Félix Duban et l’exposition de ses dessins à l’Ecole des Beaux-Arts

Félix Duban et l’exposition de ses dessins à l’Ecole des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 606-629).
FELIX DUBAN
L'EXPOSITION DE SES DESSINS A L'ECOLE DES BEAUX-ARTS

Lorsque, au commencement de l’année 1857, les amis et les élèves de Paul Delaroche organisaient une exposition posthume de ses œuvres, l’entreprise qu’ils tentaient n’avait pas eu de précédent encore dans notre pays. C’était la première fois qu’en France on essayait de réunir pour les remettre sous les yeux du public les travaux successivement produits par un artiste célèbre, et, de dérouler en quelque sorte d’un bout à l’autre l’histoire d’un talent que la mort venait de livrer à la postérité. Jusqu’alors, tout s’était borné à la publicité que recevaient, au moment de la mise en vente, les ouvrages inachevés ou les morceaux d’étude trouvés dans l’atelier du maître qui n’était plus. L’enquête ne s’ouvrait, à vrai dire, que sur les secrets de sa vie privée ou sur les témoignages de ses derniers efforts : nul moyen d’ailleurs d’apprécier dans leur ensemble les titres qu’il s’était progressivement acquis, de contrôler ses succès passés, et, le cas échéant, d’en punir l’exagération par la froideur ou la sévérité, présente. L’épreuve faite après la mort de Paul Delaroche a été, depuis cette époque, plus d’une fois renouvelée, Ary Scheffer, Hippolyte Flandrin, Ingres, ont tour à tour ainsi comparu devant la nouvelle génération, appelée à réviser ou à confirmer les arrêts des premiers juges, et maintenant l’usage semble à peu près consacré parmi nous de soumettre à cet examen suprême quiconque a, de son vivant, joui dans notre école d’une grande renommée.

Encore faut-il que par leur nature et leurs caractères matériels les travaux accomplis puissent être enlevés des places qu’ils occupent d’ordinaire pour venir se grouper sous un toit provisoire. Sauf certaines difficultés résultant de la dispersion dans diverses collections publiques ou particulières, les œuvres d’un peintre et même celles d’un sculpteur arriveront aisément à recevoir cette hospitalité momentanée : il n’y aura là en réalité qu’une question de bon vouloir chez les possesseurs, de soins à prendre ou de recherches à faire pour les organisateurs de l’exposition ; mais, s’il s’agit d’un architecte, comment rassembler es œuvres auxquelles il aura attaché son nom ? comment nous faire embrasser d’un seul coup d’œil, dans un même lieu, les spécimens de son imagination ou de son savoir ? Tout au plus sera-t-il possible de nous rappeler ou de nous apprendre ce qu’il a construit çà et là, en recueillant des fragmens de projets, quelques plans plus ou moins arrêtés, quelques photographies reproduisant tant bien que mal l’aspect des édifices élevés ou restaurés par lui. Suffira-t-il toutefois de présenter à nos regards ces documens arides ou ces images mécaniques pour nous donner la juste mesure des mérites propres à l’artiste, pour nous permettre de juger en pleine connaissance de cause ses doctrines, son goût, et, si le mot peut être de mise ici, sa manière ? Loin de se manifester directement et de nous renseigner en face, son talent ne se décèlera que sous la forme équivoque des témoignages intermédiaires. Au lieu de l’expression vivante et personnelle, on n’aura plus que la lettre morte, au lieu de preuves que des allusions.

Lors donc qu’un architecte éminent vient à disparaître, s’il arrive même, comme aujourd’hui, que la mort nous enlève le plus éminent d’entre eux, faudra-t-il refuser à sa mémoire ces hommages, à ses travaux cette publicité qu’une exposition posthume peut procurer au nom et aux œuvres d’un statuaire ou d’un peintre ? Devra-t-on, pour établir ses titres et les recommander à l’opinion, se borner à la simple nomenclature des monumens qu’il aura bâtis, sans nous fournir en outre les preuves de l’habileté de son crayon, sans nous mettre à même de prendre pour ainsi dire son talent sur le fait et d’en discerner, aussi bien que les inclinations intimes, les coutumes particulières et les procédés ? Les confrères et les amis de M. Duban ne l’ont pas pensé. En choisissant parmi ses dessins ceux qui leur paraissaient les plus propres à nous révéler les secrets ressorts de sa pensée et les rares aptitudes de sa main, ils ont cru et ils ont eu raison de croire qu’il y avait là pour le public toute une série de documens nouveaux à interroger, pour les jeunes artistes d’utiles exemples, de grands enseignemens à recevoir. De là l’exposition qui vient de s’ouvrir et le vif intérêt qu’elle présente, même aux regards les mieux familiarisés avec les monumens dont le maître a, pendant près de quarante années, dirigé sans relâche la construction ou si noblement relevé les ruines. Heureuse coïncidence d’ailleurs, c’est dans les murs qui proclament avec le plus d’éclat la gloire du praticien, c’est dans cette École des Beaux-Arts, chef-d’œuvre tout ensemble de l’architecte et de l’architecture contemporaine, que les dessins laissés par Duban achèvent à son égard de nous informer et de nous instruire. Ils sont comme les preuves à l’appui et les commentaires sur place des doctrines et du talent que résume le lieu même où des mains pieuses les ont réunis ; ils nous montrent par quelles profondes études, avec quelle virile passion pour son art et pour tous les devoirs qu’il impose, celui qui devait être un jour le chef de notre école d’architecture a su se rendre digne d’occuper cette place. En un mot, nous avons à la fois sous les yeux et se complétant les uns les autres les témoignages des efforts préparatoires et les témoignages définitifs. Essayons donc de mettre à profit ces termes ainsi rapprochés pour dégager la signification qu’ils impliquent, et pour trouver dans les souvenirs de ce talent comme dans les exemples de cette vie sans démenti d’aucune sorte une leçon deux fois féconde, puisqu’elle intéresse la mémoire d’un grand artiste et les conditions de l’art lui-même, sa juste fonction, sa dignité.


I

L’intraitable énergie de la conscience unie à la plus fine perception des choses, une singulière souplesse d’intelligence au service d’une volonté forte et d’un cœur invariablement droit, — l’indépendance enfin du sentiment et du caractère se conciliant avec la recherche studieuse et le respect réfléchi de toutes les formes du vrai et du beau, — voilà ce qui donne aux œuvres de M. Duban aussi bien qu’aux actes de sa vie entière leur valeur propre et leur unité. Tels sont les signes distinctifs, les qualités maîtresses de son talent, et, si l’on peut ainsi parler, les symptômes de sa complexion d’artiste. Lorsque, à l’âge où il n’était encore qu’un élève, il essayait ses forces en participant aux concours publics ou en travaillant sous les yeux de son maître, Debret, on pouvait déjà reconnaître dans ces premières tentatives la hardiesse de son imagination, en même temps qu’une certaine inclination tout aussi audacieuse à interpréter, en dehors de la méthode académique, les traditions et les exemples consacrés. Debret au reste n’était pas homme à se scandaliser beaucoup de ces libertés, ou, si l’on veut, de ces irrévérences. Bien qu’il eût été, comme la plupart des architectes de l’époque, élevé dans la foi un peu étroite et sous la discipline un peu routinière des classiques à la manière de Peyre et de Chalgrin, la variété des tâches qu’il avait eu à remplir, son talent même, dont la salle de l’Opéra de Paris est un témoignage considérable, tout, — sans parler des liens de famille qui l’unissaient à son élève[1], — tout le disposait envers celui-ci à une indulgence que d’autres juges officiels ne se montraient guère d’humeur à partager. Aussi lui fallut-il vaincre plus d’un préjugé chez ses confrères avant d’obtenir pour le jeune « séditieux, » comme disaient les docteurs de la légalité esthétique, un pardon qui, sous la forme du grand prix de Rome, finit néanmoins par se tourner en reconnaissance des droits acquis et en récompense expresse. Félix-Jacques Duban remporta ce prix en 1823. Né à Paris le 14 octobre 1797, il était alors âgé de vingt-six ans ; il y en avait huit qu’après de très bonnes études littéraires faites au lycée Henri IV il était entré dans l’atelier de Debret.

Lorsque Duban arrivait, comme pensionnaire, à la villa Médicis, il y précédait d’une année seulement M. Henri Labrouste, qu’allaient rejoindre à leur tour, dans le cours des deux années suivantes, M. Duc et M. Vaudoyer. Ainsi,— fait remarquable, — quatre concours consécutifs envoyaient et réunissaient à Rome les quatre artistes qui devaient un jour exercer le plus d’influence sur notre école d’architecture et en renouveler le plus résolument les doctrines. Ces futurs réformateurs de l’art, représenté alors, — à l’exception de Percier, de Huyot et de deux ou trois autres, — par les croyans sans réserve au vieux dogme académique, ces jeunes gens, ainsi rapprochés et s’encourageant réciproquement de leurs efforts, formaient déjà un groupe de talens assez convaincus pour conspirer activement à la même fin, assez bien inspirés pour que l’opinion, commençât à s’émouvoir de leur tentative, en attendant qu’elle se décidât à en devenir ouvertement complice. Aux yeux des maîtres cependant, j’entends de ceux qui, à tort ou à raison, passaient pour tels, Duban et les siens n’étaient encore que des disciples égarés, des insurgés peu dangereux, dont il suffisait, pour le triomphe de la bonne cause, de railler à huis-clos la témérité ou parfois de dénoncer publiquement les erreurs. Malheureusement, parmi les artistes appartenant à la nouvelle génération, les prétendues erreurs s’accréditaient, le mouvement qu’à Rome on travaillait à déterminer avait ici son contre-coup. Chaque travail annuellement envoyé par les pensionnaires pour satisfaire aux prescriptions du règlement précisait de plus en plus les principes, le sens, l’objet de la réforme, et recrutait à celle-ci de nouveaux adhérens. Enfin, lorsque parurent les derniers envois de Duban, — un projet pour Un temple protestant et la Restauration du portique d’Octavie, — le succès qu’ils obtinrent auprès du plus grand nombre permit de présager que la partie, encore incertaine en apparence, allait bientôt être gagnée, ou que tout au moins la lutte engagée, dans le champ de l’architecture comme ailleurs, entre l’esprit d’innovation et l’esprit de conservation à outrance, ne se terminerait pas sans de sérieux dommages pour ceux-là mêmes qui se croyaient naguère en possession assurée du terrain.

On se tromperait fort pourtant, si l’on ne voyait dans l’entreprise tentée il y a près d’un demi-siècle par quelques architectes dissidens que l’équivalent ou la conséquence des efforts poursuivis à côté d’eux par d’autres artistes, qu’un mouvement analogue à la révolution commencée dans le domaine pittoresque ou littéraire. Les peintres et les poètes appartenant à ce qu’on appelait alors l’école romantique entendaient avant tout faire justice des froids imitateurs de l’antiquité ; mais, en s’attaquant aux copistes, ils ne laissaient pas, par surcroît, de sacrifier assez volontiers le modèle, et demandaient des enseignemens à l’art du moyen âge ou à la nature contemporaine beaucoup plus habituellement qu’aux chefs-d’œuvre que nous ont légués les siècles de Périclès ou d’Auguste. De la Grèce et de Rome, ils n’acceptaient guère que les exemples tout modernes, et les martyrs de l’indépendance hellénique glorifiés, après Byron, par Delacroix et par Scheffer, les Transtévérins ou les brigands italiens peints par Schnetz et par Léopold Robert, montrent assez avec quel radicalisme l’école de peinture constituée un peu avant 1830 travaillait à renouveler les sources mêmes de l’inspiration aussi bien que les procédés en usage.

Duban et ses amis au contraire n’avaient garde, pour réagir contre le mal présent, de confondre dans le même dédain les exemples antiques et les contrefaçons qu’on en avait pu faire. Au lieu de rejeter le texte par dépit contre les plats traducteurs, ils s’efforçaient d’en pénétrer le sens avec une attention d’autant plus ardente qu’ils sentaient mieux qu’en le rétablissant ils arriveraient du même coup à définir pour eux et pour autrui les lois qui régissent l’art de tous les temps, à retrouver les secrets de cette science sereine qui, loin d’immobiliser la pensée, lui donne des ailes, loin d’engourdir la force d’invention, la stimule à la fois et l’assure. Assez d’autres n’avaient cherché ou ne cherchaient dans l’étude de l’antiquité que le droit d’en parodier à tout propos les formes, et, grâce à ce certificat d’origine, sous cette marque de fabrique en quelque sorte, les œuvres qu’ils produisaient leur semblaient trop bien recommandées pour qu’on osât s’apercevoir de ce qu’elles pouvaient laisser à désirer du côté de la convenance morale ou matérielle. A quoi bon, pensaient-ils, se mettre en frais d’imagination là où il suffisait de se souvenir ? L’invariable pratique de certaines traditions une fois acceptées, la confiance dans l’infaillibilité de certaines recettes, ne garantissaient-elles pas de tout risque ? On s’abritait, pour justifier la monotonie du style, sous l’immuable autorité de la grammaire classique, et c’était au nom de l’idéalisme même qu’on se dispensait d’avoir des idées.

Les artistes groupés à Rome autour de Duban ou ceux qui de loin embrassaient son parti comprenaient, nous l’avons dit, tout autrement les choses. Ce qu’ils cherchaient à s’approprier par l’étude des grands monumens du passé, c’était bien moins des formules toutes faites que des explications et des principes ; ce qu’ils voulaient, aussi contrairement aux prétentions de la nouvelle école de peinture qu’à l’inerte despotisme exercé depuis la fin du dernier siècle par les apôtres d’une fausse érudition, c’était reconnaître scientifiquement les conditions de l’art, en observer les progrès, en consulter de près l’histoire, et s’autoriser de cette expérience même pour agir plus sûrement dans le sens de nos mœurs ou de nos besoins. Se tenant à l’égard de l’antique à égale distance de l’extrême indépendance et de la servilité, de l’irréligion et du fanatisme, ils étaient donc des néo-classiques bien plutôt que des révolutionnaires ou des novateurs radicaux : ce qui n’empêchait pas ceux qui s’intitulaient tout court les classiques de les désavouer hautement, à mesure que le cercle d’action s’agrandissait, et de leur infliger comme une flétrissure cette qualification de « romantiques » impliquant, suivant eux, toutes les erreurs, toutes les infirmités de l’esprit, sinon même toutes les perversités du cœur.

Maintenant que les assaillans comme les assiégés d’alors ont depuis longtemps cessé d’être aux prises, et que, dans le public, les accommodemens, l’indifférence peut-être, ont succédé aux passions ou aux entraînemens des premiers jours, on a peine à se figurer la violence avec laquelle la lutte se poursuivait il y a quarante ans. Tout moyen semblait bon pour déconsidérer ses adversaires, toute accusation permise, tout essai de répression légitime. Tandis que, dans une supplique écrite et publiée au commencement de 1830, des membres de l’Académie française et des peintres issus de l’école de David ne craignaient pas d’invoquer contre « les perturbateurs de la littérature et de l’art » le pouvoir du roi Charles X lui-même, qui d’ailleurs avait le bon esprit de se récuser, une pièce jouée au. second Théâtre-Français sous ce titre : Le classique et le romantique, établissait lestement la différence entre les deux partis en présence et réduisait la question à des termes bien simples : à en croire l’auteur de cette pièce, le classique c’était l’honnête homme, le romantique c’était le fripon. Sans se manifester avec le même éclat, sans intéresser d’aussi près le public, quelque chose d’analogue se passait dans le domaine de l’architecture. Aux yeux des sectateurs de la vieille doctrine, peu s’en fallait que les novateurs et leurs adhérens ne personnifiassent tout uniment la fraude. Quiconque admettait une autre antiquité que l’antiquité officielle, d’autres modes d’interprétation que les procédés reconnus, courait le risque d’être au moins suspect de mauvaise foi. La moindre découverte tendant à démontrer chez les anciens l’emploi de certains moyens décoratifs, l’usage de la polychromie par exemple, équivalait auprès des théoriciens de « la ligne pure » à une illusion coupable ou à un mensonge ; le moindre essai de restauration en dehors des conventions ordinaires et des formules prescrites prenait l’apparence et subissait le sort d’une hérésie archéologique.

Qu’advint-il, à plus forte raison, de ces nouveautés lorsqu’elles se produisirent, non plus à l’état de simples projets ou d’études, mais sous la forme bien autrement inquiétante de monumens élevés avec le consentement et aux frais de l’état ? Pendant bien des années, ceux qu’on s’obstinait à nommer les « jeunes chefs » de l’école moderne, et qui pourtant avaient eu le temps de vieillir, durent se résigner à un ostracisme d’autant plus regrettable que leurs travaux étaient devenus plus nombreux et leurs droits moins contestables. L’Académie des Beaux-Arts elle-même, quoique en grande partie renouvelée, tarda le plus qu’elle put à leur ouvrir ses portes. Duban, il est vrai, y entra le premier, en 1854, comme trente ans auparavant il avait précédé ses amis à la villa Médicis ; à l’Institut toutefois, ceux-ci ne le suivirent pas d’aussi près. Il fallut, pour qu’ils y fussent admis à leur tour, que M. Duc eût à peu près achevé sa belle reconstruction du Palais de Justice, M. Labrouste la bibliothèque de la rue de Richelieu, et que M. Vaudoyer eût, en édifiant la cathédrale de Marseille, réalisé, de manière à convaincre les plus incrédules, les anciennes promesses de son talent. — Revenons au temps où, loin d’occuper de l’aveu de tous la situation d’un maître, Duban attend encore l’occasion de faire publiquement ses preuves, ou du moins de les faire pour la première fois sur le terrain, dans un chantier de construction.

Ce fut en 1833 seulement que cette occasion se présenta. Encore fallut-il pour cela l’intervention active d’un peintre que sa renommée personnelle avait rapproché du ministre auquel l’administration des beaux-arts ressortissait alors, et qui, sans liaison antérieure avec Duban, sans le connaître même autrement que par ce qu’il avait vu de son talent, prit en main sa cause avec tout le zèle qu’aurait pu apporter le plus ancien ou le plus dévoué de ses amis. Appuyé par quelques-uns des hommes dont la parole en pareille matière méritait le mieux d’être écoutée, et particulièrement par M. Vitet, Paul Delaroche obtint que, pour laisser à de nouveaux talens les moyens de se produire, les architectes actuellement chargés de plusieurs tâches seraient mis en demeure de désigner celle qu’ils tiendraient le plus à conserver. Debret se trouvait au nombre des plus largement partagés, puisqu’il dirigeait à la fois les travaux de restauration dans l’église royale de Saint-Denis et la construction de la nouvelle École des Beaux-Arts. Il opta pour les fonctions qu’il remplissait à Saint-Denis depuis quelques années, et la nomination de son beau-frère à l’autre place qui lui avait appartenu fut la conséquence de ce choix.

Duban n’oublia jamais le service aussi important que désintéressé que lui avait rendu dans cette circonstance un homme dont il n’avait ni désiré, ni espéré, encore moins sollicité les bons offices. Si, cette fois comme toujours, il s’abstint de toute démarche personnelle, si ce premier succès lui vint, comme devaient lui venir tous les autres, sans autre raison d’être que son propre mérite et la justice spontanée d’autrui, il n’en garda pas moins au fond de son cœur, il s’exagéra presque la reconnaissance due à celui qui, disait-il, lui avait « ouvert la carrière et procuré l’honneur. » — Hélas ! encore quelques années, et cette dette de gratitude allait être, en face de la mort, bien acquittée par lui. Lorsque Delaroche eut perdu la noble jeune femme à laquelle il avait donné son nom, le tombeau qu’il lui éleva dans le cimetière du Nord fut exécuté sur les dessins de Duban. Celui-ci en fit un véritable chef-d’œuvre où l’on ne sait ce qui émeut le plus de l’expression pieuse des formes générales ou de l’élégance discrète et comme attendrie des détails : monument exquis, digne à tous égards des cendres qu’il renferme et des souvenirs d’une vie qui n’a laissé après elle que la tradition ou les exemples de la vertu sans morgue et de la grâce sans futilité. Lorsque Delaroche mourut à son tour, ce fut Duban encore qui réclama le privilège de consacrer avec le marbre la mémoire de celui dont il avait été l’obligé avant de devenir par droit de talent l’égal et l’ami.

A l’époque où Duban prenait possession de son emploi d’architecte de l’École des Beaux-Arts, tout, à vrai dire, était à faire dans l’enclos qu’on lui livrait, bien que le sol ne fût rien moins que nu. On sait que le gouvernement de la restauration avait décrété le rétablissement dans les lieux où ils se trouvaient avant la révolution de tous les monumens qu’Alexandre Lenoir avait réunis, pour les sauver de la ruine, sur les terrains occupés depuis le commencement du XVIIe siècle par le couvent des Petits-Augustins. La plupart des morceaux d’architecture ou de sculpture dont se composait naguère le Musée des monumens français, — tombeaux, statues ou pierres commémoratives, —avaient donc été rendus aux églises ou aux abbayes auxquelles ils appartenaient primitivement ; mais certains autres étaient demeurés, qui, par leurs dimensions ou leur caractère indépendant de tout souvenir religieux, permettaient que sans démenti au principe on les exceptât de la mesure générale. C’est ainsi qu’entre autres échantillons de l’architecture française au XVIe siècle, deux œuvres charmantes, — le Portail du château d’Anet, et une partie de la Façade du château de Gaillon, — n’avaient pas quitté la place que Lenoir leur avait originairement assignée. A côté de ces types ou de ces débris qui, depuis l’enlèvement des objets d’art voisins, ne se reliaient plus à la disposition d’ensemble adoptée par le créateur du Musée des monumens français, les bâtimens de la nouvelle École des Beaux-Arts, commencés par Debret, s’élevaient déjà par places à une hauteur assez imposante pour qu’on ne dût pas songer à en réformer absolument le gros œuvre et le plan[2]. On pouvait en modifier la décoration au dehors, ou à l’intérieur la distribution, en enrichir ou en épurer les lignes, en améliorer partout les apparences ; mais il fallait bien tenir compte des travaux en cours d’exécution, et, même en révisant la donnée première, l’accepter bon gré mal gré, à titre de point de départ et de fait. Il fallait en outre par l’élégance des proportions, par la fine correction du style, créer une sorte de connexité entre ce monument moderne et les monumens anciens au milieu desquels il devait s’élever et, sans parti-pris d’imitation, sans prétention archaïque, associer jusqu’à un certain point l’art contemporain aux souvenirs et aux exemples de l’art national à ses plus brillantes époques.

Est-il nécessaire de rappeler avec quel tact supérieur, avec quel sentiment parfait des conditions qui lui étaient imposées et de ses propres droits, l’architecte de l’École des Beaux-Arts a résolu ce double problème ? De l’œuvre entreprise par son prédécesseur, il a si bien fait la sienne, il l’a si heureusement développée, ou, pour mieux dire, enveloppée, que ce qui en existait d’abord est devenu à peu près, sous les formes dont il l’a revêtu, ce qu’est le croquis primitif à un tableau ou l’armature à une statue. Ces monumens de la renaissance dont il lui appartenait de disposer, tant au profit de la décoration générale que dans l’intérêt des études, il les a groupés ou répartis avec une habileté si ingénieuse qu’ils semblent avoir été faits, il y a trois siècles, en prévision de leur destination actuelle. Dans le cadre où il figure, dans le mur où il est incrusté, chaque fragment, si fruste qu’il soit, a l’apparence d’un joyau dont l’écrin qui l’enserre fait d’autant mieux ressortir la rareté et le prix.

Dans un autre ordre de composition archéologique, ne sont-ce pas aussi des modèles de goût, d’érudition sans pédantisme, que cette cour dite du Mûrier, avec ses galeries ornées de mosaïques et de peintures à l’imitation ou plutôt en souvenir d’un atrium pompéien, et surtout que le vestibule auquel cette cour donne accès, du côté de la grande salle d’exposition perpendiculaire au quai ? Exemplaire charmant de ce que devait être le procœton, ou, si l’on veut, l’antichambre dans une habitation antique, ce vestibule, relativement obscur, apparaissant au-dessus des degrés et derrière les colonnes qu’éclaire une lumière d’à-plomb, ce fond sobrement colorié, mais d’une couleur qui semble intense par le contraste avec l’éclat des statues se dessinant un peu en avant du plan où se dressent les colonnes, — tout cet ensemble harmonieux de lignes et de tons offre au regard un des plus délicats spectacles que l’art lui ait ménagés de notre temps. Et si l’on revient sur ses pas pour rentrer sous le portique entourant la cour, l’aspect de celle-ci aperçue de cette place n’est ni moins imprévu, ni moins séduisant. Il y aurait là pour un peintre tous les élémens d’un tableau, comme il y a de la part de l’architecte qui a su ainsi en fournir la donnée les témoignages les moins équivoques d’imagination. Peut-être ne trouverait-on que dans quelque palais italien l’équivalent de l’effet que produisent ici les formes et les couleurs combinées de l’architecture et de la végétation, de la sculpture et de la peinture, depuis les bas-reliefs et les statues installés le long du portique jusqu’aux arbrisseaux au milieu desquels s’élève la fontaine, jusqu’aux faïences peintes d’après la Galatée de Raphaël encastrées dans le mur du corps de logis principal.

Que d’autres parties ne faudrait-il pas citer encore parmi les divers bâtimens dont se compose l’ensemble de l’École des Beaux-Arts, combien d’autres preuves hautement significatives n’aurait-on pas à relever, si l’on entreprenait un examen détaillé de tous les travaux successivement, accomplis par Duban sur ce terrain qui, pendant plus de trente ans, a été pour lui et pour son talent un champ de prédilection ! Quels que soient l’importance et le nombre des œuvres qu’il a laissées ailleurs, celle-ci ne résume-t-elle pas plus clairement, plus éloquemment qu’aucune autre l’élévation de sa pensée et l’étendue de son savoir ? N’est-ce pas à cette œuvre incessamment retouchée, embellie, perfectionnée par lui, que s’attacheront de préférence les souvenirs de la postérité ? Pour tout dire, Duban est et restera par excellence l’architecte de l’École des Beaux-Arts, comme Rude, malgré bien d’autres titres, est le sculpteur du bas-relief colossal de l’arc de l’Étoile, comme Ingres lui-même, quelque gloire d’ailleurs qui environne son nom, est avant tout le peintre de l’Apothéose d’Homère.

Quoi de moins surprenant et même jusqu’à un certain point quoi de plus juste ? Si l’on considère le chef-d’œuvre de Duban au point de vue de l’art contemporain et de ses produits en général, la prééminence qu’on lui reconnaîtra n’aura-t-elle pas pour effet de légitimer aussi l’oubli ou le sacrifice des termes de comparaison que pourraient présenter les travaux du maître lui-même ? Il y a ainsi, à toutes les époques, des monumens typiques auxquels appartient le privilège de caractériser à la fois le talent d’un homme et la physionomie historique du milieu où ce talent s’est manifesté. Pour ne citer que des exemples assez près de nous, l’architecture du premier empire se révèle tout entière, j’entends par ses meilleurs côtés, dans l’arc de triomphe du Carrousel, maintenant qu’un autre spécimen excellent de la même école, l’ancien Escalier du Musée, a malheureusement disparu dans la reconstruction du nouveau Louvre. Le Monument expiatoire, érigé sous la restauration à la mémoire de Louis XVI, est un édifice trop bien conçu, trop strictement approprié à sa destination, pour ne pas honorer plus qu’aucun autre l’époque qui l’a produit, même malgré le cadre qu’on lui a donné de nos jours et qui en dénature le caractère, même malgré ce riant square dont on l’a si malencontreusement entouré. L’architecture française, dans la période qui s’est écoulée depuis 1830, aura pour type principal à son tour cette École des Beaux-Arts, où se retrouveront, avec l’empreinte d’une rare habileté individuelle, l’image et l’expression les plus nettes des aspirations et des progrès de notre temps.

Il ne suit pas de là toutefois que dans ce monument, ou plutôt dans cette réunion de monumens juxtaposés et se complétant les uns les autres, toutes les parties méritent les mêmes éloges et s’imposent à l’attention au même titre. Les plus récentes d’entre elles ne laissent pas d’indiquer chez le maître, nous ne dirons pas, tant s’en faut, une infidélité à ses principes, mais la volonté d’en modifier l’application dans le sens d’une délicatesse souvent excessive. En d’autres termes, il semble que Duban, à mesure qu’il approche de la fin de sa tâche, ait à cœur d’en analyser avec un redoublement de scrupule les moindres conditions, et que là où il se serait autrefois contenté d’accuser franchement sa pensée, il ne trouve, pour en traduire les finesses, ni formules assez précises ni procédés assez subtils. On se rappelle par exemple les moulures, les chambranles sculptés, les grilles, les ornemens de toute sorte qui entourent, protègent ou surmontent la porte et les fenêtres du bâtiment en façade sur le quai : l’extrême élégance de ces détails n’a-t-elle pas si bien préoccupé l’architecte qu’il n’y ait en réalité sacrifié l’ampleur des combinaisons générales, la majesté de l’ordonnance, l’harmonie même des proportions ? Il y a loin, selon nous, de cette recherche exagérée de la perfection dans les formes secondaires et dans les menus travaux de l’outil, il y a loin de ces procédés de l’orfèvrerie aux intentions et à la méthode que traduisent les murailles ou les salles de l’École des Beaux-Arts précédemment construites. A l’époque où il donnait les dessins des deux escaliers qui s’élèvent si noblement, en regard l’un de l’autre, derrière le beau vestibule à rez-de-chaussée du bâtiment principal, lorsqu’il décorait la salle de l’Hémicycle et la bibliothèque, lorsque, pour utiliser les travaux commencés par Debret sur une des faces de la cour intérieure, il entourait celle-ci de deux rangs d’arcades superposés, de manière à rappeler sans les contrefaire les Loges du Vatican, Duban obéissait aux conseils d’une intelligence en équilibre pour ainsi dire, à des inspirations d’autant plus fécondes qu’elles étaient mieux réglées par l’esprit de mesure. Sans doute il se préoccupait de la grâce, mais il en poursuivait l’expression sans la séparer de l’idée de la force ; il cherchait et il trouvait l’élégance des détails dans la structure même et le fier dessin de la masse, la finesse dans la fermeté. Plus tard, ses facultés d’invention se concentrèrent trop exclusivement sur les agencemens partiels, et finirent par n’avoir plus guère d’autre objet que les curiosités d’un style qu’on dirait travaillé au ciselet et à la loupe.

En veut-on une preuve ? Que l’on jette les yeux sur la dernière œuvre de Duban, sur cet édicule en marbre élevé à la mémoire d’Ingres dans le vestibule du bâtiment attenant à l’ancienne chapelle des Petits-Augustins. Certes, à n’en considérer les profils qu’un à un, à examiner isolément chaque série d’ornemens ou chaque moulure, on ne pourra que rendre hommage à l’art infini, au goût exquis avec lesquels ces lignes ont été tracées et les saillies ou les retraites qu’elles forment déterminées ; mais tout devait-il se borner ici à des calculs aussi minutieux ? Suffisait-il pour encadrer le buste d’un homme dont le génie comme la nature physique personnifiait l’énergie, sinon la violence, de choisir et d’ajuster des élémens décoratifs si déliés, si expressément métalliques par leur ténuité même, qu’ils eussent pu tout aussi bien convenir à l’enchâssement d’un bijou, ou du moins à la parure d’un monument fait pour consacrer des souvenirs de jeunesse et de grâce, pour honorer la mémoire d’un Vauvenargues ou d’un André Chénier ?

Il n’y aurait pas lieu sans doute d’insister, dans l’examen des œuvres de Duban, sur ces excès de recherche, s’il s’agissait en ceci de lui seul et des erreurs où il a pu personnellement tomber à un certain moment. Si large qu’on veuille la faire, la part de ces erreurs restera bien moindre que celle des mérites qui appartiennent au maître, et d’ailleurs la prédilection pour les détails à laquelle Duban s’abandonna vers la fin de sa vie pourrait avoir son explication ou son excuse dans un affaiblissement de la vue qui ne permettait plus à ses yeux d’embrasser plusieurs objets à la fois, peut-être aussi dans les habitudes contractées depuis le jour où les travaux de restauration du château de Blois l’avaient forcé à coudre successivement des fragmens les uns aux autres, à ne procéder que par opérations isolées. Ses exemples toutefois ont eu de ce côté une influence fâcheuse sur l’école française, qu’ils ont sous tant d’autres rapports utilement conseillée. Plusieurs architectes, même parmi les plus habiles, s’en sont autorisés pour rechercher à leur tour la finesse au détriment du reste, et pour confondre si bien les conditions de leur art avec les procédés du ciseleur qu’ils ont paru oublier jusqu’à la nature et aux qualités essentielles des matériaux employés. Par un abus contraire à la méthode suivant laquelle les artistes du XVIIIe siècle tourmentaient et contournaient la pierre au point de lui donner presque l’apparence d’un corps souple, ils en exagèrent l’inflexibilité en quelque sorte, ils en aiguisent les arêtes, ils en amaigrissent le relief, comme s’ils opéraient avec du bronze. De là quelque chose d’affecté, de tendu, de faux en réalité sous prétexte de correction ; de là surtout l’amoindrissement de l’effet d’ensemble qu’il s’agissait de produire, et, — ce qui serait plus malheureux encore, — le danger de nous donner par le contraste le goût des formes surchargées et du luxe emphatique dont le spectacle nous est offert ailleurs.

Pour apprendre au surplus comment il est possible de garder la mesure entre les deux abus, il suffirait d’interroger les travaux de Duban antérieurs aux dernières années de sa vie, et particulièrement, dans la phase qui précède 1848, ceux qu’il fit pour le duc de Luynes, au château de Dampierre. C’est à la même époque qu’il construisit à Paris l’hôtel de Pourtalès, — l’habitation privée la plus remarquable, la plus vraiment élégante qu’ait produite l’art contemporain dans notre pays, — qu’il orna l’intérieur d’un autre hôtel, celui de M. de Vendeuvre, supprimé depuis par le percement du boulevard derrière le nouvel Opéra, — qu’enfin il entreprit la restauration de la Sainte-Chapelle avec cette science pénétrante, avec ce respect sagace du passé dont il devait donner des preuves plus mémorables encore dans la restauration du château de Blois : tâche immense qu’il n’eut pas le temps de compléter par l’aménagement intérieur du corps de logis construit, sur les dessins de Mansart, pour Gaston d’Orléans, mais qu’il put du moins mener à fin dans ses parties principales en rétablissant, au dedans comme au dehors, l’aspect des bâtimens successivement élevés ou embellis par Louis XII, François Ier et Henri II.

Bien d’autres travaux appartenant aux premières années qui suivirent la révolution de février ou aux commencemens du second empire mériteraient encore d’être cités, depuis ceux que Duban fit exécuter à Paris dans l’hôtel du duc de Galliera, ou dans le département de Lot-et-Garonne, au château du Sondat, depuis l’admirable restauration du vieux Louvre sur le quai jusqu’à la restauration non moins savante de la galerie d’Apollon, jusqu’aux combinaisons toutes personnelles qu’il inventa pour la décoration, dans ce même Louvre, du grand-Salon et de la salle dite des Sept-Cheminées ; bien des projets pour des monuments qui ne furent pas exécutés par lui ou qui ne reçurent pas même un commencement d’exécution[3] exigeraient au moins une mention dans une étude des œuvres de Duban plus détaillée que ne saurait l’être celle-ci. Qu’il nous suffise d’avoir rappelé par quelques exemples la souplesse et la fécondité d’un talent qui, tour à tour appliqué aux plus vastes et aux plus modestes entreprises, à des tâches « capables, comme aurait dit Vasari, d’effrayer une légion d’artistes, » aussi bien qu’à la construction ou à l’embellissement l’une simple maison, s’est partout montré fidèle à ses devoirs, n’a jamais connu que des ambitions dignes de l’art, et, lorsqu’il lui est arrivé de faillir, n’a péché en réalité que par excès de conscience et d’exigence envers lui-même.

D’où vient pourtant que ce respect scrupuleux de l’art auquel il avait voué sa vie, où vient que ce besoin de n’exprimer que des idées qui fussent siennes et de ne jamais marchander avec sa foi, se soient tournés à un certain moment en chefs d’accusations contre Duban ou du moins en prétextes pour opposer à son autorité personnelle, à sa légitime influence, des prétentions ou des tracasseries administratives aussi regrettables au fond qu’inconvenantes dans la forme ? Ce que Colbert, au XVIIe siècle, n’aurait pas osé faire à l’égard du plus mince architecte, un ministre ne craignit pas de se le permettre envers le chef de, nôtre école contemporaine, à l’époque où celui-ci était chargé des travaux de restauration et d’embellissement du vieux Louvre. Sur les plans qui lui étaient présentés pour qu’il contrôlât les devis ou qu’il avisât aux moyens d’y pourvoir, ce ministre se crut le droit de crayonner de sa propre main des modifications où l’art seul était en cause, donnant ainsi avec une naïve sécurité d’esprit une leçon de goût à Duban. Bien plus : des travaux déjà exécutés par le maître furent officiellement condamnés à la destruction, et la décoration intérieure de la cour du Louvre venait à peine d’être livrée aux regards du public qu’elle disparaissait, par ordre supérieur, sous le marteau des démolisseurs. Duban n’attendit pas ce dernier outrage pour abandonner les fonctions qu’il remplissait. Aux sacrifices ou aux remaniemens qu’on lui demandait, il répondit en 1852 par sa démission d’architecte du Louvre, et depuis lors il se consacra tout entier à la continuation des deux œuvres qui devaient principalement honorer son nom, — l’École des Beaux-Arts et la restauration du château de Blois.

Je me trompe : quelque assiduité, quelques labeurs qu’elles imposassent, ces deux grandes tâches n’absorbèrent pas si bien la vie de Duban qu’il ne trouvât le temps de s’employer aussi, en dehors de la pratique, à la défense des doctrines ou à l’enseignement des vérités qu’il était mieux que personne en mesure de faire prévaloir. Au conseil-général des bâtimens civils, dont il devint le vice-président en 1863, comme au comité des Monumens historiques, à l’Académie des Beaux-Arts, où ses avis étaient écoutés avec une déférence unanime, comme au conseil municipal, comme dans d’autres réunions encore, il ne se désintéressait pas plus des questions actuelles qu’il n’hésitait, le cas échéant, à élever le débat à la hauteur d’une discussion sur les principes, à se déclarer dans les termes les plus mesurés, mais les plus fermes, en dissentiment formel avec les représentans du pouvoir ou, courage plus difficile, avec ses meilleurs amis. Sa parole courte, hachée et comme oppressée par l’émotion intérieure ou par l’abondance des idées, avait quelque chose de particulièrement pénétrant, un accent profond, auquel sa physionomie à la fois énergique et rêveuse, ses traits largement dessinés, sa chevelure même, épaisse et longue, ajoutaient un surcroît d’originalité imposante et presque un caractère prophétique. Doux quoique passionné, aussi bienveillant pour les personnes que sévère pour les opinions qu’il jugeait fausses, Duban apportait dans le commerce de la vie une facilité qui n’avait d’égale que sa rigidité en matière esthétique et la fière opiniâtreté de ses convictions. Nul ne s’accommodait plus volontiers des ignorans de bonne foi et des simples, nul ne se prêtait de meilleure grâce aux exigences du monde et du savoir-vivre, pourvu que ni hommes ni choses n’en vinssent à entamer, à effleurer même son indépendance intellectuelle ou morale, à compromettre quoi que ce fût de ce que sa raison lui avait appris à croire ou de ce qu’il aimait de toutes les forces de son cœur. La moindre atteinte de ce genre excitait en lui non pas ces transports de colère auxquels Ingres s’abandonnait avec une effusion un peu puérile, mais une virile indignation dont l’expression brève, rudement assenée parfois, terrassait ceux qui en recevaient le choc mieux qu’un long discours n’aurait pu faire, et vengeait, avec la cause personnelle de l’artiste, celle de l’art lui-même et du bon droit.

On devine l’effet que durent produire les sombres événemens de 1870 sur une organisation aussi impressionnable, sur cette âme ardemment éprise en toutes choses du juste et du beau. Duban eût-il été plein de santé à l’époque où s’ouvrit l’ère de nos calamités nationales, les angoisses du présent et le pressentiment de ce qui allait suivre eussent suffi peut-être pour épuiser en lui les sources de la vie. A plus forte raison, la maladie dont il était atteint depuis quelques mois vint-elle en aide aux ravages exercés par les douleurs morales. Emmené par sa famille à Caen dès le mois de juillet 1870, puis un peu plus tard à Bordeaux, Duban, depuis l’heure où il avait quitté Paris, n’existait plus que pour écouter avec une anxiété avide les bruits de nos revers ou l’écho mensonger des heureuses nouvelles qu’on essayait par momens de propager, pour suivre d’un œil épouvanté les progrès de l’ennemi sur notre sol, et regretter, dans son désespoir patriotique, que la mort ne l’eût pas délivré encore du supplice auquel le malheur des temps le condamnait. « Je trouve que j’ai trop vécu, » écrivait-il à l’un de ses plus chers amis dès les premiers jours de l’invasion : qu’eût-il pensé au bout de quelques mois, qu’eût-il dit de sa fatale longévité ! Il vécut heureusement trop peu pour être jusqu’à la fin témoin de nos désastres. Le spectacle hideux des ruines qu’allaient faire bientôt dans Paris les décrets de la commune et les torches des incendiaires lui fut du moins épargné, et, lorsqu’il succombait à Bordeaux le 8 octobre 1870, il pouvait croire encore que les ennemis venus, de l’autre côté du Rhin étaient les seuls qui en voulussent à notre honneur, à notre sang, à nos richesses nationales.

Quel contraste entre les souvenirs de cette mort, de ces derniers jours si cruellement agités, et la sérénité que respirent, d’un bout à l’autre de la série, les œuvres recueillies aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts ! Oui, ce contraste est triste, mais n’y a-t-il pas là aussi et avant tout un témoignage dont nous devons, en dehors ou à côté du deuil présent, apprécier la valeur durable et comprendre la signification ? Ces nobles dessins, si uniformément empreints de la certitude que donnent une foi profonde et une science patiemment acquise, ne nous rappellent de la vie de Duban que ce qui en a rempli les plus belles heures et le mieux consacré ou récompensé les efforts. Ils nous parlent si éloquemment du talent du maître qu’ils suppriment presque la mémoire des faits étrangers à ses progrès. Oublions donc le reste, s’il se peut, en face de ce qu’on nous montre, et n’interrogeons les exemples légués par Duban que pour y trouver, au point de vue de l’art, les enseignemens qu’ils comportent, les secrets dont il nous appartient de profiter.


II

Les dessins exposés à l’École des Beaux-Arts résumeraient incomplètement la carrière parcourue par Duban, s’il fallait ne les envisager qu’à titre de documens sur les constructions qu’il a faites, si l’on y cherchait la succession des travaux d’architecture proprement dite accomplis par lui depuis l’époque où il revint de Rome jusqu’à celle où il quitta Paris pour n’y plus rentrer vivant. Des nombreux monumens que Duban a élevés ou restaurés dans la période comprise entre 1833 et 1870, le château de Blois est le seul qui soit représenté, — par une importante suite de dessins, il est vrai, — à l’exposition récemment ouverte. Tout le reste appartient à l’ordre des restaurations théoriques, je veux dire des études d’archéologie pure d’après un type donné, ou à cette classe d’œuvres moitié inspirées par la réalité, moitié imaginaires, dans lesquelles un artiste érudit rapproche arbitrairement quelques édifices, groupe quelques détails propres à caractériser la civilisation d’un peuple ou d’une époque, usant ainsi, en ce qui concerne l’art, d’une méthode analogue au procédé littéraire employé dans le siècle dernier par l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis.

Or, bien qu’ils ne se rattachent pas aux diverses tâches dont Duban s’est acquitté en tant que constructeur, bien qu’ils forment dans l’ensemble de ses travaux une série à part et toute spéciale, ces dessins n’en correspondent pas moins aux différentes phases de son talent. Ils en indiquent à leur manière les développemens, ils en révèlent les inclinations intimes, et, depuis les études d’après l’antique ou les restaurations envoyées de Rome par le jeune pensionnaire de l’Académie de France jusqu’à cette composition, une Voie des tombeaux, que le maître signait à l’âge de soixante et onze ans, ils montrent avec quelle persévérance, avec quelle infatigable ardeur, Duban a poursuivi ses efforts vers le mieux et pratiqué des principes dont il s’était fait une religion.

Si concluans d’ailleurs qu’ils puissent être en ce sens, les témoignages que fournit l’exposition de l’École des Beaux-Arts ont une portée plus générale et une signification plus instructive encore. Les dessins de Duban sont des modèles achevés de ce que doivent être des dessins d’architecture. Ils marquent exactement la limite entre l’habileté d’exécution permise, nécessaire même, et la dextérité décevante, entre l’insuffisance ou l’aridité de l’épure géométrique et l’emploi facilement abusif des procédés empruntés à la peinture. N’eussent-ils que ce genre de mérite, ils offriraient à tout le monde un enseignement excellent, et aux jeunes artistes en particulier des leçons d’autant plus opportunes que ceux-ci semblent de moins en moins se rendre compte des strictes conditions de leur tâche.

De nos jours en effet, — et les derniers envois de Rome achevaient tout récemment de mettre le fait en évidence, — les architectes ne sont que trop portés à exagérer dans les œuvres de leur crayon ou de leur pinceau la part de la pratique adroite et celle de l’imitation matérielle. Sous prétexte de véracité, ils insistent avec une complaisance puérile sur des détails aussi peu intéressans en eux-mêmes qu’étrangers en réalité au sujet. En reproduisant les formes d’un monument antique, ils copient, plus attentivement peut-être que les lignes qui le constituent, les dégradations dont chaque pierre porte la trace, les nuances que l’écoulement des eaux a pu produire le long de quelque muraille ou sur le tympan de quelque fronton. A quoi bon ces petites vérités accidentelles, ces effigies vulgaires de la réalité ? Est-ce donc là le genre de ressemblance qu’il importe de fixer, est-ce par des confidences de cette sorte qu’on nous donnera la notion de l’art et du beau ? Passe encore, s’il s’agissait ici, comme dans les tableaux de Hubert Robert et des peintres de ruines ses contemporains, d’associer, sous forme d’allusions philosophiques ou simplement à titre d’élémens pittoresques, les détails de la vie moderne à l’image des monumens antiques. Quoiqu’ils aient singulièrement abusé du droit de mettre en relief le côté naturaliste des choses, les peintres du XVIIIe siècle pouvaient à la rigueur nous montrer les entre-colonnemens d’un palais impérial convertis par les blanchisseuses de Rome en séchoirs ou les murs d’un temple de Vénus en pigeonnier, parce que cette apparente transcription du fait servait sous leurs pinceaux de laisser-passer à une intention de l’esprit, à une arrière-pensée plus ou moins ingénieuse. Ils pouvaient de même se complaire dans l’imitation des mousses ou des broussailles dont le temps a revêtu ou couronné les restes de tel monument, parce que l’effet résultant de cette imitation n’avait rien que de conforme à l’objet et aux conditions de leur art ; mais il n’en est pas ainsi, tant s’en faut, de la tâche dévolue aux architectes, des devoirs qui leur incombent et des moyens dont ils disposent. L’imitation dans leurs dessins ne doit être littérale qu’autant qu’elle intéresse directement l’architecture elle-même, c’est-à-dire les caractères techniques du modèle choisi, les lignes qu’il présente, la saillie relative ou la proportion de chaque forme partielle, de chaque ornement. En pareil cas, les scrupules du dessinateur ne sauraient être poussés trop loin, parce qu’il y va de la beauté même du type original et de la vraisemblance scientifique, des mérites essentiels de la copie. S’évertuer au contraire, comme on le fait trop souvent, à simuler sur le papier jusqu’aux plus tristes mutilations, jusqu’aux moindres taches qui auront déshonoré la pierre ou le marbre, chercher le succès dans la prédominance du moyen et l’expression de la vérité dans la contrefaçon du réel, ce n’est pas seulement renverser les termes du problème, c’est en fausser de gaîté de cœur la solution. C’est, au lieu d’une œuvre nettement définie, produire une œuvre bâtarde, insuffisante par la confusion même des élémens dont elle procède, et qui, trop ambitieuse à la fois et trop timide, n’a en somme ni la précision d’une étude architectonique, ni le charme pittoresque d’un tableau.

Que l’on examine, entre autres spécimens de la méthode opposée, les dessins faits à Rome par Duban d’après le Panthéon, l’Arc de Septime-Sévère et l’Arc de Constantin, on comprendra ce que la sobriété de l’exécution peut, dans des travaux de cette espèce, ajouter à la majesté naturelle du sujet, et comment l’image d’un monument envisagé au point de vue de l’architecture seule impose, par sa rigueur même, la confiance à l’esprit et l’admiration au regard. Point de tours d’adresse inutiles, ni de ces recherches accessoires aussi compromettantes pour le goût du dessinateur que pour l’aspect sérieux du dessin. Si réelle qu’elle soit, l’habileté de la pratique ne s’affiche pas plus ici qu’elle ne vise à détourner au profit des altérations matérielles que le temps a pu amener l’attention due aux beautés de l’œuvre primitive, à ces renseignemens sur un édifice antique que Duban a recueillis et qu’il nous transmet. Puissent les jeunes architectes, en face des modèles du même ordre, discerner à son exemple les vraies conditions de leur travail, et, laissant à la photographie le privilège d’une niaise impartialité, dédaigner sagement les procès-verbaux pittoresques pour n’enregistrer que des faits dignes de mémoire et des vérités dignes de l’art !

Faut-il conclure de là que dans les dessins de Duban tout se réduit à l’imitation de la forme seule, à une simple image des grandeurs ou des finesses inhérentes aux combinaisons des lignes, à leur relief, à la grâce ou à la fermeté des contours ? Ce serait se méprendre beaucoup que d’attribuer à ces ouvrages et à celui qui les a faits des mérites aussi limités, aussi exclusifs. Duban n’avait garde de méconnaître l’importance de la couleur là où il s’agissait pour lui de tracer sur le papier une composition ou une étude, pas plus qu’il ne songeait dans les travaux dont il dirigeait l’exécution à se priver des ressources que peut offrir, comme moyen décoratif, l’énergie ou la délicatesse des tons. N’est-il pas même de tous les architectes contemporains celui qui a le mieux compris et pratiqué cet art difficile d’associer la peinture à l’architecture sans usurpation de part ni d’autre, sans que le bon sens ou le bon goût ait à souffrir du rapprochement ? S’il fallait rappeler des exemples, la grande salle centrale du château de Dampierre, les voussures de la salle des Sept-Cheminées au Louvre, plusieurs parties de l’École des Beaux-Arts et du château de Blois, témoigneraient assez de sa rare habileté sur ce point, sans parler d’autres preuves non moins concluantes qu’on rencontrerait dans les galeries ou dans les salons de plusieurs hôtels à Paris. « Duban, a dit un fidèle témoin de sa vie[4], Duban aimait particulièrement les fleurs ; il se plaisait à les contempler et même à les reproduire,… cherchant ainsi à surprendre dans le contraste de leurs nuances variées le secret de cette riche et parfaite harmonie qu’il excellait ensuite à réaliser dans ces décorations dont la peinture faisait tous les frais. » Sans doute aussi cette prédilection de l’artiste pour les fleurs et les études qu’elles lui suggéraient pourraient, jusqu’à un certain point, expliquer l’extrême fraîcheur des teintes, la limpidité de l’effet dans les œuvres de sa propre main, dans les charmans dessins entre autres intitulés à Pouzzoles, Salvos redire, Une rue à Pompai, Un triclinium ; mais en général l’instinct de la couleur est subordonné chez Duban au sentiment réfléchi, au respect sévère de la forme ; il résulte des calculs de l’intelligence bien plutôt que des inspirations de la fantaisie. En un mot, le coloris tel que Duban le conçoit et l’emploie a sa raison d’être, non pas dans le simple amusement qu’il peut procurer au regard, abstraction faite du champ qu’il décore, mais dans le secours qu’il lui appartient logiquement de prêter à l’ordonnance linéaire ou aux procédés de construction. Ceci exige quelques éclaircissemens.

On sait le zèle avec lequel les artistes et les érudits ont, depuis un demi-siècle bientôt, cherché à remettre en honneur dans leurs travaux sur l’architecture antique les traditions de la polychromie. Les premières découvertes faites, les premiers efforts tentés à ce sujet par l’école mal à propos qualifiée de romantique furent, il est vrai, assez mal accueillis, et parurent aux experts de l’époque l’équivalent d’un attentat ou tout au moins d’un sophisme. Peu à peu cependant les idées émises firent leur chemin ; les preuves, en se multipliant, rendirent les attaques plus vives et la résistance plus difficile. La publication de quelques grands ouvrages aidant, on s’habitua à cette pensée qu’après tout, en Italie comme en Grèce, les monumens et les maisons pouvaient bien n’avoir pas été formés seulement de marbre blanc ou de pierre nue, et qu’à Rome par exemple, tout aussi bien qu’à Pompéi, le pinceau du peintre avait dû dans une certaine mesure compléter le travail du sculpteur ou du maçon. Jusque-là, tout allait au mieux, mais, le principe une fois admis, on ne tarda pas à en forcer les conséquences. Sous l’influence d’un artiste éminent, M. Hittorff, qui, dans ses travaux comme architecte, dans ses écrits, dans sa polémique avec M. Raoul Rochette, avait soutenu la cause de la polychromie avec une ardeur voisine du parti-pris systématique, une portion de notre école se voua si bien au fanatisme de la couleur à tout propos, sur toutes les surfaces et toutes les matières, qu’elle en vint à sacrifier à cette religion nouvelle quelque chose des points fondamentaux et des vérités les plus nécessaires du vieux dogme.

A force de prétendre, dans les restaurations de monumens antiques, animer ou enrichir l’aspect par la diversité des tons dont on suppose que l’édifice a été revêtu, on ne réussit guère aujourd’hui qu’à introduire partout le caprice et le trouble, à démentir ou à fausser le sens que chaque forme comporte. Ainsi quoi de moins équivoque et de plus invariable quant à sa destination que le chapiteau d’une colonne ou d’un pilastre, à quelque ordre d’ailleurs qu’appartienne ce pilastre ou cette colonne ? Bien qu’il se compose en réalité de plusieurs parties, un chapiteau n’en constitue pas moins, pour le regard comme pour l’esprit, un tout qui ne saurait être morcelé par la couleur sans préjudice à la solidité apparente et à l’idée de support qu’il implique. C’est cependant par ces essais de division déraisonnables que certains architectes contemporains, certains pensionnaires de l’Académie de France à Rome, ne craignent pas d’altérer ou d’affaiblir même l’ordre robuste par excellence, — l’ordre dorique, — en représentant dans leurs dessins le tailloir du chapiteau enluminé d’une teinte, tandis que l’échine et les annelets sont revêtus de teintes différentes. Ailleurs, des ornemens aux tons et aux contours flexibles, faits pour s’enrouler autour d’un objet convexe comme la panse d’un vase, sont transportés sur une plate-bande ou sur une architrave dont ils amollissent et déforment l’aspect ; ailleurs enfin une couleur claire comme le jaune ou négative comme le gris vient, en s’étalant sur un soubassement ou sur quelque autre partie servant de soutien à l’édifice, faire le vide là où il aurait fallu que la vigueur du ton correspondît au caractère de la construction même et en confirmât la stabilité.

On pourrait multiplier les reproches qu’autorise l’emploi de la polychromie à outrance : pour rendre sensibles les non-sens ou les méprises qui se commettent, le mieux sera d’opposer à ces étourderies les exemples de haute raison, de clairvoyance scientifique, donnés en pareil cas par Duban, et de mettre en regard des paradoxes avancés par quelques faux disciples les dessins dans lesquels le maître a déterminé la fonction de la peinture architectonique et en a renouvelé de l’antique les justes procédés et les lois. Nous nous contenterons donc d’indiquer parmi les œuvres de sa main et de recommander particulièrement à l’attention comme des spécimens accomplis de goût et de sagacité un Intérieur à Pompéi, un autre au bas duquel sont inscrits ces mots : Sic olim in Pompeia, une Villa antique à Daïa, — l’Intérieur d’un tombeau étrusque dont Duban a, dans un second dessin, utilisé différemment la donnée et transformé l’aspect en déplaçant le point de vue, — enfin deux Compositions dans le style antique, appartenant, l’une à M. Duc, l’autre à M. Vaudoyer : compositions analogues, presque semblables même par le choix du sujet et par l’ordonnance, comme si l’artiste avait voulu par cette parité des témoignages égaliser aussi envers ses deux amis des sentimens et des souvenirs qu’une double et touchante inscription achève d’ailleurs de consacrer.

A ne prendre les dessins de Duban que dans leurs rapports avec les types qui les ont inspirés, à n’en considérer que l’importance et la valeur archéologiques, on pourrait rapprocher ces savantes études sur l’architecture aux différentes époques des tableaux dans lesquels Ingres a défini la physionomie pittoresque de certains personnages historiques ou résumé les mœurs d’un siècle, d’une race, d’un pays. Même austère bonne foi chez les deux artistes en face de leurs modèles, même aptitude à en saisir les traits caractéristiques, et nous ajouterons même parti-pris d’en reproduire sans merci jusqu’aux apparences les plus propres à déconcerter nos habitudes ou à choquer nos préjugés. Las, comme l’illustre peintre, des interprétations mensongères ou des imitations énervées de l’antique, Duban voulut et sut comme lui ressusciter, dans leur esprit aussi rigoureusement que dans leurs formes, les traditions dont tant d’autres s’étaient contentés de copier servilement ou d’enjoliver la lettre. Et ces procédés d’examen intime, ce zèle de la vérité à la fois idéale et matérielle, il ne les a pas appliqués seulement aux études qui avaient l’art. de l’antiquité pour objet. Comme Ingres encore, et avec une perspicacité égale à la sienne, il a compris, analysé, restitué l’art du moyen âge et celui de la renaissance aussi patiemment, aussi pieusement que lorsqu’il s’agissait pour lui de faire revivre les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque ou les monumens de Rome. Si le style de cette Cella d’un temple dédié à Neptune a la même majesté, le même calme hellénique que le style employé pour figurer l’Apothéose d’Homère, si le dessin intitulé Le Tibre et cet autre admirable dessin représentant Un palais à l’époque impériale complètent sur la civilisation romaine au temps d’Auguste les enseignemens que nous avait fournis le peintre de Virgile lisant l’Enéide, — le crayon de Duban, en nous rendant l’aspect d’Une place dans une ville de la Toscane au XIVe siècle, ou en résumant sous le titre de L’Arno les coutumes et les progrès de l’art florentin avant les Médicis, n’a-t-il pas aussi dans un autre ordre de travaux donné des pendans à l’Entrée de Charles V, à Françoise de Rimini, à tous ces petits tableaux d’Ingres qu’on dirait faits par un contemporain des scènes qu’ils retracent, tant la signification historique en est nette et le caractère vraisemblable ?

Ainsi, quels que soient les sujets traités par Duban, à quelque point de vue qu’on se place pour examiner ses œuvres et pour en apprécier les mérites, ce qui ressort uniformément de la variété du spectacle, c’est l’expression d’une certitude sereine, de la saine intelligence des choses, c’est avant tout et partout une leçon de bon sens. Contraste singulier ! Autrefois, à en croire les représentans attitrés de l’architecture classique, Duban et ceux qui s’étaient dès le début associés à ses efforts personnifiaient dans l’art des idées excessives ; les doctrines que le jeune artiste essayait de faire prévaloir passaient pour des innovations et des audaces telles que le succès en semblait devoir se confondre avec celui de la violence révolutionnaire et du désordre. Maintenant que nous jugeons les faits en eux-mêmes, à distance de l’époque et du milieu où ils se sont produits, maintenant que chacun peut sans acception de parti s’en fier à ses propres yeux, à ses informations directes, à ses impressions personnelles, il se trouve qu’envisagées dans leur ensemble les œuvres de ce prétendu radical n’expriment plus que l’esprit de prudence savante et de mesure. Qui sait même ? peut-être paraîtront-elles à quelques-uns déjà un peu trop sages, un peu trop correctes pour dénoter chez celui qui les a faites une véritable puissance de sentiment et d’invention, car c’est un des préjugés de notre temps de tenir pour insuffisant, dans le domaine de l’art comme ailleurs, tout ce qui ne va pas aux extrêmes, et de ne croire guère à la vigueur des inspirations qu’autant qu’il s’y mêle quelque chose de l’intolérance ou du charlatanisme. Toujours est-il qu’en travaillant, en réussissant à concilier avec les droits de l’imagination les scrupules les plus délicats de la conscience, Duban a prouvé aussi clairement que sa loyauté la légitimité de l’influence qui lui appartient dans le présent et dans l’avenir. Malgré sa déférence constante pour les enseignemens du passé, il a su mieux que personne comprendre les nécessités de l’art moderne, et, tout en continuant la tradition, tout en pratiquant une méthode éclectique, faire acte en réalité d’inventeur et de maître. Les dessins exposés à l’École des Beaux-Arts ne laissent à cet égard aucune équivoque, pas plus qu’ils n’autorisent le doute sur les leçons générales qu’on en peut tirer.

Chercher dans la reproduction d’un monument d’architecture l’occasion de nous donner non un simulacre inutile des accidens de la réalité, mais l’image des formes qui en accusent la beauté originelle, en révèlent le secret principe et, pour ainsi dire, en démontrent l’âme, — attribuer à la couleur, au lieu d’un rôle à part ou en contradiction avec la nature des surfaces qu’elle décore, l’office d’un auxiliaire, d’un procédé complémentaire de définition, — ne se munir d’érudition archéologique que pour en approprier les ressources aux besoins et aux progrès de l’art présent, — voilà les devoirs que Duban prescrit ou rappelle à chacun par les exemples de son talent, voilà les conseils qu’il adresse aux artistes qui lui survivent.

Dira-t-on que l’enseignement, si bon qu’il soit, court le risque aujourd’hui de demeurer sans profit immédiat, au moins pour le public, et que dans les temps troublés où nous vivons de pareilles vérités ne sont pas de celles qu’on a le plus à cœur d’étudier et de reconnaître ? Soit, mais ces vérités en subsistent-elles moins pour cela, et, quelques douloureuses préoccupations que nous imposent les souvenirs d’hier ou les exigences de l’heure présente, s’ensuit-il que nous ne devions songer qu’à ce qui peut entretenir nos tristesses ou nous promettre tant bien que mal le repos matériel ? Non, sachons ne nous détacher d’aucune étude, ne nous décourager d’aucun effort. Pour nous relever de nos désastres, ne négligeons pas plus la cause de notre art national que le soin des autres intérêts communs, des autres nécessités publiques. Il y va, là aussi, des plus stricts devoirs de notre patriotisme, et nous ajouterons des plus légitimes fiertés de notre mémoire. Est-ce à nous d’oublier que, même depuis nos malheurs, l’école française n’a pas cessé d’occuper le premier rang, qu’à l’heure où nous sommes c’est elle encore qui donne l’exemple de l’activité féconde et du talent dans tous les genres, qu’enfin les sources des hautes inspirations ne sont pas épuisées ni les généreuses croyances abolies dans le pays qui recueille aujourd’hui l’héritage de Duban et pour lequel Henri Regnault mourait il y a quelques mois ? Ce sont là des titres qu’on peut certes revendiquer sans jactance et qui, en se produisant à l’exposition de l’École des Beaux-Arts comme, de l’autre côté du détroit, dans les salles de l’exposition universelle, sont au moins de nature à dédommager notre orgueil et à ranimer nos espérances.


HENRI DELABORDE.

  1. Le père de Duban, marchand de cristaux établi rue Coquilère, avait marié sa fille, l’aînée de ses trois enfans, à Debret.
  2. L’état d’avancement dans lequel se trouvaient les constructions au moment où Debret cessa d’être l’architecte de l’École des Beaux-Arts était celui-ci : le corps de bâtiment occupé par les loges des concurrens pour les prix de Rome était achevé et déjà mis en service. Du vaste parallélogramme formé aujourd’hui par les bâtimens entourant la cour intérieure qui précède la salle de l’Hémicycle, un seul côté, le côté gauche, était édifié et couvert. L’aile qui lui fait face et la partie contenant la salle de l’Hémicycle ne s’élevaient encore qu’à hauteur de rez-de-chaussée, et dans la cour, alors divisée en deux, une construction était fondée qui devait relier l’un à l’autre les deux grands côtés du parallélogramme et renfermer l’escalier donnant accès au premier étage. Quant au bâtiment principal, celui dont la façade se développe, au fond de la cour d’entrée, derrière les restes du château de Gaillon, il n’en existait absolument rien. Ce beau bâtiment, depuis le soubassement jusqu’à l’attique, est donc l’œuvre toute personnelle de Duban. Il en est de même des constructions, à droite de la cour d’entrée, qui contiennent les salles d’étude d’après le modèle, et de la cour entourée d’un portique occupant l’espace, compris entre ces constructions et celles que Duban devait élever à partir de 1858, les unes perpendiculairement, les autres parallèlement au quai.
  3. Le Tombeau de Napoléon Ier, entre autres, au concoure de 1841, le château de Ferrières pour M. de Rothschild, divers projets pour la reconstruction du château de Chantilly, un projet de fontaine pour la cour du Louvre, etc.
  4. M. Vaudoyer, Discours prononcé aux funérailles de Duban.