifestait en latin dans les nombreuses classes de noms en entia : prudentia, prudence ; en us, utis : juventus, jeunesse ; en ia : pigritia, paresse ; en as, atis : paupertas.

Ainsi, le plus grand nombre des idées abstraites reposait au fond de l’esprit latin dans le moule de la féminalité : c’était la base, l’habitude, la forme. Par la puissance de l’analogie, la classe du nom latin en or, relativement peu nombreuse, est venue se fondre dans ce vaste creuset. L’assimilation se fit donc aisément avec les idiomes celtiques, où l’idée abstraite correspondante avait la forme féminine. C’est ainsi que la déclinaison latine rencontra une déclinaison semblable dans les idiomes celtiques. Il y eut là une espèce d’embrassement de deux types identiques. Dans cette coïncidence, la plus grande force était du côté du celtique, qui avait la prise de possession et l’avantage du nombre, et la déclinaison gauloise os et on aux deux cas du singulier, oi et us aux deux cas du pluriel, a plus le droit que la déclinaison latine de réclamer la forme de la déclinaison du vieux français.

Pour les noms en or, en français eur, la destinée de leur genre ne fut pas complètement fixée dans tout le cours de notre langue ; mais si le masculin reparut, ce fut par suite d’efforts individuels et de savantes imitations. Dans les origines érudites de la langue, au XIIe siècle, un document, fait d’ailleurs sur un original latin, présente lo dolor, li dolors, mon dolor (Dialogues Grégoire). Un autre savant, Oresme, au XIVe siècle, écrivait « mon labeur » ; or, labeur était alors féminin.

Au XVIe siècle, on essaya de rappeler ces mots à leur genre d’origine. Calvin disait : « cest erreur pestilent. » Rabelais suivit la même réaction. Enfin elle a réussi pour deux ou trois mots : « amour, labeur, honneur, » qui sont retournés au masculin. Telle est l’évolution du genre des mots en or dans l’histoire de la langue française.

Éd. Le Héricher.

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