Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 260-262).
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Quatrième partie


CHAPITRE IX


Comment tout allait mal cette nuit-là.


— Pourrais-je, belle dame, me dit-il, après qu’un peu de repos et quelques rafraîchissements eurent calmé mes esprits, pourrais-je, sans indiscrétion, vous demander par quelle aventure vous vous trouvez si tard et avec cette parure à la merci d’un cocher de place et d’un polisson. Permettez-moi la liberté de qualifier ainsi l’étourdi qui vous accompagnait.

Cette question me causa beaucoup d’embarras et de confusion. — Vous ne me paraissez pas faite, ajouta-t-il, pour courir la nuit dans un fiacre. Ce riche habillement, ces diamants, tant de charmes et de grâces, tout annonce que vous vous trouvez dans quelque situation extraordinaire. Vous avez sans doute quelque part une voiture, des gens. Ordonnez : mon laquais va courir et… — Non, Monsieur, ma voiture et mes gens sont à la porte du bal de l’Opéra, où j’étais moi-même, et où j’ai laissé ma compagnie. Tout ceci est la suite d’une intrigue de masque. Je n’ai pas dans ce moment l’esprit assez tranquille pour vous faire des détails, qui d’ailleurs seraient peu intéressants pour vous ; mais je vous prie, en attendant, de ne pas porter trop loin vos soupçons sur mon compte et… — Moi des soupçons, Madame ! Vous méprendriez-vous vous-même, et vous paraîtrai-je assez incivil ?

Il parlait avec distraction, les yeux fixés sur une de mes oreilles ; j’y portai ma main : la girandole manquait. Nouveau malheur ! Nous descendîmes promptement, et à l’aide d’une torche que le marquis fît allumer nous retrouvâmes dans la boue ma girandole, mais brisée : une roue avait passé dessus. J’étais désespérée de tant de disgrâces. Il ne fallait rien moins que les attentions de notre hôte pour faire diversion à mon dépit, à ma colère. Être la dupe de ce petit gredin de Belval ! avoir été sur le point de tomber entre les mains du guet, de paraître chez un commissaire ! perdre un bijou de prix, et tout cela pour m’être servie d’un maudit fiacre par le conseil d’un sot, qui ne voulait pas me laisser soupçonner qu’il fût venu au bal à pied.

Cependant je me contraignais à cause de mon aimable marquis. — Belle dame, me dit-il, je n’ai pas un carrosse à vous offrir, mais on prépare mon cabriolet, et vous me permettez de vous reconduire ? J’acceptai ; cependant j’étais un peu surprise de me voir traitée avec tant de respect et de désintéressement par un homme très jeune, qui devait être sensible et qui paraissait se connaître en beauté. — Quelle différence, disais-je en moi-même, du marquis à ce petit faquin de Belval ! Celui-ci, prétendant audacieusement à mes faveurs sans aucun titre pour les mériter, a brusqué l’événement ! il m’a eu presque malgré moi : du moins il ne m’a pas laissé le temps de réfléchir ; et ce pauvre marquis n’ose rien demander ! il ne témoigne pas même le plus léger désir, quand tout est fait pour l’enhardir, quand il pourrait impunément faire semblant de me prendre pour une de ces femmes à qui il sied mal de montrer de la rigueur, quand je suis, en un mot, en son pouvoir !… Mais c’était précisément ce qui me mettait en sûreté… En sûreté ! je dis mal ; j’avoue, de bonne foi, que j’étais fâchée d’y être. Félicia, qui venait de favoriser deux fois un jeune polisson (le marquis l’avait bien dit), Félicia, souillée par un petit coureur de cachet, était trop humiliée dans ce moment pour qu’elle eût osé jouer la dignité vis-à-vis d’un homme galant et beau qui venait de lui rendre un grand service.

Cependant rien ne me fut proposé. Le cabriolet fut prêt, nous y montâmes. Le marquis me fit voler au bal ; il allait finir. Nous ne trouvâmes plus que milord Kinston. Sylvina et le comte s’étaient fait ramener de bonne heure. Nous nous retirâmes à notre tour. J’indiquai ma demeure au marquis, le priant de venir me voir le même jour ; je désirais bien vivement que son exactitude m’assurât qu’il faisait cas de ma connaissance et qu’il désirait la cultiver.