Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 278-281).
Quatrième partie


CHAPITRE XVI


Négociations de Dupuis. — Ce qui en arriva.
Lettre de Mme de Kerlandec.


Cependant, l’intrigant Dupuis avait tâché de servir le comte auprès de Mme de Kerlandec. Ce domestique, doué d’un esprit liant, avait réussi sans peine à gagner la confiance de sa maîtresse. Affable, populaire, ainsi que le comte me l’avait dépeinte, elle s’était bientôt accoutumée à causer avec Dupuis, parce qu’il connaissait milord Sydney. Elle lui avait fait part d’une partie des aventures auxquelles cet Anglais avait donné lieu. L’affaire de Bordeaux n’avait pas été oubliée ; il avait été nécessairement question de Robert, Dupuis, à qui son rôle était dicté, fit alors semblant de former des conjectures, et, comparant les noms, les époques… les circonstances, se trouve tout à coup — qu’il avait connu ce M. Robert… N’était-ce pas un homme de telle figure ? de tel maintien ? de tel caractère ? il avait fait ceci ? il avait été là ? C’était un fou passionnément amoureux de certaine belle… et cette belle, c’était donc Madame ; dans ce cas, Dupuis ne connaissait autre chose que l’homme en question. Cependant, ce même Robert n’était pas, comme madame le disait, un homme de rien. Il était très bon gentilhomme, titré même : Dupuis en était sûr. Comment donc ! ce M. Robert devait être très connu dans Paris, et si madame souhaitait d’en avoir des nouvelles, on se faisait fort de lui en donner sous peu, de positives… En effet, le seigneur avait été accusé de la mort d’un officier de marine, du mari de madame, par conséquent. Mais c’était pure calomnie. M. Robert s’était lavé de cette odieuse accusation ; au contraire, il avait failli d’être tué lui-même, se battant en second pour ce même officier, et contre qui ? contre le second du milord même Sydney.

Ici, Dupuis avait été interrompu. On lui avait dit que l’affaire de Bordeaux, à propos de laquelle on avait d’abord sévi contre Robert, s’était trouvée tout à coup terminée par l’autorité du ministère. Mme de Kerlandec avait ajouté qu’informée par un avis secret de la cour que Sydney s’avouait lui-même l’auteur de la mort de M. de Kerlandec, elle avait eu ses raisons pour mettre fin aux poursuites. Mais la vérité de tous ces faits était encore pour elle une énigme fort difficile à résoudre. Cependant, si c’était en effet de la main de Sydney que Kerlandec eût péri, elle paraissait regarder cette mort « comme un châtiment mérité », et les accusations contre Robert, « comme des injustices qui méritaient la réparation la plus authentique et les plus forts dédommagements ». C’était à ce point que Dupuis voulait amener sa maîtresse. — Madame, dit-il, je ne vois qu’un moyen de dédommager un homme tel que M. Robert, s’il aimait encore madame, après qu’elle aurait attiré sur lui les plus grands malheurs. — Et ce moyen, Dupuis, serait… ? — Ce serait, madame, d’épouser ce gentilhomme ; il est fait, soyez-en sûre, pour prétendre à cet honneur, d’autant plus que milord Sydney… — Que milord Sydney est un ingrat, qui s’est marié pour achever de me faire tout le mal qui dépendait de lui…

Dupuis s’était troublé ; il avait manqué d’effronterie pour soutenir avec assez de vraisemblance un mensonge dont les suites pouvaient devenir de conséquence pour lui. Mme de Kerlandec commença dès lors à se méfier de ce confident ; puis, ayant fait en secret des recherches exactes, elle découvrit bientôt que je n’étais que la maîtresse de milord Sydney ; que Dupuis avait chez moi de fréquentes habitudes, et que j’avais dans ma maison certain étranger qui, sur le portrait qu’on lui en faisait, pouvait bien être ce Robert lui-même… Elle se souvint d’avoir vu au Luxembourg un homme qui lui ressemblait beaucoup, et qui, en effet, avait paru la remarquer ; et se rappelant encore certain laquais qui l’avait suivie avec affectation jusqu’à son carrosse, il lui sembla que la livrée de ce curieux était la mienne. Ces soupçons devinrent des certitudes, lorsque, ayant congédié Dupuis, qu’elle faisait épier soigneusement, elle s’assura qu’il était rentré à mon service. Dès lors, son inquiétude et sa curiosité crûrent à l’excès, et, brûlant enfin d’être éclaircie, elle m’écrivit la lettre suivante, à l’adresse de milady Sydney, sous enveloppe à Mme Sylvina :

« Milady, la plus malheureuse des femmes, saisit, il y a quelque temps, un léger prétexte pour aller vous voir et ne vous rencontra point. Aujourd’hui, je vais au fait et vous fais part des motifs qui me faisaient désirer d’avoir l’honneur de vous entretenir. J’avais pris à mon service le nommé Dupuis, qui quittait le vôtre et qui vient d’y rentrer ; ce garçon est fort au fait de tout ce qui regarde vous, milady, milord Sydney (avec qui mon étrange destinée me fit autrefois d’intimes liaisons), et enfin un certain Robert, à qui je suis aussi dans le cas de prendre beaucoup d’intérêt. Dupuis m’a fait entrevoir bien des choses ; mais c’est de vous seule, milady, que je veux apprendre la vérité de plusieurs faits dont vous êtes immanquablement instruite. Je me flatte donc que vous ne me refuserez pas une heure d’entretien. Si, par hasard vous savez que j’ai connu milord Sydney, et sur quel pied, que cela ne soit point un obstacle à notre entrevue. Je ne suis plus faite pour avoir des prétentions, dès que vous avez des droits sacrés… Mais… non, je ne puis, dans ce moment, vous en dire davantage. Voyons-nous, milady, et si, comme je n’en doute pas, vous mettez autant de bonne foi que moi dans la conférence que nous aurons ensemble, nous ne nous quitterons pas sans être contentes l’une de l’autre. Comme je ne crains pas d’avoir des témoins quand nous nous entretiendrons, vous pourrez admettre en tiers la dame qui m’a reçue chez vous. J’attends votre réponse avec impatience, me préparant d’avance à vous apporter un esprit d’accommodement, et d’après le bien infini qu’on m’a dit de vous, milady, des dispositions sincères à beaucoup d’estime et d’attachement. Je suis, etc.

« Zéila de Kerlandec. »