Félicien Rops, l’homme et l’artiste/Texte entier




CANICULE.



FÉLICIEN ROPS


JUSTIFICATION DU TIRAGE



Il a été tiré de cet ouvrage :


Cent exemplaires sur Japon à la forme, avec double état des planches hors texte en taille-douce, une suite à part sur Chine de toutes les autres illustrations et deux planches imprimées en couleurs, « Canicule » et « Seule ».


Vingt-cinq exemplaires sur papier de Chine, avec double état des planches hors texte en taille-douce, une suite à part sur Chine de toutes les autres illustrations et deux planches imprimées en couleurs, « Canicule » et « Seule ».
Ces exemplaires sont numérotés de 1 à 125.


Cinquante exemplaires sur papier vélin, avec double état des planches hors texte, une suite sur Chine de toutes les autres illustrations et une planche imprimée en couleurs, « Canicule ».
Ces cinquante exemplaires, numérotés de 126 à 175, ont été imprimés pour le compte de
M. Edmond Deman, Libraire-Éditeur, à Bruxelles.

Études sur quelques Artistes originaux


FÉLICIEN ROPS

L’HOMME ET L’ARTISTE


par

CAMILLE LEMONNIER



PARIS
H. FLOURY, ÉDITEUR
1, Boulevard des Capucines, 1

1908


I


À Namur, en terre de Wallonie, dans une confortable maison bourgeoise, l’ange des Annonciations passa un jour qu’on ne l’attendait plus. Il y avait là un couple de bons époux à qui la vie et les affaires avaient réussi. La mère n’était plus jeune ; le père avait dépassé la moyenne des maturités. L’attente prolongée d’un enfant seule avait mélancolisé d’une ombre leur paisible intérieur.

Sitôt les indices reconnus, tout fut préparé comme pour une Nativité des anciens tableaux, et voici que le 7 juillet de l’an 1833, à l’heure du crépuscule matinal, le prodige avait lieu. Quand la matrone, en consultant le sexe, déclara que c’était « un petit homme », nul ne se douta du bruit que celui-ci ferait un jour par le monde. Il fut porté aux Fonts baptismaux et reçut les prénoms de Félicien, Joseph, Victor.

On aimerait se persuader que le baptême fut fêté comme celui du fils de Claes et de Soetkin, de ce Tiel Ulenspiegel qui devait jouer un rôle important dans la vie spirituelle de l’enfant devenu jeune homme. Mais la terre wallonne, pour copieusement s’entonner de bière blonde et se complaire au grésillement des « skinées » à la poêle, n’observe pas les mêmes rites que la terre flamande ; et en fin de compte, on n’était pas obligé de savoir la parenté qui s’établirait un jour entre ce garnement issu des pauvres plèbes lointaines et le fils du riche M. Nicolas-Joseph Rops, ancien fabricant de tissus imprimés dont les produits rivalisaient avec les indiennes les plus réputées.

C’était un article de grande prospérité et qui s’illustrait d’un caprice de palmes et de tulipes, comme un vrai jardin chimérique. Les colporteurs, les mercelots nomades sans doute en avaient leurs éventaires garnis quand à la traversée des hameaux, le long du ruban de route qui va de Namur à Dinant, ils s’évertuaient à éveiller, en les déployant devant elles, la convoitise des joyeuses contadines. Celles-ci ne se coiffaient point encore, en ce temps, de rubans, de perles et de fleurs selon la mode des villes. Leur beauté brune et nerveuse qui, l’été seulement, pendant les travaux des champs, s’obombrait du « barada », coiffe en paille ou en toile s’évasant sur le devant à la façon un peu des « cabriolets » de l’Empire, gardait une grâce rurale sous la coquetterie des pièces d’étoffe ramagées qu’elles se fixaient au haut de la tête et dont les deux pointes leur retombaient sur la poitrine. Le jeune Fely, en battant plus tard les campagnes, dut y reconnaître souvent ces témoignages de l’industrie paternelle.

On l’avait mis au collège Notre-Dame de la Paix où il fit ses premières classes et où il reçut l’éducation religieuse qui, du reste, fut celle de tous les enfants de son temps. Elle ne l’empêcha pas de faire une vingtaine d’années plus tard l’Enterrement au pays wallon, d’une allure assez irrévérencieuse, et quelques centaines d’œuvres libérées de tout souci du dogme et de la morale théologique.


L’histoire ne dit pas quelle fut son humeur d’enfance ; on lui soupçonnerait volontiers, toutefois, sous le sang vif des joues, avec le feu des yeux, une petite âme curieuse, volontaire et hardie. En rentrant de ses cours, il trouvait installés devant leurs pupitres deux amis avec lesquels M. Rops père faisait sa partie de musique : c’étaient le « père Buch », bassonniste, qui devait lui fournir un si joli sujet d’eau-forte, et le flûtiste Van Gelroth. « Buch vissait son basson, Van Gelroth sa flûte, mon père s’asseyait au piano-forte et l’on jouait les vieux airs de Sébastien Bach, bien inconnu alors, et pour se reposer, les sonates de Steibelh… Pendant ce temps, âme déjà vouée aux choses du dessin, je feuilletais, couché à plat ventre, à la lueur d’un « petit quinquet » un gros livre plein de belles illustrations : les fables de Jacob Kats ». C’étaient là des heures émerveillées où son esprit par avance voyait se lever le geste de la farce. Plus tard, à l’éveil de la puberté, peut-être l’adolescent se préoccupa du petit peuple des filles que l’heure de la sortie faisait galoper par les rues. Sous leurs hardes déteintes, le corps avait un attrait deviné de mystère et de mouvement, bien fait pour impressionner un esprit agile comme le sien.

Il semble, au surplus, que sa vie, dès le commencement, ait été personnelle et active. En un pays de rivières et de montagnes, la nature propose à un organisme jeune et sain des plaisirs qui finissent par passer dans l’habitude même de l’existence. Félicien Rops devait garder de sa première enfance le goût de la nage, de la rame et de la marche. Il eut tôt la petite folie grisante de la vaste nature qui l’entourait et qui, jusque bien avant dans l’âge de la maturité, forma le cadre de ses étapes d’art et d’humanité. En pensée, on le voit suivre là-bas, au fil de l’eau, le coup d’aile lent du héron tandis que le pédagogue développait la loi des participes. Un instinct natif l’avertissait que la leçon était bien plutôt au cœur sauvage des solitudes que dans la geôle aux vitres encrassées derrière lesquelles se recule l’escarpement inaccessible du ciel libre. Ce froncement de la narine qu’il aura dans ses portraits d’homme, crispée au vent de la sensation et du désir, je le devine dans le masque enfantin, déjà frémissant du goût de l’inconnu.

Namur, avec ses remparts et sa poterne au bas des lacets par lesquels on montait à la citadelle, avec le grand passage de rocs étagés en travers des perspectives fluviales, avec ses vieux quartiers du bord de l’eau, dut amuser la vive imagination de l’enfant. Un peuple narquois, ami des histoires luronnes, y use encore le temps en flâneries aux cafés où d’un coup sec du bras, on se jette des verres de péquet dans le lampas, ou bien, assis à cropeton sur les pierres du quai, y espère pendant de pleines journées, au bout du frétillement des lignes, la touche du goujon, distrait seulement par le lent glissement des péniches dans l’écluse et la manœuvre d’abordage des petits vapeurs qui desservent les villages d’amont. Cependant l’animation de la marine était bien autrement grande à cette époque : au galop d’une attelée de dix chevaux montés par les « Chevaliers » en braies de velours, passaient, dans un pétardement de coups de fouet et un carillonnement de grelots, les longues files des chalands de France et des grands bateaux du Rhin. Aux passes où le tirant d’eau était insuffisant, toute une cavalerie descendait dans le fleuve, coupant en travers de la coulée et gagnait l’autre rive dans un gros bruit de remous, de sonnailles et de cris. Ou bien c’étaient des trains de bois descendant le courant et qu’à la perche, par la grande échancrure des monts, guidaient de souples et silencieux bateliers.


Un répertoire vivant d’images et de sensations sans nul doute s’amassa chez le jeune homme. Il prit là contact avec le vaste monde qui allait si fort l’attirer bientôt. Il s’émerveilla d’air, d’espace, de vent et de soleil. Surtout j’imagine qu’il sentit s’éveiller le rire intérieur pour les plaisants échantillons d’humanité que lui fournissait cette Wallonie joviale, linguarde et craqueuse qu’il portait lui-même dans le sang. Le sens comique, depuis le trait mordant jusqu’à la farce grasse, lui naquit et fut l’assise de sa philosophie prochaine. Quand le moment fut venu, il put se repérer sur ses souvenirs.

Namur, chef-lieu de province, dans sa cuve où confluent la Meuse et la Sambre, était, en outre, le carrefour des routes qui partaient en tous sens vers les bastides et les grosses censes. « À Grognon » dételaient les immémoriales diligences jaunes, venues de Dinant, de Gembloux et de Floreffe, et relayait l’innombrable carrosserie des tilburys, des cacolets, des landaus qui, par les raidillons en circuits, amenaient, les jours d’affaires et de marchés, les hobereaux, les grands herbagers et les marchands de grains de tout le pays environnant. Ah ! ces marchés obstrués d’un enchevêtrement de timons et déroulant à travers rues et venelles les mannes de fruits et de légumes damasquinés d’automne, les montagnes d’œufs et les dômes de beurre, les hécatombes de gallinacés dodus et les grands cadavres de porcs éventrés, les rognons à l’air et les moignons en croix ! Des villages d’en bas et des hameaux d’en haut, arrivaient aussi, ces jours-là, censières et méquennes, vieilles commères décarcassées ou frisques jouvencelles, marchant du pas des hauts métayers guêtrés et des osseux varlets poussant à coups de gaule devant eux des bandes de porcelets roses comme de la chair d’enfant. D’un bout à l’autre de la ville une grosse rumeur traînait, confondant ensemble les hennissements aigres des ronsins, les rauques rudissements des bourriquets, les abois des chiens, le meuglement des aumailles, le cacardement des oies, tout l’orchestre familier des écuries, des basses-cours et des étables.

Ce fut cette gaîté du pavé namurois que connut la première jeunesse de Félicien ; elle lui demeura dans le sang, comme l’âme sonore de ce pays où les voix même cornent pareilles à des trompes de chasse. La contrée saine et rude, avec ses paysans hâbleurs et madrés, mousse dans l’extraordinaire verve où toute sa vie il dépensa le surplus de son génie. Lui-même ne cessa d’être, jusqu’au cœur des villes, une sorte de rural superbe aux mains larges et aux orteils noueux, les reins solides et le col puissant, parlant en coups de gueule comme s’il tutoyait l’écho des monts, buvant sec et mangeant dru, familier, tout de suite camarade, comme le marchand de grains qui vous dit : « Tope ! affaire conclue ! » mais avisé, se connaissant en hommes, riant tout seul au fond pour un sot qui le traitait en égal et restant à travers les hauts et les bas de la vie un gentilhomme, de toute sa hauteur.


II


Dans cette vie d’enfant alerte et gai, brusquement quelque chose se cassait. Douze ans de tendre affection filiale s’en allaient dans le coup de vent de la mort ouvrant les portes et les refermant à jamais sur le départ d’une bière où l’on emportait le compagnon et l’ami de toutes les heures, son père. Il n’y eut plus alors dans la grande maison vide où le bon Buch ne vissait plus son basson, où ne s’entendait plus la flûte de Van Gelroth, où l’âme de Bach restait morte aux touches du piano, que la mère, vieillie d’une fois par les liens rompus. Une ombre un peu de temps dut planer sur l’enfant. Nul n’aima d’un plus ferme amour ses géniteurs : « bonnes gens, écrivait-il un jour, nobles et grands caractères dans leur simplicité et dont les bonnes figures me restent dans le cœur et l’esprit. »

Si rien n’est venu jusqu’à nous de son application d’écolier, on n’ignore pas cependant que l’outil qui l’illustra, déjà lui démangeait la main. Un très vieil homme se rappelait, il n’y a pas longtemps, avoir vu dans la famille des cahiers égratignés de traits de plume, balafrés d’estafilades au crayon, estompés d’écrasis de mine de plomb et desquels se levait le rudiment d’un concept d’humanité bouffon où déjà se pressentait la veine comique.

L’obscurité redouble ensuite ; on sait qu’il habita avec sa mère un hôtel de la rue Neuve : un vaste jardin sous de vieux arbres y avait la beauté des ombrages d’un parc. La demeure confinait à d’autres vastes jardins, située dans le grand quadrilatère limité par la rue de Fer, la rue des Fossés, la rue Neuve, aujourd’hui rue Pépin, et la rue de la Blanchisserie. C’était le quartier de l’hôpital militaire et de l’ancien couvent des Capucins. À l’extrémité du jardin, une ancienne glacière avait été transformée en un pavillon aux larges verrières. Mme  Rops ne permettait pas qu’on y vînt déranger son fils. C’était l’endroit secret et mystérieux de la maison ; il en avait fait son atelier. Elle-même n’en franchissait guère le seuil ; elle était simple, très digne et assidue aux offices.

On se figure le jeune Félicien dans cette petite solitude d’une maison où il n’y a qu’une femme doucement sévère et assez âgée déjà : il lit et s’entoure d’images ; d’une vaste gourmandise, il se nourrit à la large table du savoir humain : le sien souvent parut universel et comme inné. La latinité qu’il pratiqua avec dilection et qui lui inspira tant d’heureuses devises, se mêla à son âme wallon-flamande comme un fond de race, venu d’où ? Sa généalogie est assez conjecturale et pour un certain Mathias Rops ou d’Rops dont le nom se lisait dans un manuscrit du XVe siècle et auquel s’affilie la lignée d’un autre Rops, bourgeois de Bruxelles ou de Namur, peut-être son génie plongea-t-il par ses racines dans une ancestralité plus ramifiée, sans qu’il soit nécessaire de recourir au légendaire Boleslaw ou aux Ropsky dont il aima amuser la crédulité de ses biographes. Il eut le cerveau clair et classique des pays de construction latine si des autres il tint le goût du compliqué, la grosse licence et une merveilleuse onction coloriste.

Toute la matière de vie que peut contenir un jeune cerveau tourmenté de l’inconnu du monde, il dut l’absorber dès cette époque. Il fut le petit docteur Faust qui, par delà le réel, vit déjà la conjecture illimitée des sensations et de la découverte. Comme chez Balzac enfant, tout passa, le bon et le mauvais, gorgeant la cornue en attendant la distillation finale. Ce fut la cueillette de toutes les herbes de la Saint-Jean en attendant la cuisson dans le chaudron des sorcières de Macbeth. On ne devient, du reste, le Cagliostro qu’il fut dans les sciences de l’art et de la vie qu’à travers les pratiques d’une anormale et opiniâtre alchimie spirituelle. Rops eut l’éréthisme du cerveau d’où résulte un état de mentalité hallucinée et qui donne naissance aux phantasmes.

Ce que dut être un tel ardent jeune homme aux heures augurales de la formation, la trajectoire même de toute sa vie suffit à l’indiquer. Comme les maîtres et les dominateurs, il sentit tout jeune le monde s’éveiller à travers l’inquiétude de celui qu’il portait en soi. Son art, sa gloire et son génie tressaillent à l’avance dans l’immense désir confus qui lui fait tendre les bras à la chimère. Attendez que dix années se passent et du coup le voilà devant le mystère humain, debout et splendide, avec la large entaille que l’épée de l’Archange met aux fronts de qui doit ruisseler une surnaturelle lumière.


Il y avait alors dans la rue aux Laines, à Bruxelles, un petit atelier libre et qui s’appelait l’Atelier Saint-Luc. On y était une douzaine qui, à frais communs, payaient le modèle et le combustible : ce fut la petite classe où de jeunes peintres, dont plusieurs devaient être des maîtres, arrivaient prendre les leçons de la nature. Une épaule remontée, grosse tête et petit corps, Constantin Meunier, qui faisait alors ses premières études de sculpteur, s’interrompait de masser ses glaises pour moucher un rhume de cerveau qu’il garda toute la vie. Il savait, au surplus, correctement crayonner une académie, formé tout jeune au beau dessin par son aîné, le graveur Jean-Baptiste, un rude éducateur et qui lui tapait avec une règle sur les doigts quand il dessinait mal. L’homme sanguin et barbu non loin, à tête de brigand calabrais, avec des yeux de braise et une bouche gourmande, était Louis Dubois, qui déjà torchait grassement une nature morte. Léopold Speekaert, membré, puissant comme un athlète, professait que tout le secret de l’art était dans le rapport exact des valeurs du ton. Il fut un des créateurs de l’école du gris en Belgique.

Par courtes apparitions venait là en camarade un petit homme, Ch. De Groux, fluet et nostalgique, les yeux acérés et tristes d’un bon Dieu de pitié. On sait mal en France quel grand cœur de peintre il fut à côté de Millet, lui-même une sorte de Millet des trimeurs du pavé, ivrognes et raffalés, traîne-savate et traîne-misère.

Un jeune homme fringant, qui s’amenait par passades, avait toujours des histoires à raconter. Il possédait un matériel coûteux, s’installait comme pour la vie, faisait d’étonnants dessins et refilait pour des mois. C’était Rops ; on aimait le voir camper son bonhomme en dix coups de crayon et par là-dessus pulvériser au pouce de la mine de plomb avec des gras de couleur. Quelqu’un ensuite arrivait dire qu’on l’avait rencontré perché tantôt au bord d’un marais en Campine, comme le héron, ou grimpant une côte ardennaise d’un coup de talon ailé, ou découvrant au pays d’Anseremme le gîte cordial qui devint le grand relai d’été et se dénommait Au repos des artistes.

Personne ne lui avait connu de maître et il savait tout. Il était nourri d’art jusqu’aux moelles. Il avait eu tout de suite l’œil et la main.

L’atelier Saint-Luc dura trois ans, de 1854 à 1857. Un beau jour, Rops cessa de venir : on apprit qu’il « caricaturait » au Crocodile.



III


Ce tragique visionnaire d’humanité débute par la farce. Il est dans sa destinée de préluder à sa descente aux cercles de l’enfer par des saturnales tintamaresques où son esprit luron de Wallon se donne carrière. C’est l’éveil du grand rire terrible qu’il garda jusque dans ses pires conjectures des perversions de la créature. Il fut une espèce de Juvénal mêlé d’Aristophane et de Rabelais. Il rit comme un Jérémie brâme, avec la volupté torturante d’être l’aboutissement de l’universelle contradiction des âmes et de la chair. Nul, d’une discipline plus mordante, trempée en des mixtures de fiel, de soufre et de sang, ne fouilla la plaie de cette humanité qui commence à l’ange et finit à la bête. Il lui mit le groin dans son ordure ; il la plongea et replongea au puits de ses salacités. Il recommença à sa manière, une manière noire, la rouge chute des damnés d’un Rubens, versés au gouffre où les appelle l’aboi des dragons, tandis que là-haut, dans les tonnerres et les éclairs, sonnent les trompettes célestes. Ce sera l’un des aspects de son satanisme, à lui, de souffler par-dessus la démence des hommes, dans le grand cuivre tordu par ses poings, un rire qui est de la démence et qui est aussi de la souffrance.

Donc, Rops débute par la farce. Il s’amuse de bouffonneries en attendant que l’empan de son aile s’élargisse à la mesure des hauts vols. Il débride la large bonne humeur d’un caricaturiste : il n’est encore qu’Ulenspiegel, c’est-à-dire le franc rire à pleine panse, lui qui se créera plus tard le rire tragique à bouche fermée !

Le Crocodile était un journal d’étudiants et paraissait à Bruxelles. Une gaîté juvénile et frondeuse s’y divertissait aux dépens du philistin. De bons jeunes gens qui allaient devenir de parfaits notaires ou de ponctuels avoués y affectaient des airs délurés. On y pelaudait Géronte ; on y gourmait Bridoison ; du bout de sa batte, Arlequin envoyait dans les cintres le chapeau en poils de lapin de M. Prudhomme qui, plus tard, pour Félicien Rops, devait devenir le chapeau de M. Homais.

Dans le milieu provincial du vieux Bruxelles, la bande estudiantine faisait sonner ses grelots, tirait les sonnettes et ameutait la police, sans qu’il en résultât, au surplus, grand danger pour la tranquillité publique. Sans doute le beau Fély, avec sa moustache effilée et ses cheveux lovés en ailes de pigeon, l’air flambard sous son complet quadrillé, tel que nous le montre un portrait de l’époque, y figurait avantageusement. Il avait les yeux vifs et acérés


En Ardenne. La saison des travaux.



d’un jeune homme qui regarde à hauteur de la tête : on soupçonne qu’il dut prendre les cœurs à la volée, comme il prenait la taille à la Muse, celle de Gavarni, et, à coups de rire et de verve, l’entraînait dans sa sarabande.

Il dessine sur pierre ; il sait son métier et il a du talent : ses dessins, très habiles, sont de toutes les mains en attendant qu’ils soient seulement de la sienne. Mais on est en 1856 et il n’a que vingt-trois ans. Ah ! qu’il aime se gausser des bonnes gens comme le fit son aïeul des Flandres, cet Ulenspiegel, fils de Claes, l’endiablé ménétrier des kermesses, le boute-en-train des parties de gueule et de couteau ! C’est un nom qu’il faut s’habituer à voir revenir souvent dans cette période de sa vie, comme si une véritable consanguinité l’unissait au légendaire luron, terreur des niquedouilles. Cette généalogie vaut bien l’autre, au surplus, celle du magyar Boleslaw que d’un aplomb de pince-sans-rire il colportait. Rops, avec sa goutte de sang Wallon, fut de Flandre comme lui : leur race à tous deux s’apparente à Blès, à Bosch et à Breughel.

Le Crocodile fut pour le jeune artiste comme une salle d’armes : il y joue du fleuret, il y espadonne, il y tire au mur : c’est l’escrime préparatoire en attendant les coups plus sérieux qu’il portera au « muflisme » contemporain. On a surtout le spectacle d’un dégourdissement et d’une mise en train. Il se fait la main dans des dessins au trait faciles, joyeux, serrés, non dénués de crânerie. Presque d’emblée il a le sens de la forme ; même en déformant, il construit ; il mène son outil comme par jeu et c’est la particularité de son art, il ne semble pas avoir eu le génie d’enfance. Il possède dès le début un métier diligent, adroit et qui ne tremble pas. Il n’invente pas encore, il applique ce qu’il a appris chez les maîtres du rire parisien ; et, comme eux, il souligne ses crayons de légendes. Mais cet esprit si fin de plus tard est encore embarrassé de gaucherie provinciale :


LES CARTES.



on ne sort pas de la plaisanterie de cabaret ou de la gaminerie de potards en goguettes.


C’était le temps où, à Bruxelles, dans la rue des Sols, vis-à-vis de l’Université, un petit estaminet enfumé et noir, à lui seul faisait plus de bruit que tous les autres cabarets de la ville. Sa physionomie se caractérisait assez bien par le nom qui lui avait été attribué, « le Trou ». Tous les étudiants de l’époque passèrent par là : on descendait, en sautant deux marches à la fois, par les escaliers de la rue Villa Hermosa ou de la rue Ravenstein, insérés entre d’anciennes et héraldiques façades. Une porte s’ouvrait ; on entrait, à la sortie des cours, lamper un « capperke » de faro, ou s’humecter d’un « trois cens » de genièvre. En ce Bruxelles soiffard où la taverne n’avait point encore pris racine, Saint-Ferréol proscrit plus tard constata que des ministres eux-mêmes le soir arrivaient faire leur partie de cartes dans les petits cabarets des vieux quartiers, réputés pour les vertus nationales de leurs bières. Sans doute ils avaient commencé comme les autres par « le Trou », ils y avaient pratiqué l’art des « guindailles » au commandement des vrais « zigs », passés maîtres dans la connaissance de ces rites abscons et compliqués.

Des peintures en manière de fresque illustraient les murs du sombre boyau et retraçaient des sujets facétieux. La jovialité en était épaisse, mais flattait chez cette jeunesse le goût traditionnel pour la farce. Une des légendes se rapportait à un buveur inconsidéré : « Le père Guillery avait raison de dire que le contenu était plus grand que le contenant ». Le père Guillery était un médecin renommé du temps, professeur à l’Université. Une autre légende goguenardait : « Je vous présente le dernier de la famille », et soulignait le geste dont un père exhibait un fœtus marinant dans un bocal. C’étaient bien là des parodies pour carabins : elles n’auraient pas eu besoin d’être parafées ; leur drôlerie caricaturale à suffisance eût fait reconnaître la verve bouffonne du rieur « crocodilien ». Cependant les douze lettres, de la grande signature diabolique, avec l’F et l’R comme des pièces de feu d’artifice, caracolaient dans un des coins. Ce furent d’ailleurs les seules peintures murales de Rops et elles ont disparu avec « Le Trou » même dont elles faisaient la gloire.


IV


Le Crocodile trépassa sans bruit, mais avec l’Uylenspiegel, qui parut le 7 février 1856, la gaîté ressuscita : elle était un des aspects de l’esprit national. Quand, un quart de siècle plus tôt, Bruxelles avait fait ses barricades, on avait eu l’exemple d’une vaste kermesse civique. D’un entrain jovial et bourru, les petits métiers et tout ce qui avait un fusil partaient faire le coup de feu. La journée finie, après avoir tiré jusqu’au soir sur les Hollandais massés derrière les clôtures du Parc, on descendait en bande peler des œufs et lamper des demi-litres de faro dans les petits cabarets de la Grand’place. Cela s’appela les Quatre glorieuses : on eût pu tout aussi bien les appeler les Quatre joyeuses. Hommes, femmes, jeunes gens, enfants même allaient à la mort comme à une partie de plaisir. Derrière eux, les femmes rechargeaient les fusils.

Ce fut la gaîté des heures héroïques : on ne les recommence pas à chaque tournant de l’histoire. Bruxelles, qui avait été superbe de belle humeur tranche-montagne et de crânerie batailleuse, rependit le fusil et se mit au travail dans le pays devenu une des forges du continent. Cependant, tandis que la vieille ville s’écroulait dans une débâcle de moëllons et faisait place à la capitale actuelle, tirée au cordeau, passée à la ripe et rebâtie à neuf, la bonne humeur locale ne mourait non plus que le goût de la bombance et des beuveries. Mais, comme une frappe que démarque le billon rejeté à la fonte, on sentit bien tout de même que l’esprit nouveau était en train de démonétiser les mœurs du bon temps.

L’Uylenspiegel marque la fin d’une époque. Toute la grosse malice luronne qui avait fait le renom des « Joyeux », des « Cosaques, » des « Agatophèdes », plaisants cénacles du temps, n’était pas épuisée. Le bonhomme Madou peignait toujours ses petits sujets qui l’avaient rendu populaire : Victor Lefèvre, sous le nom de « Coco Lulu », rimait des chansons maroliennes ; le peuple et même la bourgeoisie parlaient un patois dit « vache espagnole », vraie galimafrée composée du résidu de toutes les langues imaginables. C’était la part de l’âme antérieure. Cependant Charles de Coster écrivait sa Légende d’Ulenspiegel ; Leys, d’une large sève populaire, renouvelait le romantisme démodé du tableau d’histoire ; tout un groupe, revenu aux qualités de la race, débutait dans une peinture qui sentait la nature et la vie.

La feuille était hebdomadaire, paraissait sur huit pages, avec deux lithographies et portait au sous-titre : « Journal des ébats artistiques et littéraires ». Madou avait dessiné la vignette de tête : on y voyait le héros légendaire, menton dans la main, complotant quelque farce copieuse près de l’enfant geignant dans sa chaise percée. L’anecdote était célèbre, mais sans rapport avec les visées du journal : le brave homme de peintre ne s’était pas mis en frais d’invention. Néanmoins il suffisait que le sacripant fût représenté, sa


Le dernier des romantiques.



plume de coq au chapeau et la trique au poing, pour dénoncer l’esprit qui, avec un pareil éponyme, allait signaler le périodique.

Ils étaient là, au surplus, jouant de l’escopette et brûlant leur poudre aux escarmouches de l’actualité, une guérilla de gens d’esprit. Un dessin figurant une carte de visite, les aligna, dans le numéro inaugural, en grosses têtes comme des poupées de carnaval, tous les douze, Rops compris. Le rire mène à tout ; il y en eut qui devinrent fonctionnaires, chefs de banque et même procureurs du roi. Un, simplement demeura homme d’esprit jusqu’au bout, le bon Halaux de la Chronique. Un autre devait être l’homme de génie de toute une race, ce Charles De Coster qui sut si bien ressusciter l’âme joyeuse et rude des ancêtres. « Sire, répondit Ulenspiegel au roi de Bohême, flamand je suis, du beau pays de Flandre, gai compagnon, coureur d’aventures, rimeur, peintre, sculpteur, manant et noble homme, le tout ensemble. Et par le monde ainsi je me promène, louant choses belles et bonnes et me gaussant de sottise à pleine gueule ». Ce fut la légende même qui, un peu plus tard, figura en manchette sous le titre.


Rops, dès le premier moment, fut chez lui comme il l’avait été au Crocodile, comme il devait l’être partout ; il put, tant qu’il voulait, donner carrière à sa verve satirique ; il s’attesta du même coup un des maîtres de la lithographie et de la farce caricaturale. Celle-ci, sous son crayon à mesure assoupli, s’amplifia : des séries naquirent ; il s’habitua à tirer de ses sujets tout ce qu’ils comportaient. On admira que, dans cette production continue, il fût rarement inférieur à lui-même.

Sans doute il s’y attestait influencé par les grands artistes de France : la large manière d’un Daumier, ses constructions puissantes, sa couleur grasse et veloutée, aux noirs profonds, dégradés parmi les blancs réservés de la pierre, surtout particularisaient sa cuisine de peintre-dessinateur. Par ailleurs,


L’ENTRACTE DE MINERVE.



il n’était pas insensible aux élégances déliées d’un Gavarni, à l’arabesque de ses silhouettes au trait, à l’esprit nerveux et joli de sa composition. Rien, toutefois, ne sentait le décalque et la contrefaçon ; il n’y avait que des analogies dans les moyens d’expression et dans l’accent comique, comme par l’effet d’une cérébralité sensible et répercussive, sans subalternité. Il fut visible qu’il leur avait demandé simplement leurs secrets et qu’il y avait ajouté ceux qu’il ne devait qu’à son ingéniosité personnelle. Un génie de peintre flamand perce dans ses jeux d’ombres et de clairs, en rapport avec le sens coloriste de la race. Nulle part il n’est linéaire, découpé, fil à plomb ; son dessin est estompé, macéré et peint ; il voit et dessine en coloriste pour qui la couleur est une sensualité.

Le Bruxelles qu’il a sous les yeux surtout alimente sa veine, un Bruxelles bourgeois et provincial, aux travers et aux ridicules spécialisés par l’habitat, et qui n’en demeuraient pas moins nuancés de quelque chose de la caricature de Paris. Rien que nuancés, car on ne peut s’y tromper : dans ce panorama de la grimace humaine, les masques, hures, groins, mufles et trognes, sont bien à lui et gardent le stigmate local. Quant aux sujets, généralement ils visent des particularités ou des événements de l’époque : Costume de la magistrature proposé pour 1857 ; Envahissement de l’armée belge par la crinoline ; M. Borsari soupçonné de porter la crinoline ; La traite des blanches ; En Ardenne, la saison des travaux, etc. Cela se subdivise en séries qu’il poursuit ou qu’il abandonne à mesure : il y a les Crinolithographies ; les Études bruxelloises ; les Actualités ; les Bourgeois ; le Faubourg de Cologne ; les Faillites de Cupidon ; l’Age de fer ; le Château des fleurs ; les Menus propos ; les Framboisy ; les Choses constitutionnelles ; la Galerie d’Uylenspiegel. C’est, sous ce dernier titre, un défilé de portraits — charge des écrivains, des poètes, des peintres, des comédiens, des chanteuses, des princes et des princesses de l’actualité bruxelloise. Voici, parmi bien d’autres, très vivante sous la déformation du raccourci, la spirituelle ressemblance élégante, nerveuse et sentimentale de Ch. de Coster ; la tête artiste et blagueuse du chansonnier Bovie ; la belle graisse flamande du peintre Wappers ; le Gevaert lauré et porte-lyre, en figure de bas-relief ; le Fétis grimaçant comme un monstre japonais. Voici la muse illustre, Ristori, et voici les grandes voix du trio longtemps fameux, Wicart, Carman et Depoitiers. Voici encore Jean Rousseau, Léon Jouret, Nadar « aux comètes pareil », tenant dans ses mains des jambes en pattes de homard. Quelquefois, quand c’est un acteur, le masque incarne tout un rôle, comme l’Edouard et le Tautin, d’une vraie intensité comique. Une bonne dizaine, au surplus, parmi ces portraits, sont des morceaux accomplis. Le crayon y a massé, en déliés et en pleins, de la vie colorée et charnue avec l’accent gras de la peinture.


Un même art de peintre s’observe dans les sujets d’un ordre différent. La Traite des blanches, signée R. et Draner, avec ses noirs moelleux, légers, profonds s’opposant aux blancs égratignés d’un étonnant châle des Indes, est fait comme un tableau, avec cette légende : « Pristi, Maria, quelle toilette sévère ! » — « Tiens, je suis baronne ! Connais-tu mes armoiries ? » — « Oui, comme les miennes, deux lions éreintés sur fond d’or ». Dans En Ardenne, saison des travaux, le blanc du parasol du peintre devant le blanc vierge de la toile au chevalet, plaque une large valeur unie sur un ton fort de paysage. C’est de la couleur encore, Juif et Chrétien, et de la couleur vivante, nerveuse, modulée, en ses jeux de pénombres filtrées. Et la belle main fraîche qu’il y a dans ce plein air, Le Poète guerrier, un tourlourou madrigalisant avec une gagui porteuse d’un poupon, tous les deux détachés en tons chauds sur le guillochis ramusculé d’un fond de parc ! Et toujours la note peinte, la coulée coloriste dans cette Sotte Marie Josèphe dont je vis un exemplaire détaché à la Bibliothèque royale de Bruxelles, avec, au bas, l’admirable petite estampe au vernis-mou, Dimanche.


Au beau guernadier.



Comme on en peut juger, l’inspiration est vagabonde : elle court la rue et les routes ; elle subit le caprice du moment : elle trahit un esprit mobile, fertile et flaireur. Personne ne compose mieux, ni n’équilibre plus adroitement sa mise en page ni ne campe d’un jet plus libre l’ordonnance des personnages. C’est de l’art poussé et qui semble improvisé : il n’est pas une planche qui ne soit venue à travers des recherches et des retouches, chiquet à chiquet, avec la poussée lente, sûre, difficile, continue de la notation définitive. Rops jamais ne sera un illustrateur spontané : il crayonne, il se démêle à travers des griffonnis ; il se dépouille à mesure, trouvant toujours qu’ « il y en a trop », et visant à la simplification : ce sera là une des vertus de son art. Quand enfin il tient sa silhouette, quand il est parvenu à fixer la belle ligne souple où s’enserre la palpitation d’une forme vivante, il se sent moins mécontent. Mais les belles dames qui, d’une si aimable étourderie, lui demandaient des figurines pour leur papier à lettres, ne se doutaient pas que ce petit dessin exigeait parfois de lui le travail de toute une journée.

Rops n’eût pas été de la souche d’Uylenspiegel si, comme lui, à sa manière il n’avait pris part à la mêlée sociale. Il n’a ni le gœdendag qui assomma les chevaliers du Lys, ni le gourdin du grand gueux ; il n’a que la pointe de son crayon, mais, celle-là, il s’entend à l’acérer en la passant sur la pierre lithographique, de façon à en faire une arme de fronde et de malice qui égratigne et blesse, si elle ne tue pas. Un beau jour sa comédie des mœurs tourne à la comédie politique ; il gouaille les gouvernants ; il daube sur le pouvoir. La politique est pour lui le spectacle d’un carnaval où pitres, histrions et masques sont aux prises. La foi, l’âme farouche des zélateurs lui fait défaut ; sa caricature est un tréteau et non un pilori ; il lui arrive de manier les verges dont on fesse et il ignore le fouet armé de clous qui laisse l’immortel stigmate. Il a surtout le rire. Exemple : un chasseur tire sur un phœnix tenant en sa serre une carte avec l’inscription : « Liberté de la Presse ». Ailleurs : « Rapporte !


L’ordre règne à Varsovie.



Rapporte ! » dit le Ministre. Le chasseur, un député de l’époque sans doute et par surcroît rapporteur sur les droits de la presse, réplique : « On me fait faire un métier de chien. » Quelquefois la farce est plus salée, comme en cette Réponse à une question de cabinet : Une voix de l’intérieur : « Il y a quelqu’un ». — M. H. Brouckere : « Peste ! » La scène se passe à la porte d’un lieu secret sur lequel se lit le numéro 100. Et cela continue : Un homme de marque, Réouverture de la Chambre, etc.

Ces farces l’amusent : en 1859, l’Office de publicité, à Bruxelles, publie douze de ses dessins sous ce titre : La politique pour rire. Il suffit pour que le genre soit créé : quand plus tard l’Uylenspiegel aura pris pour étiquette l’Espiègle. Eugène Verdyen à son tour, avec âpreté, fera de saisissants crayons. Guillaume, de son côté, dans le Grelot de Gaillard, fouaillera, d’une verve souvent heureuse, les rois et les curés.

Quelques pierres admirables dominent tout, la Peine de mort, l’Ordre règne à Varsovie, la grande Médaille de Sainte-Hélène, la Dernière incarnation de Vautrin. Celle-ci, à coup sûr, est l’un des chefs-d’œuvre de la caricature politique du siècle. Les jambes arquées, dans les bottes et la culotte de peau du Badingue, Proudhon, court, écaché et gras, d’étonnante vulgarité plébéienne, la main au revers de l’uniforme, avec le geste du grand Napoléon, double de son masque camus, poupin et blafard, chevauché de lourdes bésicles noires, le facies impérial que trahissent les moustaches effilées à la sous-off pointant de dessous la bouffissure glabre des joues et l’éventail de la barbiche.

L’écrivain, en un de ces coups de boutoir auxquels se plaisait son humeur frondeuse, avait écrit, dans un journal bruxellois, un article où, s’adressant à l’empereur, il disait : « Osez, Sire, et le Rhin, le Luxembourg, la Belgique, toute cette France teutonique, ancien patrimoine de Charlemagne,


La dernière incarnation de Vautrin .



est à vous. » On menaça de chambarder la petite maison où l’exil lui avait fait chercher un abri : il fallut mobiliser la garde civique ; dans le soir du faubourg, le tambour battit des rappels saccadés. Et Rops y était allé de sa caricature, bafouant les deux larrons, les accouplant dans sa conjecture d’un complot clandestin, donnant corps ainsi à la légende du pamphlétaire acheté par l’Empire. C’était mal connaître l’irréductible conscience du philosophe, probe jusqu’à la besace. Peut-être, comme tant d’autres en Belgique, Rops crut à sa duplicité ; peut-être aussi ne vit-il là qu’une amusante parodie. Elle lui fut moins reprochée que la Médaille de Waterloo, cette bouffonnerie macabre, pullulante de spectres et de larves, et qui piqua si avant aux moelles le vieux parti cocardier que son auteur dut aller sur le pré : il s’y comporta bravement.

La farce et la satire, cette fois, marchèrent de compagnie et on le vit recommencer, par un autre bout, dans cet extraordinaire morceau de maîtrise, Chez les Trappistes. On sait le sujet : des moines copieux et rebindains sont en train d’initier un jeune frère convers, niais et cocquebin, les cheveux plats, sa soutane ramassée dans les mains comme une robe. L’un d’eux, vu de dos, le cou ourlé de plis gras et les lombes saillants, tient ouvert avec la main un vaste in-folio titré : Démolition de Sodome, et dont les feuillets, d’un blanc frais de plumail, semblent déployer le vol de l’Esprit Saint parmi la noirceur des chapelles maudites.

Le plat, pulpeux, essentiel, lié comme un coulis, est d’un maître-queux au courant de toutes les recettes : on ne peut imaginer une plus grasse et ragoûtante venaison. Les noirs de fond sont moelleux et légers, en demi-teintes décantées ; la vêture du gros tonsuré, évidée et guillochée au grattoir, a la splendeur des orfrois de chasuble ; les tons crémeux du vélin, poudrés d’un frottis d’ombre, émerveillent. Aucun des prédécesseurs n’a fait plus coloré, ni Nanteuil à la main de velours, ni Mouilleron ni Deveria, ni même


SEULE.



Daumier dans ses manœuvres larges et nerveuses, comme fondues en des huiles.

Il faut aussi rattacher à cette période truculente et nourrie la bonne vieille coiffée du barada et marmonnant ses paternostres En attendant la confession. Sourdines d’ombre en pleine pâte, valeurs liées et pleines chromatisant le jeu des demi-tons, ricochets sur la dalle de palets de soleil entrés par quelque verrière, c’est du plus riche coloris.

Même accent plus chatoyé encore, en cette litho étoffée et faite de peau de péché, la Vieille Garde, du satin, de la moire, de la braise, un noir de catafalque par-dessus de la chair grasse d’onguents, et mieux encore, le chaudron vivant de tous les péchés capitaux. Le Rops tragique de tout à l’heure, avec son fumet vicieux et chaud, est en germe dans l’idole faisandée aux nus charbonneux, au rire à coups de dents fendant un masque pochonné d’ombre, aux matités molles du sein hors du corset, outres auxquelles s’abreuvèrent les générations. Ailleurs, encré par le bon lithographe habituel, Ph. Ham, Un monsieur et une dame conversant, forment un tableau plein, nourri, symphonisé, à base de tons moelleux et fonciers, que n’égala nul Courbet et qui est, quoique simple litho, du plus grand art de toutes les époques. Rops est bien là le roi soudain du crayon ; son dessin brusque, à reliefs et à cassures, avec des plans d’ombre et de lumière, des accents modelés sur le muscle, les os et l’action de la vie, sait, d’une touche d’estompe ou d’un tranchant de burin, caler un type, concréter un caractère, mettre au point des morceaux de synthèse humaine. C’est bien là le dessin des grands coloristes de la race et on peut dire que c’est aussi de la peinture, de la vraie, au crayon.


Mon bourgmestre.


V


S’il lui fallait trouver des analogies au dehors, on sent bien qu’on n’a pas tout dit en nommant Gavarni et Daumier, même Daumier. Est-ce que dans la peinture du temps, il n’y avait pas eu quelqu’un qui, le premier, avait recherché les pâtes, les ragoûts, la belle substance, la morbidesse élastique, les accents fusinés, et qui, d’un art de grand peintre, au surplus, en broyant du Goya, du Ribera, du Hals dans sa couleur à lui, avait apporté une sensation d’ancienne maîtrise et de tradition renouvelée ?

Il est douteux que Rops connut Courbet pendant l’hiver que celui-ci vint passer à Bruxelles, vers 1851 : il n’avait alors que dix-huit ans ; mais il avait pu voir les Casseurs de pierre et le Bassiste (violoncelliste) qui avaient produit un gros effet au Salon. On parlait bien encore à cette époque de Rubens et de Jordaens, mais comme d’ancêtres lointains, morts sans héritiers. L’ancienne Flandre d’art, la Flandre des ribotes et des priapées du XVIIe siècle, s’était mise au régime du vin coupé d’eau et de la tisane romantique. Au lutrin où avait retenti l’hymne païen, les castrats des chapelles sixtines n’avaient plus fait entendre qu’un mince filet de voix. Il sembla, avec ces gros morceaux d’humanité, qu’une vitre eût été, d’un coup de poing rude, brisée dans une chambre sans air. On respira une odeur de nature et qui n’avait plus rien du moisi de l’atelier. Un peintre français, ce paysan du Doubs, avait réalisé le miracle de révéler l’art belge à lui-même.

L’emprise fut vive sur une jeunesse tourmentée de l’inconnu qu’elle portait en elle-même. Courbet apparut le mâle sauvage, abreuvé du lait de nature et cornant aux horizons une clameur délivrée. On voulut voir repercer dans son large réalisme un peu du franc génie de la race. Quand on regarde les Roi boit de Jordaens, avec leurs modelés estompés et tournants, avec le sang et le lait de leurs carnations miroitées de reflets, mais nourries de dessous vigoureux, on perçoit, en effet, un air de famille dans leur commun naturisme, sans qu’on puisse nier que Couture lui-même soit bien loin.

Courbet et Couture remuèrent profondément l’école. Ch. De Groux préludait alors à son art douloureux et personnel. Joseph Stevens avait fait son Bruxelles le matin ; son frère Alfred, au sortir de l’atelier du peintre des Derniers romains, avait eu des débuts trompetés. Ceux de Louis Dubois allaient signaler le plus riche tempérament matériel, nourri de la double influence. C’est en 1857 qu’il fait, dans une manière noire et grasse, son Prêtre allant célébrer la messe et la même année, Constantin Meunier, qui a quitté la sculpture, expose une Salle Saint-Roch d’une tonalité triste où s’exprime une âme déjà recueillie et souffrante.

Il existe dans l’art des courants de sensibilité : la note pathétique de De


LA FEMME AU TRAPÈZE.



Groux avait renouvelé l’émotion esthétique. On commença à se rendre compte qu’un tableau emprunté à la vie quotidienne était aussi un tableau d’histoire. Les peintres regardèrent autour d’eux et furent séduits par la couleur et le caractère des choses de la rue. Il y eut, par réaction aux tons surchauffés qui avaient prévalu jusque-là, une application aux valeurs basses, étouffées et mineures. Les figures chez presque tous se cerclèrent d’ombre : des salissures volontairement ternirent le brillant des pâtes. Ce fut l’avènement d’une modalité que subirent Leys, les deux Stevens, Willems, Henri de Braekeleer, Meunier, Artan, Dubois, Eugène Smits, Leopold Speekaert, Liévin de Winne. On y sentit l’empreinte du génie paysan et bourru qui, en France, de ses larges sabots, avait mis à nu le tuf profond du Réel quotidien.


Courbet, d’une beauté sensuelle, indolente et grasse de Bacchus indien, les yeux en amande, le nez busqué, la barbe en pointe, tel qu’il aimait s’adoniser en ses innombrables portraits de lui-même, conquit le pays par sa faconde, son aplomb, sa bonhomie matoise et ses truculences. On le mena dans les cabarets, il vit les musées, il se vit surtout lui-même à travers les peintures qu’on lui montrait. Quand il revint en 1861, il put se rendre compte que ses semailles d’art avaient levé. C’était l’année du Salon triennal à Anvers : il y envoya le Combat de Cerfs ; Millet de son côté avait envoyé sa Tondeuse de moutons. Il sembla que, par-dessus la déroute des milices académiques, eût retenti la trompette de l’Archange. À Paris, onze ans avant, l’Enterrement à Ornans avait ameuté toute une critique enragée : on lui trouvait un air de démarquage de Daumier.

L’événement, dans la cité des grands marchands, coïncida, cette année-là, avec les palabres d’un Congrès d’art. Le peintre, d’une attitude assurée, vitupéra le vieil idéal et promulgua le Réalisme. « En concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’en suit, j’arrive à l’émancipation de l’individu et finalement à la démocratie » (Gustave Courbet, peintre, par Georges Riat). Ce fut, en tant que peinture, le triomphe de la jeune école belge autant que son propre triomphe : il dut dissiper les derniers levains de sa rancune contre les Philistins de Paris. L’Art libre, à Bruxelles, dès ce moment, virtuellement fut fondé.

Courbet, comme un roi, traversa les provinces. Il n’était plus le Bacchus indien, voluptueux et beau, du premier voyage. Ou plutôt c’était un autre Bacchus, gras et ventru comme le Sylène des bacchanales d’un Rubens. Il passait, escorté de peintres, fêté en des beuveries et des ripailles où il régnait comme dans sa peinture. À table, chez les particuliers, il avait le parler franc et le gilet déboutonné. Rien ne l’empêchait de prendre ses aises ; partout où il allait, il commençait par se mettre en bras de chemise. « Ce monsieur Courbet qui avait une si belle tête et les bras comme un ours ! » me disait une vieille dame qui se rappelait avoir dîné avec lui. La cordialité belge l’enveloppa, chaude et simple : peut-être il n’y fut pas insensible, bien que porté à considérer l’éloge et le reste comme un droit. Il s’abandonnait peu et, rentré à Paris, parut avoir oublié cette conquête de tout un peuple.

Cette fois Félicien Rops l’approcha ; comme le groupe entier, il avait été


La cuisinière d’Anseremme.



touché par l’art rude et sain du peintre ; mais, avisé et finaud, avec son pli de malice aux yeux, il n’avait pas été longtemps sans remarquer l’enflure de vanité et de gros mépris qui se cachait sous la bonhomie du compère. Wallon volontiers paysannant, il se tint en garde contre le paysan matois qui parfois les « roulait, » comme en ce matin clair où, ayant accepté de leur donner à tous une leçon de peinture sur nature, il les promena pendant des heures et après avoir pris vingt fois ses pinceaux et les avoir remis dans la boîte, déclara qu’il ne se sentait pas « émeu ». D’humeur indépendante au surplus, notre artiste observa toujours une fierté un peu distante envers les compagnies. On peut donc croire qu’il le regarda marcher dans sa gloire ainsi que le peignit en des vers fameux Banville, mais sans trop l’accointer.

Qu’il en tînt pour sa cuisine de peintre, condimenté selon les meilleures recettes d’Espagne et de Flandre, nul doute. Il en prit même un tantinet la sauce pour l’accommoder à ses venaisons ; elle lui procura le liant duquel il fit ses propres coulis ; elle releva son sens de la figure et tonifia son accent d’art personnel. Mais une différence se marquait ensuite ; elle fut sensible dans les deux Enterrements, celui d’Ornans et celui du pays wallon. Courbet, nullement inventif, prenait la nature comme elle lui venait ; tout Ornans posa pour son assistance ; et la toile se déroula, énorme, comme un état civil, comme un instantané. Il n’y mit que la symétrie d’une ordonnance générale et tout le reste fut de la peinture. Ce fut suffisant à faire, de ce prodigieux tableau de famille où tout le monde se connaissait et se reconnut, l’un des quatre ou cinq grands morceaux d’un siècle, à côté des plus considérables que léguèrent les autres.

Eh bien, toute proportion gardée, le morceau wallon s’atteste du même plan : avec les seules puissances du crayon lithographique, un petit maître venu de sa province avait fait, lui aussi, un tableau serré et coloré, où énigmatiquement la caricature ne se démêlait pas de la réalité, à travers un réalisme adroit et concerté. Les deux Enterrements eurent donc ainsi un air de cousinage et à la fois différèrent, comme venus des bouts opposés de l’art et de la race. C’est que l’un, le belge, dans un art composé d’arrangeur, poussait tout au type avec ce sens de l’exagération à propos qui signale les caractéristes et que le franc-comtois ne s’était mis en frais que de peindre ce qu’il avait sous les yeux. On y gagna deux chefs-d’œuvre qui demeurent comme deux « classiques » de l’époque. Combien il eût été intéressant de savoir le jugement du gros homme sur celui qui n’était pas encore le « tant bizarre M. Rops, haut comme la pyramide de Chéops », dont Baudelaire propagea le renom !

L’artiste, un peu plus tard, refit en dimensions plus grandes, presque du double, un dessin d’après l’original. Il paraît que ce fut le seul (lettre à Edmond Picard 1878) et encore avec variantes, la composition première avant été portée directement sur la pierre.



VI


En 1857, le beau Fély cesse sa collaboration à l’Uylenspiegel : il est marié ; il a vingt-quatre ans ; il habite au cœur des nerveuses campagnes où déjà se renfle la grande échine dorsale de l’Ardenne ; sa gentilhommière s’appelle le château de Thozée. C’est le retour à la contrée des roches et des grandes eaux où s’était passée son enfance. Il chasse sur ses terres et voisine avec ses paysans. Il mène la vie d’un petit seigneur de campagne ; c’est dans son œuvre, entre le rire de son talent d’amuseur satirique et les poussées prochaines de son tragique et luxurieux diabolisme, une escale comme entre une arrivée et un départ. Il a fermé son théâtre et rentré ses marionnettes. Fini la farce caustique et le carnaval bouffon où il dépensa tant de verve, d’invention et de bonne humeur ! On n’en trouve plus qu’un rappel amoindri dans ses Salons illustrés de 1857 et de 1860. Une préfacette au millésime du premier (Uylenspiegel au Salon) spécifie assez bien l’esprit qui lui avait été jusque-là commun avec les rieurs de son entourage. « Je n’ai pas toujours la raillerie très fine : mon rire me fend la lèvre jusqu’aux oreilles ; mon bon sens — car j’en ai, je vous prie de le croire, — est peut-être un peu épais, mes remarques sont un peu crues — que voulez-vous ? Je suis du peuple et je suis Flamand…

« Aujourd’hui je viens pousser quelques éclats de rire à l’exposition de peinture ; demain, je rirai ailleurs, mais toujours je rirai, le rire est mon essence ; jadis je suis mort de rire et si je renais, c’est pour rire encore. »

Ni le rire de Rops, ni celui d’Uylenspiegel ne devaient renaître. Le journal, en 1862, se fait bi-hebdomadaire ; mais il a perdu sa force et lentement trépasse.

Voilà donc l’artiste au seuil d’une vie nouvelle ; sa jeunesse d’art se clôt sur la kermesse luronne dont il fut le ménétrier et où à tire-larigot s’était bu le piot du vieux génie jûteux et goguenard de la race. Il abandonne la joyeuse feuille satirique et ses tréteaux : il n’y fera plus çà et là que de petits dessins qui, à côté de ses grandes lithos, seront comme la menue monnaie de son art puissant de caricaturiste. Un outil plus précis et plus acéré remplacera le crayon qui fut un moyen d’expression adéquat à son goût du rire et de la farce pendant toute la période où, par l’effet d’une endosmose, il apparut si vraiment de la lignée de l’éponyme populaire qui fut aussi son héros.

Ils sont également frondeurs et hâbleurs : un identique mépris des idoles publiques fait le fond de leurs facéties. Leur rire, au surplus, corne au nez des grands, des petits, de toute la badauderie vivant sur le fumier des lieux-communs et des acceptations générales. D’une veine fanfaronne ils bafouent la morale, la loi, les défenses et les principes consacrés de la conformité sociale. C’est bien chez l’arrière-petit-fils la même âme insoumise et joueuse que chez l’ancêtre.

L’emprise du grand Tiel est si évidente qu’en cessant d’être l’Uylenspiegel d’Uylenspiegel, Rops ne cesse pas de lui appartenir. Ou plutôt c’est une pénétration mutuelle qui les unit à travers un air de parenté et où chacun d’eux appartient à l’autre. Mythe, symbole ou réalité semi-chimérique, l’enfant tout jeune peut-être entendit conter à la veillée les exploits du compère comme tout jeune, sous le « petit quinquet, » tandis que son père, le bon Buch et Van Gelroth le flûtiste jouaient du Bach, il avait feuilleté les images du vieux Jacob Kats. Fils d’une race riarde, elle-même nourrie de fables plaisantes et luronnes, on se l’imagine prêtant une oreille complaisante aux gasconnades en qui les gens de Flandre avaient cultivé leur humeur joviale et libre. D’une frontière à l’autre, dans un pays où les deux races, de langue et de terroir différents, l’une alerte, bruyante, taillée dans le grès natal, l’autre lente, tenace, renfermée, d’autant plus sujette à se détendre en de grosses sensualités de mangeailles et d’histoires grasses, avaient toujours voisiné en cousines germaines plutôt qu’en sœurs, c’était là comme un patrimoine légué par les ancêtres et qu’on se partageait.

Il se fit justement que, dans le même temps où le jeune Wallon s’impressionnait des « dits et aventures » de l’Homme au hibou, tel que d’anciennes estampes représentaient le légendaire garnement, un adolescent, portant en soi les deux races, Charles de Coster, à peu près du même âge que son ami de plus tard, sans doute aussi les lisait dans quelque almanach ou autre recueil consacré aux mirifiques histoires du grand coureur de pays. Sans doute leur liaison commença dans un de ces ateliers de peintres bruxellois où tous deux fréquentaient, l’un déjà connu pour son mordant esprit de caricaturiste, l’autre qui se préparait à son grand art d’écrivain par des contes, des parodies et des articles sur les Salons. Quand, en janvier 1857, Rops, au recto d’une carte d’étrennes cornée, donna le portrait des douze collaborateurs de l’Uylenspiegel, on put voir aux mains de De Coster, annoncé sur la couverture d’un livre, ce titre : Les légendes flamandes. Ce fut la première sève de cette veine généreuse qui continua dans les Contes brabançons et aboutit à ce merveilleux poème d’une race, La légende d’Uylenspiegel.

Les affinités se consolidèrent : ils se sentirent dans l’art et la vie le même fraternel battement de cœur, émerveillé et candide chez le conteur, orageux chez son ardent compagnon. Charles De Coster, au surplus, avait, par sa mère, une goutte de sang wallon dans les veines. Ce fut le vin de la vigne wallonne qui, dans la large coupe de son génie, se mêla à la fermentation du houblon flamand. Il s’était fait une langue composite où, par l’effet d’une sorte


LA RÉPÉTITION.



de décantation, le savoureux esprit gaulois, gaillard et caustique, se mixturait de narquoise et cordiale bonhomie thioise. Émile Deschanel, préfaçant les Contes brabançons, voulut y voir l’accent de Rabelais : on serait plutôt tenté d’y retrouver l’archaïsme des chroniques d’un Froissard, manié d’un art adroit et subtil. Ch. Potvin, plus tard, s’étonna qu’il ne se fût pas trouvé un ami pour lui déconseiller de trop lire Pantagruel, le roman du Renard, Montaigne et les Contes drolatiques de Balzac. De Coster vécut là une sorte d’art et de vie à rebours : son rêve d’artiste voisina avec les hommes et les choses du passé : un peu comme le peintre anversois Leys, il fut dans son Ulenspiegel le voyant halluciné et lucide des siècles.

Rops devait particulièrement goûter ce merveilleux roman qui emmargeait sur l’histoire. Il en aima même à ce point la langue que peut-être celle-ci fut la cause de l’archaïsme qu’il apporta lui-même dans la sienne. Rappelez-vous le pimpant couplet dont il décora la Dame au grand chapeau du Frontispice des Œuvres inutiles ou nuisibles : « Vere, ma mye, ne sont en ma paouvre cervelle que hannetons volants, fleurettes primeverdières et folles avènes. Ce qui est grand’pitié pour yceux qui moyennant force patards, laborèrent es-Academyes, le gésier tout aorné, paulmé d’or et enchiargé de mesdailles, avec un chief vilainement cathareux, branlant et besicleux.

« Et ainsi vais-je, dolent ou joyeux, ma mie, ne portant comme le sage Byas que bras ballants et en mon escarcelle qu’une penne d’aronde pour te pourtraicturer par les chemins. Et cela doucettement, en grand paour des gens d’armes et des grands Baillifs lesquels n’aiment moult les affranchis faisant mestier de folie » (Félicien Rops, en son livre pour les bonnes commères).

Rops eut la passion de l’écriture : il l’aima sous toutes ses formes. Nul parmi les peintres et même les écrivains de son temps, n’égala sa constance et ses activités d’épistolier : il s’y révéla l’esprit le plus alerte, le plus piquant et le plus joliment artificiel qu’on puisse concevoir. Ce créateur de farces et de drames, cet inépuisable inventeur de sensations, cet imaginatif qui s’amusait d’apparaître même à ses amis un personnage compliqué et déroutant, s’était fait à son usage personnel une psychie et une mentalité que l’originalité du langage rendait plus pittoresques encore. Presque toute sa correspondance atteste une verve comparable à celle qu’il dépensa dans ses crayons : il y demeure l’illustrateur à la plume d’une infinie et joyeuse comédie qu’il se joue à lui-même.

Visiblement le grand rieur de ces « lettres à tout le monde » y garde le son du rire qui fut celui de ses satires et de ses parodies, et ce rire est aussi celui d’Uylenspiegel, tel que Charles De Coster le riait à travers son livre. Surtout dans sa correspondance avec les hommes, sa jovialité se fait croustillante, salace, condimentée d’épices à l’emporte-pièce. Il en naissait l’impression d’une sorte de compagnon de la Bonne trogne, ami des frairies et des gogailles, franc luron, cajoleur de filles, sentimental à la fois et coque-plumet, s’éjoyant de la vie comme d’une éternelle kermesse où la table est mise pour tous les péchés capitaux.

Lisez-les, parcourez-les au hasard de la date, ces amusants feuillets dispersés à tous les vents : il semble ne s’y trouver place ni pour une peine, ni pour un regret : c’est la joyeuse aventure où l’on s’embarque, plume au vent, la plume qui, dans le dessin du bon Madou, hérisse le feutre bossué du grand Tiel. Peut-être même l’excès se faisait trop sentir, comme d’un homme qui veut rire quand même, de l’homme qui préfaçait ainsi son Salon illustré de 1857. « … toujours je rirai, le rire est mon essence ». Plus tard, il en voudra à ceux qui l’ont trop bien cru sur la foi des apparences. Il m’écrira alors : « Les imbéciles m’ont pris pour un garçon « gai ». Je suis un sombre, au fond « un mélancolique tintamaresque ». Gavarni, à qui je dois d’être peintre, (je ne sais pas s’il y aura lieu de le remercier), m’avait dit au début : « Vous serez comme moi, un sinistre à travers tout. » C’était en 1880 : les années avaient fui et il faisait ses Messes noires.

C’est bien là une cérébralité d’artiste : tout s’y conforme au dessin d’apparaître le personnage en scène : en des états d’humanité à côté, un séduisant esprit s’y dénonce paradoxal, contradictoire et grimé comme à plaisir. Et l’on pense à la danseuse toujours sur ses pointes, à laquelle se comparait Stéphane Mallarmé. Rops, comme à travers la pluie d’étoiles d’un moulin de feu d’artifice, exécutait sur la corde raide les plus amusantes voltiges. Il appliquait à ces jeux la volonté tenace qu’il eût mise à un beau travail, jouant pour lui non moins que pour la galerie les multiples rôles qu’il s’assignait, avec une sorte de génie de la déformation.

Rops fut à ce point un inventeur d’art que, même dans la vie de relations, en se créant à mesure les aspects sous lesquels il aimait s’apparaître en apparaissant aux autres, il demeura une fiction vivante, une étrange et déconcertante fiction d’art. Il sembla surtout possédé du besoin de dérouter ses contemporains. Il les dérouta si bien que jusqu’à l’étrangeté brève de son nom patronymique, pour certaines gens, dégageait une odeur de roussi où se flairait quelque équivoque cousinage avec le Malin. « Le tant bizarre monsieur Rops », de Baudelaire, aux yeux de ceux-là, dissimulait sous sa bottine un pied fourchu qui, pour le surplus, s’accommodait assez bien de la griffe dont il grattait ses cuivres.

On ne peut nier, en tout cas, que la facétie, n’ait été un des traits dominants des commencements de sa vie et de son œuvre. Il semble, d’ailleurs, que ce fut là l’esprit même de la Belgique intellectuelle du temps où les « Joyeux » et les « Agathopèdes » rivalisaient d’inventions malicieuses, où à douze autour d’une table, on faisait ensemble, d’une gaîté mordante, le premier Uylenspiegel, où Charles De Coster enfin, à l’exemple des maîtres « dinandiers » du passé, fabriquant les vénérables gaufriers dans lesquels aujourd’hui encore se coule la pâte des bonshommes en spikelaus, gourmandise et délice des Saints-Nicolas de l’enfance flamande et wallonne, avait imaginé, pour y couler « l’âme et l’esprit de la mère Flandre », le large moule d’une langue archaïque et rabelaisienne.

Il sembla que du même coup on eût recréé un des aspects de l’ascendance. On fut chez les ancêtres, les âges se renouèrent. Quand parut, à quelques années de là, la Légende d’Ulenspiegel, il fut permis d’y voir la Bible même des Flandres. Si la littérature, dans un pays qui jusque-là n’en avait eu que la bonne volonté, avait suivi la leçon du grand écrivain, peut-être elle eût donné naissance à un mode d’expression autochtone où Flandre et Wallonie se fussent confondues. D’un esprit flamand, mais avec l’accent de l’ancienne langue d’oïl, Charles De Coster, en écrivant, concilia les deux âmes. Le sang, pour les réunir, avait été versé : il y avait fallu la valeur et l’élan des provinces soulevées ; un livre, à son tour et à sa manière, refit l’œuvre des politiques en créant un chef-d’œuvre et le chef-d’œuvre peut-être d’une double race.


VII


Toute une part initiale de l’art de Rops se conforma au génie pittoresque et archaïque de l’écrivain. On leur croirait, à ce moment, des origines communes ; les analogies retentissent de l’un à l’autre : c’est un art fraternel qu’ils font à deux et où seulement ils se servent d’outils différents. Ensemble, ils sont bien là deux expressions de l’âme wallon-flamande ; leur œuvre s’apparie dans un accent d’art populaire, avec un pareil sens de la race et de la vie dans le temps. Tous deux façonnent leur substance d’art et d’humanité à grands plans rudes, matériels et puissants.

C’est la période où le Rops galant des Cythères, le manieur de femmes et le chiffonneur de falbalas de plus tard, s’en tient à des aspects simplistes de vieilles estampes, comme taillées dans le bois et qui ont bien le style carré, massif et creusé des imagiers du Nord. Le Bon buveur, le Pendu, le Seigneur de Lumey, qu’il fait pour la Légende, s’écartent tout à fait, en leurs tailles hachées, droites et sévères, sans veloutés d’ombre, des lithographies antérieures et proposent une manière soudaine, concise, abrégée et forte, comme la synthèse de l’art où va se chercher un grand artiste. Elle prit si fort De Coster qu’il ajouta à son texte un passage pour justifier le Pendu que lui apportait Rops et qui, d’abord, n’eut pas d’attribution.

Mais, bien que ce ne soit encore qu’une étape, quel travail avant d’en arriver là ! Il a remisé ses crayons et dépouillé la virtuosité chatoyante qu’il en tirait, comme une forme qui n’intéresse plus son mobile esprit, épris de solutions nouvelles. La pointe d’acier, souple, rapide, frémissante l’induit en l’espoir d’un art spirituel et délié, moins chargé de matière. Il ne perd rien de ses étonnantes adresses manuelles au surplus. Sitôt qu’il s’est mis au cuivre, il retrouve la verve, l’aisance et le caprice qu’il avait sur la pierre : l’accent seul, en passant du grain de celle-ci à la plaque lisse, a changé.

Il faut retenir à cette date l’imprévu qu’il met dans la Femme au boléro, la Vieille au bonnet blanc, la Femme au miroir et cette noire Soutkin d’une âme ardente et tragique.

Dans les trois suggestives eaux-fortes qu’il fait pour les Légendes flamandes de De Coster, il s’amuse à des jeux de tailles maillées, tricotées, régrédillées et où, tout de suite, triomphe la plus diligente main-d’œuvre. Comme pris un peu du vertige de cet art qui va lui livrer un monde, il gratte, il taille, il brode, il guilloche, il cisèle, et n’a jamais fini de tout couvrir, menu, ingénieux et puissant, révélant des effets qu’ignorait encore la gravure. Il y a là, évidemment, un peu trop de tout, mais de ce trop-là se fait la décantation des grandes œuvres définitives.

Sa vie, à cette époque, se partage entre Namur et Bruxelles ; mais il fait tirer ses planches à Paris. Paris surtout l’attire : il y a des amitiés illustres ;


La femme à la fourrure, assise.



il y connaîtra bientôt des éditeurs. Il se rend compte que, pour son art, Paris seul existe. « Ce qu’on fait à Bruxelles ne compte pas, en tant que réputation européenne, écrit-il. Personne ne connaît Baron, à peine Verwée, Dubois n’existe pas, on ne sait qui c’est. Il en est de même pour Meunier et les autres. » Mais le mariage lui a créé des obligations de famille : sa maison et son atelier sont toujours en Belgique.

Quand Dubois, De Groux, Constantin Meunier viennent le voir, on porte ses cuivres près de la fenêtre, on consulte l’épreuve toute fraîche. De Coster, lui, emballé à son habitude, souffle dans sa moustache et jette des mots brefs, de sa voix un peu sourde. Tous sont pris par ce don d’art qui d’emblée trouve ce que d’autres mettent des ans à chercher. Rops seul voit plus loin et se refuse à l’éloge : il leur parle d’un art plein, sonore, charnu, velouté et qui soit mieux que de la simple égratignure. Il voudrait de la simplicité, de la largeur et de l’effet. Même le Buveur et le Pendu, dans leur sobre linéarité expressive et concrète, ne lui suffisent plus. Dieu sait pourtant si la grimace burlesque du mort et la trogne abrupte du vivant, avec leur caractère sabré de vieille estampe tout d’une pièce, émerveillèrent le temps ! C’est en 1858, chez Hetzel, que paraissent les Légendes flamandes ; en 1861, pour les Contes brabançons (Michel Lévy), il fait deux dessins, les Masques et le Christus, gravés sur bois par Brown. Cinq ans après, en 1867, sous l’estampille Lacroix Verboeckhoven et Cie, sort enfin le grand livre que tout le monde attendait, la fameuse Légende d’Ulenspiegel.

Il mène l’existence multiple et dispersée d’un bourgeois riche et d’un artiste enfiévré. Il bat la montagne et la plaine : il chasse le gibier, il canote, il gratte ses cuivres. On conjecture une période à la fois studieuse et dispersée où il se débrouille, où il est déjà maître et où il perfectionne son nouveau métier. Il est oisif et laborieux, prodigue de son talent, de sa vie, de son or et de tout. Il est de tous les sports ; il est de toutes les parties et il est de tous les arts. Il a des muscles, de la force et son génie le travaille. À Namur il regrette Paris, comme à Paris, il regrette sa Meuse et son gig « Brunette ». En 1867, il est président du Club nautique de Sambre-et-Meuse qu’il avait fondé et il représente les rameurs belges au jury de Paris. Sept gigs à quatre rameurs étaient en ligne, tous français contre un belge. Dès le premier virage, les Namurois prennent la tête et la gardent jusqu’à l’arrivée. Hurrah ! Victoire ! Délire ! On vit alors ceci : le peintre Armand Dandoy, un géant et l’un des vainqueurs de l’équipe, s’avance vers le jury, portant dans sa paume, à bras tendu, Élysée Thiry, le barreur de « Brunette ».

Rops toutefois n’était qu’un dilettante de l’aviron : pendant l’entraînement il lui arrivait de tenir la barre, mais, comme il était namurois et craqueur, il s’oubliait parfois à « en conter une bonne », ce qui faisait lever les avirons. Un jour, grâce à ses démarches, le Club devint le « Royal club » et lui-même, sous ce titre, avec la devise : Luctor emergo, dessina la carte que portèrent les membres.


Planche des tziganes.



Du reste il s’intéresse à tout : en 1862, il s’amuse à une illustration pour le Suarsurksiorpok de Sylvan Rambler, un livre d’ami, un traité assez spécial des mœurs de la bécasse. Il fait des dessins dans le Journal des Haras d’Ernest Parent pour « apprendre à dessiner des chevaux ».

Il s’est mis au frontispice des Épaves : il a trouvé l’autruche symbolique avalant des pierres, « Virtus durissima coquit ». Ensemble, le soir, par les rues du vieux Bruxelles, de la Montagne de la cour à la Montagne aux herbes potagères, avec Baudelaire, Asselineau, Glatigny et Poulet-Malassis (Coco mal perché), on déambulait, marchant à petits pas pour épargner le poète des Fleurs du Mal, torturé par ses bottines vernies, trop serrantes. Baudelaire alors déjà avait donné cette fameuse conférence sur Théophile Gautier qui s’acheva devant les banquettes vides du Cercle artistique de la Grand’Place ; il parlait d’une voix lente et pompeuse dans le silence de la ville, tôt couchée après la fermeture des boutiques. Arthur Stevens, le frère d’Alfred et de Joseph, l’un des plus délicats et des plus inépuisables causeurs que la Belgique ait eus, lui donnait la réplique. Nul ne s’entendait à exprimer, dans une forme plus lapidaire, les vérités essentielles de l’art. Comme il était très grand, il marchait en se courbant un peu, les moustaches en faucille, d’un rythme élégant de beau cavalier. Il aimait parler de sa correspondance avec des personnalités illustres : il demeura jusqu’au bout le visiteur et l’ami assidus du ministre Van Praet, cet homme d’État à la fois illustre et obscur et qui ressemblait si fort à Léopold Ier, qu’on le disait son frère. Aucun ne se doutait que les jours de Baudelaire étaient comptés.

Cependant il étouffe, ce petit-fils d’Espagnols et de Hongrois (la légende !), dans sa vie à l’étroit : il rêve de « briser d’un coup de tête la martingale des conventions avec lesquelles les sociétés civilisées tiennent en bride les natures primitives ». Et c’est un grand cri : « partir pour vivre enfin sa vie dans la fièvre du mouvement, au son des fanfares hongroises » !…

Il ne partira pas pour le steppe où l’ancêtre Boleslaw, dans un flot de crinières qui s’emmêlaient à ses brandebourgs d’or, lançait son étalon. C’est la part de la littérature et du roman dans ce cerveau imaginatif qui, si naturellement, vécut l’illusion de la vie. Son steppe à lui, sera le trottoir de Paris : mais celui-là, pour un chasseur de proies humaines comme il est, propose une bien autre aventure que la grande plaine nue où cavalcadèrent ses songes chimériques. Alfred Delvau justement requiert sa présence pour illustrer d’un frontispice les Cafés et cabarets de Paris.

C’est à ce moment qu’il prend vraiment contact avec le monstre. Il pourra dire alors qu’il n’a été jusque-là que l’être fragmentaire et conforme, « sérié parmi les individus normaux ». Ce qu’il ne dit pas, lui qui avait peu le goût des phrases trop personnelles, c’est qu’il se sent devenir à son tour un des monstres de cette humanité supérieure qui pencha, par-dessus la prodigieuse cuve de toutes les passions du monde, la vision hagarde et lucide d’un Balzac et d’un Baudelaire. Il se bande les reins et d’un cœur héroïque se lance dans la fournaise ; mais pour être après eux le visionnaire qui plonge aux vertiges d’un Paris, il lui faut tout résigner, l’honnête paix et jusqu’aux sécurités de la vie.

Qui peut dire que ce grand « humain » alors ne fut pas tenté de considérer au loin, par-dessus les feux et les fumées, la douceur des choses laissées en arrière ? En tous cas, il ne sut point se détacher tout de suite ; des fibres profondes longtemps demeurèrent nouées à ce passé familial, heureux et sûr, qui était une mère, une femme, un fils.

Ce ne furent là toutefois que les mouvements de la vie par lesquels il continuait à ressembler à tous les hommes quand déjà il s’en était séparé par les volitions impérieuses de son humanité intellectuelle. Le pacte diabolique, il l’avait signé avec son sang ; comme un autre Faust, il avait, en entrant dans Paris, vendu son âme au diable. Et comme pour tous les Faust de la légende, ce fut une nouvelle jeunesse d’art qui, avec la bouche empoisonnée et les yeux terribles de la fille d’amour, le reçut sur les marges de son futur royaume.


Les Cousines de la Colonelle



La rencontre fut émouvante et décisive ; elle eut le caractère des passions éternelles ; il se sentit pris, magnétisé, lié par la puissance d’un sortilège. À un critique, en 1871, il dit son profond étonnement quand il se trouva face à face avec « ce produit formidablement étrange qui s’appelle une fille parisienne. M.  Prudhomme, rencontrant au coin du boulevard la Vénus hottentote en costume national, serait moins ébahi que je ne l’ai été devant cet incroyable composé de carton, de taffetas, de nerfs et de poudre de riz. Aussi comme je les aime ! » Cependant le vieil amour pour les belles filles de sa race, il ne le répudiera jamais. Son sang doucement entre en folie en songeant à elles et c’est alors cette clameur lyrique qu’il profère : « Je dessinerais avec le même bonheur les yeux maquillés des Parisiennes et la chair bénie et plantureuse de mes sœurs de Flandre… De l’alliance de l’Espagne et de la Flandre est né l’un des plus beaux produits humains. Rubens le savait bien, lui ! Elles sont belles, simples, ardentes : elles ont une simplicité de mouvement d’une grandeur épique ; elles vous font venir à la pensée les paroles de Barbey d’Aurevilly : « L’épique est possible dans tous les sujets, soit qu’il chante le combat à coups de bâton du bouvier dans un cabaret, ou la rêverie d’une buandière battant son linge au bord du lavoir ! Et cela, sans avoir besoin de l’histoire, quand ce bouvier inconnu ne serait pas le Rob-Roy de Walter Scott et cette buandière ignorée, la Nausicaa du vieil Homère ! »

À un autre il dit : « J’ai fureté dans les boudoirs étrangers pour y découvrir les finesses mystérieuses de la vie de Paris et le hasard des poses heureuses ». Par-dessus tout, il a l’entêtement de vouloir peindre les scènes et les types de son XIXe siècle… « L’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent, les intérêts mesquins ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l’instinct de la perversité, dont parle Edgar Poé, se lit en lettres majuscules ; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps. »

Un coin de la philosophie de son œuvre se découvre déjà à travers ces aspirations, en apparence contradictoires avec les badinages galants où il prodigua le billon de son grand art d’humanité violente. C’est, en attendant celui-ci, l’amusement d’un esprit qui n’a pas perdu le goût du rire et qui le retrouve dans les drôleries de l’amour. Il purge ce qui lui reste de sa vieille gauloiserie et l’apparente aux jolis dessinateurs grivois du XVIIIe siècle. Mais les chemises, en s’envolant, découvrent des bas que noue une jarretière toute moderne : ils sont bien de son siècle, ces petits péchés vivants aux mines délurées et que pressentit, sans les connaître, l’art des Boucher, des Fragonard, des Eisen et des Moreau. Aux bosquets d’Amathonte et de Paphos ont succédé le cinq à six de la garçonnière, le divan du cabinet particulier et le gros tapage libertin de la maison chaude. Ce ne sera, du reste, qu’un passage : de toutes ses puissances intérieures il tend à l’œuvre de demain, à celle où il apparaîtra le tragique évocateur de l’amour et de la mort, faces jumelles d’un même principe de vie et de désagrégation, où sur des lits et des claies de torture que connurent seulement les Japonais, il fera hurler l’éternelle damnation de la chair fourgonnée par l’impossible désir. Il y sera alors le suprême artiste satanique réalisant la notion catholique de la démence et de la perdition, avec un génie subtil et sardonique de théologien et d’inquisiteur.

Mais il faudra que son initiation se soit accomplie. Quand il aura vu dans la femme la Femelle préposée à la fin des règnes, l’ouvrière des Bas-Empires, l’artisane des ruses diaboliques accouplée à la mort, il en demeurera comme halluciné. Le fumet de ses aisselles dès lors l’affole et l’épouvante ; il lui vient l’âme hagarde et flagellée d’un réel adepte des Messes noires ; il bâtit l’autel d’airain et d’ébène où elle deviendra l’hostie vivante. J. K. Huysmans pourra dire de lui : « Avec une âme de Primitif à rebours, il accomplit l’œuvre inverse de Memling. » Il est, en effet, une espèce de mystique de la damnation.

Du reste, il n’y a pas de meilleur commentaire de l’œuvre de Rops que celui qu’il écrit lui-même, dans les petits papiers à la calligraphie serrée qu’il sème en tous sens et où il blute, au tamis de sa verve d’épistolier, un substantiel blé d’art et de vie. Aucune dissertation sur son œuvre ne vaudra jamais les feuillets étincelants de verve où il s’ausculte à mesure, se tâte le pouls, s’impose le cœur et mettant la plus spirituelle coquetterie à dérouter sur son compte ceux avec lesquels il correspond, semble surtout prendre connaissance de lui-même, inquiet toujours de ce qu’il va faire, tout bouillonnant d’idées et de sensations, l’esprit comme une vaste toile tendu aux quatre points cardinaux et où tisse l’araignée de sa pensée. Ce sera peut-être le dernier livre qu’on écrira sur lui, et ce livre, c’est lui-même qui l’aura fait.


Rosaire et Rosière.



VIII


Le grand Paris l’accueille en enfant de son sang. Il en connaît les éditeurs ; il y voit les grands auteurs ; il y récolte des toxiques pour son officine ; lui-même s’y sature de parisine aiguë. Il accommode des projets ; il veut faire Musset et Balzac, parmi bien d’autres. Il est lui-même tout un roman de Balzac. Les Goncourt, dans leur Journal, consignent une visite qu’il leur fait en décembre 1866 ; le portrait, d’une écriture nerveuse et incisive, lui-même, a l’accent d’une morsure à l’eau-forte. Si souvent qu’il ait été publié, il peut bien trouver encore ici sa place. « Nous avons reçu la visite de Rops qui doit illustrer la Lorette. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l’Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée où l’accent flamand a mis un ra vibrant… Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sorti de son pays, le harnachement, le travestissement, l’habillement presque fantastique de la Parisienne qui lui apparut comme une femme d’une autre planète. Il nous parle longuement du moderne qu’il veut faire d’après nature, du caractère sinistre qu’il y trouve, de l’aspect presque macabre qu’il a rencontré chez une cocotte du nom de Clara Blume, à un lever de jour à la suite d’une nuit de pelotage et de jeu. Un tableau qu’il veut peindre et pour lequel il a fait quatre-vingts études d’après des filles. »

Ce tableau, Rops ne le peignit jamais ; mais il en éparpilla les morceaux à travers son œuvre gravé et dessiné au point qu’on l’y peut reconstituer tout entier dans son tourbillonnement multitudinaire. Ne le croyez pas pourtant gagné de cette petite folie du Grand œuvre qui s’empare des cerveaux un peu chimériques. Il ne le fut jamais : il garda toujours la tête froide, même aux heures de la célébrité, avec une sorte de doute et d’ignorance de soi-même qui lui fait dire à l’époque où les Goncourt égratignaient à la plume leur joli portrait : « Je n’ai pas encore de talent, j’en aurai peut-être à force de volonté et de patience. » C’est le même cri à travers tout son œuvre.

En 1884, il écrit à Ramiro : « Il faut que je me renouvelle entièrement ou je suis fichu ». Le temps passe, les années, la vie : il a la soixantaine et il écrit à Champsaur : « Mon art n’est pas, n’existe pas. » Jusqu’à la fin il sera celui qui se cherche et désespère de se trouver quand déjà on le proclame un ouvrier d’éternité. « Je suis resté au seuil », dira-t-il encore, peu de temps avant la mort.

Poulet-Malassis, en artiste délicat et difficile, faisait alors ses elzevirs à petits tirages sur papier vergé, avec exemplaires de choix sur  Chine et sur Hollande. Ils s’étaient connus à Paris, ils s’étaient revus fréquemment à Bruxelles. Malassis, qui s’était ruiné avec ses belles éditions des Parnassiens, était venu se fixer dans un faubourg, le même faubourg d’Ixelles où vivait Baudelaire, où avait vécu Proudhon. Il habitait, rue Mercelis, une petite maison étroite et banale à quelques cents mètres de celle qu’avait occupée, rue du Conseil, le philosophe quand, proscrit de l’Empire, il arriva sous le nom de « M.  Duport, professeur de mathématiques », demander à la Belgique un toit et du pain.

« Coco-mal-perché » vivait là d’une vie retirée et pauvre. Le voisinage se défiait, suspectait quelque industrie clandestine, troublé aussi par les allées et venues de gens à l’aspect insolite, typos, acteurs, poètes, écrivains. La tête de Baudelaire, incisive, blême, glabre, d’une intensité d’œil effrayante, particulièrement était surveillée. Le soir, derrière les rideaux tirés, s’entendaient des voix comme des clameurs criminelles, Malassis lui-même, mince, fluet, rousset, sarcastique, la barbe pointue, offrait une surface équivoque. Par surcroît, de la petite maison partaient des épreuves, des envois d’exemplaires, une vaste correspondance, qui faisaient l’objet des commentaires du quartier, un quartier de religieuses et de petits rentiers. D’un zèle infatigable, l’éditeur relisait, corrigeait, âpre aux coquilles, toujours mécontent, par goût du beau travail. Ce fut une littérature spéciale, salace et vénéfique, germée aux confins du Code et qui trouva sans peine une clientèle affriolée des curiosités de l’amour. Rops fut requis pour étiqueter de ses vignettes les produits du laboratoire : il y déploya la plus fertile, la plus plaisante et la plus artiste invention libertine qu’il se peut imaginer. Certes, la licence y fut vive, mais relevée d’un art si aimable et si parfait qu’il en résulta plutôt un simple attentat aux bienséances.

La morne et vénale pornographie, industrie grossière d’infâmes camelots mal déguisés sous le nom d’artistes, n’approcha pas de ces dessins où la grâce, le rire et l’esprit se conjuguent pour empêcher que la volupté et le plaisir y soient, comme chez les goujats adonnés aux salauderies sans art, violés. Toute licence, sauf contre l’art et l’amour ; et le crime justement


LE BEAU PAON.



commence là où finissent l’un et l’autre. Le malicieux génie des vignettistes du XVIIIe apparut celui de Rops, mais avec une imagination plus éveillée et un agrément qui souvent les dépassa. Peut-être leur dut-il son extrême adresse à condenser dans d’exigus formats le nombre et la plénitude de la composition. Il leur dut bien plus encore le tour de l’allégorie et l’esprit des emblèmes, fleurs et fruits en guirlandes, ellipses et arabesques de la ligne, culbutis potelés et fessus de petits amours en ribambelles. Mais ce qui ne fut à personne qu’à lui, c’est l’accent même de cet art pimpant et qui, par un trait soudain de satire et d’ironie en dessous, échappe à l’exclusif caprice galant. S’il n’y est encore que le premier des petits-maîtres, il faut reconnaître que la maîtrise encore une fois lui vint presque spontanément comme dans les genres qu’il avait abordés antérieurement. Il s’achemine ainsi à la maîtrise totale du grand art sombre et désespéré qui sera l’un des plus extraordinaires aspects de la passionnalité du siècle.

C’est la période où il produit comme en se jouant. L’immense érotisme des âges se décante à travers l’innombrable paganisme des petits sujets où il voisine avec les faunes et les nymphes. Sa prédestination d’être au fond, sous l’apparence ityphallique, l’un des plus âpres moralistes de la sexualité, y perce déjà dans ce qui ne s’atteste encore qu’un goût un peu morbide d’éréthisme et de lasciveté. La fille, dernier avatar de la Vénus éternelle, étrange composé de braises et de glace, y garde, dans la nudité et le baiser, l’air avenant et peu redoutable des Cydalises du siècle antérieur. C’est l’aventure du plaisir et le relai aux auberges où la nappe est toujours mise, plutôt que le tragique amour avec ses lits changés en bûchers. À coups de rires plus encore qu’à coups de dents, le jardin des pommes d’or est saccagé dans les rencontres friandes de ces manuels des rendez-vous galants que sont les petits livres de Poulet-Malassis.

Ramiro, pour la seule année 1864, énumère le Théâtre de la rue de la Santé ; le Parnasse satyrique de Théophile de Viau ; le Dictionnaire érotique moderne, par un professeur de langue verte (Alfred Delvau) ; les Gaîtés de Béranger ; l’Art priapique ; Lupanie ; H. B. par un des quarante de l’Académie française, « avec un frontispice stupéfiant dessiné et gravé par S. P. Q. R. Eleutheropolis » ; Gamiani ou deux nuits d’excès ; les Aphrodites par André de Nerciat « ou fragments thalipriapiques pour servir à l’histoire du plaisir » ; le Parnasse satirique du XIXe siècle, recueil de vers piquants et gaillards de MM. de Béranger, V. Hugo, E. Deschamps, A. Barbier, A. de Musset, Barthélémy, Protat, G. Nadaud, de Banville, Baudelaire, Monselet, etc. ; Deux g…, Quatre petits poèmes libertins ; et toujours la mention de « frontispices révoltants, sacrilèges ou fangeux », du susdit S. P. Q. R.

Ce sont les messes basses dans les petites chapelles en attendant les grandes Messes noires devant le maître-autel. Le diable, en costume d’abbé galant, le loup d’arlequin sur le nez, y confesse les nonnes du gentil péché d’amour dans des sacristies où ne pend point encore au mur la terrible Tentation de saint Antoine. Attendez que la mort, plus puissante que l’amour et que le diable même, fasse par-dessus la grande kermesse son geste de ménestrel et la priapée battra son plein.

La mort ! elle sera bientôt la figure burlesque et effrayante de l’œuvre de Rops. La voici qui, sous un suaire en loques, debout près de l’objectif où M. Prudhomme (en attendant M. Homais) photographie son temps, se campe au frontispice des Bas-fonds de la Société. Le bonnet de la folie sur son crâne à bosses et à trous et tenant sous le bras la marotte grimaçante, elle semble prononcer le sacramentel : « Bougeons plus » et lève l’obturateur, tandis que l’élève de Brard et Saint-Omer recule, épouvanté, devant la vision macabre qu’elle lui fait voir.

Au-dessus de l’appareil, un soleil misérable, entre ses poings crispés, pleure des larmes de catafalque. Ce n’est pas encore la grande mort luxurieuse, bouchant d’une poignée de terre les baisers fous par allusion à la seule éternité possible : une étiquette qu’elle porte au flanc, Gaîté française, ironiquement la spécifie. Et cependant c’est déjà mieux qu’une rencontre fortuite. Regardez-la bien ; toute la philosophie de plus tard est soudain là, dans ce rire et cette silhouette macabre, en raccourci et comme à l’état d’indication.

Le concept pourra s’amplifier à travers le sarcasme et l’effroi ; il prendra une ampleur mystique qui s’égalera au sombre génie du moyen âge théologique : il sera la conjecture des perversions glacées, sous le vol tournoyant des mauvais anges. Mais déjà cette simple vignette, cursive comme une page de carnet, est le mémorandum où tout à coup et irrémédiablement, il fixe de sa main sa ligne de vie spirituelle. Eut-il conscience, en traçant l’image, qu’il allait prendre la mort pour collaboratrice de son énorme fresque érotique et qu’elle conduirait sa main avec l’ombre de sa main à elle et qu’ensemble ils écriraient le livre rouge de la Kabale de l’amour ? Fut-ce prescience réfléchie ou brusque instinct qui, sur la toile de fond de son



subtil et profond esprit, la fit, comme aux clartés d’une incantation, darder, sinistre marionnette dansante en haillons ou en falbalas et bien autrement terrible que les Danses de mort de Lucerne et de Bâle et que même la harcelante camarde du germanique Rethel ? Tout, en cette exceptionnelle cérébralité ropsienne, est prompt, lucide, sans presque de tâtonnements et tient comme entre deux éclairs. Il suffit que la mort lui ait fait signe pour qu’il la suive. Comme en ces farces de carabins jouant au spectre avec un petit flambeau sous un suaire, elle éclaire sur son passage les parois de la spirale ténébreuse où il touchera le fond même de la désespérance humaine. C’est elle qui pour lui allumera la funèbre lampe qui sera le fanal de sa plongée aux cryptes où se lamente un éternel sanglot.




IX


Il s’est lié avec Alfred Delvau ; il termine pour lui les Cythères parisiennes en attendant les Cafés et cabarets de Paris. Cet observateur malicieux et avisé avait plus d’un trait de ressemblance avec Rops. Il devint le commensal de la grande maison provinciale où habitait encore le jeune ménage. Ses Amours buissonnières furent écrites à Namur, et il les offre à Mme Félicien Rops dans une dédicace affectueuse : « Vous m’avez fait la terre natale visible, et, de ce jour-là, j’ai cessé de me croire étranger… Je suis heureux, Madame, de vous en remercier dans votre propre maison, où, comme me l’écrivait votre cher Félicien pour m’encourager à venir, les hirondelles suspendent si volontiers leurs nids… »

On voit l’artiste à cette époque se multiplier dans le Théâtre gaillard, les Quatre métamorphoses de Népomucène Lemercier, les Bons contes du Sire de la Glotte, le Tableau des mœurs du temps, les Jeunes-France de Théophile Gautier, le Grand et le petit trottoir, le Gaspard de la nuit, l’Anandria ou Confession de Mlle  Sapho. À pleines mains, à pleines lèvres, la coupe des blandices païennes y circule et s’y boit. C’est la vigne-folle aux grappes d’ivresse charnelle et que foule, dans l’écumante cuve du péché, la démence amoureuse du monde. La mort y vendange bien pour son compte, vigneron sournois, mais sans trop se montrer encore. Quand elle reparaîtra, ce sera dans le champ maudit des Épaves où, comme un pommier engraissé de cœurs pourris, un grand squelette écharné éploie des bras ramusculés et qui finissent dans un crépuscule de feuilles et de fruits.

Nous sommes bien là cette fois dans le jardin de la mort même : d’un geste éperdu, elle semble proposer aux races l’ivresse du péché. Sous l’ombre noire de l’arbre du bien et du mal, le paradis terrestre s’est transformé en ossuaire, et voici, comme la fleur et la pestilence du charnier des âges, parmi la colère hérissée des végétaux, le grouillement des larves et la fuite d’un hippérion finissant en tarasque ; voici le bouquet des sept péchés capitaux autour d’un médaillon ironique où, sous l’exergue : Virtus durissima coquit, une autruche s’efforce d’avaler un fer à cheval.

C’est pourtant le même homme de qui jusqu’alors on avait admiré de plaisantes images se recommandant du libertinage de l’esprit plus que de la philosophie. Une malice spirituelle et anacréontique, un penchant latin à la licence amoureuse caractérise toute son œuvre légère. Il semblait avoir appris chez Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, l’art pimpant de la chair et du péché, si peu qu’avec un don de tout savoir naturellement comme le sien, il ait eu besoin d’apprendre ! Je crois bien qu’ils lui montrèrent surtout à n’être point graveleux en exprimant les abandons de la nature. Lui-même s’y


LE VOL ET LA PROSTITUTION DOMINENT LE MONDE.



abandonna en croyant ne s’abandonner qu’à son art, mais sans abdiquer une tenue qui sut éviter, même dans l’oubli du reste, la salauderie et la vulgarité.

Est-ce à dire qu’il ne poussa pas à l’extrême le goût friand des curiosités galantes ? Tant d’illustres esprits collaborèrent à ce Théâtre de la rue de la Santé, où ils laissèrent paraître l’ivresse nue de Noë sur le chemin des vignes, qu’on

ne peut se défendre envers lui d’une certaine indulgence secrète pour la tentation trop facilement obéie : la plupart, il est vrai, péchèrent sous le manteau avec ce génie subtil de l’hypocrisie qui, sitôt après, rattache les cordons du masque tandis qu’il y allait franc jeu, lui, d’une indépendance qui, dans toute cette gaillardise, demeura une de ses vertus natives.

Je vais dire une chose qui étonnera : la licence trop appuyée qui si souvent fut reprochée à Rops lui vint de son pays même, pays naturellement honnête et peu enclin au dévergondage de l’esprit, mais dénué du sens de la mesure et du goût. Pensez à ce qu’un Jordaens, un Teniers, un Bosch eussent fait de la jolie comédie érotique d’un Fragonard et à tout ce qu’il fut possible à celui-ci, sans tomber dans la crapule, d’exprimer de grivois, de fripon et de scabreux ! Il arriva que le grand artiste qui, alors, se cherchait encore, en marge de sa maîtrise définitive, dut en partie à la France la forme élégante et plastique de son art, alors que par les poussées sensuelles de l’instinct et le fond indiscipliné de la nature, il restait bien de chez lui. Ce devait être, d’ailleurs, jusqu’au bout son caractère d’art de rester géminé, avec ces deux parts d’un génie qui dut autant à la culture qu’à la race et qui s’accomplit dans une plénitude où tout de même et par-dessus tout, se démêlera toujours l’apport originel.

Rops, en son aspect composite, ne fut jamais ni un génie tout à fait wallon ni un génie tout à fait français et peut-être la greffe française, en l’assouplissant et lui communiquant d’abord des aptitudes au rythme latin et badin, ne troubla-t-elle pas sensiblement le cours profond de sa sève natale. Il se manifeste, dans un état de civilisation suraiguë, le produit d’une admirable mentalité générale d’art chez un peuple de peintres puissants et matériels, et qui, au contact de la mentalité déliée des artistes de France, va se dédoubler dans une formation d’artiste par excellence expressive d’une époque. Il ne s’ensuit pas que celle-ci, comme il fut trop enclin à le croire lui-même, fût exclusivement parisienne.

Rops donne l’idée d’un aboutissement de l’art et de la psychologie morbide d’un temps. Sous l’uniformité mensongère d’un état des mœurs apparentes, se dissimule une sorte d’âme secrète des peuples et c’est celle-là justement qui, à côté de l’imposture de l’autre, propose l’étiage appréciable de la moralité générale. Eh bien ! il établit cette moralité d’après ses rapports avec


L’experte en dentelle.



la loi des sexes, estimant, selon la notion moderne des facteurs sociaux, que la faim et l’amour sont les deux grands mobiles de la vie humaine. Il refait à sa manière, sur un point déterminé, l’enquête qu’ont faite les romanciers, les sociologues et tous ceux dont c’est le métier de tâter le pouls à la société, et il y apporte la vision lucide et forcenée d’un tempérament du Nord aux chaleurs concentrées et recuites et d’un esprit nourri de latinité classique.

Tel qu’il est, et quoi qu’on ait dit, il n’est pas, au sens ethnique, le grand artiste parisien de l’amour. Le terreau natal demeure aux semelles du Belge : il peut s’épanouir ailleurs par la cime, mais il ne se déracine jamais entièrement. Le cas s’était déjà vérifié chez Alfred Stevens. Ses admirables mains de peintre furent malhabiles à modeler l’Ève parisienne : il fit la parisienne en se souvenant de la chair blonde et grasse de son pays. Il fut, lui qui pourtant y vécut toute sa vie, un grand passant de Paris et qui là-bas, sans cesser d’être de l’immédiate lignée d’un Jordaens, s’affirma l’un des parfaits manieurs de belle matière de son temps. Mais on ne devient pas, en art, ce qu’on n’est pas déjà par la vertu des origines. Un Chéret, dans son art aimable et pimpant, apparaîtra toujours plus parisien que même un Stevens et un Félicien Rops.

Tous deux furent d’admirables artistes de leur race poussant la probité du travail jusqu’à ciseler le détail de leurs œuvres avec le même soin rigoureux que le personnage qui en faisait l’objet essentiel. Ils cédaient visiblement ainsi à la pensée que rien n’est négligeable dans la vie de l’œuvre d’art par la raison qu’elle est elle-même de la vie et que celle-ci est faite de juxtaposition et d’équilibre dans toutes les parcelles qui en constituent la totalité. Tout le champ du cuivre chez Rops à mesure se couvrait de petits traits réticulés où jouait la lumière et où circulait le magnétisme vital, de même que chez Stevens, la toile entière vibrait et palpitait.

On ne songe pas, du reste, à les comparer ici entre eux : leur mentalité d’art qui tous deux les porta vers l’amour de la femme, fut différentielle sur tous les autres points. Rops, aux jardins du péché, devait cueillir l’étrange et mortelle orchidée. Stevens, même dans ses fièvres, jamais ne transgressa la commune moyenne des passions normales. Tandis que le premier obtenait en ses cornues les pires précipités de la perversion amoureuse, le second presque toujours eut pour la femme le gros cœur sensible d’un bourgeois de son pays qui, par surcroît, eût été un peintre admirable.

Alfred Stevens, dans sa comédie amoureuse, est presque un moraliste et qui ne prend du siècle que les licences permises. Il n’emprunta à l’Empire qu’un certain type général d’élégance, de frivolité et d’égarement amoureux. L’homme, sans doute, n’est jamais loin : mais il ne faut le chercher ni dans le lit ni dans le placard : il est bien plutôt dans le cœur de l’amante. Si une ou deux fois il entrevit « le monstre », comme le lui écrivait Alexandre Dumas fils, peut-être il y fut porté par un modèle exceptionnel. Mais sa région n’est pas aux enfers : il séjourne aux intimités paisibles du gynécée. Il fait des femmes de foyer, épouses et mères, et qui, même à travers les curiosités de l’amour, gardent un tranquille parfum d’honnêteté. Ce sont des sentimentales comme chez Musset et qui n’ont rien de commun avec les femmes damnées d’un Baudelaire qu’évoquera surtout Rops. Ensemble, pourtant, elles proposent les deux aspects de l’amour dans une société qui s’est donné la femme pour idole, et eux-mêmes sont aux pôles opposés de l’art qui les exprima.

Moi qui les connus tous deux, je puis dire qu’ils s’estimèrent sans s’aimer. Stevens s’effarouchait d’un art morbide qui violentait sa grosse sensualité sanguine et conforme. Rops, tout en admirant sa maîtrise de peintre, lui contestait la cérébralité.

Toutefois, si antipodiques qu’ils soient, ils eurent en commun, dans le travail et la manière, un certain sens rationnel et méthodique des qualités classiques de l’art, clarté, précision, pondération. L’un et l’autre possédaient à un degré extrême l’art de la construction, l’arabesque dans la ligne et un génie coloriste harmonieux. Ils sont bien par là tous deux d’un pays de grands peintres honnêtes : ils pratiquent jusqu’à la sainteté les probes vertus du beau métier avec une égale horreur du chiqué et de l’à peu près.

Même les petits sujets galants que Rops fait pour Poulet-Malassis, ont, dans leur chiffonné léger, une valeur de composition qui les égale à de grandes planches. Sa verve et son invention inépuisablement y sèment la vie, la grâce et la folie : personne ne met plus d’esprit ni d’ingéniosité à nouer des guirlandes de nus ni à varier les images de la volupté. Ses ordonnances de priapées ont le rythme et le nombre des fresques païennes. Il dénonce un sens des callisthénies qui n’est qu’à lui et qui, par-dessus les imaginations les plus scabreuses, fait planer, comme une excuse à la démence humaine, le triomphe ensorcelant de la beauté de la femme.

Il est le plus lascif et le plus industrieux des peintres du plaisir ; et dans le risque d’une production hasardeuse, il ne cesse pas de demeurer un loyal artiste assujetti à exprimer avec pureté l’impur. Il semble qu’il lui ait été assigné de plonger au fond des bourbes humaines pour en extraire la parcelle divine qui, même souillée, n’en reste pas moins l’aspiration incompressible à l’amour réglant la loi du monde.

L’heure est proche, d’ailleurs, où son œuvre orgiaque et parodique portera le signe indélébile de la douleur et de la mort. C’est par là que la terrible éthopée se projettera bien au-dessus d’un simple concept luxurieux. Elle aura la beauté maléfique et sombre du mal de l’absence d’amour et qui inutilement se tourmente de la soif amère de la délivrance par les charités de l’amour. Elle sera enfin le cri de toute une humanité appelant à soi les


Humanité.



effrayantes blandices des paradis artificiels par impossibilité d’égaler à son monstrueux désir celles qu’il ne lui est point permis d’attendre des autres. S’il n’était irrévérencieux de comparer le profane au sacré, on pourrait dire que comme les cercles des enfers catholiques où éternellement se lamentent les âmes frappées de la peine du dam, elle aura désormais ses damnés torturés par le martyre voluptueux de la chair à jamais irrassasiée.

L’inconjurable espoir d’échapper aux fatalités originales n’est-il pas déjà tout entier dans le frontispice des Épaves ? Rops, en croyant sardonique mais qui accepte la fable biblique, y promulgue l’arrêt d’un Dieu vengeur, punisseur des péchés dont il mit la source aux lombes mêmes de la créature. Je ne sais s’il est, dans les livres des théologiens, un commentaire plus terrifiant de la loi qui fait dépendre de la mort la connaissance de la vie et de ses amoureux mystères. Il faudra voir souvent, en ce Rops adonné à la folie sacrilège, des clartés qui, comme ici, d’une trajectoire d’éclairs vont illuminer au loin, par delà la Somme et le Dogme, l’âpreté aride des hauts sommets scolastiques. Aucun père de l’Église n’eût dépassé dans ce commentaire des défenses édéniques, l’expression du courroux et des châtiments d’un Dieu.

Sur le fumier du monde, la mort, gorgée des moelles pourries de l’humanité, règne triomphante et totale, devenue elle-même le fabuleux pommier violé. Rops fut là soudain le scoliaste d’une théologie inconnue et qui soulignait les versets sacrés d’une glose ampliative et hérétique. On croit entendre le rire même de l’Esprit négateur ruinant, en ayant l’air de l’accepter, l’exécrable légende biblique ; et alors c’est bien encore l’éden, mais un éden saccagé par l’illogisme et tout grouillant des larves de la putréfaction, comme si le Maître universel de la vie, reconnaissant son erreur, tout à coup replongeait aux limbes le monde.

N’abandonnez pas trop vite cette redoutable image ; elle est irréligieuse ;


DÉTRITUS HUMAIN.



elle met fumer dans les cassolettes liturgiques une pincée de braises diaboliques ; elle est l’un des feuillets de l’énorme pamphlet où graduellement s’est assombri le crépuscule des dieux. Elle prend là, pour un artiste comme l’est de Rops, une importance liminaire qui en fait le frontispice, non point d’un livre déterminé, mais de l’Œuvre entier de la damnation, avec la mort debout au seuil, symbole ironique et suprême. Celle-ci sera désormais un des comparses assidus de qui, sous des masques divers, héroïques et bouffons, il requerra l’office de protagoniste dans la prodigieuse tragi-comédie érotique et macabre qu’il laissera après lui. On l’y verra, histrionne fardée en falbalas ou vestale impudique attisant la marmite de Satan, vieille sorcière s’ébrasant aux fornications, goule et vampire, pierreuse et princesse, toute la chiennerie des carrefours et la théorie des pauvres archanges aux ailes rompues, parader en personne sur les tréteaux, faire le boniment et tenir les rôles bas et grands, les lubriques, les torturés, les hilares, les diaboliques, si bien que, sous tous les déguisements et toutes les grimaces, c’est toujours elle, la camarde, avec son ami le diable, qui emplit la scène de ses cabrioles, de ses fureurs, de ses grincements de dents et de ses simulacres d’agonie où elle se raille et se dupe elle-même. Sur les grils, sur les chevalets et sur les divans, vous l’entendrez se lamenter et hurler et râler avec la bouche de l’amour, dans des attitudes qui sont un défi à l’amour. Ainsi l’aura voulu le caprice du maître, de ce maître en qui il y eut, à un degré vertigineux, le goût des baisers, de la perdition et de la mort et qui fit si bien les affaires du diable qu’en semant par les chemins du monde l’ivraie maudite, il parut être lui-même de sa parenté.

Personne n’eut au même degré le sens du terrible et de l’impur. Son œuvre est comme un cirque où belluaires et fauves s’entre-battent, où sous la dent des tigres et des lions, s’agenouillent les âmes martyres et où là-haut, sur son trône fait d’ossements, hiératique et droite, domine la grande femelle impudique, la ténébreuse Astarté nourrie des péchés du genre humain et elle-même pareille à l’amour et à la mort. Ensemble, une et trois, il les bafoue d’un culte ironique ; il semble triompher de l’idole éternelle, mais pour mieux s’asservir à elle, il ramasse, pour l’en fouailler d’un geste qui finit en caresse, les roses sanglantes et noires germées à ses pieds dans la nuit des tombeaux. À mesure, c’est comme un envoûtement où il ne s’appartient plus et où il lui faut renoncer à la joie des êtres et de la vie. On n’a pas vu assez quelle âme triste se cache sous le rire aride et glacé de ses bacchanales et de quel poids lourd alors la désespérance des âges l’inclinera vers un nostalgique retour au temps des « Danses de morts ». C’est qu’on ne joue pas impunément avec la mort et que peut-être, après l’avoir narguée cent fois et avoir fait d’elle le spectre ridicule aux tempes couronnées de fleurs en papier et qu’on fait danser à la corde, il subit le sort par lequel elle se venge de ses téméraires contempteurs. Lui-même est envoûté : il est le possédé de toutes les possessions : dans le diable-au-corps de son art génital et tragique, il extravase le diable qu’il porte en soi. Il est le propre officiant de ses Messes noires. Il est bien le dernier grand artiste catholique du rituel impur.



X


Il y a dans l’Art flamand de M. Jules du Jardin, un discours charmant où Félicien Rops raconte ses débuts dans l’eau-forte. « Je faisais, dit-il, l’eau-forte tout seul en Belgique et cela m’ennuyait d’en faire mal. Devers 1862, je vins à Paris pour apprendre « mon art » avec l’homme ou avec les deux hommes qui ont le mieux compris l’eau-forte au XIXe siècle : Bracquemont et Jacquemart. Je travaillais chez Jacquemart qui venait de fonder la Société des Aquafortistes. Je publiais chez Cadart des planches aujourd’hui perdues ou effacées, mais qui m’attiraient, je crois, l’estime des artistes, puisqu’au bout de six mois, j’étais nommé membre du Comité de la société et qu’à la fin de l’année je remplaçais comme membre du jury le peintre graveur Daubigny. Cela n’était pas si mal pour un petit Belge, venu de Bruxelles, ne sachant pas égratigner un cuivre ! Des commandes et offres suivaient. J’avais un vrai succès (l’édition épuisée en six jours) avec les Cythères parisiennes et j’illustrais avec Courbet, Flameng et Thérond les Cafés et cabarets de Paris, de Delvau.

« Malheureusement pour moi, je reviens en Belgique où j’avais déjà publié les Légendes flamandes avec Charles de Coster. Ma bonne âme de Belge s’émeut de l’état piteux dans lequel se trouve la gravure en Belgique : je rêve toutes sortes de choses nobles, patriotiques et grotesques : la rénovation de l’eau-forte en Belgique, la création d’une Calcographie et je me fourre dans la tête de faire de cette petite Belgique, si bien placée entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne, un centre de publications comme Leipzig, ce qu’avaient rêvé aussi les éditeurs Schnée et Hetzel. Me voilà à l’œuvre et je commence le travail — énorme quand on connaît les dessous de la publication, de la Société internationale des Aquafortistes. »

On est en 1870 et c’est une page d’autobiographie : on y voit bien ce cerveau toujours en travail et qui comme une meule moud le grain du pain futur. Il y apparaît sous son double aspect d’artiste et d’homme d’action, avec une ardeur conquérante et juvénile qui correspond aux portraits du Rops d’alors, narrine moussante et croquée d’un retroussis passionné, yeux vifs, lèvres au pli frémissant. Par surcroît s’y dévoile un Rops émoustillé de patriotisme et qui devait rester belge jusqu’au bout, d’une âme de vrai fils qui, au rebours de tant d’autres presque honteux de la mère-patrie, jamais ne résigna la vieille tendresse pour la double contrée wallonne et flamande qui lui donna la vie et le génie.

Peut-être même ce fut là une des sensibilités profondes de son être. Lui qui eut tant à se plaindre d’un pays où les pouvoirs violemment l’ignorèrent et qui, dans un délire de pudibonderie sinistre, lui infligea le cautère du mépris public, n’eut jamais à son égard que des mots bienveillants et émus qui attestaient les attaches restées vivantes entre ses fleuves, ses monts, ses plaines, son fond de bonne humanité cordiale et lui-même.

Je me rappelle d’un matin de mai où, étant allé le voir à son atelier de la place Boieldieu, je fus accueilli par un empressement plus vif encore que de coutume. Il fit deux pas rapides vers moi et me prenant les mains, avec le tutoiement qu’il avait si vite pour tout le monde et qui, du moins, entre nous demeura jusqu’au bout le signe d’une loyale amitié :

— Tu viens de là-bas ? me dit-il. Tu m’apportes la bonne odeur de la terre où nous sommes nés tous deux ?

Une clarté jeune mouillait le ciel lilas à travers le lanterneau et sans desserrer les doigts, il la regardait couler dans l’air mat de la pièce.

— Vois-tu, reprit-il, c’est surtout par ces matins de renouveau que je pense à elle. (Il en parlait comme d’un rivage lointain un fils parle de la maman restée à l’attendre dans le silence de la maison.) Va, c’est bon d’avoir un pays, je t’assure ; ça vaut bien tout le reste.

Le reste ? Peut-être les joies d’art qu’il avait trouvées dans sa patrie d’élection et que sa vraie patrie lui avait refusées. Une seconde il rêva, l’œil parti, et puis, tournant le dos :

— Bah ! n’y pensons plus.

Je vis le bras nu sous la manche de la chemise retroussée se lever, d’un mouvement qui porta la main à la hauteur des paupières, et ce fut fini, nous ne parlâmes plus que d’eau-forte. Mais il avait suffi pour que d’un cœur à l’autre quelque chose entre nous eût passé, une de ces communions où, dans un bref instant de la durée, tient la petite part d’éternité qui nous vient du sentiment d’appartenir à la race antique d’un même coin du monde.

Je l’avais connu à Bruxelles : il y occupait alors, rue de la Loi, une assez grande maison près de la tranchée du chemin de fer : tout en haut, l’atelier, aux murs nus, s’ajourait sur une vaste perspective de banlieue. Le cercle de la famille s’était élargi pour faire place à la mère, une bonne dame simple et un peu effacée, qui discrètement gardait les paisibles habitudes de la province.

Je ne faisais encore que débuter dans la critique d’art et la différence


MATURITÉ.



d’âge qui régnait entre nous m’inspirait plutôt de la réserve vis-a-vis de cet aîné déjà éclatant. Mais sa cordialité bientôt me mit à l’aise : il avait un charme d’accueil auquel personne ne résistait. Nous parlâmes longuement de De Coster : je n’avais lu que fragmentairement la Légende d’Ulenspiegel. Spontanément il m’offrit l’unique exemplaire qu’il en possédait et qui est celui où, en relisant les merveilleuses pages de vie et d’humanité écrites par le grand écrivain, je crois revivre à la fois un vieux compagnonnage d’art et le grand cœur héroïque de la Flandre.

Qu’il me soit permis de m’attarder un instant sur ce souvenir puisqu’il m’est ainsi donné de rapprocher une suprême fois leurs noms et leurs esprits à une date où la mort ne les avait point encore matériellement séparés. Ce fut à peu près vers le même temps que je les approchai l’un et l’autre. Charles de Coster avait encore sa beauté ardente et mélancolique, bien que la maladie l’eût touché déjà. C’était un causeur tout d’élan et de trouvailles, avec un cœur candide, émerveillé, spontané et qui se livrait dès le premier abord. Il avait des habitudes simples, fières et pauvres ; sa culture était vaste ; il avait fait du professorat, du journalisme, du théâtre ; un emploi qui l’institua paléographe l’adjoignit aux Archives du royaume. Je le revois encore avec son joli air de cavalier à la Van Dyck, mais un peu pâle et tiré déjà sous sa moustache effilée, me disant entre deux quintes de toux :

— Je ne puis pas placer ma copie et j’ai le travail difficile. Si je n’avais pas mon cours à l’École de guerre, je ne saurais comment vivre.

C’était ce cours en effet, qui lui assurait le pain : il avait pourtant écrit l’un des plus beaux livres des littératures vivantes et comme dans un sarcophage, il gavait couché la vieille âme des Flandres. Sa vie avait été toute d’art, de songe, de piété filiale, d’abnégation et d’amour. Et voilà, une après-midi de mai qu’il pleuvait, on le descendit lui-même dans la fosse. Il nous sembla, au moment où s’enfonça la longue bière, que le génie de la race retournait à la terre. Là-bas, dans la plaine flamande, les moulins partout tournaient, les voiles s’enflaient au vent, le paysan rayait sa terre : personne n’eut l’air de s’apercevoir qu’il y avait un peu de l’âme d’un peuple qui était allé rejoindre les grands ancêtres.

« Est-ce qu’on enterre Uylenspiegel, l’esprit, et Nelle, le cœur de la mère Flandre ? » C’était la grande parole et comme le thème immortel du livre ; et comme pour lui donner raison, il arriva tout de même un jour, longtemps après, où proche de l’étang de l’ancien vallon ixellois, sous le saule qui l’avait vu rêver lui-même tout jeune homme, un pieux édifice, œuvre du sculpteur Samuel, en mêlant aux figures de grâce et de fierté de la Légende le médaillon de l’écrivain, associa ainsi l’homme et son œuvre à l’hommage reconnaissant de la patrie. Et je me souviens : les oiseaux chantaient dans le feuillage ; le soleil de juillet animait la pierre d’un frisson ; tous les petits enfants des écoles avec des palmes étaient venus, toute la vie de demain confondue avec celle qui était du présent ou du passé. On y vit l’ami fidèle : malade, touché déjà, Rops fut là de tout son cœur, de toute sa vie déclinante.


XI


Un jour le canon de Sedan tonna ; ses roulements à dix lieues nettement m’arrivaient dans l’entonnoir des monts mosains où, non loin de Namur, j’habitais alors. Un élan nous emporta, le peintre Eugène Verdyen, mon parent, et moi ; nous entrâmes dans Bouillon comme le soir tombait. Sous la pluie qui ne cessait pas, la débâcle tourbillonnait, chevaux éventrés, sans selle ni cavaliers, rouges fourgons d’ambulances, débris de bataillons, attelages de paysans, le tout cahoté pêle-mêle et roulant comme un fleuve. Une odeur d’écurie et de charnier resuait. Des soldats sous des portes s’affalaient, harassés, grelottants, dormant là un sommeil stupide sous la botte du passant. Et partout la vision horrible du massacre et de la défaite. Nous-mêmes, après avoir pataugé tout un jour dans des labours sanglants, étions exténués. Nous cherchâmes un gîte : plus une chambre. Nous demandâmes une chaise : plus une chaise. Nous espérâmes une botte de paille : la paille servait de litière aux blessés et buvait le suint des agonies.

Quelqu’un soudain, en houseaux, le sac au dos, traversa.

— Rops !

— Vous !

Un des premiers, il était parti, devançant le flot qui, de partout en Belgique, s’était porté vers Bouillon, la Chapelle, Givonne, Sedan. C’était le deuxième jour après la bataille : tandis que nous arrivions, il revenait déjà, emportant au cœur l’horreur fraîche de l’hécatombe. Je ne l’avais plus revu depuis Bruxelles et il était là, devant moi, crispé, nerveux, souillé, ayant pataugé depuis le matin dans de l’urine, des viscères et de la terre pourrie, tout couvert de la puanteur du champ de bataille. Lui et l’ami Léon Dommartin qui l’accompagnait avaient marché comme de la troupe, les godillots gauchis, recrus de fatigue, portant leurs sacs d’artiste comme un fourniment militaire. Je dis notre détresse.

— J’ai votre affaire, fit-il. Venez. C’est à vingt pas.

Nous vîmes une humble boutique de modes avec la Thérèse en carton affublée d’un bonnet à rubans verts. On montait trois degrés, on poussait une porte : il y avait là deux vieilles demoiselles, comme des portraits d’un autre âge. L’une, dans le saisissement de la guerre qui bouleversait tout, avait oublié de défaire ses papillottes depuis l’autre samedi, et la seconde toujours frappait ses mains l’une dans l’autre, s’exclamait :

— Est-ce Dieu possible !

Elles nous crurent blessés et s’attendrirent. Par malheur, il n’y avait qu’un réduit là-haut sous les toits et qu’occupaient depuis leur arrivée, les deux routiers. Bah ! en se serrant un peu…

Je n’oublierai jamais le placard en lequel, tassés tous les quatre sur un vieux châlit, nous dormîmes un long sommeil harcelé de cauchemars où


tantôt l’un, tantôt l’autre nous réveillait de cris inarticulés, où il fallait secouer le dormeur pour l’arracher à des visions de cadavres, où alors, pendant des heures, personne ne pouvait plus se rendormir et où, assis en travers du matelas, genoux au menton, on se remettait à parler des chevaux qui couraient sans tomber, se vidant à mesure les entrailles dans lesquelles ils se prenaient les fers, des moribonds en hâte enterrés dans les tranchées avec les morts et toujours de l’épouvantable relent de décomposition qui entrait dans les vêtements, imprégnait les cheveux, adhérait si bien aux poils des moustaches qu’on ne cessait plus d’avoir de la charogne sous le nez, même en mangeant.

— Quel livre on ferait là-dessus ! disait Rops. Oui, toute cette plaine qui grouille de cervelle humaine, les morts à fleur de gazon et qui vont faire de l’engrais pour le blé de demain, la puanteur presque voluptueuse du vaste pourrissoir, jusqu’à donner l’idée de la terre en amour… Et illustrer ça, comme une vaste fresque de cimetière, avec les rictus funèbres et cocasses des macchabés… Voyez-vous, c’est l’effet de notre vieille sensiblerie de ne pas nous laisser voir ce qu’il y a de comique dans la mort, un comique froid, pincé, terrible. Tenez : j’en ai vu là-bas trois à la lisière d’un bois, tombés le nez en l’air, avec le trou noir des narines dans leur pâleur verte de pierrots faisandés et qui, tout disloqués, leurs jambes sous eux, la paume des mains retournée, ressemblaient à des clowns macabres bouffonnant dans une farce de cirque. Et tout de même, mes enfants, en vous le racontant, j’en ai la chair de poule… Ah oui, faire un livre avec toute cette fantocherie prise sur le vif, au naturel !

Les visages retombaient et avec cette force de vie sur laquelle rien n’avait prise, il continuait à parler. Des projets se déroulèrent. Il était à la piste d’un procédé avec lequel il allait pouvoir enfin sérieusement travailler. Tout le reste n’était encore qu’apprentissage. Ce fut là aussi qu’il me parla pour la première fois de sa Société d’Aquafortistes.

Six heures sonnèrent à une pendule, dans la maison. Nous nous


La dame en noir (d’après un dessin).



habillâmes en hâte. Il nous semblait que la mort là-bas nous appelait. En bas, sur la table, dans la salle à manger, des petits pains chauds fumaient à côté de nos bols de café.

Rops, un peu mystérieusement, comme toujours, nous quitta, et nous poussâmes vers les fonds de Givonne. Pendant trois jours, Verdyen et moi, nous vécûmes parmi des morgues. Et puis la vie reprit son cours : j’écrivis les Charniers qui s’appelèrent d’abord Sedan ; Rops était reparti pour Paris. Quand un jour nous nous rencontrâmes, il me dit :

— Je te montrerai mes croquis. Nous pourrions faire quelque chose ensemble.

Des années se passèrent et il n’oubliait pas son idée.

— Il faudra que nous pensions à faire ensemble une édition illustrée de ton bouquin. Mes carnets sont remplis.

Jamais je ne vis les croquis. Existèrent-ils seulement ? Personne ne croyait à ce qu’il disait comme ce grand artiste d’une invention si persuasive qu’on ne pouvait se défendre d’y croire comme lui.

Le livre ne se fit donc pas, non plus qu’un autre dont il me parla en 1876, et qu’il eût voulu que nous fissions ensemble : celui-là se fût appelé Félicien Rops, simplement. Pendant quelques mois, il mit un certain zèle à m’envoyer de la documentation graphique. Puis il pensa à autre chose. Moi seul, à travers le temps, gardai le regret du projet délaissé et voici que, trente ans après, grâce à un éditeur sincèrement épris d’art, il m’est donné enfin de réaliser l’idée qui lui tenait au cœur. Mais il n’est plus là pour connaître mes louanges et moi seul y trouve du plaisir.

La Société enfin s’était constituée, une vraie société à façade décorative, avec une présidence d’honneur illustre, celle de S. A. R. la comtesse de Flandre, artiste elle-même et des plus adroites dans le maniement de la pointe. Le comité de patronage comptait des valeurs mélangées, hommes politiques,


LA GRÈVE.



personnages influents et artistes de choix. On y vit Eugène Smits, Louis Artan, Camille Van Camp, Hippolyte Boulenger, Alp. Asselbergs, T’Scharner, Von Thoren, H. Van der Hecht, Jules Goethals, Constantin Meunier, Lambrichs, Bonvoisin (Mars), Le Mayeur, H. Marcette, Parmentier, De Mol, Comte d’Ursel, L. Lenain, De Witte. Jusqu’alors on n’avait eu en Belgique que « quelques vieux hommes qui découpaient du crin sur du papier et se persuadaient que c’était ça une eau-forte… un tas de manchots en rupture de Sainte-Gertrude, qui gravaient sous eux et se consolaient de leurs humeurs froides en pratiquant la hachure sexolongiforme à points redoublés chère à Calamatta. Je vins — veni, vidi, onguelavi ».

« Je sortais du quai Voltaire où je venais d’habiter face à face avec Wagner, côte à côte avec Baudelaire, vis-à-vis le Louvre qui n’avait pu me faire baisser les yeux. Dans le silence des nuits, nous proposions avec Bracquemond et Lalanne, sous la direction de Jacquemart, notre Mirabeau, des morsures révolutionnaires. Le chlore des incantations, le perchlorure de fer aux reflets rouges, l’ammoniaque cautérisant, les sinistres acétates, le bichromate de potassium redouté des mères noircissaient dans l’ombre leurs précipités et nous communiquaient leurs effervescences. L’eau-forte moderne surgissait des vapeurs bizarres, les cheveux taillés d’une nouvelle façon, et médusait les derniers burinistes.

« Je pris le train de trois heures cinquante et je vins en Belgique apporter la bonne parole. »

« Ici commence un travail de géant. Il fallait tout faire, tout créer. Il n’y avait ni imprimeur, ni presses, ni papier, ni aqua, ni fortistes. J’ai tout fait. Nys couvert d’or a quitté Cadart, j’ai fait sortir des presses des greniers de l’Hôtel de Ville ! J’ai fait fabriquer des papiers qu’eussent baisés Alde et Elzevier ! J’ai fait des aqua peu fortistes, mais enfin j’ai fait ce que j’ai pu… »

C’est à Théodore Hannon, peintre, aquafortiste et poète, qu’il écrit cette page de verve goguenarde et qui, d’un éclat de rire, dit si joliment la joie amusée de la mise en train.

Hannon, au surplus, d’un zèle de catéchiste, fut tout de suite un des enfants de chœur de la chapelle où se célébra la messe d’art nouvelle. Ensemble avec le peintre François Taelemans, ils avaient reçu l’initiation : ils vaquèrent au rituel, tendirent la nappe sur l’autel et vidèrent le fond des burettes où se gardait en réserve l’acide sacré. Dans le discipulat du maître, ils étaient à la fois des catéchumènes, des camarades et des confidents. Leur ardeur était extrême et stimulait la tiédeur des adeptes moins entraînés. Quand le culte languissait, leur ministère s’employait à faire rentrer les planches lentes à venir et parfois les cotisations.

Tout alla assez bien d’abord. Rops, sous les espèces de la résine, de la pointe et du tampon, se communiquait activement à sa petite église. Il fut à lui seul le dieu et l’officiant de la religion qu’il apportait aux Belges et de laquelle il attendait un réchauffement du vieux sang plastique flamand. Ce merveilleux ouvrier d’art s’attesta là un incomparable zélateur en qui le génie de la parole et de l’action s’égala au sentiment d’une prédestination obéie. Il déploya d’infinies ressources de politique, de séduction et d’entraînement. Il subjuguait tout un peuple par sa verve, sa fière mine et son geste décidé. Il apparut, dans sa jeunesse et sa beauté, à travers une sorte d’ensorcellement de l’art, l’ambassadeur attendu des Puissances noires auprès de l’Idéal. Il habitait à cette époque, avenue Louise, près du bois, un coquet hôtel de style français et dont la cour, derrière une haute grille, laissait voir des remises et des écuries. Cet apparat ne nuisait pas à son prestige.

Il avait fait venir de Paris, comme il le disait, le bon, l’honnête et le cordial imprimeur François Nys, qui avait tiré ses premières estampes chez Delâtre et qui depuis dirigeait, comme chef d’atelier, l’imprimerie Cadart. Ce petit homme souriant et blond, l’œil vif, flûtant son français en flamand


qu’il était, aussitôt s’installa. Ironie ! Ce fut la presse même du vieux maître Calamatta si houspillé par Rops, qui sortit des resserres de l’Hôtel de Ville et servit aux tirages de la Société. Bruxelles et Anvers avaient bien leurs imprimeurs, mais trop froids et trop classiques et qui tiraient surtout pour l’Académie. On reconnaissait pourtant que Bauwens, qui s’était fait la main dans les éditions de Poulet-Malassis, ne s’était pas mal acquitté des tirages de la Légende d’Uylenspiegel.

Nys, en manches de lustrine, l’air hermétique d’un alchimiste travaillant au Grand Œuvre, tirait sans trêve : il était passionné de son art et visait aux beaux noirs légers et pleins. Comme le bruit s’était propagé qu’il avait rapporté de là-bas, où il tutoyait les maîtres, des recettes qui rendaient presque inutile le travail du graveur, tant il savait l’habiller, les amateurs arrivaient en files pressées, tout préparés à s’acquérir un renom dans ce grattage du cuivre qui, à l’aide d’un peu de noir, donnait de si beaux effets.

Le maître, lui, se montrait indulgent, multipliait les conseils, parfois grattait lui-même pour les autres. Sa vie, pendant tout un temps, ne fut qu’un cours d’eau-forte où il se prodiguait jusqu’à oublier son labeur personnel. Et quelle joie quand il lui venait une nature artiste et qu’il croyait avoir découvert une vocation ! Une passion d’art le retenait là des heures et des jours, travaillant avec le patient Nys, habit bas, les bras nus comme un artisan, penché sur la presse dont il activait ou retenait la manœuvre, accouchant la planche, regardant sortir l’épreuve toute humide et molle d’encrage frais, puis la portant à la lumière des vitres, curieux, inquiet, fouilleur, un petit point aigu dans l’œil, comme fait la sage-femme pour reconnaître le sexe de l’enfant.

Après un silence, des mots partaient, brefs, jetés de cette voix de gorge qu’il communiquait, avec les secrets de son art, à toute une clientèle d’intimes qui finissaient par avoir le même coup de glotte brusque, si amusant. Derrière lui, doublant sa belle tête cavalière aux frisures brunes, s’avançait la tête du bon pressier, flûtant ses petites remarques et guettant le pli qui, dans le front à plans droits du patron, détendait ou resserrait l’arc sourciller, tous deux, dans l’angle de la fenêtre, avec la pénombre des voûtes en travers de la pièce, les doigts maculés de noirs gras, des hachures d’encre sur les joues et le nez, donnant l’impression d’un mauvais coup comploté entre gens de mine patibulaire. C’étaient là des émotions où il lui venait un battement de cœur comme pour une chose de lui tout à coup sortie de l’inconnu de l’épreuve et où quelquefois, d’une petite fièvre d’impatience, il se pendait aux bras de la presse et la manœuvrait à lui seul, bousculant la mise en train du brave Flamand blond, trop lente à son gré.

Oui, vraiment, Rops vécut là la vie frémissante d’un créateur d’art et d’esprits. Si la moisson ne fut pas en raison de l’effort du semeur, du moins la graine si largement jetée aux sillons germa dans quelques nobles artistes qui, sans lui, peut-être jamais n’auraient songé à manier l’outil expressif, décidé et rapide en qui peut-être l’impressionnisme des peintres belges prit connaissance de lui-même. Hippolyte Boulenger vivait en ce temps à Tervueren où il avait formé une école d’art rural qui, dans l’histoire de la peinture nationale, eut l’importance d’une école de Barbizon. Il dut à un clair et nerveux génie la vision et le sens d’un paysage qui, dans un grand pays comme la France, l’eût mis parmi les très grands, non loin d’un Rousseau, mais avec la qualité d’un Rousseau moins chimisé et plus grassement peintre. La Belgique, toujours défiante, ne lui donna qu’une gloire modérée, chèrement expiée par des mécomptes sans nombre et la mort. Ce beau peintre ne fit que quelques eaux-fortes, mais égratignées d’une main si spirituelle, avec de si vifs accents d’ombre et de lumière sous le foliolement des arbres et les nébulosités moites du ciel que, sans rien devoir d’immédiat au maître et à l’ami, ce fut néanmoins celui-ci qui, de son conseil et de sa confiance, l’inspira et l’encouragea.

J’ai pu dire ailleurs d’Eugène Smits qu’il apporta dans l’art belge un sens particulier de la couleur, approprié à un ordre de sensations fines et patriciennes. Sa peinture éveille un goût de volupté langoureuse et noble ; il suggère le songe, la méditation, le désir, les regrets et l’amour ; son œuvre tient d’une sorte d’état d’âme silencieux et nostalgique. Il semble avoir transposé en des musiques fières et douces les ardentes symphonies d’un Titien ou d’un Véronèse auxquels il fait penser. Smits devait réunir dans un album les planches où, à son tour, stimulé par l’exemple du maître qui les enflamma tous à son feu d’art et de travail, il s’entraîna à graver de belles et élégantes figures aux attitudes nobles et réfléchies.

Rops ne cessa pas d’avoir l’autorité persuasive des chefs d’école ; tout seul, il suffit à éveiller dans les âmes la petite passion de l’autre chose avec laquelle on fait partir les courants nouveaux. Tous arrivaient regarder par-dessus son épaule l’assurance et l’entrain avec lesquels il se jouait des plus périlleuses difficultés. À chaque cuivre, il allait à la découverte ; il avait un flair de chasseur pour la trouvaille ; on le voyait toujours au guet de ce qui pouvait assouplir et renouveler son métier. Quand, après lui, les adeptes, les néophytes de la petite bande à leur tour s’essayaient à ce qu’il avait fait, il leur fallait bien reconnaître que son tour de main tout de même était de la sorcellerie, une sorcellerie venue de ses nerfs, de son sang, du plus sensible et du plus passionné cerveau d’art qui fût, et où il y avait de la force, de la verve, de la folie, de la sagesse, une grâce mousseuse et endiablée, le magnétisme qui fait descendre aux doigts les parcelles vivaces de la race actionnée par une âme concentrée et volontaire.

Les cahiers d’estampes périodiques qui, dès la constitution de la Société, parurent sous le titre : Album de la société des Aquafortistes belges, sont utiles à consulter ; des noms se produisent, puis disparaissent ou ne reparaissent qu’après des délais où se sent le désabusement ; mais la presse travaille toujours ; les bras en croix auxquels s’accrochent les bras du bon Nys, font une ombre active dans l’atelier ; et pendant cinq ans, un relent d’encre, de chiffons gras et d’acide traîne dans l’art belge. S’il en est qui s’arrêtèrent en chemin, des griffes décisives et sûres, par contre, estampillent le recueil :

Artan, Von Thoren, T’scharner y ont des cuivres décidés et moelleux. Storm de Gravesande y annonce sa grande manière de plus tard. Hannon manifeste une pointe diligente, incisive et nerveuse. Taelemans entaille sa plaque de hachures où joue, à la bonne mode ropsienne, l’accent de la morsure.

Cinq ans ! et puis les ressources s’épuisent, les âmes mollissent, tout ce grand effort, sans s’annuler, se désagrège. On a trop bien senti que l’eau-forte en Belgique ne nourrit pas son homme et que le goût de la nation va vers un art plus matériel et plus intrinsèque. Rops pendant ce temps prodigue la vie, la verve, l’entrain avec lequel on fait croire à quelque chose de durable. Lui-même semble s’étourdir sur l’issue finale. Il travaille pour son compte, il travaille pour le compte des autres. Il donne à l’Album, entre autres morceaux, le Modèle, la Barque, Mon Bourgmestre, Jean Brouette, la Chasse au lièvre. Il fait appel à des collaborateurs étrangers : Bracquemond, Desboutins, Vaillant, Coindre, Bondol, Beauverie pour la France ; Savile Lumley pour l’Angleterre ; Roelofs, Verveer et Storm de Gravesande pour la Hollande. Quand les rangs se clairsèment ou qu’il veut faire croire que le monde a les yeux fixés sur l’œuvre collective, il imagine des collaborations mystérieuses, il crée de fausses signatures, il tire de l’ombre l’Allemand Niederkorn, auteur d’une jolie Ariette et l’Anglais William Lesly, auteur d’une Pallas de belle allure et qui tous deux sont les masques sous lesquels, avec son génie de mystificateur, il se dérobait malicieusement. Il est le tronc qui, à rameaux tendus, supporte toute la floraison de cette rénovation d’un art et la tient tout un laps debout. L’argent des souscriptions passé à l’achat du papier van Gelder, aux frais de tirage, aux émoluments du pressier, aux mille dépenses diverses que nécessite tout organisme en travail, il fallut bien enfin quitter la barque qui faisait eau de toutes parts. La grande heure du désir et de l’amour féconds avait passé : après la curiosité, la petite sensation amusée et les surprises d’un outil d’art joli et un peu frêle aux lourdes pattes des pétrisseurs de matière solide, on retomba à l’indifférence.

Un échec, d’un cœur bien trempé, tire une étincelle comme le feu jaillit du caillou frappé. Rops justement était du pays des grès, avec un cœur ardennais. Il sangla ses reins, boucla ses guêtres et se remit en route, comme le grand paysan de la Légende, son héros et celui de De Coster. Sa vie toujours sera faite d’arrivées et de départs. Il a l’âme mobile et affûtée des nomades. Il part devant lui, en aventurier, le nez flaireur, concentré pourtant, l’esprit plein de projets. Il se crée mille vies, il dilapide l’imagination la plus fastueuse à


échafauder des plans qu’il abandonne à mesure. Il est le prince du rêve et de l’illusion, frappant d’une baguette d’enchanteur la terre pour en faire sortir des palais. Il vit un jour, une heure, dans tous ceux qu’il se bâtit. Et il passe : les palais s’émiettent sur ses pas.

Après tout, la Société lui avait servi à renouer en Belgique d’anciens compagnonnages : ensemble on avait eu de bons moments à chercher des secrets d’art, à gratter des plaques, à faire mordre, à jouer avec des acides. Comme il apportait en toute chose une nuance de dandysme, on garda le souvenir de son geste élégant, le geste d’un Siegfried des morsures et des beaux encrages réveillant cette Brunehilde, l’eau-forte belge, derrière de séculaires barrières. Rops, du reste, aimait les beaux gestes, au moral et au physique. On vantait unanimement celui dont il maniait ses terribles corrosifs et qu’il pratiquait pour la galerie. Tout en causant, la cigarette sous la moustache, il prenait le cuivre ourlé de son rebord de cire et le tenant au creux de la main, sûr de lui, avec l’inclinaison voulue, il versait l’acide qu’ensuite, d’une oscillation légère, il laissait circuler dans toutes les parties. Sa beauté, son esprit, les bonnes fortunes qu’on lui prêtait concertaient pour le parer d’une séduction de don juanisme dans l’art et la vie.

À Paris, à Bruxelles, dans tous ses ateliers, comme les toxiques d’une officine de chimiste, les flacons en piles serrées s’alignaient, collés d’une étiquette et proposant des mystères de morsure. Il aimait les manier en discourant et vantant leurs propriétés, un petit feu dans le velours marron des yeux. Il avait la passion du métier de son art ; il en avait aussi toutes les curiosités, jamais las d’apprendre et de révéler ce qu’il savait, sournois à la fois et communicatif, travaillant l’effet de ses acides comme une Locuste ses poisons, toujours à la recherche de procédés nouveaux, perfectionnant les modes d’emploi de la résine, du cuivre et de l’outil. C’est le temps où il fait d’innombrables pastels, dessins, pointes sèches d’une ténuité capillaire, croquades en deux traits, bouts de morsure sur des bouts de cuivre et


Frontispice pour les « œuvres inutiles et nuisibles »
d’après une épreuve d’état.



qui indéfiniment prolongent à son gré la période des essais et de la mise au point.

Personne ne connaissait aussi bien les ressources et la qualité des métaux : il les lui fallait pas trop durs, d’un grain poreux, gras, papilleux comme une toile. « Un cuivre est une chose personnelle, disait-il, et qui doit vivre sous la main d’une vie élastique et frémissante ». Il avait l’horreur du cuivre industriel, d’une préparation courante et bon à toutes les mains. Il donnait à entendre qu’il connaissait dans une rue du Paris des échoppes, un vieux petit batteur en cuivre, borgne et boiteux, l’air d’un Mime au fond de sa forge enfumée et qui lui faisait des plaques comme seul Abraham Bosse en avait connues. Ces histoires qu’il racontait, un pli léger de blague à la joue, et qu’il animait, le sourcil froncé et l’œil pétillant, d’un rire qui lui grelottait dans la gorge, l’amusaient tout le premier. Elles s’ajoutaient à toutes celles qui se colportaient sur son compte.

Le soin qu’il prenait pour entretenir sa légende était lui-même un labeur. Il se dérobait à l’intimité pour mieux fortifier les apparences d’une vie dispersée. Il lui arrivait alors d’imaginer des absences quand, portes closes, très simplement, en ouvrier appliqué, il s’acharnait sur un dessin à l’atelier. Quelquefois le travail se prolongeant, il se gardait cloîtré pendant des semaines. Quand on le revoyait, il rentrait toujours de quelque point du globe. Les romans qu’aussitôt il inventait étaient merveilleux de précision : il savait tout, le détail ethnique, l’idiome, la faune et la flore, la flore surtout, qui fut pour lui une science réelle. Il allait jusqu’à montrer des croquis pris là-bas sur le vif. Sa sincérité le dupait lui-même.

La vérité, c’est que ce grand travailleur avait, au fond, la pudeur de son travail : il fut peu d’existences plus passionnément occupées à paraître l’être moins. Sa paresse était une légende parmi tant d’autres. Comme il mettait de son cerveau dans tout ce qu’il faisait, on peut dire qu’en mourant il avait vécu plusieurs vies d’homme. Cependant il laissa croire qu’il avait à peine rempli la sienne. Il la remplit plutôt à pleins bords comme une cuve où il foulait les raisins d’une vigne qui, à elle seule, fut tout un vignoble. Il fut, au double sens, un grand ouvrier de l’art et de la vie, tôt levé et qui prolongea son labeur jusqu’aux ombres du soir.


Le lézard japonais.



XII

En 1878, un bibliophile parisien, M. Noilly, avait eu la pensée de lui demander un ensemble de compositions d’après un plan fixé par lui-même. Cette fois, il s’agissait vraiment d’un long travail : celui-ci comportait cent dessins. Il en résulta une collaboration où M. Noilly lui communiquait ses idées, où l’artiste à mesure les réalisait sur le papier. On eut ainsi cette comédie au crayon qui est le Théâtre des Cent croquis. C’est la veine heureuse d’un inventeur qui s’amuse encore et fait l’école buissonnière en attendant de donner sa mesure entière. Tout y atteste de la grâce, de l’esprit et un art de composer qui resserre en des formats réduits des aspects de petits tableaux complets. Moines et novices, sorcières, petites femmes de boudoirs, nus égrillards, ribambelles d’amours y proposent d’aimables et licencieux sujets où se continue sa veine antérieure.

On le sent en plein épanouissement : il est joyeux de pouvoir travailler librement pour un ami de son art et de son talent. « Je ne tiens à produire que pour quelques personnes avec lesquelles je me sens en communion de pensées, qui ont les mêmes vues artistiques relativement à notre époque et à la modernité et qui jugent de la même façon les hommes, les femmes et les choses de notre temps… » C’est pour lui une occasion de penser à son Musset qui, à cette époque déjà, est sa « marotte ». Il offre de le faire pour M. Noilly avant de le proposer à Lemerre : il établit même les prix, deux cents francs par dessin à raison de quatre par mois. Il ajoute que ce sont là les conditions qui lui sont faites par un amateur de Londres, mais qu’il lui déplaît d’exporter Musset. La négociation le montra entendu en affaires, mais n’aboutit pas. Cent projets du reste, à mesure vont s’enterrer dans le cimetière de ses mort-nés. Il imagine des séries ; sa tête roule Pelion sur Ossa ; il nourrit l’idée d’un recueil d’Œuvres inutiles, qui un peu après se change en Œuvres inutiles ou nuisibles. Il en fait même les frontispices et naturellement, c’est toujours la femme qui en est la muse inspiratrice, dans sa nudité triomphante.

Peut-être les maîtres du nu, les modeleurs de l’argile primitive, en étant plus près de la créature initiale, sont plus près aussi du mystère éternel du monde. L’art, à mesure, en formulant le transitoire, vêtures, détails somptuaires, accessoires d’une époque, anecdotise, particularise et crée l’accidentel dans l’éternel, d’où pour chaque ère naît la modernité. Mais là, dans la forme génésique, il subit et exprime la loi permanente, toute fraîche encore de jeune immortalité. Rops cueillit la fleur féminine à ses origines.


Le médecin du couvent.



Un beau nu est un chef-d’œuvre de tous les temps, aussi bien chez Phidias, Michel-Ange et Rodin que chez Titien, Rubens et Rembrandt. Rops, en réalité, habilla si peu les siens qu’ils ne cessèrent presque pas d’être des nus. Il déshabilla la femme en paraissant l’habiller. Il lui donna ainsi son double accent constant et transitoire : il fut bien par là l’artiste de son époque et de toutes les époques.

Il prit la femme au point où la mit une longue succession de siècles, toujours plus rapprochée de ce sens de la beauté générale qui appartient aux races de haute culture et de fine sensibilité. Comme l’esprit, en se généralisant, finit par constituer chez les hommes d’un même temps une sorte d’air de famille, la femme, qui répond à l’appel mystérieux de l’impérieuse nécessité du bonheur chez l’être mâle, s’est, en quelque sorte, égalisée dans l’aspiration commune à la plénitude de ce bonheur. Rops, tout en lui départissant l’aspect cultuel sous lequel elle apparaît l’idole universelle à travers les âges, la marque, sous ses robes, du signe spécial de sa prédestination à la fin du XIXe siècle.

Cependant, qu’il l’ait voulu ou non, l’art de Rops, à bien le prendre, est généralisateur et synthétique plutôt que particulariste. Même en traçant une femme déterminée, c’est la Femme qu’il exprime avec ses sorcelleries éternelles et le rythme général qui s’adapte le mieux à son empire. La beauté qu’il lui prête l’apparente à la tradition, tout au moins la tradition du beau corps nu dans son style flexible et symétrique. Ses femmes sont de la grande famille, elles perpétuent les déesses de la peinture, et le corset tombé, elles apparaissent classiques, non par la conformité mais par le rite. Rops, en effet, par la science, la précision, la ligne concrète et simpliste, est un classique parmi les plus classiques. Il est moderne et antérieur : il est d’hier et de demain, peut-être plus encore qu’il n’est d’aujourd’hui. Il est resté passionné d’un certain beau déformé en son passage de la déesse à la lorette et qui est encore de la


LE MASSAGE.



beauté si on la compare à la laideur péjorative et au grand style populo d’un Lautrec, aux guenuches maigrichonnes et fripées de cet étonnant ironiste, Forain, aux petits nus blets, tripotés et canailles de Legrand et de Faivre.

Je crois qu’au fond, chez les vieux civilisés, toute décantation intellectuelle aboutit à cette nuance de classique qui est le sens même de la race, expérimenté par la durée. Mais toute chose, par un indice irrécusable, se révèle toujours de son temps et si le corps a des gestes éternels, le visage a des grimaces variables comme la cuisine ses fumets et qui les différencient du passé. Le masque, avec ses stigmates, avec la griffe et l’estampille de la vie, avec l’empreinte spéciale de l’animalité du siècle, voilà tout de même la part de la modernité dans le tréfond classique de Rops. Cachez-le, ce masque, en tirant jusqu’en haut le flot des jupes et mettant le corps à nu : c’est l’harmonie plastique païenne des Phryné et des Aspasie. Mais faites retomber les linons et les soies en sorte que le visage seul demeure visible et c’est alors, comme là-haut aux tours des cathédrales, la stryge des gargouilles, toute la bête d’une fois remontée au pli agressif d’une grimace maquillée de fille. Et cette fois, nous sommes bien chez nous, aux sources mêmes de notre morbide érotisme.

Nul artiste d’aucun temps n’exprima comme lui ce qui se pourrait appeler le mal vénérien des âmes si on ne craignait rechercher une ambiguïté un peu subtile. Au point de son œuvre où nous touchons, un pessimisme noir va l’emplir d’un sardonisme tragique. L’amour, sous le masque de la luxure et de la mort, y aura des traits spéciaux et définitifs. Il les manifestera avec la véhémence d’un homme que l’amour aurait lui-même mené aux portes du tombeau. La colère enflammée des ermites, la scolastique envenimée d’un théologien, le zèle sombre d’un inquisiteur torturant de la chair vive sur des grils semblent se confondre alors dans les accents terribles de la souffrance et de la perdition. L’acide bouillonne et mord le cuivre en profondeur comme un poison, comme le virus de l’amour. Il semble que l’émanation sulfurique qui s’en volatilise dût ressembler à la fumée d’un sortilège et sentir le roussi.

C’est qu’en effet c’est ici la cuisine du Diable lui-même avec les curreys et les poivres longs et toutes les épices des ragoûts les plus salacement condimentés. On est bien dans l’hôtellerie des péchés capitaux, avec ce péché plus gros qui est la folie de la chair pour la chair, et auquel prennent feu tous les autres. Sous le réchaud où mitonne la lubrique mixture, la braise pétille, attisée par la bouche invisible qui souffle du fond de l’ombre. Tout est imaginé pour fourgonner l’antique gourmandise du plaisir. La faim libertine est titillée et tantalisée par les excitants diligents du désir, de l’effroi et des damnables délectations.

L’Œuvre entier du grand artiste est ainsi dévolu aux Puissances maléfiques : il dégage une odeur de soufre et il est plein de vertiges. C’est sa grandeur et sa monstruosité de surplomber notre notion moderne de la décence et de la moralité. Il projette par-dessus ce temps la grande ombre aux cornes de bouc et aux pieds griffus, redoutée des âges. Il perpétue la conception théologique et médiévale du mauvais rôdeur des ténèbres. Mais en donnant à l’Esprit du


La naissance de Vénus.



mal la femme pour émissaire et pour complice, c’est elle, la velue et l’impure, qui assume le rituel de l’église maudite, chante les psaumes de la damnation et qui est elle-même l’autel. Vous allez voir, dans cette œuvre impie, blasphématoire et magnifique, la Tentation de saint Antoine (1878), s’accomplir le mystère qui, sur la croix de la mort de Jésus, l’étend, nue et ébrasée, appelant les races de son rire et prête à la farce du sacrifice, là même où le martyr tendit les bras à la rédemption des hommes.

La page est capitale : elle couronne les litanies du péché par une des plus sacrilèges parodies où aient sombré les dieux. Au stade final du calvaire elle oppose l’offrande orgiaque et l’agonie du plaisir ; par-dessus le sang séché du Christ pleut la sève rouge des baisers sadiques. C’est bien la liturgie des messes noires, ses rites obscènes et la dérision de la mort offerte en holocauste.

À la voir sous ce jour, la Tentation doit apparaître certes aux catholiques comme une profanation exécrable et celui qui la conçut comme une de ces âmes mornes, investies du pouvoir redoutable de la négation. Cependant Rops n’affecta jamais d’être un libre penseur dans les libertés de son génie : son diabolisme est bien plutôt un arrière-faix des casuistiques dont il fait le ragoût de ses recherches d’art ; il confine aux perversions catholiques, mais pour en extraire une plastique. En artiste à l’envergure immense et qui, d’un coup d’aile comme il n’y en eut guère avant lui, plonge au plus profond de l’abîme humain, il en tire l’essence de sa conception d’humanité. Il ne fut donc pas à proprement dire un négateur non plus qu’un blasphémateur : il avait gardé de sa première enfance la notion catholique du Bien et du Mal ; et peut-être, en généralisant, on pourrait dire que ce fut même la base de la philosophie de son art.

Il paraît vraisemblable qu’en cette terrible Tentation, comme il arrive chez tant de grands artistes en qui l’effet plastique, le concept linéiste et


Curiosité malsaine.



coloriste l’emportent sur l’idée pure, Félicien Rops pensa d’abord à grouper autour d’un beau nu une ordonnance mordante, satirique et contrastée. On en pourrait déduire alors cette finalité philosophique, le retour à la vie élémentaire et brute, chez les humanités à terme, manifesté par le triomphe du ventre, en opposition avec le principe sacré des religions. Le Christ à demi submergé déjà dans l’ombre vers laquelle il penche, apparaîtrait, en une telle conjecture, comme le règne du divin s’effaçant devant l’ironique prévalence de la matérialité et de l’instinct impur.

Rops généralement ne se charge pas de ses exégèses ; il lui suffit, à force de travail âpre et patient, en simplifiant à mesure et faisant tomber les parcelles négligeables de manière à ne garder que l’essentiel, de dégager un rythme, une émotion, un sens général de la vie. Il laisse volontiers ensuite aux autres la liberté de produire leurs gloses. Mais ici, il est précis : il semble s’inquiéter qu’on puisse se méprendre sur le secret de ses intentions, et en février 1878, à l’occasion de l’envoi de l’œuvre à Bruxelles, il écrit à son « cher vieux », comme il l’appelle, à l’ancien « enfant de chœur » de la chapelle aquafortiste, au bon peintre François Taelemans, resté son confident et son ami : « Le sujet est facile à comprendre ; le bon saint Antoine, poursuivi par les visions libidineuses, se précipite vers son prie-Dieu, mais pendant ce temps-là, Satan — un drôle de moine rouge — lui a fait une farce ; il lui a ôté son Christ de la croix et l’a remplacé par une belle fille, comme les diables qui se respectent en ont toujours sous la main. Tout cela au fond n’est qu’un prétexte à peindre d’après nature une belle fille qui nous faisait manger, il y a un an déjà ! des œufs à la tripe, à la mode de Touraine et qui, pour la première fois et après bien des instances a bien voulu poser pour son vieux Fely, comme la princesse Borghèse a posé pour Canova. Je n’ai changé que les cheveux… »

Il prie son « vieux Frantz » de s’occuper de placer la Tentation ; et alors il lui fait cette recommandation où il dit le fond de sa pensée, si avec lui on est jamais assuré de connaître sa pensée entière : « Surtout éloigne de la tête des gens toute idée d’attaque à la religion ou d’éroticité. Lorsque Goya fait enlever le Saint-Sacrement par Lucifer, il n’a pas plus d’idées antireligieuses que moi… » Tout un Rops prudent et avisé, donnant le coup de bêche au bon endroit, en paysan de Wallonie qu’il est un peu, apparaît là.

Cet extraordinaire Golgotha aristophanesque remua l’art : par comparaison à un tel étiage, l’esprit de la farce et de la caricature du temps fut soudain singulièrement abaissé. On commença sérieusement à parler du génie de Rops. Cependant cette révélation tentait, sans trouver tout de suite d’amateurs. On admirait, mais on avait peur. Ce qu’il y avait du diable en elle laissait craindre qu’il ne prît pied avec l’image dans la maison. Il fallut l’indépendance et la passion d’art d’Edmond Picard pour la remettre à sa place dans la libre acceptation du monde. Le grand avocat habitait alors ce fastueux hôtel de l’avenue de la Toison-d’Or que Paris connut aussi bien que Bruxelles même. Par les antichambres, les salons, le cabinet du maître se déroulait une moisson d’art où ce semeur d’idéal lui-même avait pris une part initiale et continue. Sitôt le seuil franchi, on était là au cœur même de la race et du pays, magnifiés par les beaux peintres et les grands sculpteurs de Flandre et de Wallonie. Ce fut certes la maison de Belgique où les novateurs et les séditieux, le plus continuement trouvèrent un réconfort : elle leur fut un foyer.

Picard, au surplus, n’avait pas attendu d’acquérir la Tentation pour témoigner à Félicien Rops son admiration fraternelle. Il posséda longtemps et peut-être bien un des premiers, un choix de ses eaux-fortes où ce grave esprit, parmi son grand labeur de jurisconsulte, cherchait une détente d’art et de beauté. L’artiste, par surcroît, était l’ami personnel de la maison : on aimait à y voir son air de joli homme aux narines spirituelles et frondeuses


Messe de Gnide.



comme un ligueur de la cour des Valois. Il s’y rencontrait avec Eugène Smits, Baron, Verwée, Van Camp, Sacré, les signataires des toiles accrochées un peu partout et qui, autour des tables chargées de vins rares, très à l’aise, comme des compagnons de qui l’on tolère les boutades un peu rudes, controversaient d’art ou dévidaient en joyeux récits leur bonne humeur de peintres.

Avec la Tentation, Rops fut là désormais comme à demeure chez lui. Je revois le soir où, sous les lampes, dans son cabinet, Edmond Picard lui-même, du geste cérémonieux dont on fait sauter le fermoir d’un évangéliaire, découvrit pour moi la glorieuse peinture. Elle occupait le fond d’une sorte de petit meuble, pareil aux légers et pieux autels portatifs du XVe siècle. Un double vantail imitait la fermeture d’un triptyque et se refermait au moyen d’une serrure délicate dont jalousement, et peut-être aussi pour dérober à des yeux profanes la beauté secrète de l’œuvre, le possesseur du trésor gardait la clef.

La Tentation, sous la haute clarté égale, m’apparut. Ce fut, comme marquée au signet qu’y eût mis le Malin en personne, la page d’un missel écarlate que, dans l’odeur de soufre de sa cellule, avec de corrosives et mortelles blandices, eût peinte un très vieux moine, lui-même tenté par les sorcelleries de la femme, les fibres réticulées sur les chevalets du désir et du remords. Je l’ignorais encore et elle était soudain devant mes yeux comme un joyau noir, noir sous la toison rousse de la pécheresse et le capuce enflammé du Mephisto, de tout son noir d’œuvre impie, trempée en des bénitiers d’encre.

Elle nous révéla un Rops nouveau, mixturant comme par le passé le tragique et le bouffon, mais par surcroît, comme dans le chaudron des sorcières de Macbeth, faisant cuire à la fois toutes les herbes de la Saint-Jean du péché d’hérétisme et de luxure. Pour le surplus ce n’était plus de l’eau-forte, non plus que du dessin pur, si ce n’était pas tout à fait de la couleur oléagineuse. Un esprit peintre, comme l’était Rops, devait subir, lui aussi, sa tentation de saint Antoine, mais d’un saint Antoine de la belle couleur maniée d’une volupté de péché. Ce furent des blondeurs de pastel sur des dessous légers de crayon, des matités de gouache et d’aquarelle s’égalant presque à la fraîcheur d’une miniature et, au total, l’illusion d’un espalier de roses vives, gouttes du sang divin transfiguré et devenu, aux bras de la croix, le sang et le rire de la chair en folie. Quand plus tard il fera sa Crucifiée, basse des reins et comme une grande chauve-souris, déployant de toute la largeur du patibulaire les ailes d’une mantille, il lui donnera une force souple et ramassée, mais dénuée de la glorieuse plastique de sa Madeleine irrepentie de la Tentation.

De là-bas cependant, de ce Paris de toutes les tentations de l’art, de la gloire et de la vie, Rops ne demeurait point sourd aux sirènes de la contrée natale. Chaque année il arrivait, vers l’automne, demander au fleuve et à la montagne une trêve aux agitations de la vie parisienne. Il y retrouvait sa jeunesse, le souvenir des compagnies joyeuses et son vieil amour charmé de peintre-paysan pour le grand air de Meuse qu’il aimait entre tous. Le sac au dos et le bâton à la main, il s’en revenait alors, du pas de sa quarantaine, par les routes aimées qui le menaient à la Lesse. C’était chaque fois le beau départ, le départ heureux comme d’un Jason cinglant vers un mirage de Colchides. Aussitôt atterri, il portait la main à son cœur et le sentant battre sous ses doigts comme aux heures jeunes, il pouvait s’illusionner de l’espoir que la vieillesse ne viendrait jamais.


Les adieux d’Auteuil.




XIII


Quand on a dépassé les dernières maisons de Dinant, un énorme bloc, bifurqué en une double aiguille, laisse passer la grand’route, comme par un porche aux hautes parois déchiquetées. C’est la Roche à Bayard, de laquelle sauta dans le fleuve l’illustre « rosse Bayard », ce coursier fabuleux des quatre fils Aymon, paladins valeureux et chevaucheurs de pays formidables dont un peu partout les grands rocs mosains gardent la trace, mesurée à la toise des antiques gigantomachies. On est ici, en effet, dans le cycle de l’épopée, bien qu’on n’ait plus sous les yeux que la simple ruralité d’une pointe de faubourg qui, par un pierré poudreux, se relie aux bourgades lointaines.

Anseremme ! On enfile une rue aux maisons hors d’équerre, festonnées de verdures et étoilées de lichens, et qui monte, longeant des fosses à purin d’où s’essore, au passage des piétons, la fuite apeurée de canards bedonnants et d’oies cacardantes. C’est ensuite le gros du village, boutiques et petites bordes, dans l’odeur des « caboulées » cuisant à la porte des logis sur des feux de bois. Un drelin bruit à la porte des boutiques, on tue un cochon chez le boucher et, sur les seuils, les petits enfants barbouillés mangent des quignons de pain beurrés de poiré. Une transparence d’air bleu, l’air wallon qui semble se brillanter de cristaux, rend tout frais, cordial, limpide et avenant. Quelques pas encore et au tournant de la route, un joyeux panonceau peinturluré, Au Repos des artistes, signale l’auberge où, malgré l’exiguïté des chambres, on trouvait le moyen de s’empiler à la douzaine et qui était le relais où, en petites bandes, des ateliers de Bruxelles on arrivait se mettre au vert.

Ce sont là des souvenirs déjà lointains ; mais en les consignant, je crois voir encore les barbes hirsutes et les joues boucanées qui, de dessous les parasols, se levaient par delà les clôtures à l’apparition d’un visage inconnu. Et je reconnais les silhouettes, je retrouve les gestes, je me plais à reconstituer la camaraderie enjouée autour de la grande table où, dans la chaleur du midi, à l’heure terrible des mouches, fumait la garbure de la mère Bousingault. Mais combien sont partis et ne sont plus que des ombres : Pantazis, Lambrichs, Heurteloup, Fontaine, Dandoy, Anneessens, Vander Hecht et Rops lui-même, le prodigieux vivant qui, à l’entendre évoquer les dieux et les âges, semblait lui-même un dieu païen, venu du fond des humanités.

Comme les mains que les chemineaux appliquent au mur et qui sont le signe maçonnique par lequel se commémore leur passage, eux aussi, presque tous, à ce rendez-vous de l’art, de la joie et de la jeunesse, laissèrent, sous la forme de gais et truculents caprices, raclures de palettes, truellages et pochades, gratins recuits aux fournaises de l’été, fonds de lie des grands crus vidés, l’empreinte de leurs mains de peintres sur le panneau des portes et l’échaudage des cloisons.

Rops, une après-midi, débarquait au village avec un appareil compliqué, comme un chef de tribu amenant ses tentes, ses trophées et ses armes. Il fallait atteler l’âne ou le roussin d’Ardenne pour le transport de ce matériel qui émerveillait les riverains. À voir les malles et les caisses de tous formats qui passaient, faisant fléchir les essieux, on savait tout de suite que c’était « môssieu Fely » qui s’en revenait au pays. Sitôt que la nouvelle s’était répandue, la colonie allait l’attendre aux limites du bourg et quand enfin il apparaissait, déjà guêtré de ses houseaux de campagnard, mais gardant encore l’allure d’un gentilhomme de la ville, c’étaient des hourrahs et des poignées de mains. Ces joyeuses entrées, comme un dimanche de Rameaux pour rire, ne déplaisaient pas à l’humeur un peu fanfaronne du Belge parisianisé ; à peine il avait parlé, l’écho autour de lui répétait le petit barytonnement de la gorge qui le spécialisait. Il ne descendait pas à l’auberge où il eût été trop à l’étroit avec ses nombreux bagages ; il préférait louer à l’hôtel Bricart une chambre qui lui donnait plus de champ. Une fois installé, on le revoyait dans un des costumes variés qui l’amusaient d’un air de déguisement et où il alternait la piaffe du citadin, la crânerie du sportman, la rondeur bon enfant du peintre de nature et la narquoiserie du campagnard.

En camisole de rowing, bras nus et son canotier en travers de sa mèche, ou en sarrau bleu de contadin coiffé du tapabor, ou bien encore en culottes courtes de pedestrian sanglé dans son gennesey collant à la taille, il avait un aspect de beau gars qui faisait se retourner les femmes et dont on le soupçonnait de tirer quelque vanité. Fin, souple, les reins cadencés et l’œil appuyé, toute cette petite vanité de parade tombait le jour où le goût du travail le reprenait : « Mes jours de pluie quand je ne sors pas », disait-il. Enfermé dans sa petite chambre, il restait à dessiner et à graver, tripotant ses résines, essayant ses acides, faisant ses cuisines. Toute la pièce était encombrée d’outillages, avec une planche au mur sur laquelle s’alignait un harem de petites fioles. La table, poussée contre la fenêtre, s’éclairait au jour cru des vitres, sans transparent pour tamiser la lumière. Il se moquait des visières et des châssis ; il déclarait qu’on n’y voyait jamais assez clair pour graver, et l’œil nu, grattait ses cuivres dont le miroitement, à la longue tout de même, lui brûlait les yeux. Au travail, les biceps à nu sous le retroussis des manches et le tablier du pressier à la ceinture, dans le costume et l’attitude où, à l’époque de la rue de Grammont, devait le camper, sous la coulée claire d’un lanterneau, le peintre Mathey, il était bien alors, parmi ses tampons, ses encres, ses fioles et ses filtres, l’artiste tout entier pris par l’œuvre en train, les nerfs crispés, une flamme de vie noire sous la barre tendue des sourcils.

Les non initiés, entrés là par fraude ou par faveur, cherchaient dans les coins des cornues, des alambics, des allumelles, des réchauds, le soupçonnant adonné à des pratiques secrètes d’alchimiste. Comme il était friand de mauvaise réputation, il laissait entendre, aux femmes surtout, avec une vraie malice diabolique, qu’il commerçait parfois, le vendredi particulièrement, avec le diable. J’ai pour ma part recueilli d’une bonne dame bruxelloise un peu simple, attachée d’amitié à la famille du terrible railleur, l’aveu candide qu’elle avait sollicité de son directeur spirituel la faveur d’une entremise sacrée pour l’exorcisation du réprouvé. Cette excellente personne, d’ailleurs, n’avait jamais voulu pénétrer dans les réduits où, d’après elle, il vivait parmi des grimoires et des livres de Kabale, livré à des pratiques de magie.

Elle ne fut pas la seule à le suspecter de sorcellerie, surtout à l’époque de ses « Messes noires » : son diabolisme parut si nettement résulter de l’immensité de ce qu’un critique appela son cynisme qu’il passa véritablement


Petite sorcière.



pour un sorcier et que, même dans ses apparences extérieures, avec l’air de gouaille de son visage, sous la double corne de ses cheveux en brosse, on voulut voir la ressemblance satanique qu’on cherchait aussi chez Baudelaire. En causant, d’un petit rire auquel on se défendait de paraître trop crédule, on l’appelait Mephisto et pour les catholiques surtout il évoqua si bien le diable que lui-même dans sa Tentation et ailleurs avait mis en scène, que le nom finit par spécialiser le sombre caractère de son génie.

À Anseremme, toutefois dans la compagnie des peintres, ses amis, personne n’était plus simple ni meilleur enfant ; s’il se montrait hâbleur et craqueur, selon la coutume même du pays, c’était si naturellement qu’il avait tout le premier l’air de croire à ce qu’il disait. À l’auberge, il était le beau parleur infatigable qui, d’une enfilée et sans jamais tarir, entremêlait le grave et le badin, parlant de tout avec une abondance et une sûreté qui étaient le perpétuel étonnement de tous ceux qui ne le connaissaient pas encore.

On n’échappait pas à la séduction de sa verve, de son esprit, de son savoir sans façon, car cet homme qui se piquait de n’avoir le temps ni de dessiner, ni même de lire un livre, pris par la multiple aventure de la vie compliquée qu’il aimait laisser conjecturer, pouvait dérouler, en causant, les feuillets d’un véritable répertoire vivant. Peut-être au fond ne savait-il bien qu’un nombre de choses plus limité qu’il ne paraissait, mais avec sa malice d’esprit et son sens des ruses de la conversation, il donnait l’illusion d’une vaste perspective intellectuelle et d’un panorama d’idées. Ce qui est certain, c’est qu’il n’ignorait pas les lois générales du monde et qu’il connaissait la terre comme un voyageur qui a accompli des périples réitérés. Les fleurs, les plantes et jusqu’aux herbes et aux lichens surtout lui étaient familiers. Son père, le vieux fabricant d’indiennes, avait eu le goût vif des jardins, versé également aux secrets du monde végétal, et peut-être ce fut chez l’artiste l’origine de ses aptitudes et de sa meilleure science.


LE MIROIR DE LA COQUETTERIE



Dans cette contrée de bois et d’eaux où, chaque année, la petite bande arrivait se retremper au lait de la nature, on vivait d’une vie de travail à la fois et de flânes voluptueuses, de baignades à la rivière, de joyeux dîners et de farces copieuses dont les intrus, les gêneurs et les bourgeois circonvoisinant faisaient régulièrement les frais. Victor Fontaine, adroit peintre de notes grises, avec son nez futé, ses yeux frétillants et son air éveillé d’écureuil, était le rire et l’esprit des parties où il s’agissait de jouer un bon tour aux philistins. Tous d’ailleurs, Heurteloup au rire nerveux et sec, Pantazis barbu comme un brigand des Abruzzes, Lambrichs à qui ses côtelettes donnaient un air englishman, Hagemans qui alors débutait, étaient de joyeux drilles aimant les gogues et la facétie, narines moussantes et bon œil, bon estomac, bon jarret. Après les heures du jour à s’égailler vers les plateaux ou les fonds, chacun à son effet, on se retrouvait à la tablée des soirs, dans la bonne hôtellerie cordiale où ensuite, jusqu’au coucher, on fumait des pipes et on vidait de la bière blonde en devisant d’art ou contant des galéjades.

C’étaient là de bons moments dans la vie de Rops, des moments où il s’oubliait, où il oubliait les ennuis intimes, d’argent et de foyer, qui vers ce temps s’étaient jetés en travers de sa carrière et dont la source peut-être fut en lui-même, dans sa sauvagerie « d’étalon indiscipliné », comme il disait en se rappelant le steppe de ses ancêtres, dans son besoin d’une existence soustraite à toute contrainte. Son indépendance était native, vive, profonde, à un tel degré de force et d’instinct qu’elle parut toujours plus forte que sa volonté. À la mort de sa mère, une assez sérieuse fortune lui était échue, qu’il ne put garder et qui s’en alla à travers l’excessive dépense de vie et de tout qui fut chez lui comme un signe de sa destinée. Son patrimoine tôt mangé, il dut décider de se refaire par son travail une base de vie nouvelle. Ce fut la date de son établissement à Paris. Nulle mélancolie d’ailleurs ; pas plus alors que dans ses autres traverses, on ne lui vit de défaillance ; il portait fièrement sa vie et marchait droit devant lui, comme si une force le poussait. Rien qu’à le voir s’avancer par la rue, la tête en avant au bout de l’allongement du cou, d’une démarche appuyée, avec les aplombs d’un homme dont le pied touche terre fortement, il présentait l’image d’une énergie concentrée, tranquille et volontaire : il ne reprenait son ton léger de blague que si quelqu’un l’abordait.

Les amitiés de ses années d’Anseremme, Rops au surplus devait les garder jusqu’au bout. La sienne, une fois qu’elle s’était donnée, mûrissait pour la vie : elle était souriante, ouverte, toujours disposée à l’aide, au bon conseil, à l’action efficace. C’est qu’il était au fond et qu’il demeura toujours très bon pour ceux qu’il avait décidé de faire siens par l’affection. Il était bon par entraînement de nature et par impossibilité d’être autre chose. Il disait : « J’ai des dents terribles qui n’ont jamais mordu que moi-même. » Mais il y a un mot bien plus beau de quelqu’un qui vécut dans son intimité : « Je n’ai jamais pu aller jusqu’au bout de sa bonté. »

Il eut la bonté de sa large conscience tolérante, même pour ceux qui si souvent se montrèrent injustes à son égard ; il fut tolérant dans l’art, dans l’idée et dans la vie. Il disait des mauvais peintres : « Ce qu’il leur faut déjà de talent pour mal peindre ! » Il aimait surtout l’effort solitaire et silencieux des humbles qui tâchaient d’atteindre à la personnalité. Je ne lui connus jamais envers personne inimitié ni rancune. Il mérita ainsi de garder, parmi tant d’autres, l’amitié fidèle de ces compagnons de son âge d’homme qu’il était sûr de retrouver à l’amical rendez-vous annuel chez le « marchau », Léon Dommartin, Henri Liesse, Edmond Cartier, pour n’en citer que trois qui de si près furent mêlés à sa vie. Ah ! quels souvenirs ils écriraient, ceux-là, sur le maître et l’ami qui fut pour eux l’ami de toutes les heures !

Dommartin qu’on appelait Dom et qui s’était appelé lui-même Jean d’Ardenne, le Jean d’Ardenne des articles d’art, des récits joyeux, des fantaisies étincelantes, globe-trotter enragé qui peut-être ne se posa un peu longuement à son pupitre que pour écrire ses Notes d’un Vagabond et son Ardenne, livre filial où, avec simplicité et ferveur, en écrivain soucieux de la description juste, comme les peintres, ses amis du temps de l’école d’Anseremme, l’étaient des valeurs de tons exactes dans leurs paysages, il nous fit découvrir une contrée que nous croyions connaître et que nous ne connaissions pas, que lui seul peut-être connut, en rouleur de pays, en artiste aux yeux clairs et en paysan qu’il était à la fois… Liesse, ce petit page des commencements de leur intimité, à Rops et à lui, et qui fut le secrétaire de l’Art libre et qui avait l’air aussi d’un petit abbé galant, sachant fleurir d’un bouquet à Chloris, rimé en manière de sonnet, l’échancrure de gorge des modèles qu’ils appréciaient ensemble ; Liesse qui ne fit, je crois, qu’un livre, mais qui le fit bien, d’une jolie tête annelée en ce temps, avec des yeux frais de jouvenceau et un sourire mouillé d’où les vers ne cessaient pas de tomber… Et puis le bon Carlier dans sa beauté rude et cordiale d’homme des grandes races, type superbe de vigueur, d’endurance et de jovialité, un Wallon comme Rops, mais un Wallon de Mons, celui-là, et que je revis un jour au pays de Chooz, sur la rive de la vieille Meuse, récoltant son raisin de pays et devenu vigneron comme dix ans après devait l’être Rops à son tour… Vieux souvenirs, mais clairs visages toujours vivants, Dieu merci, et dont l’image se noue en guirlande autour du grand visage disparu.

C’était encore le temps où de Paris, à chaque moût de l’automne revenu, l’ami Fely, avec cette rondeur qui mettait les cadets de plain pied, envoyait à Théo (Théodore Hannon) des messages impératifs, poétiques et gouailleurs.

« Voici venir les jolis soleils d’automne ; les feuilles des peupliers vont ressembler à des écus neufs et les forêts rougissent comme mes petites cousines. Ne venez-vous pas au pays de Meuse ? La grande consoude (symphitum officinale !!) fleurit encore çà et là sur les berges et l’eupatoire pourpre nous réserve encore quelques fleurs derrière les haies de troènes.

« L’on sent dans le ciel qui moutonne l’austère enivrement des choses de l’automne ! Nous ferons des sonnets qui retarderont le départ des hirondelles. C’est le mois où d’habitude parturie ma Muse. Elle porte dix mois comme le rhinocéros. (Le Rhino, c’est moi, puisque le Rhino c’est Rops !) Ceci peut vous donner une idée du gâtisme où vous plonge la solitude trop prolongée. Prenez votre boîte à couleurs, naturellement : ces dorures doivent être faites !

« Je ne pars qu’au printemps pour la Sicile. C’est mon éditeur qui l’a dit. Je pousserai jusqu’à Tunis ; il parait que c’est très beau et que l’on s’y empale encore tous les dimanches. Je n’ai jamais vu empaler que des grenouilles. Cela ne suffit plus à mes férocités d’âge viril. De plus il paraît que les dames s’y tatouent le nombril d’arabesques intéressantes qui attirent l’attention du curieux et de l’archéologue. Il ne faut pas laisser échapper les occasions de s’instruire et chaque peuple a ses usages !! Ρανθαξις ανερ Αθεναἴος est toujours avec moi, et il peint les œuvres de Dieu en pleine pâte ; c’est un grand et bon garçon qui a l’air d’être descendu des bas-reliefs du Parthénon pour faire enrager Slingeneyer. »

Et Théo, rimeur et poète, à cette fanfare burlesque et païenne qui, à sa manière, annonçait la rôde des nymphes sous les saules, ficelait son parasol par-dessus sa boîte et partait, d’une gaieté gamine et spirituelle, l’air un peu carabin, avec quelque chose, derrière le pince-nez, de la gouaille sarcastique des méphistophélisants. Il était déjà le sonneur des Vingt-quatre coups de sonnet en attendant l’heure prochaine où il allait devenir l’exquis, précieux, japonisant et très original poète des Rimes de joie.


Frontispice pour « les Notes d’un vagabond ».




XIV


Theo qui, à Anseremme, aquafortait et oléaginait, arrivait doubler François Taelemans, « mon vieux Frantz ! » Ensemble on expérimentait les recettes du maître, adroits tous deux aux pointes sèches, cuisinant sur les réchauds du magicien, avec les éclats de sa braise, un art habile et délicat. Lui, qui revenait de Paris, bougonnait tout en les regardant par-dessus leurs épaules, pour leurs petits traits : « Faites large et pas de pignochage ! » Il leur parlait de l’eau-forte de Paris, de celle que faisaient Jacquemard et Bracquemond, eau-forte toute d’improvisation et de nerf et de nature, tandis que les autres, les « pignocheurs » en reviennent à l’ancienne gravure au burin, à l’eau-forte des reproductions de tableaux du XVIIIe siècle.

— Ah ! je sais, disait-il, les bourgeois adorent cette eau-forte-là, qui est proprette et qui leur paraît « colorée ». Tout le monde en fait maintenant, on travaille au burin, à la pointe sèche ébarbée, on fait remordre tout cela au rouleau et on en livre autant qu’on veut « fin courant. »

« Moi, je remonte le courant avec quelques « bons esprits ». Bracquemond et moi, nous allons être plus brutaux que jamais, avec des délicatesses : « des tigres en habits de cour ! »

Quelquefois, les regardant torcher une étude, il leur parlait du temps où il peignait avec de la couleur et des pinceaux. Il regrettait surtout de ne pouvoir peinturer au couteau comme le brave Pantazis, « le plus fort des nouveaux ». Il vantait le couteau comme une trouvaille de vraie modernité, d’un accent bien plus spirituel que la brosse.

— Mais la pointe de l’eau-forte m’a gâté la main, concluait-il, et quand j’ai le couteau au poing, je me trouve adroit comme un bœuf au burin. Mais chacun doit suivre sa nature et ma nature à moi est de faire de l’eau-forte avec une brosse et des couleurs et j’en fais. »

Et puis c’était le chapitre des recettes et des conseils. « Évitez les noirs, soyez blonds comme Mimi-Pinson… Évitez aussi les morsures énergiques qui, quand l’on commence, sont l’écueil. Il vaut mieux revernir. Recouvrir les parties que l’on ne veut pas faire remordre et faire revenir les fortes tailles. Enfin faire mordre dans une chambre chaude en choisissant, préférablement, le mordant Seymour-Haden à l’acide chlorhydrique et qui mord lentement et ne donne pas d’effervescence comme l’acide azotique. » Personne n’était versé comme lui au secret des acides. Il indiquait ses formules en chimiste, tantôt un bichromate de potasse étendu d’eau qui lui « donnait de bons résultats »,


L’ATTRAPADE.



tantôt un mordant à base de chlore, ainsi composé : « 10 parties d’acide chlorhydrique (renfermant 40 p. 100 d’acide sec) qu’on étend de 10 parties d’eau, avec l’adjonction d’une solution bouillante de 2 parties de chlorate de potasse dans 20 parties d’eau. » Surtout il notifiait cette formule plus simple : « chlorate de potasse 20 grammes, acide chlorhydrique 100 grammes, eau 880. »

Il leur reparlait souvent avec ironie d’un de ses amis de Paris, célèbre graveur à l’eau-forte et qui gravait tout à la pointe sèche d’abord, ébarbant, repinçant les valeurs au burin et qui, au bout de tout cela seulement, faisait mordre à l’eau-forte après avoir reverni sa planche au rouleau.

Comme il lui en voulait, à ce rouleau ! Comme il raillait les Anglais qui à leur tour, après les Français, s’étaient mêlés de faire remordre au rouleau ! Et sa diatribe, son enragement ne prenaient fin qu’après avoir, d’un de ses coups de gorge, proféré qu’un peintre-graveur ne doit avoir chez lui ni rouleau, ni burin, quitte à employer tous les mordants qu’il voudra. Peintre-graveur : il insistait sur le mot. Les autres, comme des Deibler, étaient les « messieurs de la lame triangulaire ».

Il ne tarissait pas sur ses secrets de métier. Il aimait leur reparler d’une certaine pointe d’ivoire — Rops invenit — et qui donnait des bruns absolus et de grands gris larges, d’un seul trait, alors qu’à la pointe fine il fallait mettre de petits traits en faisceaux, ce qui était un fichu travail, bon pour les Calamatta ! « Mais ! elle a un mais, cette garce de pointe d’ivoire ! C’est la morsure la plus difficile qui existe ; on rate une planche sur deux ; il faut la prestesse d’un télégraphiste pour réussir. »

Ensuite des maximes qui lui étaient familières : « Jamais de demi-mesures en rien… Il faut être intense avec joie… Les défauts en art, c’est la vie… L’œuvre vite composée a l’avantage d’exprimer mieux nos impressions : une exécution rapide convient aux œuvres de sensibilité… Faire vrai absolument est une niaiserie et une inutilité… Se laisser aller à sa nature et produire comme le prunier donne ses prunes, là est le vrai… »

Du reste, « au cher pays de Meuse », comme à Paris, comme partout il se cherche et se tourmente de ne pas se trouver. Quelle sincérité et quelle souffrance dans ce cri : « J’entrevois un bel art auquel je ne peux atteindre ! » Cependant rien ne le décourage : après une courte défaillance en 1877, il dit à son bon Théo : « Dans quelques mois peut-être je commencerai à gravir les premières assises de la montagne que je vois se dresser devant moi, pauvre moi ! Je rêve des machines singulières. Je veux faire sortir du cuivre des effets nouveaux. Ce sera d’un art un peu abstrus, mais quelques amis me comprendront et cela m’a toujours suffi jusqu’à présent. »

De quelles « machines singulières » s’agit-il ici ? Il est bien difficile de conjecturer. Essais, idées, projets, « ropsidas », souvent aussi vite délaissés qu’entrepris, sont le moût de ce cerveau toujours en travail. Peut-être y allusionnait-il ses vernis mous ou sa grande alchimie de plus tard, celle des procédés compliqués auxquels tant de mains concoururent.

C’est en 1881 que Hannon publie les Rimes de joie chez Gay et Doucé, J. K. Huysmans lui fait une préface et Rops lui grave quatre cuivres, dont un frontispice. Ah ! la jolie page de péché que celle où le grand pécheur d’intention qu’était alors l’écrivain d’À rebours, vante sa « curiosité des parfums agressifs, des luxes désordonnés, des dessous, des opulences maquillées ». Le frontispice souligne cet éloge capiteux d’un fouillis voluptueux de jupes parmi des culbutis d’amour et d’hilares petits satyres batifolant, mandolinant, cabriolant, se faufilant sous les volants, tandis que, dardée des noirs profonds d’un manteau pareil à un drap de catafalque, la muse du poète, friande fleur de perversité au nu phosphorescent et truffé, d’un geste minutieux semble tailler la plume qui écrivit le recueil. Un des poèmes s’appelle la Buveuse de phosphore ; il la décore de la merveilleuse grande fille classée dans son œuvre sous le titre : Aux Folies-Bergères, une Mélusine de trottoir, une Joconde de bar, pure essence diabolique au geste félin, aux lignes irritées et souples dans le mouvement tournant des épaules et du buste, avec l’ensorcelant sourire d’un visage fardé, prometteur des plus damnables délices.

À Paris, Rops dîne ou déjeune au café Larochefoucaud où il trouve Degas Duez, Dupray, Gervex, Jourdain, Cormon. Au Café Guerbois, boulevard de Clichy, il se rencontre avec Manet, Hepp, Barbou, Salmson. Quelquefois il passe la soirée chez Charles Hugo ou bien à l’ambassade belge, ou bien chez M. Camille Blanc. Munckaczy, Zichy, de Neuville lui arrivent en visite à l’atelier et lui « commandent de la peinture ». Il fait du pastel, de la gouache, de l’aquarelle, un peu de tout à la fois. « J’emploie ce qui me plaît. » Nais surtout il fait l’art qui, à son gré, est l’expression de la vie actuelle. Ce sont les années de la Tentation, de l’Attrapade, qu’il appelle l’Attrapage, de Pornocrates.

Sa fine silhouette nerveuse s’aperçoit dans tous les lieux de plaisir, de sport, de travail, de fièvre humaine : il est un des passants signalés des milieux intellectuels et des endroits de folie. Il a l’immense curiosité de son temps et de tous les goûts, de toutes les passions et de tout l’idéal de son temps. Comme un autre Thésée, il pénètre dans le labyrinthe et s’affronte au minotaure. Les journées sont des semaines : il trouve le moyen d’être de toutes les fêtes et de travailler dix heures par jour. Il fait des frontispices, des lettrines, des fleurons, des culs-de-lampe, des menus, des devises, des marques d’imprimerie ; il grave pour Uzanne, pour Gouzien, pour le Dr Filleau, pour M. Camille Blanc, pour Neyt, pour Nys, pour Mlle Doucé ; il vignettise pour Dentu, pour Gay et Doucé, pour Brancard, pour Kistemaeckers, pour Lemerre, Deman, Quantin. Les plaquettes qu’il décore et qu’il continuera de décorer (L’Histoire de la Sainte Chandelle d’Arras, le Catéchisme des gens mariés, le Christ au Vatican, la Pudeur de Sodome, la Messe de Gnide, pour n’en citer que quelques-unes), sont innombrables. On sait quels admirables frontispices il exécuta pour Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Peladan, Champsaur, Guiches, Darzens.

Pour se refaire des muscles, il canote à Asnières comme il se refait les yeux en allant regarder à la Grande-Jatte la chair nue des belles filles au bain. On peut dire qu’à cette époque il est inconnu et déjà illustre : tout le monde connaît son nom et sa fière tournure, mais son art n’est encore connu que d’une élite.

Le plus dévoué des amis, Armand Gouzien, avait été un des premiers l’annonciateur de son génie auprès de la critique et du public. Un jour, au temps de la première Vie moderne, qui se publiait alors chez Charpentier, il avait avisé Bergerat qu’il lui présenterait un Mormon.

— Comment ! un Mormon ? s’était écrié Bergerat. Est-ce que le Lac salé s’abonne ?

— Mieux encore ! Le Lac salé collabore !

« Et le lendemain, raconta Bergerat, j’eus la visite d’un personnage singulier et inoubliable, remuant, vibrant, bavard et soliloquiste, dont la chevelure brune et drue, la moustache effilée, les allures souples, l’allégresse rieuse et sarcastique, fixaient l’âge à la trentaine. Il s’était tout de suite et très simplement imposé par une autorité innée et naturelle qui est le signe de la maîtrise, et il me contait un voyage en Hongrie, d’où il arrivait, avec Gouzien lui-même pour compagnon. Descriptions pittoresques en un trait, anecdotes en un mot, aperçus paradoxaux, fouettés d’une ellipse, observations philosophées à la parisienne par un sous-entendu, couleur, esprit, ah ! quel causeur ! J’étais sous le charme. Au bout d’une heure, de deux peut-être, il partit comme il était entré, rapide, après un shake-hand d’hercule, à briser les doigts. Mon cabinet en résonnait encore !… »

Ils se revirent et Rops le pria de le mener chez Auguste Rodin, « alors parfaitement ignoré, et qui ne groupait autour de lui que quelques zélateurs fidèles ».

« Un matin donc, je m’en fus prendre Rops à son labyrinthe, et je l’emmenai, d’abord sans lui dire où nous allions, chez certain mastroquet des environs du Trocadéro où je savais que Rodin déjeunait tous les jours, en blouse comme un carrier, et même lui expliquai-je « comme un carrier qui n’a rien de… Belleuse. » Nous y retrouvâmes Octave Mirbeau, curieux, lui aussi, non seulement de Rodin, mais de Rops lui-même, puis les sculpteurs Dalou et Gaudez, et quelques instants après une barbe fluviale et mosaïque, épandue sur un bourgeron de travailleur et étoilée de deux yeux rêveurs de somnambule, s’encadra dans la porte du marchand de vins. C’était Rodin, toujours hors du temps et des choses, et qui, par chance, n’avait pas, ce jour-là, oublié l’heure du déjeuner. L’hymne du Beau qu’y chantèrent ces hommes d’élite, il faudrait un Platon pour l’écrire. Mais Félicien Rops y tint, comme on dit, le crachoir. Il flambait de verve, et il me fut donné d’ouïr, en présence de l’un de ses grands prêtres, la plus belle déclaration d’amour que jamais âme d’artiste ait faite à la nature. De pareilles journées sont à la fois trop longues et trop courtes, et nous n’aurions su comment terminer la nôtre si Auguste Rodin n’avait eu l’idée de nous emmener à son atelier. Nous l’y suivîmes, et, ayant renvoyé ses praticiens et ses modèles, il nous découvrit pour la première fois l’immense maquette de sa Porte de l’Enfer, qu’à cette époque il ne dévoilait guère. Je me rappelle que, à cette apparition, une émotion profonde empoigna les visiteurs et qu’un grand silence régna. Puis Rops se détourna et le front posé sur la muraille, lui, le railleur féroce et le critique sans pitié, il essuya deux larmes. Son idéal du Beau était là, sous ses yeux, réalisé sur terre. »

Caliban se doutait-il qu’il écrivait là une page pour l’histoire ? Cette mise en présence des deux grands érotiques du siècle est pathétique : la main qui, à l’égal du semeur de plus tard, avait lancé la graine de femme sur Paris, dut sentir trembler dans ses doigts celle qui semblait avoir extrait des farouches matrices volcaniques du monde primitif la terre de sang, de boue et de feu dont elle pétrissait les sexes. On ne sait pas, toutefois, ce que dit,


Femme couchée.



en la circonstance, le sublime Pan barbu, contemporain des origines, au grand faune des péchés et des tentations charnelles du siècle. Tous deux, sans nul doute, se reconnurent à des signes fraternels, venus des mêmes rivages d’humanité, l’un tel un archange foudroyé et roulé des cimes où trônent les vertus théologiques, l’autre tel un dieu fruste et candide ayant gardé aux poings le limon des genèses, les narines encore frémissantes du vent lascif d’éden.

Rodin et Rops sont les pôles du monde animal et du monde animique. Ils représentent deux rythmes contrastés et qui, néanmoins, se complètent. Ils se dénoncent les deux formes d’un évolu d’art, à la fois transitoire et éternel, dans une époque qui, plus qu’aucune autre vécut la conjecture de la vie des âges et se vécut elle-même dans un grand orage de fièvre et de passion. Rodin, en cette dualité, demeure l’élémentaire et le primordial, le créateur des argiles sacrées, au centre du tourbillon des morphoses. Rien, avant lui, qui soit plus près du divin, rien qui soit plus profondément marqué du coup de pouce originel. Son art est le jardin des fleurs matinales de la vie, au point initial où elles sont encore animales, où la chair est du frisson, du désir et de la caresse nus, avant la naissance des voiles.

C’est d’une parcelle de l’éternité jeune du monde que le maître des Baisers a fait le corps lascif et frais de ses femmes : même suppliciées en des attitudes de stupre et de douleur, elles sont encore des vierges et toute la chair vierge de la première humanité. Elles ont la chasteté et la témérité sexuelles : d’un érotisme ingénu et forcené, elles proposent la fonction vitale ; elles sont bien la force primordiale, aveugle et nue, telle que va la reprendre l’art d’un Rops pour lui faire accomplir sa finalité sociale. Entre ses mains la femme devient terrible : elle est la goule, l’empuse, la buveuse de phosphore, la désagrégatrice préposée aux sorcelleries de l’amour et de la mort. La voici armée de la cuirasse et du casque des amazones : elle est Penthésilée


À UN DÎNER D’ATHÉES.



ruée aux baisers et aux carnages ; bien plus, elle est la fille peinte, aux cheveux d’or, aux joues livides, à la bouche de vin et de sang ; elle est la Bête machinale, tentaculaire et homicide, Omphale, Dalila et Circé.

Rops reprend donc l’être sexuel là où le laissa Rodin : il le continue selon la conjecture péjorative de sa part des dominations sociales. L’œuvre d’art, au surplus, n’a rien à voir avec la notion courante de la décence et de la morale : elle est à elle-même sa philosophie et sa moralité. Comme le sexe, dans son principe éternel et divin, en dehors des théologies et des barbares casuistiques, est la fleur centrale, primordiale, essentielle et admirable de la vie, lotus révéré des cultes antiques, l’art demeure religieux et soumis à sa prédestination sacrée en gardant à l’attribut sexuel la place qu’il a par rapport à la vie et à la nature. Tout le reste est controverse vaine, indigne d’un état de haute civilisation : il suffit que l’artiste n’outrepasse pas sa conscience, seule juge au tribunal du grand art libre des maîtres.

Le pessimisme d’un Rops, son sens des perversions de l’amour, la cruauté de son génie, en extériorisant l’autre aspect de la muliébrité, sa face noire et maléfique, s’accordent avec ses puissances de vision et de sensibilité personnelles. Si l’ange s’écarte en pleurant des régions épouvantables où règne l’éternel ennemi, cela ne préjudicie en rien à sa haute probité d’artiste : on sent que son concept d’art est déterminé par sa psychopathie et il y demeure aussi grand, dans l’ordre providentiel des esprits, que s’il avait été poussé à représenter le ministère bienfaisant et auguste de la Femme. On se place ici, naturellement, au point de son art véritable, de celui auquel il se voua après des périodes orageuses ; l’autre ne fut qu’un passage. Mais là, pour le redire, il se trouva comme au centre de sa cérébralité même, dure, violente, inhumaine, s’accordant par moments à la mentalité d’un Loyola dans la subtilité perverse de ses casuistiques et tourmentant la chair, la fourgonnant avec tout l’arsenal des instruments de supplice d’un Grand Inquisiteur.

Ni Rops ni Rodin, pour être des amoraux, ne ressortissent à la juridiction qui décide des délits contre la morale. À une hauteur comme la leur, ils dominent le monde moral, ils portent en eux-mêmes le principe d’une intelligence supérieure des choses qui leur vient d’être situés dans les hauts courants de la vie des humanités. S’ils symbolisent l’érotisme sacré et éternel des races, c’est pour répondre aux clairvoyances intérieures qui le leur proposèrent comme la loi même du monde et le plus religieux de tous les rites.

XV


Ce peintre qui faisait de la si belle peinture à l’eau-forte et qui, comme il le disait, aquafortait « avec une brosse et des couleurs », avait été et était encore, par intermittences, un vrai peintre à l’huile qui, presque à chaque coup, montrait la plus onctueuse et la plus flamande des mains de peintre.

Un art coloriste faisait alors le fond de l’école belge, étalé, truculent, reflétant les grosses sensualités d’une race amie des matérialités plantureuses et cossues. On se grisait de peinture, on aimait surtout les beaux morceaux de table et de cuisine, par goût des tons rutilants et des nourritures délectables. C’était le temps des puissantes natures mortes d’un Dubois, vivantes comme la plus chaude animalité. En correspondance d’instinct avec le tempérament des vieux maîtres de la gourmandise et de la volupté il peignait le gibier, les fruits, l’éclat scintillé d’un poisson avec le même plaisir dont il beurrait une chair moite de femme.

Il fut bien, celui-là, le type accompli du peintre sanguin et physique, faisant sa peinture en belle brute sensible, vivant plastiquement son organisme d’art comme pâture la vache, comme croît le pommier, comme s’exercent les fonctions de la vie générale.

Ce gros homme de grande vie rouge, à la tête briquée et barbue, l’œil chaud, et qui s’était planté d’une si forte carrure dans l’art revenu à ses origines, avait impressionné Rops. Ce fut lui qui lui communiqua, à ses débuts, dans la peinture, le goût du ton fort et modulé, le sens du beau métier à pâtes denses et élastiques, l’accent estompé des dessous qui furent aussi la dominante des Artan, des De Groux, des Smits, des De Winne, des Meunier, des Speekaert et des deux Stevens sous l’influence de Couture et Courbet.

Rops, assimilateur rapide, s’appropria si bien les procédés que vraisemblablement il eût été dans la peinture à la hauteur de son autre maîtrise s’il avait persévéré. Il eut la pâte, la touche, la main ; il entrevit le réel à travers le petit coup d’ivresse qui les grisait tous. Il fut un peintre flamand qui évoquait à la fois Couture et Dubois et dans ses bons morceaux les égala. On n’a pas mieux peint que la Toilette, si on peignit aussi bien. C’est, comme chez Dubois, de la belle chair solide et de l’humanité élémentaire, pétrie avec du chyle, du sang, de l’animalité vive. On put manger et boire la vie chez tous les deux comme à la table même de la nature. La supériorité de Rops fut de savoir construire : il eut en plus que Dubois et que De Groux et que la plupart des peintres du temps, l’art de caler, d’établir les volumes et la statique des corps, de faire de la couleur en action. Il était déjà, en peinture, un grand dessinateur personnel qui, celui-là, ne venait après personne quand encore sa peinture en rappelait d’autres qui étaient arrivés avant lui. Il dessine comme un peintre : il peint avec des accents gras de fusain, d’estompe, de crayon Conté qui affleurent sous la couleur ; il a le double métier. Quelle différence avec le bon De Groux qui, si admirable peintre expressif qu’il fût, demandait à Constantin Meunier de lui faire ses mains qu’il ne pouvait faire lui-même et que ce pince-sans-rire de Dubois, toujours chaviré dans ses figures et qui, ayant vendu une toile, bon morceau de peinture, acquittait


Petite sorcière.



le marché en consignant sur la quittance qu’il donnait le dessin par-dessus le marché !

Personne, au surplus, ne s’impressionnait plus vite : tout en ayant la vision intérieure, il avait la curiosité de l’alentour. Comme on l’avait vu regarder par-dessus l’épaule de Daumier et de Gavarni, il regarda de l’autre côté de la haie ces maniements d’un art qui se pétrissait comme de la pâte fraîche et, au fond des tonalités recuites, se rissolait de chaleurs de lumière et de sang. À l’exemple des meilleurs, il martela, chaudronna, estampa, fit de la coulée, charbonnée comme d’un rien de leur braise pilée. Ce fut l’origine, dans sa peinture aussi bien que dans ses lithographies, de son art de figures cloisonnées et de charnures pochonnées à dessous d’estompe.

Il peignit un peu de temps avec l’entraînement qu’il apportait à toutes les choses nouvelles. Comme il avait la passion de se découvrir, il crut s’être trouvé dans la sensualité de la belle matière grassement maniée. La toile sous sa main palpita comme de la vie : il lui transmit le magnétisme amoureux de la caresse et de la possession. Cependant La Toilette, La Femme au Canapé, La Vieille Anversoise, ne sont pas plus « peintre » que Les Framboisy, La Vieille Garde, Les Trappistes, Les diables froids, Au Guernadier, et tant d’autres belles lithos qu’il fit vers la même époque. Il fut visible qu’il apportait à son œuvre sur pierre tout ce qui eût fait le mérite de son œuvre de peintre, s’il avait persisté. La couleur dans ses eaux-fortes plus tard résultera de l’opposition des valeurs avec la même puissance que si d’un coup de pouce il les avait fait jaillir d’un tube.

Rops, au surplus, même dans la gravure et le dessin, eut toujours une facilité difficile. À plus forte raison la peinture fuit pour lui une école laborieuse et qui assez rapidement le découragea : ce qu’il dut aimer d’abord en elle fut sans doute ce qui l’avait entraîné à faire de la lithographie et plus tard le détermina à abandonner à la fois la lithographie et la peinture.


La mère aux Satyrions.



Il les aima l’une et l’autre pour le métier, la sensualité tactile et la gourmandise des tons pareils à des pulpes de fruits et de la chair de fleur. Il les aima en flamand épris de coulis friands, de sauces mordorées, de rissolis de venaison au four. On a pu dire plaisamment que le jour où les peintres de Belgique ne peindront plus la sensation heureuse des nourritures et de la digestion, c’en sera fait de leur art, dans le savoureux courant ethnique qui les emporta vers la belle matière.

Seulement, lui qui avait cru se découvrir dans le métier de peintre, s’aperçut tôt que la riche matérialité qui était à la base de cet art et qui l’avait conquis dans un coup de passion où il avait cru pouvoir se réaliser plénièrement, répondait mal aux exigences de sa cérébralité passionnée, nerveuse et morbide. C’était une de ses particularités de ne point se chercher longtemps sur la foi d’un faux départ : ses tâtonnements étaient brefs et, esquivant les tournants prolongés, il en revenait vite à sa vraie nature.

Il jugea, cette fois, que l’amusement de la manualité ne valait pas ce qu’il lui faudrait abandonner de son naissant concept d’humanité pour la pratiquer durablement. Il apparut alors que la peinture avait été plutôt comme un gros coup de vin qui n’avait pas étanché sa soif de l’autre chose qui s’était éveillée en lui.

Cependant il ne la quitte pas tout de suite : il essaie de lui imposer une intellectualité supplémentaire et il peint ses Trois Contemporains (à Eugène Demolder), et cette superbe Mort au bal masqué, que nulle conception d’Holbein et des autres peintres de la mort n’égala. Toute fardée de pourriture en ses falbalas funèbres, drapée et maniérisant ses grâces de squelette valseur aux plis d’un manteau d’hermine étoilé de larmes noires et barré d’or en croix, vaste, au surplus, comme un manteau de cour, la robe troussée cavalièrement par-dessus un bord de jupe blanche où le tibia s’apprête à battre


LA MORT AU BAL MASQUÉ.



un entrechat, cette Mort-là demeure une des rares œuvres de la période où il est tenté par de la peinture qui ne soit pas uniquement du ragoût de peintre. En son haut format, avec sa cambrure virevoltant sous les yeux d’un inconnu, spectral lui aussi, dans le recul du fond, le macabrisme s’y atteste libertin et mystique, projeté d’une sorte de huée burlesque par-dessus des pénombres de catafalque, d’alcôve et de crépuscule. Œuvre phosphorescente et sadique fleurant la morgue et les voluptés coupables. On sent que cette fois, c’est moins de la peinture faite par goût de la belle peinture que de la composition où elle ne vient que par surcroît. Plus tard il ne demandera plus à la couleur que d’aimables et légers rehauts où ses dessins prendront une blondeur fleurie de miniature.

Si peu de temps qu’il s’y soit appliqué, il fut un très bel ouvrier dont le passage dans la peinture du temps ne s’est pas effacé. Un peintre qui a fait le Zouave au guet et la Toilette peut être tranquille : il se suffit dans l’art. Ce sont là de parfaits morceaux de facture et de ton, et qui, au surplus, ne furent pas les seuls parmi tant d’autres qu’il détruisit. Mais peut-être la main ici, dans la petite fanfare rouge du militaire et la moelleuse symphonie des gris, des blancs roses et des bruns chamois de la dame, eut un bonheur spécial. Celle-ci, d’ailleurs, n’a rien encore des rosières du diable qu’il fera plus tard : à la voir se dessiner sur le fond grisaille, avec son large dos hors de la chemise et sa coiffure sans artifice qui vaguement se reflète au miroitement de la glace, on a l’impression d’une honnête femme qui ne déparerait pas les bienséances de l’art d’un Stevens.

Ce fut même un genre de beauté qui le séduisit un peu de temps comme il avait séduit Couture et qui se retrouve chez le Willems du temps où celui-ci n’avait pas cessé d’être un bon peintre. Tout le morceau, avec le dos bis et papilleux, d’un rose gras, avec, sous les retroussis de la robe noire, le rouge de la jupe et l’étonnant blanc des dessous, se pourrait comparer à n’importe lequel des chefs-d’œuvre d’un musée de l’époque.

L’éditeur Deman, de Bruxelles, était alors déjà un des admirateurs et des acheteurs du maître, quand encore si peu ce bel artiste comptait dans la circulation des grandes valeurs d’art. Un goût subtil et hardi toujours l’avait rangé du côté des inventeurs qu’il paraissait périlleux de propager. Il acquit la Toilette et la Mort au bal.

Rops, chez M. Deman, du reste, emplit la maison et la documente. Il y est multiple et éclatant, à tous les âges de sa vie. Lithographies et eaux-fortes y figurent en tirages de choix et en épreuves rares, à côté des plus beaux dessins et des aquarelles les plus séduisantes. M. Deman a pu réunir non seulement son Œuvre des petites œuvres et qui est chez lui le musée secret des portefeuilles ; il a réuni aussi mille choses qui le concernent et qui feraient le fond d’un musée Rops.

Rops vit là, au fond des casiers et des tiroirs, d’une vie parlante : il parle, en effet, il se meut, il agit ; on le suit de près, de loin, avec l’air de tête et l’attitude dont il disait ses projets. Il y a son dossier et ses dossiers ; le tout forme une sorte de comptabilité de sa vie étiquetée par lui-même sous la rubrique : « Notes pour nuire à l’histoire de mon temps ». On l’y peut suivre à la piste dans sa légende et sa réalité, décevant, fugace et réticent, par-dessus son fond de riche et chaude humanité. Toute une correspondance, par liasses, s’agglomère, classée, et que l’avenir feuillettera, lettres d’art, de galanterie, d’affaires, miettes tombées de la large table d’un cœur et d’un esprit qui ne chômèrent jamais. Des quatre vents de la vie qui auraient pu les disperser, elles sont toutes revenues se mettre entre les mains fidèles qui jalousement se sont refermées comme sur un dépôt testamentaire.

Aux murs, par les pièces de l’appartement, les deux versions de la Femme au pantin dont une, à l’aquarelle, le dessin de la Pallas tiarée avec le bouclier aux Gorgones d’un goût italien du XVe, le dessin de la Mère aux satyrions, d’accent gras, avec sa vie peuplée et joyeuse ; le dessin encore de Curiosité de Moine, le gros plaisir luxurieux du porte-froc devant une petite Vénus sur une selle de sculpteur, avec, par la fente d’un rideau, la tête apparue d’une femme qui se moque. Ailleurs, la Tête de femme bistrée, sous le toisonnement roux des cheveux, et dont la gorge nue met comme une grasse fleur de lait sur le fond ardoisé. Puis cette jolie page pimpante, le Coup de la Jarretière au roux clair des cheveux couleur bière de mars, aux seins d’une nudité d’ambre rosé dans le corset cerise, au petit nu fripon de la cuisse par-dessus le bas jarreté de noir et strié de raies mauves, tout le maquillage d’une aquarelle rehaussée de pastel et balafrée de crayon où les longs gants lilacés, les jupes d’un blanc gras, l’émail d’un visage lustré concertent une grâce de miniature sur les dessous de sanguine des fonds. Miniature aussi, semble-t-il, image fleurie détachée d’un missel, la délicieuse Incantation où, sous la clarté blonde des vitraux, parmi le décor miraillé d’un capharnaüm d’alchimiste, apparaît à Faust la splendeur de l’Ève nue.



XVI

En 1880 il m’écrit : « J’ai fait à peu près deux cent cinquante eaux fortes et deux cents lithographies, plus quelques dessins sur bois pour le Journal des haras entre autres ». Dix ans après, son œuvre aquaforté dépasse à lui seul cinq cents pièces. Il n’en tire point orgueil : sa sévérité pour lui-même est sans limites. « Par des circonstances nées de moi-même, de mes instincts, de mes goûts, de mes passions, de certaines folies de tête… je n’ai pas donné en art ce que je voulais, ce que je donnerai si je vis — et je vivrai. … Toutes ces insanités, toutes ces machines passables et souvent mauvaises, quelquefois verveuses et ayant un peu le diable au corps, qui composent ce qu’on veut bien appeler mon Œuvre, n’ont été pour moi que des distractions spirituelles, enfants bossus de la Muse… »

Il faudrait un passage spécial pour parler de la correspondance de Félicien Rops : elle-même fournirait la matière de plusieurs tomes. Après en avoir dit, en un chapitre antérieur, l’esprit, la verve, la grâce et la jolie écriture, tout reste encore à dire.

Une partie de sa vie se passa à écrire à des amis, des artistes, des élèves : il semblait en inventer pour se créer des occasions de se communiquer à ses contemporains. Il fut un épistolier inlassable et qui mettait dans ses lettres, sous leur apparence improvisée, quelque chose du beau travail de ses dessins. Il y fait voir la belle main d’un écrivain dans sa fonction naturelle ; il y multiplie surtout la malice et le trait qui font croire à des trouvailles spontanées. C’est encore une particularité qui leur est commune avec son œuvre. On pourrait dire qu’il se grisa d’encre s’il ne devait garder à travers cette petite folie un fond de raison, de sagesse et de rare bon sens, presque toujours.

Personne n’a mieux parlé de son art et de son métier ; il est certes un des artistes de son temps qui, jusque dans ses petits billets écrits sur des bouts de papier, codifièrent le plus substantiellement les vérités d’art essentielles. Avec quelle absence de dogmatisme ! Avec quelle rondeur bon enfant ! Nulle part la morgue du pion ! « Se laisser aller à sa nature et produire comme le prunier donne ses prunes… Si je n’avais pas produit depuis dix ans, je n’aurais pas fait deux ou trois cents dessins depuis 1875 ». Remarquez qu’il s’agit, cette fois, de dessins. Il disait : « Les plus belles œuvres d’art du monde ont été « enlevées » dans la rapidité, dans l’envolée de l’inspiration. Et vivent les défauts surtout ! Les défauts en art, c’est la vie, c’est la vibration, c’est se donner sans la retouche et la correction refroidissantes et inutiles à l’œuvre. » Quelle bonhomie à travers ce conseil profond ! Et quelle brave amitié, car celui auquel il parlait était un ami, un poète, un artiste dévoré de la manie du chef-d’œuvre filtré !

Même en exprimant les choses les plus graves, il garde sa verve gamine. Il semble être lui-même à l’école dans ses lettres ; en dévoilant aux autres ses secrets, on dirait qu’il en fait l’apprentissage pour son compte. Il prodigue les conseils du ton dont il les demanderait ; il va vraiment au-devant de la leçon, sans paraître s’apercevoir qu’après lui personne ne peut plus en donner.


DERRIÈRE LE RIDEAU.



Je ne sais, dans aucune correspondance de peintre, un génie plus vif, plus plaisant, plus renseigné et plus blagueur. C’est bien la modernité d’un artiste de haute culture en un état de civilisation aiguë, avec des nerfs, une ironie, de la gouaille, et tout au fond la pudeur d’une sincérité qui ne veut pas être dupe. La blague, l’hilarité frondeuse, le sens de la déformation qu’il apporta dans la caricature jouent entre les lignes. Il ne se défend pas de bouffonner ; il s’abandonne à une bonne humeur copieuse, en wallon de son pays qu’il restera toujours. Il passe dans ses lettres un goût d’outrance comique où on l’entend faire son effet de gorge pour la galerie.

De la poésie aussi, de la fraîcheur, de la sensibilité. Des couplets de grâce badine comme celui-ci : « Les premières pervenches, ces fleurs de J.-J. Rousseau, me font toujours l’effet d’yeux bleus qui clignotent dans le taillis. Je suis tenté de leur dire : Passez votre chemin, mesdemoiselles, je suis un artiste honnête. »

Ailleurs : « J’entre en religion d’art. Je peine et je ne regarde plus les femmes. J’ai suspendu comme le Natchez les chevelures scalpées à l’entrée de ma tente et je fume le calumet de paix ».

Et ce croquis : « Merveilleux le grand prix… ! Depuis longtemps je n’avais vu autant de jolies femmes écloses au premier printemps. Les roses thé deviennent grossières comme des pivoines à côté des peaux et de l’éblouissement des cheveux. Il y avait des filles de Sidney qui ont gardé la prunelle féroce des convicts leurs pères. Il y avait un stock de petites Mexicaines mi-gazelles mi-ouistitis grelottant sous le beau soleil, avec des yeux de satin et des lèvres ombrées de duvet, le globe des seins doré comme ceux des déesses indiennes, semblant déchirer les mousselines. On éprouvait en les regardant une impression de visions mythiques qui vous donnent la nostalgie de l’hacienda. »

Sa correspondance à mesure est son calendrier, son agenda et son mémorandum. En 1875, il notifie à Liesse ses veines de travail, ses départs, ses retours, ses aventures, ce qu’il fera, ses accès de goutte, « la bonne goutte du grand-père Ropsy ». Il nourrit des projets d’affaires, d’argent, de bonheur. Il écrit à Picard qu’il va faire un journal à lui tout seul, le Journal de Félicien Rops, et l’idée vient, repasse, avec cent autres. Il veut illustrer Balzac et Shakespeare. Il écrit à Henri Liesse encore (en 1875) : « L’affaire Lemerre est superbe : 1000 francs par mois et 1200 l’année prochaine… Il va falloir faire un bon livre, mon vieil ami, avec ce Musset… Quarante planches pour la petite édition in-douze et quarante planches pour l’édition in-quarto. » En 1876, c’est à Picard cette fois qu’il fait part de la bonne nouvelle, mais le chiffre des eaux-fortes a diminué : quarante eaux-fortes en dix volumes. Et il ajoute : « Mes prix ont été ceux de l’éditeur. Il a fait largement les choses et je suis à cette heure le dessinateur le plus payé de Paris. » Après cela, il fera les drames de Victor Hugo in-quarto et Le Beau Pécopin et la belle Bauldour. Il parle aussi d’un autre volume « très intéressant » dont il ne veut pas encore donner le titre.

On sait que l’édition Hugo et l’édition Musset passèrent au compte des projets qui ne devaient point se réaliser.

À Picard aussi, en lui offrant sa Pornocratès pour 500 francs, ce billet malicieux :

« Entre nous, cela ne me coûte guère moins. Je n’emploie pas de modèles ordinaires et les créatures bizarres qui veulent bien, comme la mystérieuse Isis, ôter leur robe-princesse dans mon atelier, tiennent plus aux égards qu’à l’argent, et rien ne coûte cher comme les égards ! Si je tenais un mauvais « grand-livre » de mes travaux, j’inscrirais des choses comme celles-ci :




Hypocrisie.



  
15 mars : Esquisse de la tête de Mlle  Rose Partout, propriétaire, mineure, émancipée, jouissant de son capital et qui veut bien complaisamment me prêter sa beauté pendant trois jours. — Soupé chez Brébant 
 46 fr. 60
  
17 mars : Indiqué les muscles lombaires de la susdite 
 00 fr. 00
  
Offert à la susdite une baignoire pour la première du Bas de laine au Palais-Royal 
 28 fr. 00
  
Glaces, gâteaux, oranges glacées, petit banc, journaux, location de lorgnette 
 11 fr. 50
  
Atteinte à ma considération en me montrant aux yeux étonnés de Mmes  Z… et D… seul dans une baignoire avec une jeune dame qui porte des chapeaux zoulous et suce, en trois heures, soixante quartiers d’oranges glacées 
 00 fr. 00
  
Avoir excité l’admiration et l’envie de Gaston Bérardi 
 00 fr. 00
  
Dépense d’esprit 
 00 fr. 00
  
Coupé de retour de la Compagnie « l’Urbaine » 
 5 fr. 00

Et ainsi de suite jusqu’à achèvement de la Pornocratie. »

D’ailleurs le croquis souligne en tous sens le texte. Ses lettres s’achèvent en pages d’album comme s’il faisait en dessinant la preuve de ce qu’il écrivait. La plume gratte le papier comme un cuivre : ses griffonnis à l’encre sont encore de la pointe sèche ; et il égratigne ses feuillets, il en fait le réseau entre-croisé d’une toile d’araignée où valsent les mots. Jamais il n’est à court et peut-être c’est là, dans son Œuvre de dur labeur et qu’il veut faire passer pour improvisé, la vraie part d’improvisation et comme une fleur de verve poussée d’un jet. Il dessine alors comme il parlait, imaginatif, vivant, prodigue de sa verve, jetant son art devant lui comme il semait ses rires et ses mots. À nous qui le connaissions, il nous paraissait que, comme en une parade d’escrime avant l’assaut définitif, il se faisait la main.

Mais, je crois bien, sa séduction épistolaire la plus travaillée fut pour les femmes, ses modèles, ses amies et sa constante adoration. Il n’en est point, de toutes celles qu’il rencontra, auxquelles il n’ait écrit et ce furent souvent de délicieux bijoux ciselés qui feraient la gloire d’une anthologie galante. Comme un Brummel, comme un Barbey d’Aurevilly, il avait le goût de la conquête ; il aimait mêler un rien de damnation à la cour qu’il leur faisait à toutes.

Il n’eût pas été le satanisant de ses Sataniques, s’il ne les avait également encensées avec le pétillement de ses braises rouges et si, par surcroît, d’un geste prometteur, il ne leur avait offert de communier sous les espèces de l’hostie noire. Mais le voyage à Cythère n’était souvent qu’une escale aux rives de l’illusion.

Rops fut en vérité un grand dilapidateur des apparences de l’amour. S’il ne fallait s’en rapporter qu’à sa correspondance, il ne cessa d’être le robeur des jardins de l’Hespéride : on le prendrait pour Jason multipliant, par delà les clôtures gardées, l’exploit des rafles héroïques. Mais le terrible séducteur était surtout un terrible imaginatif : l’histoire et la vie n’étaient avec lui qu’une légende dont à son gré il faisait joyeusement sauter les feuillets. Don Juan et le diable lui-même gardèrent toujours un peu, sous sa toque à plume de coq, quelque chose du grand rire hâbleur de Tiel Uylenspiegel. Il offrit cette contradiction de vivre, en marge de la vie, d’une vie cérébrale et fabuleuse, cultivant l’imposture avec le soin jaloux d’un amateur de plantes rares. Au centre d’un tourbillon d’anas et de craques, lui-même tourbillonnait en faisant pétarader des feux d’artifice derrière lesquels on finissait par ne plus voir sa ressemblance exacte. Il fut une extraordinaire anecdote vivante qui dans l’avenir, sous tous les masques qu’il se mit sur le visage et à travers le vague conjectural qu’il laissera de son passage aux rives des vivants, le fera comparer à ce comte de Saint-Germain dont il eut la jeunesse éternisée et qui, comme lui, voulut que le monde fût dupe des apparences qu’il lui offrait.

Rops déconcertait jusqu’à ses amis, charmés à la fois et mis en garde par l’agilité de ses changements à vue où il égalait l’art d’un Frégoli. Même ceux qui l’approchaient de plus près n’étaient pas sûrs qu’il ne fût pas simplement un fanfaron de vice et qui, jusque dans son métier, fanfaronnait encore en leur cachant le tourment triste de son difficile travail. Baudelaire qu’il connut à Bruxelles, pratiquait la fanfaronnade macabre, l’outrance caricaturale dans l’effroi burlesque, et cette perversité mêlée de travesti où il se proposait le plus persuasif des pince-sans-rire, Rops, par maints traits de similitude, fut de sa lignée ; il subit l’emprise de son halluciné et facétieux génie au point de l’imiter en ses manies. Ce qui fut mieux, il songea à lui apporter le commentaire de son génie à lui-même. Il rêva d’illustrer les Fleurs du mal : on eût vu, comme deux sœurs enguirlandées des roses ardentes de la luxure, la mort du poète et celle de l’artiste danser un menuet aux sons aigres-doux de la pochette de Méphisto. Ce projet qui fit l’objet de nombreux pourparlers avec l’éditeur Deman, alla rejoindre aux oubliettes Nana, Mademoiselle Maupin, Germinie Lacerteux, le Balzac, le Hugo, le Musset dont il ne fit que le frontispice (douze états), et cette Collection Rops qu’il espéra réaliser avec Darzens. Du moins son œuvre entier resta pénétré de pure essence baudelairienne.

Baudelaire, toutefois, eut dans l’art un visage hermétique, pincé de mépris et d’ironie, et que n’eut point Rops derrière son art de blague amusée. Visiblement une hantise, on ne sait quelle conjecture d’un commerce avec les puissances maléfiques imprimait aux traits du poète un stigmate mystique, violent et morne. La bouche s’effilait en plaie : le front jaillissait comme une falaise au bord d’un gouffre ; le regard était une épée de diamant noir.

« Baudelaire, qui devait être avec Barbey d’Aurevilly et Rops, le dernier diabolisant d’une époque qui ne croyait plus au diable, dégageait bien mieux qu’eux l’impression physionomique du satanisme. Barbey, d’une beauté élégante et cavalière, ne fut peut-être qu’un dandy de la damnation : il


LE RIDEAU CRAMOISI.



semblait toujours s’être fait friser au petit fer chez le coiffeur des ombres. Félicien Rops, lui, plus débraillé, surtout au début, d’un satanisme teinté de don Juanisme, donnait parfois l’idée, avec son air joli de canotier, ses hâbleries et ses vantardises, d’une espèce de commis voyageur de la région des âmes impures, colportant un genre licencieux et méphistophélique… »

Un mot de cet étincelant bretteur de génie, Barbey, mais un mot à côté comme toutes les frappes où le marteau veut frapper trop fort, disait la nuance d’estime du terrible compère pour cet autre compère d’une séduction qui peut-être agaçait la sienne : « Rops a embourgeoisé le diable ». Daudet, lui, avait dit : « C’est une espèce de tzigane belge qui satanise ».

En réalité, Rops, esprit composite et dont les strates spirituelles laissent conjecturer souvent des chimisations superposées de sensibilités, n’approcha pas impunément de ces deux créateurs de sensations violentes. Il passa tout au moins un bras aux emmanchures du justaucorps à revers écarlates que portait en littérature l’auteur de Diaboliques et peut-être au jardin des Fleurs du mal, parmi tant d’autres herbes empoisonnées, cueillit-il justement la mandragore qui donne le vertige. Cependant il ne s’ensorcela jamais au point de perdre la force vive et le clair bon sens narquois du pays natal : on oserait dire qu’il ne fut point dupe de son satanisme. En cultivant précieusement à son tour les pires essences, il fit de la botanique d’art, lui qui était un botaniste de vocation : l’attrait redoutable du poison le tenta moins que les puissances d’art qu’il en décanta. Si Baudelaire sombra au seuil de ses paradis artificiels après avoir bu jusqu’aux lies le philtre mortel, Rops, distillateur adroit, en composa de savantes et corrosives mixtures qui l’épargnèrent lui-même.

Sans doute nul impunément ne joue avec les poisons ; mais pour manier cette toxicologie, il mit les gants dont parfois il se couvrait les mains en maniant ses acides, et vraisemblablement entendit surtout en éprouver les effets sur les autres. Il endossa la cotte squameuse et phosphorescente qui, d’après les démonographes, est une des robes de Nessus du diable, sans qu’elle lui mordît les os sous la peau. Pour tout dire, il pratiqua un démonisme tombé à des moyens d’art, après avoir été une des formes du culte et de la philosophie des âges.

Son démonisme est le jeu d’esprit d’un incroyant et qui, en réalité, trouva là matière à une psychopathie d’artiste. Au fond, on le sent bien tranquille quant à ce qu’il lui en peut revenir à lui-même. Il n’a pas plus peur du diable que de l’amour et peut-être, en ce temps, de la mort qu’il associe à ses maléfices. Il fait la liturgie du péché sans croire à la damnation ; ses Messes noires sont des rituels de plastique et de passionnalité où la dérision des mystères sacrés n’est point un but. Seule une âme religieuse et demeurée trempée aux fonts baptismaux de la pure doctrine catholique, peut exprimer le tréfonds de l’horreur satanique : le sacrilège alors est l’hystérie amoureuse et l’acte de foi à rebours des torturés du Christ. Rops eut la perversité des sexes et n’attenta qu’au simple et loyal amour.

Son art fut surtout de l’art et à un tel point un art de vie rythmique qu’aux yeux de certains, qui l’approchèrent dans l’intimité de sa conscience, il en faut bannir toute présomption de concept sciemment vénéfique pour n’y voir qu’une admirable sorcellerie d’artiste. Rops, vu sous cet angle, se dénonce un grand vivant buvant librement la vie à toutes les sources bien plutôt que l’ouvrier volontaire du mal pour lequel on voulut le tenir. Sa vertu essentielle fut son indépendance vis-à-vis du monde et sa probité vis-à-vis de lui-même. « Mon Talon d’Achille, là où mon pied léger me blesse, c’est que j’ai la manie de tenir à l’estime artistique de mes contemporains. » L’autre, celle des gens du monde, il l’eut si peu qu’il apporta une sorte d’entrain féroce à la déjouer par les apparences les plus contradictoires. Il opposa au front de taureau des foules l’airain de sa fierté et de son mépris :


Le Botaniste.



c’est contre elles qu’il se défendait en maniant à deux mains la terrible épée de sa blague. À l’abri de l’armure noire qu’il avait revêtue et qui lui donnait l’air d’un archange des Ténèbres, Rops demeura une très pure conscience d’artiste rigide, insoumis aux notions courantes de morale et de convenances sociales.

Edmond Picard, dans un éditorial de l’Art moderne, qu’il créa et qui fut longtemps le journal de ses étincelantes passes d’armes, le fit bien sentir à l’occasion d’un procès célèbre où le défenseur de la partie adverse, pour une vieille histoire à laquelle son nom à lui, Rops, s’était trouvé mêlé, l’avait assez sottement appelé « l’infâme Fely ».

« Hélas ! excellent ami, il faut vous résigner : pour le vulgum pecus, inhabile à démêler votre art puissant et cruel, vous risquez fort de n’être jamais qu’un pornographe…

« Comment espérer qu’en la foule pénétrera jamais l’art compliqué, mélange de réalité et de vision, qui fait de vous un des plus grands artistes de ce siècle, sans antécédent certes, et probablement sans successeur ?

« … Cet art grandiose, où l’être féminin qui domine notre temps, si prodigieusement différent de ses ancêtres, se manifeste en des types que l’âme aiguë d’un grand artiste est seule capable de réaliser, échappe aux regards ordinaires. Ils n’y voient que luxure, appétits sensuels, souvenirs malpropres, appels à la débauche. De la por-no-gra-phie ! dit majestueusement Môssieu Prudhomme. N’essayons pas de dissuader cet hilarant personnage. »

L’artiste, se sentant outragé, avait envoyé des témoins : on ne trouva qu’une toge au vestiaire. Il se vengea par une satire au crayon qui illustra un des catalogues des Vingt.

XVII

Rops qui, à travers l’art le plus actif, trouvait le temps d’écrire chaque jour une dizaine de lettres qui parfois avaient la longueur d’un chapitre de livre, trouva, par surcroît, le temps de faire de la copie comme un véritable homme de lettres. De Copenhague, en 1874, il envoie à l’Indépendance Belge les premiers articles d’une narration qu’il continue pendant près de deux mois.

Avec un ami, Gustave Hagemans, député et savant homme, il était parti assister là-bas à un Congrès d’archéologie. Ensemble ils avaient suivi les séances, vu les Thorwaldsen, visité les fameuses cuisines préhistoriques (Koekkenmoedding), détritus ménagers formant des monticules parfois évidés à l’intérieur et laissant conjecturer la place d’une habitation ; et c’est pour lui l’occasion d’une verve amusée et toujours renseignée.

M. Hagemans était accompagné de deux de ses fils. L’un, Maurice, qui devait devenir un peintre brillant, faisait alors son stage d’art. La vie, entre un père qui lui aussi écrivait et un jeune homme qui s’essayait à manier de la couleur, fut plus occupée qu’aventureuse. Rops, d’une passion vive pour cette Dalécarlie dont il devait reparler toute sa vie et où jamais il ne retourna, remplissait des feuillets et peignait des paysages. Sa technique en ce temps inclinait à rappeler celle de Daubigny, influence toute passagère, au surplus, comme les autres, chez ce grand inconstant qui toujours avait l’air, dans ses passades d’art, de s’installer à l’auberge. À l’exemple du maître de l’Oise, il établissait d’abord ses dessous à l’ocre, à la terre de Sienne brûlée, à la terre verte et au noir, obtenant par là-dessus des impressions sourdes qui ne furent pas les meilleures de son œuvre de peintre.

Cependant l’immense limpidité des lacs dalécarliens lui inspira çà et là une peinture claire et distillée, et à Bergen il fit des études nerveuses de la vie du port. Après les heures de travail, on prenait de nombreuses photographies. Ce fut une de celles-ci qui, au retour, lui servit à graver sa Dalécarlienne : Rops, qui dessinait rarement tout à fait d’après nature, utilisa cette fois encore un document précis qui, avec la paire de gants de femme du pays que lui rapporta plus tard Maurice, finit par faire sortir du cuivre une aimable et pittoresque image. Ce fut, du reste, la seule qu’il grava : on ne vit point se réaliser tous les projets de bon travail qu’il s’était proposés là-bas.

L’époque n’en demeure pas moins intéressante pour nous. Elle nous fait voir le dédoublement d’un Rops articlier et la reprise de son goût pour la peinture. Aussitôt débarqué, il part pour Anseremme et il y peint, sur un ais de porte, ce paysage de Klampenborg, station balnéaire près de Copenhague, qui, avec sa vue de Monaco et son étude de femme, bien jaunies depuis sous les repoussés du brun, furent sa contribution à l’hospitalité cordiale du Repos des Artistes.


LE DESSOUS DE CARTES D’UNE PARTIE DE WHIST.



À quelques années de là, en 1881, un périodique bruxellois, l’Illustration belge, publia, à l’occasion du salon de Paris, cinq articles signés « Le Monsieur en habit noir ». Cet habit noir avait singulièrement de verve et d’esprit et s’en servait pour dire, à propos de l’art et des peintres, des vérités qui signalaient une réelle entente du métier.

Je crois me rappeler que l’incognito irrita la curiosité générale : il ne dura pas longtemps. On sentit s’effiler derrière le masque la moustache capitane de Félicien Rops. Lui seul avait cette joyeuse humeur et cette bonne grâce dans le trait qui égratigne et ne blesse pas à fond. Il n’aima jamais décourager les artistes chez lesquels il soupçonnait un effort sincère.

Le salonnier en habit noir d’abord se présentait :

« Malgré le « moi, haïssable », je m’accorde encore trois secondes et trois lignes pour me présenter : je ne suis pas le Monsieur en habit noir dont on trouve partout la bouche et le gilet en cœur, souple, bas d’échine, courbé comme une parenthèse devant les hommes en place, offrant aux dames des madrigaux excellents contre le retour d’âge, et que l’on prie à dîner dans tous les mondes. Je suis le Monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal, celui qui, de son balcon à l’Opéra, dit aux gens ce qui lui plaît, sans plus s’inquiéter du froncement de nez des solennels et de l’indignation des cuistres que de ses vieux gants.

« Le public, l’éternel et immuable public, a sifflé le Monsieur en habit noir des de Goncourt. Cela leur est une gloire. Si je disais mes prières du matin, je demanderais à Dieu, comme j’aime à me trouver en belle compagnie, que ce même public m’honorât d’une égale et semblable réprobation. J’y tâcherai d’ailleurs, et je conserve l’ambitieux espoir de n’être jamais compris des foules que je porte en mépris.

« On ne peut écrire d’art, sous peine d’être accusé de voir bleu et de parler faux, que pour quelques-uns qui par sympathie d’esprit ou par des affinités de tempéraments se retrouvent en vous. Chaque mot écrit ou parlé peut être contredit, cela dépend des opinions des auditeurs, ou des lecteurs et surtout de leurs dispositions gastriques. Donc il ne faut s’inquiéter, hormis de ceux dont on aime l’esprit ou le talent. On ne discute d’ailleurs qu’avec les gens de son opinion et seulement sur des nuances.

« Et maintenant, à votre joli commandement, après ces trois coups triqués à la toile, je cède la place au moucheur de chandelles et au montreur de marionnettes et d’animaux savants. »

Suit un fragment sur la vie dans l’œuvre d’art :

« Ah ! la vie ! quelle maîtresse qualité ! Que vient-on nous parler de formules et de science absolues ! Sunt lacrymæ rerum ! dit l’Énéide. Les choses parlent d’elles-mêmes si vous avez quelque chose à dire ! — Tous les arts sont informulables ! Tenez, je connais une petite gravure de Rembrandt qui représente un Juif, poussant une porte ; la tête est trop grosse, les mains incorrectes, presque enfantines, le corps est trop court, « pas d’ensemble », comme on dit aux académies. Cependant c’est un merveilleux chef-d’œuvre de mouvement et de vie. Jamais Juif n’a été plus Juif. On sent que, dans trois minutes, il va se baisser, ramasser un bouton de culotte, essayer de le faire passer pour un florin, et que dans trois ans le stathouder le nommera baron et qu’il entrera aux États Généraux. »

Puis, cette page sur l’art belge, à laquelle, par les origines il se rattache lui-même :

« Il ne s’agit pas ici de nous adresser des compliments enguirlandés de Brabançonne. C’est le lieu de nous dire : « nos vrais », et il est mieux de nous les dire à nous-mêmes, — cela empêchera les autres de dire trop haut ce qu’ils disent tout bas depuis longtemps.

« C’est que les temps sont bien changés depuis le temps de la « Grande École flamande » et les Belges se sont singulièrement embourgeoisés ! Ils n’ont plus ce que les Français ont gardé et ce qui les sauve, ce qu’avaient les vieux flamands : la gaîté rayonnante, l’exubérance de mouvement, les goûts raffinés, fastueux et élégants, l’amour des femmes, de la poésie et des choses de l’esprit. Il me semble, tandis que j’écris, entendre à trois siècles de distance, les beaux devis et les chansons des Chambres de rhétorique, le heurt des pots au cabaret de Brauwer, et je vois briller dans l’arc des rires les dents blanches des cavaliers de Frantz Hals qu’embrassent les filles de Jordaens ! Ah ! c’était un beau et vibrant pays que la Flandre et bien frère de la « gaye et doulce France » ! Rubens est venu pour peindre cette superbe, cette surabondance, cet épanouissement, ce déploiement de vie à outrance, et pour cela, il est immortel. Les Belges ont remplacé toutes ces vivaces passions par je ne sais quel lourd bien-être, grossièrement riche et matériel, dans lequel ils ronronnent, béatement satisfaits comme des chiens repus, bayant au foyer.

« Peintres belges d’aujourd’hui, n’oubliez pas la parole de Jésus sur la montagne : « Malheur aux rassasiés ! » Prenez garde au Trop Bien-Être ! C’est un vêtement chaud et adipeux, mais il est pesant au corps, mortel à l’esprit et se change tout doucement en camisole de force qui vous immobilise les mains. Peintres belges d’aujourd’hui, vous croyez que lorsqu’on a une maison à Ixelles, deux salons à l’étage, une femme assez laide qui joue du piano, que l’on vend en Angleterre et que l’on a la considération de son bourgmestre, on est « arrivé » ! Vous vous trompez, souvent on n’est pas parti.

« Peintres belges, vous êtes trop facilement contents et heureux. Vous n’avez pas, comme ceux d’ici, passé cette dure, terrible, mais longue école qui s’appelle : la pauvreté, et d’où sont sortis Courbet, Millet, Rousseau, Daubigny, Troyon, bien d’autres ! et qui vaut mieux que l’école de Rome, l’Alta Mater des Cabanel !

« Vous n’êtes pas agités par les passions et les fièvres de ce temps, et il faut l’être ! — Je sens l’âme tourmentée de Salvator Rosa dans le mouvement de ses paysages, le bruit du siège de Rome rend plus nerveuses les ciselures de Cellini. Jamais Florence n’a produit autant d’artistes qu’à l’époque sanglante des Médicis.

« Tout cela est bon à l’art : quand le sang est chaud, le cœur et l’artère battent plus vite, et l’œuvre est meilleure. »

Il faut prendre cette étrange figure telle qu’elle nous vient, sans chercher à y mettre plus d’ordre que l’artiste n’en mit lui-même à s’élucider pour ses contemporains. Elle se modèle d’ombre et de lumière, comme certains portraits des grands peintres d’humanité, avec des plans qui s’éclairent du côté de l’art, avec de volontaires et violentes obscurités du côté de la vie. Elle semble vouloir, en se dénonçant telle, dérouter la conjecture en lui proposant un problème. Elle est claire à la fois et mystérieuse ; elle est harmonieuse et contradictoire ; et elle demeure troublante.

Elle a le plissement d’yeux acéré, énigmatique et cruel d’un Clouet. Elle a la souplesse nerveuse et claquante d’un personnage à la Hals, moustache au vent et poings sur la hanche. Elle a l’élégance rusée et don juanesque d’un cavalier à la Van Dyck. Elle crâne, elle piaffe, elle rue ; et tout au fond, comme aux caves d’un palais d’or et de cristaux, dans une ténèbre hagarde, songe l’âme hallucinée d’un Rembrandt. Une vie multiple la complique et la projette en tous sens, derrière le feu d’artifice de sa verve, de son esprit et de son don d’illusion, et cette vie est tour à tour ou ensemble la vie du « Monsieur en habit noir », du sportman, du travailleur, de l’homme des foules, du passant des villes et des campagnes, d’un philosophe, d’un savant et d’un oisif prodigieusement occupé.

Telle qu’on la peut suivre, elle porte bien la marque de son temps et elle sera considérée comme un type captivant et singulier de la vie de l’artiste à la fin du XIXe siècle. Rops, par son œuvre et son art, se situe, en effet, dans la période qui fut celle de ces brillants, aristocratiques, fiers et libres esprits, les de Goncourt. Il a leur curiosité des fièvres et des agitations du Paris morbide qu’ils eurent tous les trois sous les yeux et dont ils subirent jusqu’à l’aigu l’ensorcelante séduction. Il a jusqu’à leur esprit, parfois, dans ses lettres et ses pages d’écrivain. Mais, tandis qu’ils s’en tenaient à l’évidence et à l’exactitude de la notation micrographique, en peintres minutieux, doués d’une optique prodigieuse où se reflétait jusqu’au lointain détail, il brassa, lui, dans des creusets où il la fondait pêle-mêle avec des éléments d’humanité générale à travers les âges, la substance cérébrale des dessous de la vie passionnelle. Son œuvre, parfois, offre la ressource synthétique et simpliste d’une vaste fresque où se déroulerait le rituel orgiaque d’une priapée. Il fut bien par là d’une époque définie et en même temps de toute l’humanité antérieure qui avant elle avait pâti de l’éternel débat de la chair et de l’esprit.

Rops, comme les Goncourt, a le sens subtil du fumet d’humanité qui s’évapore des grands milieux sociaux ; et comme eux aussi, il a le sens des nosologies de son temps, mais un sens péjoratif et terrible. Son art règne aux régions de la perdition ; il est la boue et le feu dont Satan fit ses âmes vénales de filles ; il est le mauvais désir, la perversité et la cupidité dans l’amour ; et l’amour chez lui conclut par la mort. En le dégageant de sa gangue, c’est à cette caractéristique impérieuse qu’on aboutit. L’artiste domine la fin d’un siècle et il l’enterre dans son pourrissoir. Il le flagelle à travers son propre besoin de se flageller de sensations violentes. Il est l’hiérophante des dieux phalliques et le grand satirique des démences vénériennes. Il est à sa manière, avec l’amoralité la plus véhémente, un moraliste au fer rouge. Ceux qui l’accusèrent de faire un art d’argent n’ont pas senti l’ironie de cet


Miroir de coquetterie.



art qui avait les apparences de l’art qui enrichit et qui difficilement le faisait vivre. C’est que c’était du grand art, d’exception si vous voulez, mais du très grand art et que l’art courant seul rapporte des profits.

Rops, cependant, aime l’or ; il en a besoin pour sa vie, ses goûts, ses passions, ses modèles, ses déplacements et il est pauvre. Dans un autre âge, avec Van Dyck, il eût cherché la pierre philosophale. Il n’arrive pas toujours, dans le sien, en faisant des chefs-d’œuvre, à payer son terme. Cela restera un des nobles exemples de cette vie d’artiste de n’avoir jamais fait une concession aux difficultés de l’existence.

Il faut y insister : toute une part de son temps se passe à batailler contre la vie et ses déconvenues : il en souffre sans perdre l’illusion et l’entrain. En une destinée à la fois si éclatante et si pleine d’aléas, il a la beauté des grands joueurs. Les déveines, il les supporte, « le sourire aux dents et le bouquet de violettes de Parme à la boutonnière ». Il cache sa vie et ses plaies : sa force de résistance reste toujours jeune.

« Je veux garder jusqu’à ma seconde enfance, écrit-il en 1889 à son ami Liesse, cette précieuse gaîté des anciens jours qui m’a soutenu dans la « Battle of the Life », la bataille de la vie qui est encore à gagner et le sera jusqu’au bout de mes ans, j’espère ! » Lisez encore ses lettres à H. L., l’inconnu connu de la correspondance publiée par Hugues Rebell dans Trois artistes étrangers. Relisez surtout les innombrables fragments donnés par les journaux et les livres.

Il se débat parmi les billets qu’il faut souscrire ou renouveler, les arriérés, les fin-courant et la chasse à l’amateur. « Je travaille depuis le 1er  novembre pour mon échéance de décembre… Si j’arrive à payer ce que je dois, ce sera miracle… » Et quelle philosophie ! « Je ne me plains pas de ces petites misères : elles me font travailler. » Il travaille, en effet : rien que pendant l’août de 1886, il fait trente eaux-fortes et dix dessins ! En 1887, il écrit qu’il a « tant dessiné et publié de choses nouvelles que j’en ai gagné presque une grosse réputation… Je ne gagnerai d’argent qu’une fois cette réputation assise sur ses quatre pattes ». À travers tout ce courage, on soupçonne mille ennuis toujours recommençant comme le mouvement régulier des marées, mais qu’il subit d’un entrain joyeux, avec l’espoir des revanches prochaines. Ce merveilleux homme, qui avait dispersé une fortune en argent et en dispersa dix en menue monnaie d’art, avait les tracas de comptabilité d’une lorette qui ne peut payer sa blanchisseuse. Il ne fut sauvé que le jour où la vie, celle des années déclinantes, lui apparut sous les traits de deux femmes admirables et qui furent les anges gardiens du pécheur repenti.

L’histoire de ses divers ateliers se trouve mêlée à d’étranges alternatives de succès et de mécomptes. Il s’installe successivement passage Sainte-Marie (1875), rue Labie (1878), aux Ternes jusqu’en 1882. De 1882 à 1885, il est rue Drouot ; de 1885 à 1888, il travaille rue de Grammont ; de 1888 à 1893, place Boieldieu ; de 1893 à 1896, rue du Marché des Blancs-Manteaux. C’est son dernier atelier et il l’occupe en même temps que celui qu’il s’est fait construire à la Demi-Lune, dans le joli pays de Corbeil où il ira mourir.

Des journées entières il peinait là sur ses cuivres, ne sortant qu’une heure à midi, pour aller consommer un repas bref au dehors. L’homme, plutôt sobre, d’un appétit qu’il maîtrisait, n’avait rien des gourmandises de sa race. Musclé, bien en chair, sans graisse, il ne devait prendre du ventre que vers la fin, dans cette vigne d’Essonnes où il menait la vie d’un vigneron. Personne, au surplus, ne s’adonna moins aux dissipations banales : on peut dire que même ses aventures furent d’un artiste-gentilhomme qui à travers toutes, garda grande mine et ne déchut à nul acoquinement. Il porta fièrement, mais sans ostentation, sa pauvreté comme sa beauté et son génie. « Tous les éditeurs parisiens, Charpentier, Lemerre, Quantin, Jouaust, Conquet, Marpon, Hachette, vous diront, mon cher Picard, que j’eusse pu devenir riche comme l’avenue de Villiers, rien qu’en acceptant les propositions qui m’ont été et qui me sont encore faites. Ce n’est pas de la coquetterie si je ne le suis pas ; c’est simple mépris du gain facile, obtenu au détriment de l’art que je rêve, c’est peut-être aussi fierté. » Sous le masque de la légende perce là un visage qui, dans les risques de la vie, se garda sans souillure.

Une fois au travail, l’artiste se cloîtrait. « J’entre en religion d’art ». Alors c’étaient des jours et des semaines à vivre, en effet, comme un moine dans sa cellule. Il travaillait à petites fois, grattant ou dessinant sans hâte, jamais content, faisant son art comme à petits points d’aiguille et rusant, prenant dans ses portefeuilles une main, une jambe, une gorge pour bâtir des ensembles, suant comme un manouvrier à donner de la grâce et de la légèreté à ses petites femmes qui semblaient venues d’une fois.

Jusqu’au tomber du soir, il demeurait là en bras de chemise, ébouriffé, le sang à la tête. Le heurt brutal ou discret d’un doigt à sa porte ne le tirait pas de son travail. Généralement, d’ailleurs, le concierge prenait soin de dépister le visiteur indiscret. C’étaient des périodes où on le disait absent de Paris, où lui-même se ménageait, pour être plus libre, des alibis. Cependant, avec le temps, il ne pouvait plus toujours se défendre contre la malice et la persistance des êtres doués d’instincts policiers et qui finissaient par percevoir le secret de ses réclusions. Déjà rue de Grammont, dans son atelier au-dessus du Crédit, il commençait alors à être relancé par les marchands et les quémandeurs : ceux-ci sournoisement s’en venaient tâter l’occasion, guignant quelque aubaine. Je me souviens du tambourinement dans l’ais, connu des seuls amis et par lequel il fut convenu que désormais on s’annoncerait chez lui. Un faux monnayeur n’eût point pris plus de précautions.

Alors mystérieusement la porte s’entr’ouvrait : entre les joints pointait l’œil inquisiteur de Liesse ou du bon Nys, reparti avec lui à Paris et qui lui tirait, sur la presse installée dans un coin de l’atelier, à mesure, ses états.

Un jeune homme, timide et concentré, quelquefois arrivait de Belgique et prenait sa part du travail : c’était Armand Rassenfosse. Wallon comme lui. Maurice des Ombiaux, dans son livre : Quatre artistes liégeois, a raconté joliment la première rencontre du maître et de celui qui, après avoir été son plus exemplaire disciple, devint un maître à son tour et demeura jusqu’aux ombres finales l’ami fidèle et dévoué.


Frontispice pour « les Peintres de la Femme ».



XVIII

Mais le voilà qui, un matin, s’imagine entendre le bruit jaseur d’une flûte à son oreille. C’est le souffle léger du vent à travers la fenêtre entr’ouverte et il pense aux chemins qui partent faire leur tour du monde. Toute la petite famille de naïades et d’oréades qu’il porte dans le cerveau alors s’anime. Il entend s’éveiller la symphonie de la forêt, de la montagne et des eaux. Et la vie lui fait signe : rien ne peut plus le retenir et il part, il va devant lui, joyeux pèlerin de la nature et de la vie. Affaire de se dégourdir les jambes, le cœur et l’esprit. Quelquefois, ce n’est qu’une randonnée suburbaine, selon l’état de la bourse et du travail : il roule, le sac au dos, dans la grande banlieue de Paris, la banlieue extrême où il découvre des trésors de paysanneries : la forêt d’Armainvilliers, Grosbois, Ermenonville, les étangs de Chanlis, la forêt de Traconne, etc. « Je loge dans les vieilles auberges de la Brie, du Valois, des hôtelleries du « Soleil d’Or », pleines de rires et de voix joyeuses, où l’on paie trois francs par jour et où l’on boit six litres de vin, des petits vins rouges réjouissants. »

Ou bien, il va « vacher » dans le Bocage en Vendée, pour de là rôder en Basse-Bretagne avec l’ami, le joyeux camarade, Armand Gouzien, toujours si empressé, aux heures de balade, à oublier ses graves fonctions d’inspecteur des Beaux-Arts.

Une fois que la petite folie de l’espace les avait pris, ils ne s’arrêtaient plus, et cela finissait souvent par un retour au pays laissé en arrière et jamais oublié. En 1879, c’est la mer flamande qui lui dit de douces choses au cœur : il va à Nieuport, à Heyst, à Blankenberghe : il s’y sent dans une bonne veine de travail et y fait des études. Bruxelles n’est qu’à un tour de roue : on le presse d’y passer quelques jours. Mais la ville est en fête. « J’ai horreur de toutes les réjouissances officielles, je n’aime que les gaietés improvisées. »

En janvier 1879, toujours avec Gouzien, il est à Brest : il a vu venir l’hiver à la baie des Trépassés ; il y a peint deux études féroces. « Manet, qui en a vu une, a dit à Cadart que c’était de « toute première force ». C’est bon d’entendre dire cela par Manet qui ne flatte pas les gens. »

Il rentre à Paris, juste pour y rencontrer une belle fille « aux bas de soie noire à fleurs rouges », et qu’il met nue comme une déesse, après l’avoir gantée de longs gants noirs et l’avoir coiffée « d’un de ces grands gainsboroughs en velours noir, orné d’or, qui donnent aux filles de notre époque la dignité insolente des femmes du XVIIe siècle… » Et voilà faite sa fameuse Pornocratès. Il en donne lui-même le commentaire dans une lettre


LE PLUS BEL AMOUR DE DON JUAN.



à Liesse : « Ce dessin me ravit. Je voudrais te faire voir cette belle fille nue, chaussée, gantée et coiffée de noir, soie, peau et velours, et, les yeux bandés, se promenant sur une frise de marbre rose, conduite par un cochon à queue d’or, à travers un ciel bleu. C’est presque aussi grand comme dimensions que la Tentation. J’ai fait cela en quatre jours : deux en salon de satin bleu, deux en appartement surchauffé, plein d’odeurs ; l’opopanax et le cyclamen me donnaient une petite fièvre salutaire pour la production… Je ne sais pas à qui je vendrai cela, mais cela m’est bien égal. » Il devait trouver un amateur en Belgique, après le petit scandale effarouché des Vingt où l’œuvre avait été exposée.

Ah ! les jolis relais aussi à Fontainebleau : « La mare aux Fées est toujours à sa belle place ; seulement les trois chênes s’appellent Troyon, Corot, Rousseau ; et la mère Antony est toujours à Marlotte. Elle a vu passer six générations de peintres. Elle ne prenait presque rien et elle donnait beaucoup ; elle prend tout aux derniers et elle ne donne presque rien. Toujours souriante d’ailleurs comme au bon temps où Daubigny payait un fricandeau d’un « bois de hêtres ». Elle continue à laisser tomber la même suie dans les mêmes œufs sur le plat et à mettre consciencieusement le même nombre de cheveux dans le fricot de fondation, « la fristouillade ! Un bon plat, un plat qui faisait faire à Rousseau les cinq lieues qui séparent Marlotte de Barbizon… »

Il aime prendre les airs d’un globe-trotter. Les billets qu’il envoie de ses relais, réels ou imaginés, ont la fièvre et galopent comme lui. Il lui arrive de les signer « Steeple Chase. » Mais en 1880, c’est vraiment le grand départ.

« J’ai fait des voyages fous de Paris aux frontières russes, à travers la Hongrie, de Belgrade à Vienne. Passé à Bellagio. La Suisse est un pays grotesque. Les Vénitiennes sont laides. Si tu voyais les Hongroises ! Les femmes à cinquante ans ont des poitrines bronzéennes. Admirable, Venise, mais la Pusta, la steppe hongroise ! J’ai fait cent soixante lieues à cheval là dedans. » Il en rapportera cette fameuse Dans la Pusta, étrange comme une apparition de sorcière, antidatée août 1879, par une malice qui lui est familière, et pour laquelle il écrit cette légende : « Grisés d’air et de lumière, nous courions dans cette infinité de la steppe. Souvent presque sous le sabot de nos chevaux se dressaient des figures noires, à l’aspect fatidique qui, pareilles aux anciennes « Sagas des champs brûlés », semblaient garder cette terre étrange, mère et confidente de leurs secrets. »

Cent soixante lieues ne comptent pas pour lui : son imagination est un hippogriffe ailé qui l’emporte à travers les distances. Du moins il voit la Hongrie, sa « chère Hongrie », et les tziganes font tressaillir en lui la race. En tous sens ses courriers emportent des billets commentés de dessins et guillochés comme des pointes sèches, avec ce jeu de mots pour étiquette : Ropsodies hongroises.

Il écrit à Picard : « Mon cher ami, voici encore une page des « 


Femme au masque.



Ropsodies » avec des croquis autour, des portraits. En haut, c’est Boross, un tzigane de Izeged ; en dessous le vieux Bouké, le rival de Racz Palh, le meilleur musicien tzigane de Hongrie ; puis Szabady, un compositeur de génie tout simplement, l’auteur de la marche de Szabady que Massenet a fait connaître à la France en l’orchestrant et la faisant exécuter à l’Opéra. En dessous Zorok Mizoly, un « tschinbaloumiste » merveilleux. Nous devons être cousins, car nous nous ressemblons beaucoup. C’est un Rops idéal ! Il est du reste originaire de Sambov et mon arrière-grand-père venait de la Baïska qui est une province du Sud dont Sambov fait partie. Vous ne pouvez vous imaginer, mon cher Picard, combien pour la première fois de ma vie je me suis senti bien « chez moi » là-bas. C’est l’ancêtre Boleslaw qui revient. »

Puis ce sont les départs pour Monte-Carlo. Avec ses orangers, ses caroubiers, ses lentisques et ses lauriers, la Côte d’azur éternise pour lui une vision de beauté édénique et païenne. « Palmiers, oliviers, roulette et rouleuses, je ne touche ni à l’une, ni aux autres. » Il lui suffit de se griser d’images charmées de femmes et de passages.

Dans l’olivier, le grand arbre sacré de la contrée, presque humain par la forme et voisin des mythes latins, avec ses étreintes de bras et ses attitudes de torses sous lesquels palpitent captifs le rire et le sanglot des fables, il retrouve un peu des métempsychoses de son art, celui-ci non moins fabuleux, empli de conjectures et de transfigurations, comme un mélange de l’ange et de la bête. Il en fait des dessins légers et aériens, où passe l’âme du monde antique. À petits traits subtils de plume, comme en la plus fine pointe sèche, il les fond au brouillard clair des flots. Et voici, par contre, les sombres pinèdes où le chant d’un pipeau de pâtre rythme les mélodieux appels des sirènes. Voici les belles filles courbées et qui ouvrent leurs mannes à la pluie des olives. « Les grandes filles brunes d’Ezzia de la Turbie, ramassant les olives violettes dans les touffes d’arums-arum italicum (Aroïdées, Linn.). » De Cannes, il nous envoyait ses asters à la plume, les asters bleus, fleuris sur les bords de l’Estérel… Il avait rêvé réunir les strophes d’un vaste poème qu’il eût appelé « L’Olivierade ». Cependant à peine son œuvre gravé en reçoit-il la confidence ; elle est tout entière dans ses lettres. Coffret d’or et d’ébène de toutes ses pensées dispersées, cimetière où il met dormir toutes les petites mortes auxquelles il ne peut donner durablement la vie.

Au retour, il retrouvait sa petite maison de Bièvre, avec le grand jardin au milieu duquel une mignonne fontaine jaillissait, toute claire : « Devant la maison, dit Eugène Demolder dans une page charmante, coulait la Bièvre, bordée de saules mutilés. Ce voisinage d’ondes incita Rops à cultiver des plantes aquatiques. Il en acheta beaucoup, fit une digue, s’arrangea un étang. Les nénuphars germèrent ; mais quel déplorable sol pour le pauvre « mimosa nemu ». Il ne mourut pas, mais il s’attrista dans la terre « maigre, maigre », comme disait le jardinier : fossoyeur à ses moments perdus et habitué aux terres grasses des riches paroissiens, il ne savait rien faire pousser dans ce jardin de « semeur d’ivraie. »

« Cependant Rops adorait Bièvre, à cause de cette belle vallée où le soir les étoiles se reflètent dans l’eau en scintillant au bout des joncs flexibles. On foulait aux pieds la lune, en même temps que la caltha des marais, la parnassie, les menthes, les myosotis et les plantains d’eau. Là, Rops assouvit, deux étés durant, son amour de campagne, que plusieurs années de Paris forcé avaient développé au point de lui faire envier le sort d’un éclusier de Paris : proche voisin de la Morgue, il possède un vignoble aux bords de la Seine et du canal Saint-Martin et il y récolte son vin. »

En 1885, Félicien Rops fait sa première traversée d’Amérique. Sa verve, au retour, fut étourdissante : tandis qu’il débobinait ses souvenirs, il semblait avoir vécu le songe nomade de la savane, la fièvre des placers, la vie brûlée des millionnaires des grandes villes. Il racontait que des capitalistes avaient payé le poids des trésors de Golconde ses dessins. Il laissait entendre qu’il était parti implanter là-bas les modes d’un Worth et d’un Paquin. Ce fut une de ses coquetteries de dessiner, sur les feuillets qu’il adressait aux femmes, des croquis de robes et de chapeaux qu’il prétendait avoir inventés pour les belles dames du Nouveau-Monde. On cherche vainement, toutefois, de son séjour chez les Yankees une composition d’art. Rien ne filtra : mais, à défaut de crayons, ce fut le chef-d’œuvre comique de sa lettre à la Jeune Belgique, où il s’égala au plus extraordinaire humour américain. La voici, avec ses encres alternées, telle que la donna la batailleuse petite revue, en mai 1885.

Buffalo — sur les bords du lac Érié — seul avec les flots,
sous le regard de Dieu.


« Ah ! ça, on ne peut donc même pas pêcher des blue fishes sur le lac Érié sans être dérangé par ses amis ? Mais, je ne suis plus aquafortiste, mon cher W…, je me suis fait tatoueur, vous avez bien lu : Tatoueur sur les bords du lac Érié, bords déjà embêtés par Chateaubriand. J’habite une cabane en sapin de Californie (Wellingtonia Gigantea : Conifère) et au-dessus se balance en lettres rouges comme Célestin Demblon, l’enseigne suivante, ornée de dessins qui feraient pâlir les Vingt eux-mêmes.

Look !   Look !!   Look !!!
Félicien  Rops
Belgian Academy & French Institute
Scholar and Pupil of the celebraled Artist
Emile Wauters
Tatouinger  !
Emblems  —  Devices  —  Poem’s  —  Pictures  —  Designs
Drawings &c &c &c
À  L’INSTAR  DE  PARIS
in three Colours :
RED  —  BLUE  —  YELLOW !!
Instantaneously !!!!

« Voilà !

« J’ai rencontré à Syracuse — pas l’ancienne ! la New Syracusa ! — le dernier des indiens lowas. Il est prêtre swedenborgien de la New-Jerusalem, porte un complet du Bon Marché et un pince-nez bleu ! Un bison mal peint sur la joue gauche. Il « fait évêque » à Savatoga et est amoureux de Sarah Bernhardt.

« Ce bison mal peint me suggéra l’idée d’appliquer au tatouage les formules de l’École impressionniste.

« J’avais trouvé ma voie !

« Je me suis converti au swedenborgisme et sa Grandeur, dans un moment d’épanchement, m’a autorisé à orner le nombril de Sa dame des portraits de François Coppée et du général Boulanger, ses grands hommes préférés. C’est fait ! en trois couleurs (red, blue and yellow).

« Mme  l’évêque compte aller à l’exposition de Paris en 1889). Cette prélate manquant tout à fait de tenue. — l’Académie sera f…ue et déshonorée.

« Voilà, mon cher W… ce que c’est de voyager trop jeune et les désagréments qui s’ensuivent.

« Je faisais des frontispices, je fais des culispices (mettons des culispipis… pour dames !)

« Bien des amitiés à tous nos amis de la Jeune Belgique.

« N’empêche pas que je vais vous envoyer pour elle un joli tatouage,

  « FÉLICIEN ROPS,
« Tatouinger de S. G. l’évêque (New Jérusalem)
de Chatanoga City. »

Le caprice funambulesque de cette épître reparaît dans celle qu’il envoie, lors de son second voyage, au bon Frantz (Taelemans). Il l’écrit d’ « un coin perdu de l’Amérique, sur les grands lacs du Nord », sous le


Modernité.



couvert d’une enveloppe datée très authentiquement de Buffalo (24 octobre 1887). « Je fais un voyage fantomatique, entraîné comme dans un rêve par un cornac métis espagnol-indien, et éditeur malgré cela, qui veut absolument faire avec moi un livre intitulé Strange America… » Cet éditeur avait été longtemps « bandit aux montagnes Rocheuses, banquier « mobile » dans le Far West, fabricant de faux dollars-paper en bon graveur sur bois qu’il avait été à Boston, fabricant d’élections aussi, ce qui rapportait plus, et député au Dominion à Torento, au demeurant le meilleur fils du monde ».

À en croire l’hilarant humoriste, il y avait dans la « band » d’artistes et de littérateurs que trimbalait ce singulier manager, quelques assassins de l’amabilité desquels il n’eut personnellement qu’à se louer. On ne s’ennuyait jamais avec ces gens-là. On dînait même fort gaiement et au dessert, les revolvers sur la table, on faisait une partie de pocker, une sorte de trente-et-quarante américain, où, explique-t-il, on peut tricher sans parfaire à l’honneur ; seulement le partner, s’il vous pinçait, avait le droit de vous faire sauter la tête. On savait donc à quoi s’en tenir.

Il finit par un trait à la Marck Twaine : « Je pars tout à l’heure sur le The Mammouth qui m’emporte au lac supérieur à 300 lieues d’ici. Et je suis déjà à 200 lieues de New-York. Que la terre est petite ! Avec l’aimable compagnie qui est la mienne, j’espère bien que l’on pillera le bateau et que nous mangerons le capitaine. »



XIX

Cependant la vie matérielle du grand artiste, parmi tant de témoignages d’un art exceptionnel, devait demeurer longtemps inquiète et difficile. Il comptait des amis passionnés ; il en comptait d’autres qui, à gros intérêts, s’offraient à jouer auprès de lui le rôle de providences secourables, à l’heure sombre des échéances et du terme. Son œuvre pendant vingt ans fut la proie de rapaces sournois et diligents qui, moyennant de louches trafics, lui enlevaient à mesure des dessins et des états de ses plus belles pièces.

Toute une juiverie de Shylocks, en le rémunérant de quelques louis intermittents, s’appâta des morceaux de sa chair spirituelle. Lui, prodigue de son génie comme de son cœur et de tout, consentait à leur véreuse industrie et donnait sans compter. Il y eut ainsi toute une part de son labeur et de son existence qui s’en alla aux crocs des exploiteurs. Il fut vraiment l’Enfant prodigue de sa propre destinée ; à poignées il la semait par toutes les routes du caprice et de l’aventure, munificent comme un grand seigneur qui ne doit pas arriver au bout de ses trésors et dénué parfois jusqu’à la besace.

Rops ne pouvait résister au don de lui-même ; il se donnait à la vie telle qu’elle lui venait ; il donna des morceaux de son art, non seulement à ceux qui les lui payaient, mais à tous ceux qui lui en demandaient et même ne lui en demandaient pas. Que d’histoires de modèles qu’il désintéressait par l’offre d’un dessin, d’amies pour lesquelles il gravait des lettrines, des têtes de lettres, des devises, des attributs, de légères et galantes armoiries guirlandées de vols d’amour et de papillons sous des cœurs de roses épanouies comme des lèvres ! Tout le monde ambitionna ses menus et en obtint. Il dépensa la plus spirituelle fantaisie en dessins de firmes, d’enseignes, d’estampilles. Il multiplia les frontispices et ce qu’il appela les culispices. Il fut l’inépuisable vigne qu’à menus et à gros coups de bec, les moinelles grignoteuses et les grands merles pilleurs s’en donnaient à cœur joie de grappiller. Le grand Fely fermait les yeux et souriait comme le faune butiné par les baisers de la bacchante.

Tous ni toutes n’eurent pas la piété du beau trophée qui se garde en reconnaissance d’un aimable abandon. Les mains s’ouvrirent, les écrins se vidèrent et par le monde se colportèrent des essais de « collections complètes » qui d’ailleurs ne furent presque toujours que des commencements. La vente naturellement se ressentait de la dispersion de l’œuvre.

À la bourse des valeurs d’art, l’artiste avait une cote irrégulière. On savait que ses prix dépendaient de la circonstance. Même les collectionneurs sérieux,


LA PIERREUSE.



les fervents de son art n’osaient se risquer et comme les autres attendaient tout de l’aubaine. En 1886, on avait encore des épreuves pour cent sous. Un peu plus tard l’éditeur Deman les lui achetait un louis pièce ; elles se vendent maintenant cinq et dix fois autant. Toute l’échelle des fluctuations tint dans l’intervalle.

Cependant les admirateurs sincères ne désespéraient pas. Il en fut un qui, d’une foi continue, proclama la beauté de cet art, concentra l’attention et finalement soumit la fortune. Erastème Ramiro en 1887 inaugura ses publications sur Félicien Rops ; un des premiers, il indiqua la merveilleuse ligne d’art de son Œuvre. À force de recherches et de patience, il clarifia ce que celui-ci, dans ses classifications, avait gardé d’obscur. Il mit l’ordre et la symétrie dans la confusion des dates, des titres et des suites. On eut soudain l’aspect d’une des existences d’artistes les plus logiques, les plus harmonieuses et les plus abondantes.

Ramiro fut le propagateur providentiel et décisif. Il mit dans les mains la clef de l’initiation véritable. Son effort fut d’autant plus admirable qu’il fut désintéressé. Le Catalogue de l’œuvre gravé se vendit mal ; l’auteur ne se rebuta pas et coup sur coup donna l’Œuvre lithographié et le Supplément où il repéra une mise à jour minutieuse. Quand, en 1905, dans la série des Études sur quelques artistes originaux, parut, avec l’Eritis similes Deo du frontispice, le Félicien Rops, celui-ci était mort : mais comme en un riche coffret, son essence spirituelle y revivait, indéfectible, pour les postérités.

Rops ne devint une affaire pour les autres qu’après 1890. C’est alors que la concentration s’opère ; son Œuvre tâche à se fixer, mais déjà la spéculation avait singulièrement fatigué les cuivres. Eugène Rodrigues (Ramiro), du moins, connut encore les belles épreuves et ce qu’on pouvait appeler la virginité de l’art de Rops avant les déchets. Il réunit deux collections qu’il repassa à Deman et que celui-ci vendit partiellement ensuite. Deman, du reste, depuis 1882, n’avait cessé d’acheter à mesure, souvent à l’artiste, même ses meilleurs tirages, ses aquarelles et nombre de dessins de sa grande époque : il sut réunir ainsi près de 400 originaux à la fois. De son côté, Maurice Bonvoisin (Mars), qui les avait devancés tous deux, posséda, en nombre considérable, des états précieux et des variantes d’épreuves rares. Particulièrement les pièces antérieures à 1880 mirent sa collection très en valeur et constituèrent une documentation inestimable, s’il n’eut pas toujours dans ses choix le goût sûr d’un Rodrigues ou d’un Deman. C’est encore, parmi l’élite des acquéreurs, MM. Le Barbier de Tinan, Delafosse, Henri Saffrey (Paris), Schuk (Marseille), Lord Carnarvon (Londres), et en Belgique MM. Olin, Picard et Francotte.

Depuis lors, la hausse ne s’arrêta plus : même les petites pièces eurent leur prix ; et Rops connut enfin cette stabilité de la vente qui toujours l’avait déçu. Sa grande production, du reste, virtuellement se clôt vers cette époque ; il ne renonce pas au travail, mais il ne donne plus rien d’aussi parfait que ce qui constitue sa grande manière, les Diaboliques et les Sataniques entre autres. En 1893, il écrit : « Les Baisers morts seront ou plutôt sont mon dernier frontispice. » Et c’est en 1895 qu’il fait ses dernières pointes sèches (la Muse de Rops pour le Supplément de Ramiro et la Centauresse). Il est allé au fond de l’amour de son art ; il a épuisé toutes les sensations de l’eau-forte et celles-ci ne dépassent pas pour lui l’âge de sa maturité. La fièvre d’inconnu qui avait toujours été son tourment et sa jouissance, le travail du cuivre ne la lui donne plus. L’intellectualité l’emporte alors sur les sensualités du doigté et du beau métier manuel : une plus âpre soif le possède et il fait ses grandes figures de vie éternelle. Son existence à ce moment s’est canalisée : de calmes et splendides affections finalement ont eu raison de ce cœur un peu sauvage et resté primitif dans son effrénement de civilisation morbide.

Le culte d’art et d’amitié qu’Armand Rassenfosse garda toujours pour le grand séducteur fut partagé par tous ceux qui le connurent un peu


Dernière Maya.



intimement. Nys, son « pressier » fidèle, me disait ce mot charmant : « Je l’aimais comme on aime une maîtresse et j’aurais su qu’il me trompait, je l’aurais aimé tout de même. » Leur compagnonnage dura tout le temps que Rops fit de l’eau-forte. Nys pour lui fut un auxiliaire et un confident. Ensemble ils essayaient des secrets de tirage, tous deux mystérieux et sûrs l’un de l’autre, jusqu’au moment où Nys apprenait que son terrible ami avait ébruité en divers sens le mystère qu’ils s’étaient juré de garder. Nys, du reste, toujours oubliait, d’une foi douce et tenace.

« Malheureusement M. Rops devenait toujours plus difficile, m’écrivit un jour cet excellent homme avec un accent de vieille amitié candide, quand moi, par tous les moyens possibles et impossibles, je cherchais à le rendre heureux. Aussi une fois m’inspirai-je d’un truc de Félix Buhot qui, pour les épreuves, m’apportait du vieux papier trempé dans de l’essence de térébenthine : vous savez que celle-ci sert à vider les planches quand on a fini d’imprimer. Je tirais donc sur son papier, mais en m’avisant d’utiliser, au lieu de la térébenthine, une eau de cendres de charbon de bois brûlé comme on faisait sous Louis XIV. Le papier, malgré tout, laissant à désirer, je pris pour M. Rops du papier Creswick qui est du papier jaunâtre Watman ; je le badigeonnais légèrement avec un blaireau trempé dans de l’essence de lavande et ensuite je le passais à la presse et donnais le tour de roue. J’avais ainsi tout ce que l’impression peut donner : M. Rops en était très content. »

Nys fut une sorte de famulus pour le maître, comme le Wagner de Gœthe le fut pour Faust. Il avait tiré, parmi ses pages difficiles, l’Incantation, le Semeur de Paraboles, les Cythères parisiennes, le frontispice de la Jeune France, celui des Chansons de Collé, Ma fille, M. Cabanel ! la Dame au Cochon, le Coup de la Jarretière, le Vieux Faune, Femme lascive, Mors Syphilitica, Satan semant l’ivraie, la Dame au Carcel, cet extraordinaire ragoût, Celle qui fait celle


La Foire aux amours.



qui lit Musset, la Foire aux amours, la Tentation de saint Antoine, l’Experte en dentelles, le Grand Sphinx, Peuple, etc.

Quelquefois Nys arrivait imprimer sur la presse de l’atelier de la place Boieldieu. On chômait rarement ; surtout les jours où l’amateur donnait, il fallait abattre ses dix heures de travail. Mais, malgré la consigne, il venait toujours des visites. Alors c’était le mouvement et l’adulation d’une petite cour autour du maître. Nys vit ainsi défiler tout un Paris de célébrités, d’esprit et de beauté. C’étaient aussi des élèves, des débutants avec leurs cartons sous le bras, desquels ils sortaient des épreuves. Rops ne demandait qu’à causer ; tout s’oubliait à l’écouter parler son art. Lui-même, un peu grisé par ses paroles, oubliait l’heure s’envolant en fumées de cigarettes.

Ensuite il fallait récupérer le temps perdu. La presse gémissait, Rops se remettait à son procédé pour ses morsures de fond, à la fois légères et brillantes, dessinant sur ses vernis mous ou retouchant au crayon noir, à la couleur, à l’estompe, à la gomme les épreuves d’après les photogravures que lui faisaient Dujardin et Evely. On avait ainsi des épreuves d’états expressives comme de la peinture. Ce fut vers ce temps aussi qu’il innova ses plaques d’ivoire : il en fit trois qui ne furent que de petites études et donnèrent un résultat flou. Comme, en outre, il avait imaginé un procédé d’argentoyure, on s’amusait à le regarder travailler sur le cuivre ainsi métallisé, avec le petit point brillant de l’argent reflété dans son œil. Afin d’obtenir une forte tangente visuelle et de pouvoir ainsi graver plus sûrement les petits travaux, il portait la plaque claire près de la fenêtre et, la tenant inclinée assez bas, d’une main sûre et sans appui il gravait. Il obtenait par ce procédé, au lieu de traits en clair sur fond noir, des forces de valeur sur fond clair.

Le vernis mou, mort avec Marvy, ressuscita vraiment à travers la passion dont, entre 1875 et 1881, Rops commença à s’éprendre d’une cuisine onctueuse, chaude et nourrie. « Enfin je m’y suis mis, dit-il à Hannon à propos du frontispice des Rimes de joie, et je ferais du vernis mou sur un trottoir ». Son habileté, en effet, ne tarda pas à y être considérable, et son âme de peintre y trouva des joies que le travail de l’eau-forte ne lui avait pas données à un même degré. Il a alors des heures confiantes où il s’abandonne, où il prend foi en lui-même, où il croit qu’il va « pouvoir faire enfin quelque chose ». Il se sent plus près du génie de sa race et de son propre génie. On pourrait dire qu’à ce moment il ne dessine plus, mais qu’il peint. Ce qu’il n’a pu faire autrefois avec le pinceau et le couteau, il le fait à travers les libres, souples et grasses manœuvres d’un procédé manié comme de la couleur et de la brosse. Ses vernis mous ont l’accent, le volume et le fond des huiles d’un tableau.

En 1887, il écrit pour la Notice que le maître imprimeur Auguste Delâtre publia sous le titre Eau-forte, Pointe sèche et Vernis mou, une lettre datée de la Roche-Noire, par Moulin-Galant, et dans laquelle, à la prière de l’auteur, il énonce ses procédés. C’est là un précieux document et naturellement le plus renseigné qui existe sur ses alchimies.

Les dernières ardeurs de son feu pour l’eau-forte simple s’en vont à travers l’amour nouveau qui, avec son visage d’inconnu, lui propose la joyeuse aventure. Il s’y abandonne désormais de toute sa seconde jeunesse qui sera aussi la fin de sa vie.

Aux Œuvres badines de Grécourt, aux Folies bergères, au Riddyck, à La vieille gouge, à l’Amante du Christ, à l’Initiation sentimentale, au Vice suprême, au frontispice pour Mallarmé, aux Masques modernes de Champsaur, aux Notes d’un Vagabond de l’ami Dom se sont ajoutés, parmi cent autres, la Messagère du Diable, le Médecin des fièvres, Venus milita, le Vieux Faune, le Coup de la jarretière, la Pudeur de Sodome, Messaline, la Dame au Carcel, la Cantinière des pilotes, la Dame au cochon (Pornocratès), les dix vernis mous des Diaboliques et les cinq des Sataniques. La Muse de Rops qu’il fait pour le catalogue de Ramiro et qui servira de frontispice au numéro de La Plume consacré à son œuvre, la belle muse plastique au visage sensuel sous son large chapeau à plumes, avec la grasse chair de péché de son corps nu détaché en valeur sur un manteau moelleux, la jambe haut jarretée d’une bouffette, va devenir comme la musagète de la théorie.

Ce numéro de La Plume (1896), généreux, nourri, et qui le montre aux différents âges de son génie, fut une contribution éclatante à sa gloire. On put l’y suivre comme à travers un raccourci de son immense production. Il y apparut l’homme des grandes lithos de la période des Trappistes, de la Peine de Mort, des Diables froids, de l’Ordre règne à Varsovie, de la Vieille garde, le dessinateur de la Buveuse d’absinthe et d’Innocence, le frontispicier de l’Initiation sentimentale, du Vice suprême, des Épaves, des Baisers morts, le peintre de la Vieille Anversoise, de la Messaline, de la Toilette, de la Femme au canapé, de la Tentation, de la Femme au cochon. Il y apparaît surtout le casuiste de la démonialité passionnelle, le créateur d’une apocalypse de la bête, et par surcroît un prodigieux ensorcelé d’art.

Un peu de son extrême notoriété finale lui vint des jugements qui firent de la livraison une sorte de manuel ropsique. Huysmans, sous le titre : l’Œuvre érotique de Rops, y écrivit une étude coruscante et médullaire. Pradelle y parla du Rops naturiste et féministe, « entré bravement dans la fournaise, les cycles étourdissants de l’Enfer, là où l’Inquisition de la Bête allume ses fourneaux, attise le feu grégeois de la concupiscence et fait hurler d’amour les Sainte Thérèse de la chair ». Péladan osa dire : « Devant le nu, Rops, comme Michel-Ange, est chaste. » Et ailleurs : « Il a restauré la grande figure de Satan… » Eugène Demolder, en un portrait vivant de l’homme, répétait son


Pudeur de Sodome.



mot : « Je n’ai qu’une qualité : un idéal mépris du public. » Champsaur appela son œuvre « le missel du diable ». Henri Detouche qualifia l’artiste « d’ouvrier d’éternité ». Des études encore de Rodrigues, Uzanne, Mirbeau, Maillard, Pica, Zilcken, Alexandre et un Rops intime, où le maître lui-même raconte comment un providentiel notaire lui fournit les moyens d’acheter sa maison de la Demi-Lune achevèrent de fixer ses traits essentiels.

Rops eut à un degré inégalé la science de la femme et de tout ce qui se rapporte à la femme. Il les connaissait toutes, aussi bien « celles qui ont le gouffre » comme il disait, que les autres, encore à l’éveil du sexe, comme l’exquise petite Ève de Bonne volonté, d’Innocence, de Ma fille, M. Cabanel, de Nubilité. Sur la structure de la femme, le mécanisme de ses grâces et ses différenciations ethniques, il discourait d’une précision rigoureuse. Il pouvait suivre les origines et la croissance de la notion de la beauté en ses graduations à travers les âges jusqu’à l’efflorescence et l’épanouissement de l’apogée qui pour lui était la jolie femme contemporaine. Il aimait dire qu’en aucun temps la femme n’avait été plus absolument désirable, l’accent moderne de la beauté comportant un rythme intérieur qui lui semblait autrement intéressant que le simple rythme plastique. Cependant il n’admettait pas que la femme, l’être morbide, passionnel, tout en nerfs et en sensualité, avec ses dessous d’âme, de corps et de toilette, pût exister en dehors de Paris. Une seule femme, à son gré, savait s’habiller d’une grâce aussi redoutable qu’elle se déshabillait : c’était la Parisienne. Elle lui apparaissait aussi plus fine, plus flexible, plus dépouillée de l’appareil lourd de la chair en son volume réduit de tissus et de graisse qui finissait par ne peser plus que le poids de ses cheveux, de ses robes et de ses plumes. Rodin, justement, pour ne l’avoir point traitée en « femme à statues » et, d’une caresse d’art et d’amour où le statuaire mettait son génie à s’oublier, lui avoir donné la matière


Nubilité.



immatérielle, s’imposait comme le parfait génie de la féminéité moderne.

Il était curieux, au surplus, d’entendre ce wallon-flamand, à qui parfois les Parisiens reprochaient ses musculatures trop saillantes sous des peaux trop remplies, dénoncer la suprématie latine de la gorge, cette fleur vive de la beauté féminine, sur le Nord. « Regarde bien, me disait-il : chez la Parisienne, le sein est haut, petit, près des aisselles, comme désanimalisé par cette loi de la vie supérieure qui fait remonter la race affinée vers les centres cérébraux. Chez elle, presque pas de ventre ni de jambes, tandis que chez la femme du Nord et notamment chez nous, en Belgique, où le ventre et les jambes sont volumineux selon la vieille tradition de Rubens, le sein est bas, pesant et gros, avec des aréoles trop charnues. » Il dissertait pareillement sur le dessin des hanches, le volume du bassin et la qualité des attaches, qu’il ne jugeait parfaits que chez la femme de Paris. Il partait de là pour discourir de la toilette, chapeaux, coiffures, robes et dessous avec l’art consommé d’un Paquin, d’un Doucet et d’un Worth. C’était, après tout, son art à lui-même qu’il détaillait ainsi, jugeant que la femme est aussi bien dans le pli d’une jupe et le choix d’une nuance que dans le rythme de son anatomie générale. Des dames du monde le consultaient comme un maître des élégances : il était avec elles réservé, charmant, d’une grâce galante et spirituelle.


XX

On ne peut dire que ses types de femmes soient très nombreux : des modèles lui en fournirent les traits essentiels ; mais il les achevait d’après le modèle qu’il portait en lui-même. Comme la plupart des artistes absolus, il ne copiait pas la nature et lui demandait plutôt des indications qu’il rapportait au type idéal et idiosyncrasique. « La nature, disait-il, ne donne jamais de modèle complet. Les déesses furent des parties de belles femmes rapportées et juxtaposées : il n’existe ni une Vénus ni une Victoire. C’est un article que le bon Dieu ne tient pas. Le génie d’un grand artiste seul peut en mettre sur pied le détail en prenant à celle-ci ses reins et sa gorge, à celle-là ses bras et ses jambes et en rassemblant le tout d’après un dessin logique et harmonieux. »

Et ce qu’il disait, il le faisait pour lui-même. Il retira un jour du tiroir de sa table une suite de dessins poussés, représentant des seins, des jambes, des bouts de nuques et une merveilleuse petite main gantée tenant un éventail. « Tu vois, me dit-il en riant, je suis Jack l’éventreur : je coupe des femmes en morceaux. » Quelquefois aussi, c’étaient des griffonnis sur le cuivre, petites pointes sèches déliées comme des fils de lin et desquelles se levait en abrégé le trésor des multiples beautés de l’être sexuel. Un protoplasme d’art dormait là en réserve pour des constructions d’images. Comme sa mémoire était prodigieuse, il savait toujours où trouver les éléments dont il avait besoin pour se repérer. Il en obtenait la cohérence par de patients ajustages et des soudures qui lui prenaient souvent des semaines. Le caractère, le jeu de l’arabesque, l’intensité de l’expression surtout le requéraient. Il lui eût été impossible, au surplus, de mettre d’aplomb, au moyen de ce dessin en parafe qu’ont les jolies mains faciles, « une petite femme à la Grévin », comme il le disait lui-même.

Rops constamment visa à la simplification et par là à ce style large qui, chez lui, s’accommodait si étonnamment du chiffonné et de l’animation de la vie moderne. Il utilisait, pour y atteindre, un procédé qui fut aussi celui de Puvis de Chavannes. Par-dessus les linéaments brouillés de la notation initiale, il posait un papier calque où il resserrait et massait la forme essentielle ; puis ce calque à son tour était décalqué. Il lui arrivait de recommencer ainsi plusieurs fois jusqu’à ce que le dessin, sorti enfin de ses limbes successifs, eût l’adéquation souhaitée. Ce n’est qu’après ces graduelles poussées qu’il opérait enfin le report sur le cuivre ou le papier. Tandis que pétillait la braise intérieure, attisée de génie et de folie, la main, comme en une parade d’escrime, demeurait calme, pointant l’outil et fouillant le point vulnérable par où la nature à la longue se rendait.

Le nombre des préparations de Rops fut infini ; elles s’amoncelaient dans ses portefeuilles et ses tiroirs en attendant l’heure d’être reprises. Parfois l’heure n’arrivait que dix ans après : il les retirait alors des petites « morgues » où elles étaient restées ensevelies, les mettait au calque avec la pensée de les utiliser, en obtenait la grâce d’un trait ou l’esprit d’un contour qui à tout autre eût paru négligeable.

Pendant les sept dernières années de sa vie, on peut dire qu’il vécut surtout sur ce fond. Ce fut comme une épargne qui se trouva à point pour


Croquis.



aider à la veine ralentie. Dujardin ou Evely s’employait à obtenir d’après l’original un bon photo sur un cuivre préparé. L’artiste ensuite procédait comme pour l’eau-forte, prolongeant ou précipitant le bain, et à chaque épreuve comme pour des états, retouchant, nourrissant, grattant, mettant des accents de crayon, de pastel, de gouache, comme il l’entendait. Rien de plus savoureux comme cuisine : on avait ainsi le mordant à la fois de la gravure et l’onction du morceau peint, avec des effrités de crayon, des gras de touche, des encres d’empâtement, des porosités de couleur à l’huile et tout le feu triomphant des deux métiers réunis. « Pourquoi me donner un mal inutile, puisque le procédé me fournit mes dessous et qu’ensuite c’est moi qui donne à la planche sa vie définitive ? » C’était sa réponse quand on exprimait devant lui le regret qu’il ne fît plus d’eau-forte pure.

Rops, qui avait été l’ouvrier magnifique de sa renaissance, sembla vouloir l’entraîner avec lui dans sa propre disparition prochaine. De toute manière, il la laissa mutilée, frappée au cœur, et presque méconnaissable, sous les altérations que devait lui faire subir un art mitigé d’industrie. Le doigté léger, la fleur d’improvisation firent place à des aspects estompés de fusain, à des approximations onctueuses de peinture en pleine pâte. Mais Rops ne fut-il pas toujours un peintre, qui seulement avait changé de métier, et ce qu’on perdit avec l’aquafortiste des vives, claires et nerveuses morsures de sa manière première, ne le regagna-t-on pas avec cette modalité nouvelle qui créait un genre et fut tout un art sous une pareille main ?


XXI


À travers le grand labeur et l’usure de la vie, Rops longtemps avait gardé un air de jeunesse éternisée. À quelqu’un qui s’étonnait, Théodore Hannon un jour lui entendit répondre de son rire narquois : « Cinquante ans d’inconduite, mon cher ! » Il garda le vertige de la vie par delà les limites de l’âge : à bien près de soixante ans, on la sent mousser encore, comme un vin nouveau, dans son mot charmant au doux et tranquille Rassenfosse : « Je suis ivre de jeunesse. » Et il ajoutait : « Si jamais tu vieillissais, je prendrais des amis plus jeunes que toi et t’abandonnerais. » Parfois il lui écrivait : « J’ai le désir de voir ta bonne figure calme. Viens passer un jour. » Et il le gardait deux semaines.

Son cœur lui valut de sûres et durables affections, modelées sur celles où il se donnait lui-même. Cependant elles ne lui suffisaient pas toujours. Par un don et un besoin d’illusion, il s’était créé un monde d’amitiés chimériques et qui demeurèrent après lui, comme des formes vivantes, quand elles n’étaient que le brillant mensonge de la plus active imagination.

Les lettres qu’il écrit à tous ces amis, fictifs ou réels, sont le calendrier vivant à travers lequel on peut le suivre et dont les dates sont pour lui marquées de croix blanches ou noires. Quand c’est le tour des croix noires, le masque lui tombe des joues et parfois on a l’impression d’une amertume profonde. Ses périodes de découragement, d’ailleurs, sont nombreuses. La vieille gaîté, celle de la « Battle for the life », comme il disait si joyeusement à Liesse, alors l’abandonne. Il a le sentiment qu’il n’a rien fait et que peut-être il ne fera jamais rien. « Je suis une brute. Il faut que je me renouvelle entièrement ou je suis fichu. Besoin de changement de carapace, comme les crustacés… Il va falloir encore chercher, lutter pour tâcher de bien faire, et rien n’arrivera encore. » (En 1884).

Il a relu les lettres de Flaubert et il s’écrie : « J’ai passé par tout cela et je connais, plus qu’artiste au monde, ces affres et ces colletages avec les fœtus monstrueux des créations qui ne peuvent prendre vie. »

Et ce cri admirable : « Je ne sais ce qui adviendra de moi, et de cette œuvre ratée qui est mienne. Mais je sais que je suis une probité artistique et que, même en faisant mal, j’ai essayé de faire bien. »

En 1886, il se plaint à l’ami fidèle, à Fr. Taelemans. « J’ai été éprouvé gravement ; j’ai été pris d’un accès de diabète phosphoreux. » Cependant il lui annonce qu’il travaille aux Châtiments : peut-être l’espéra-t-il.

On sent sa force entamée ; une défaillance fait osciller sa tête entre ses épaules. Quelque chose a passé qui ne s’en ira plus. En 1891, on l’envoie au Midi : les médecins ont exigé le repos, l’oubli du labeur acharné, le retour au lait de nature. Quand il revient, il parle de la « fièvre étrange qui ne le quitte plus » et lui donne des transports au cerveau comme s’il dût perdre la raison. « Pour moi, tout cela, c’est la fin de la « crise », de cette terrible crise « artistique » que je traverse depuis l’année dernière. La crise dont est mort mon pauvre maître et ami Fromentin. Plus heureux que lui, j’en reviens ! Mais je sens que je reviens de loin. Que voulez-vous, mon bon Rassenfosse, on est un artiste ordinaire ou quelque chose de plus, et pour passer par cette porte qui mène au « quelque chose de plus » et qui est gardée, comme par les fièvres, par des enchanteurs et des monstres, il faut livrer au seuil de grands combats. Je suis resté au seuil, mais il faudra bien l’enfoncer cependant, cette porte. »

Considérez pourtant que son œuvre, à cette époque, comptait un peu plus de 700 pièces gravées, environ 200 lithographies et une centaine de toiles et d’esquisses. Considérez que, rien qu’en frontispices, il y a, à l’eau-forte, à la pointe sèche, au vernis mou et à tous les procédés qu’utilisa son inlassable curiosité, cinquante-six morceaux d’un art filigrané, gras, coloré, mordant, nerveux, l’art le plus inventif, le plus cérébral et le plus élevé au sens du style et de la probité. Considérez qu’il avait fait la Buveuse d’absinthe, La Tentation de saint Antoine, L’Attrapade, Pornocratès, La Cantinière des pilotes, La mort au bal, La Vengeance d’une femme, La pudeur de Sodome, La Dentellière, les neuf grands dessins des Diaboliques et les cinq planches des Sataniques. Considérez qu’il existe parmi tout cela une trentaine au moins des plus éclatants chefs-d’œuvre d’un siècle et des siècles. Considérez enfin que c’est bien là l’œuvre fulgurant d’un génie comme il n’en fut point avant lui. Et relisez alors la désolante fin de lettre : « Je suis resté au seuil, mais il faudra bien l’enfoncer, cette porte. »

Il a vécu toutes les voluptés et toutes les affres de l’humanité qu’il s’était choisie ; et à cette heure tragique de doute traversé d’un suprême espoir, il sanglote, il tend les bras, il pousse vers le ciel le cri des héros torturés. Quel fut donc le rêve de beauté et d’art d’un tel homme pour que, l’ayant enfoncée cent fois, cette porte idéale qu’il voit encore et malgré tout se dresser entre sa chimère et lui, il espère d’une dernière poussée des épaules la renverser !

Mais la mort continue à le tâter, ne sachant encore où frapper cette maturité puissante et qui se retient d’un si volontaire effort. Ah ! certes, la sinistre rôdeuse qu’il avait si rudement bafouée, sous les travestis ridicules et les funèbres oripeaux où il la parait d’un air piteux et grimaçant de locasson et de louche entremetteuse, dut ressentir quelque joie à le voir entamé en sa vitalité de belle vigne rouge, par les graduelles décompositions qui frappent aux sens et aux moelles les prodigues comme celui-là. Une ou deux fois le jour, ses yeux se troublent et l’obligent à rester « les yeux demi-fermés pendant une heure ». Son cœur à son tour se prend. La mort est désormais en lui comme elle était déjà dans son œuvre. Il ne peut remuer ses portefeuilles sans la voir, avec ses orbites vides et son rire aux dents, se dresser comme les squelettes que le moyen âge plaçait aux angles de ses tombeaux. Sa devise, c’est encore elle sous le bonnet de la folie avec la banderole Aultre estre ne veulx ; elle porte la marotte et elle est bien, en effet, sa marotte à lui qui ne cessait de la défier et la tenait, comme une femme, couchée dans son lit.

« Ah ! ce cœur a bien le droit d’être malade, écrit-il le 12 novembre 1894. Depuis soixante ans, il tressaille à toutes les émotions comme une harpe éolienne et ce qui le tue, c’est que ce n’est pas fini ! » Son émotivité est vive


Semeur d’ivraie.



et va jusqu’aux larmes : il pense à l’amitié, au passé, aux torts qu’il eut parfois envers les autres. Il parle souvent de sa famille, de celle aussi qui est sous la terre, « la brave et honnête famille de sa mère qu’il aimait mieux que tout. » C’est toute une humanité séculaire qui se réveille autour de lui. « Bonnes gens, nobles et grands caractères dans leur simplicité et dont les bonnes figures me restent dans l’esprit et dans le cœur. »

Il aspire à vivre dix ans encore. « Il me faut ces dix ans pour mettre en lumière les belles imaginations que je sens danser en ma cervelle. Je travaille trop. Serait-ce comme un pressentiment de ma fin prochaine ? » C’est le cri de tous les grands intellectuels, et il lutte, il se ramasse. « Je n’ai pas la croyance à une complète guérison, car je me sens atteint aux sources mêmes de la vie, mais je pense, qui sait ? Vivre encore quelque temps peut-être, et, en me soignant bien, prolonger cette vie à laquelle je demande encore la possibilité de faire quelque œuvre méritante. »

En 1892, il lui survient un accident ; il écrit à Liesse : « Tu sais que je n’aime pas à geindre, mais j’ai passé un mois et demi atroce… J’ai cru perdre la vue. En gravant, je me suis flanqué du bichlorate de potasse dans l’œil et, sans Camuset, je crois que je devenais aveugle comme Homère, car je ne voyais plus rien de l’un ou de l’autre œil, ce qui me paraît remplir les conditions d’une bonne cécité… Enfin cela est parti : j’ai pu revoir les beaux verts bouleaux des grands rochers à Montigny. »

Il se remet au travail ; il grave deux frontispices, celui des Baisers morts pour le livre de Verola qui « a failli me donner à nouveau une congestion à l’œil », et l’autre pour la plaquette de Jean de Tinan, Un document sur l’impuissance d’aimer. Et puis ce sera tout : l’outil à jamais lui tombera de la main.



XXII


Avec mélancolie, Rops voit arriver l’automne de 1894, « qui lui fait trop penser aux amis absents. C’est qu’en novembre c’était la rentrée ». On dressait la table, on allumait les lampes ; on éventrait, pour en semer les bouquets sur la nappe, les bourriches fleuries rapportées des jardins saccagés, un peu partout. Quelquefois il fallait mettre une rallonge à la table et c’étaient « Filleau, le bon docteur, qui commençait toujours par raconter les dernières âneries des officiels savants, Camuset et ses Sonnets du docteur, Clapisson, le premier décoré de nous tous, mais, lui, pour faits de guerre, Carlier et Louis Dubois envoyés par la Belgique pour soutenir la réputation de bonne beuverie du pays qui les vit naître, Louis Artan qui était déjà le grand peintre qu’il a toujours été, Schaunard, l’illustre Schaunard de Murger, un ancêtre… Puis encore, précédé de la fanfare de son rire et de son inaltérable joie, Armand Gouzien, rapportant dans ses poches des chansons faites là-bas, pendant les vacances…, le typographe Malassis…, souriant comme Voltaire, impavide, préparant ses dernières belles éditions, avec le mot faisant balle, un des derniers spirituels qui aient eu de l’esprit…, le sculpteur Godewski et sa femme, cette délicieuse, exquise et savante Mathilde Godewska dont le souvenir chante éternellement dans le cœur et la tête de ceux qui l’ont connue. Et ils sont tous partis pour le pays du rêve. » Tout un cimetière de petits tertres sous lesquels l’un après l’autre, étaient allés dormir Mathilde Godewska, Schaunard, Malassis, Filleau, Camuset, Clapisson, Dubois, Gouzien ! En 1895, c’est le tour d’Alfred Verwée, l’âme splendide des Flandres. Et il écrit : « Cela me fait grand’peine. C’était le dernier de la pléiade Dubois, Rops, Artan, le plus solide et le moins souple, mais celui qui gardait le mieux les primordiales qualités de la race… Ils vont vite, ceux de Burger ! »

Cependant il ne perd pas courage. « Il va falloir se retaper moralement et physiquement » écrit-il vers la même date. Il lui vient alors une belle vaillance souriante devant les embûches de celle qu’il sent rôder autour de lui. Il la brave comme au temps où, d’une si terrible ironie, il la regardait danser son menuet de ridicule squelette à falbalas. Pour un peu, il lui offrirait d’être son cavalier.

Peut-être on le sent qui s’en occupe trop : elle le frôle, elle le touche, elle l’essaie ; à chaque pas qu’il fait, elle en fait un avec lui. Elle est l’ombre qui, à ses côtés, s’engraisse de sa vie.

J’ai le souvenir d’une fête où, l’une des dernières fois, il apparut le beau Rops qu’avec son adonisme fringant et son goût de donjuanisme, il eût


LA MESSAGÈRE DU DIABLE.



voulu rester jusqu’au bout. Ce fut en 1894, à l’occasion du monument que l’édilité ixelloise élevait à la grande mémoire de Charles De Coster. Il avait voulu être présent : d’un bel élan de sa vieille affection, il était venu de Paris, l’œil brillant, avec son air de jeunesse parmi les anciens de sa génération. N’était-ce pas un peu sa fête à lui-même après tout ? Ne fêtait-on pas, à travers le frère d’art et le compagnon d’armes, cet Uylenspiegel auquel leur génie à tous deux avait donné la forme des définitives résurrections ?

Au gala qui eut lieu le soir au musée de la commune, il eut vraiment sa part de l’apothéose. Sous les lumières, se pressaient en foule l’art, la beauté, les poètes. L’heure à la fois sembla promettre à l’immortalité la vie spirituelle de celui qui n’était plus et glorifier d’un hommage anticipé celui qui vivait encore. La musique, les sourires, les parfums, cette caresse d’amour qui est dans l’empressement des hommes et le murmure charmé des femmes, l’enveloppèrent. Une cour ardente et timide palpitait, battait près de son cœur qui avait tant battu. De jeunes muses, fleurs de grâce et de rythme, se balançaient, s’inclinaient sur son passage. Il put goûter l’illusion de les avoir possédées toutes une seconde. On marchait, on s’arrêtait avec lui pour le regarder et l’écouter vivre sa vie d’un dieu des âges.

Je fus moi-même touché de son calme magnétisme vital. Nulle pose : ses prunelles chaudes s’égalisaient dans une joie tranquille ; tout alliage trouble dissipé, il sembla revenu à sa propre nature, à cette nature d’homme cordial et simple qui, sous les arabesques, était foncièrement la sienne.




XXIII


Je le revis l’an d’après. Il était venu m’attendre à la gare de Corbeil avec sa voiture, une tapissière de campagne, attelée d’un gros cheval rouan. Guêtré, la cloche en paille sur les yeux, sans gilet, en veston de jardin, il avait bonne mine, gras, rougeaud, à peine grisonnant : le geste seulement s’était alenti. Il prit les rênes, cria hue ! en boule sur le siège, à la paysanne. On dut arrêter chez le boulanger : des convives, la veille, avaient vidé la huche. La provision faite, on roula d’un trait.

— Tel que tu me vois, me dit-il, je suis vigneron : j’ai ma vigne. Bon an, mal an, je me fais six à huit feuillettes de petit vin de pays : tu goûteras.

Et pointant son fouet, il énonçait à mesure :

— Moulin-Galant… Pressoir-Prompt… Demi-Lune… Chez moi !

Des roses par touffes, des arbustes, des sentiers bordés de parcs soignés, et par de là, sur une pente descendant jusqu’à l’immense coulée moirée de la Seine, un verger vigoureux, riche en abricotiers : c’était son domaine. Sur l’autre rive, en face, le versant remontait, stylisé comme un paysage de Puvis. Entre le verger et le jardin, le type étrange et pittoresque d’une habitation composite, faite d’une ancienne gare de chemin de fer changée en corps de logis et d’un vieux four à chaux transformé en atelier.

Son existence s’était arrangée là en ordonnances volontaires et libres ; s’étant voulu hors cadre, il y vivait sa vie et toute la vie à la mesure de sa conscience, sans feinte, avec droiture et franchise, comme il avait voulu son art. Le grand orageux d’autrefois s’était fait un intérieur aimable, souriant et calme d’homme de la nature.

J’ai gardé précieusement la mémoire de la chaude après-midi et du déjeuner plein de rires qui l’avait précédée. Autour de la nappe à ramages, fleurie de gros bouquets, la beauté blonde et brune de deux visages de femmes, la grâce éveillée et joueuse d’une jeune fille, celle-là même qui devait devenir la femme d’Eugène Demolder, la bonne camaraderie empressée et spirituelle de Henry Detouche, qui venait d’écrire les Propos d’un peintre, s’accordaient avec le charme vermeil de l’heure. Par la porte ouverte, en clartés et en odeurs, entrait tout le jardin. D’ardentes guêpes faisaient saigner dans les corbeilles la plaie des fruits d’or. Ce fut vraiment, sous l’août triomphant, la fête de la sympathie et de l’été.

Lui buvait, riait, se laissait vivre : une âme apaisée flottait aux sensibles lumières moites de ses prunelles. Il nous conta l’histoire de son « gourbi », la rencontre du notaire providentiel, l’achat de la Demi-Lune. Il parla de son art aussi : il avait toujours sa même voix de gorge, grasseyée et brusque. Mais quelquefois le mot se dérobait à sa recherche : il fallait l’aider. Alors une petite ombre passait, légère, vite dissipée dans la clarté égale, tranquille et sérieuse de sa vie. Comme là-bas, à Bruxelles, dans le soir de musique et de gloire, je restais frappé de sa bonhomie, de sa résistance et de son naturel.

Quand on eut quitté la table et qu’on fut au verger, dans le vent frais du fleuve, toute sa vie, une seconde amollie à l’heure du café, remonta. Il se pendait aux branches lourdes, grimpait aux échelles, voulut nous cueillir les


Vengeance d’une femme.



beaux abricots mûrs, pour en emplir une bourriche. Merveilleusement le soir clair nous enveloppa. Il passa lui-même le licol au cheval et nous ramena à la gare où il était venu nous prendre au matin. Paris ! cria l’employé. Le train arriva, grondant et patinant sur les rails. Nous nous embrassâmes, et tandis que la vapeur m’emportait, un pressentiment, à travers l’impression de la joie, de la paix et de l’été, ne s’en allait pas tout à fait.


XXIV


Je devais le revoir une dernière fois en septembre 1896, dans la dune flamande de Knocke. La Flandre, ce jour-là, faisait à son peintre, à Alfred Verwée, la dédicace d’une stèle commémorative. De tout le pays on était venu comme à la fête du génie et de la nature. Rops encore une fois arriva de Paris : le cœur et le foie malades, il avait voyagé deux jours, par étapes. Ce fut une grosse émotion quand il se retrouva avec les vieux et les glorieux de son temps, en un dernier carré fraternel. Il n’en restait que quelques-uns : la mort avait fauché les autres. Il leur serrait les mains et les embrassait. Au dîner chez le bourgmestre, qui était aussi un peintre, il fut acclamé et pleura. Il retrouvait parfois sa verve, mais pour parler de ceux qui étaient partis. Il disait à Constantin Meunier en s’imposant le cœur :

— Vois-tu, mon vieux, ce sera bientôt mon tour.

Après le repas, on sortit rejoindre sur le pré la petite foule qui attendait, groupée devant le buste du peintre, encore recouvert. Puis une louange s’éleva, le voile fut enlevé et le bronze apparut. Alfred Verwée, l’animalier puissant, le maître des grands pacages dorés, des lourds ciels en marche et des fleuves à la grasse coulée d’étain, fut devant tous, masque de vie sensuelle et enivrée. Rops salua de la main, frémissant, toute sa jeunesse reparue aux yeux, comme deux ans plus tôt, à l’autre commémoration, celle de Charles De Coster.

Soudain des clochettes grelottèrent ; les petites vagues de sable dans la dune se couronnèrent d’un processionnement d’aumailles à petits pas paissant le gramen amer. Elles arrivèrent ainsi jusqu’à la stèle. Il sembla que d’eux-mêmes, pour célébrer leur glorieux ami, les grands bœufs roux et les génisses blanches qui lui avaient servi de modèles, eussent quitté leur étable. Ce fut la surprise et la grâce d’une pastorale : l’âme de la Flandre enveloppa le paysage.

J’étais près de Félicien Rops : il eut un long frisson ; ses narines battirent ; une rosée lui perla aux yeux. Dans la minute de bonne émotion filiale, visiblement la terre natale, fut près de son cœur. On vit bien alors tout ce qui, au contact du sol, dans l’heure émouvante, pouvait encore s’éveiller de sèves jeunes et chaudes sous la vieille écorce ravinée par les saisons.

Cependant la nature, sous tant de chocs réitérés, parut brusquement fléchir. Ses paroles cessèrent de se lier ; le foie gonfla ; tout le côté, d’un relief comme repoussé au marteau, fut projeté. On le soutint, on l’exhorta à prendre du repos ; il s’y refusa. Une sorte de bravoure et de défi le rendait héroïque devant le mal. Il ne repartit que le lendemain : il ne devait plus revenir au pays.

Le maître raffiné et corrosif, le suprême artiste des perversités de l’amour, le semeur de la graine de péché et de vie aux champs de la folie, eut la fin d’un homme de la nature. Il mourut au cœur de sa maison, comme le paysan qui attend la mort près de la fenêtre. Sentant la vie à bout, il cessa de lutter contre la Camarde qui depuis dix ans le guettait. Il aimait s’asseoir sous les arbres du jardin, dans le tourbillon musical des abeilles, regardant par les chemins glisser le soleil, les prunelles mollement


L’AMANTE DU CHRIST.



éblouies des jeux du prisme. Il demeurait là des heures, jouissant des dernières sensualités de la vie, sans rien dire, comme perdu et mi-emporté dans la ronde vertigineuse des sphères. Il ne souffrait pas : il sentait simplement se désagréger son prodigue et riche organisme comme le printemps s’en va de ses fleurs jetées à poignées et l’automne de ses fruits foulés à pleines cuves.

Il connut la mort à la fois du petit faune et du patriarche dans la fête des odeurs, des clartés et des musiques de l’août mûrissant. Il eut l’air de mourir comme en songe, d’une âme d’enfant rentrée aux limbes. Un télégramme avait pu toucher Armand Rassenfosse, en voyage. Il accourut, lui retrouva une clarté dans les yeux : leurs mains ne se disjoignirent plus, tandis qu’autour, d’ardentes et douloureuses affections de femmes, d’enfants, d’amis, sanglotaient. Un coma l’ayant pris, le grand vivant entra dans le définitif sommeil.

Un petit calendrier au mur marquait la date du 23 août 1898.


Pêcheuse d’Heyst.




TABLE DES GRAVURES HORS TEXTE



Portrait 
 
Les cartes 
 14
L’entr’acte de Minerve 
 20
Seule 
 28
La Femme au trapèze 
 32
La répétition 
 42
Femme à la fourrure assise 
 50
Les Cousines de la Colonelle 
 56
Le beau paon 
 64
Le vol et la prostitution dominant le monde 
 72
Détritus humain 
 80
Maturité 
 86
La Grève 
 94
Le massage 
 112
Curiosité malsaine 
 116
Le Miroir de la Coquetterie 
 128
L’attrapade 
 136
Un dîner d’athées 
 144
La mort au bal masqué 
 152
Derrière le rideau 
 158
Le rideau cramoisi 
 164
Le dessous des cartes d’une partie de whist 
 170
Le plus bel amour de Don Juan 
 184
La pierreuse 
 196
La messagère du diable 
 220
L’amante du Christ 
 228

TABLE DES GRAVURES DANS LE TEXTE



Paysan flamand (d’après un dessin) 
 1
Paysan wallon (d’après un dessin) 
 5
Vieille Gouge 
 7
Le flot qui l’apporta, etc. 
 11
En Ardenne. La saison des travaux 
 13
Le vieux docteur (d’après un dessin) 
 15
Le bon buveur 
 17
Le dernier des romantiques 
 19
Au beau guernadier 
 23
L’ordre règne à Varsovie 
 25
La dernière incarnation de Vautrin 
 27
Mon bourgmestre 
 30
Lecture du grimoire 
 31
Pion (croquis) 
 33
La cuisinière d’Anseremme 
 35
La Soetkin et le petit Ulenspiegel 
 37
La femme au chapeau cabriolet 
 38
Mon grand-oncle 
 39
Jean Brouette 
 41
L’affûteur 
 43
Le pendu de Levallois-Perret 
 45
Le sire de Lunay 
 47
Vieux paysan (croquis) 
 48
Moujik 
 49
Remparts 
 51
Planche des tziganes 
 53
Saint-Hubert 
 54
Passé minuit 
 55
Satisfaction 
 57
Rosaire et Rosière 
 60
L’attente 
 61
Bébé 
 62
Le catéchisme des gens mariés 
 63
Le verrou 
 64
La sirène du Pont-Royal 
 65
Cocottocratie 
 66
La Mort qui danse 
 67
Parisine 
 69
Cigogne japonaise 
 70
L’œuvre léger 
 71
Le train des Maris 
 73
L’experte en dentelle 
 75
Humanité 
 79
Servante flamande (croquis) 
 83
Impudeur 
 85
Le vieux Bibliophile 
 89
Misanthropie 
 91
La dame en noir (d’après un dessin) 
 93
Jean Vandyrendonck 
 97
La Barque 
 101
Bonne volonté 
 103
Frontispice pour les « Œuvres inutiles et nuisibles » d’après une épreuve
d’état 
 105
La Sainte Chandelle d’Arras 
 106
Le lézard japonais 
 108
Œuvres inutiles, d’après un croquis 
 109
Le Médecin du couvent 
 111
Au feu 
 113
La naissance de Vénus 
 115
Messe de Guide 
 119
Les adieux d’Auteuil 
 122
Petite sorcière 
 123
Croquis pour la foire aux amours 
 127
Parisine 
 129
Femme à la fourrure debout 
 131
Frontispice pour « les Notes d’un vagabond » 
 134
La Toilette 
 135
Metella 
 139
Folies-Bergère 
 141
Femme couchée 
 143
Gaillard d’arrière 
 146
Petite Sorcière 
 149
La Mère aux Satyrions 
 151
Hypocrisie 
 161
Le Botaniste 
 167
Mater Dolorosa 
 169
Le Christ au Vatican 
 173
Étude de déshabillé 
 175
Miroir de coquetterie 
 177
Frontispice pour les « Peintres de la Femme » 
 182
Petite liseuse 
 183
Plénipotentiaire 
 185
Femme au masque 
 187
Modernité 
 193
Jolie fille en chemise 
 195
Dernière Maya 
 199
La Foire aux amours 
 201
Pudeur de Sodome 
 205
Nubilité 
 207
Croquis 
 211
Prêtre russe 
 213
Semeur d’ivraie 
 217
Fantoche 
 219
Complaisance 
 221
L’Auscultation 
 222
Vengeance d’une femme 
 225
Fantaisie pour violoncelle 
 226
Pêcheuse d’Heyst 
 230