Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 228-230).
Troisième partie


CHAPITRE XXIX


Suite de l’histoire du comte.


« On procéda contre mon père avec la dernière rigueur. Homme de grand mérite et peu courtisan, il avait de puissants ennemis ; leur nombre l’accabla. Le peu de bien qu’il avait fut confisqué. Un honnête curé eut pitié de moi, me prit dans sa maison et me donna une aussi bonne éducation que ses minces revenus pouvaient le permettre ; mais je perdis au bout de quelques années ce charitable ecclésiastique. Mon père était mort peu de temps auparavant en Russie. Je demeurai donc seul, sans biens, sans appui, forcé de saisir la première occasion que le hasard pourrait m’offrir de me procurer les moyens de subsister. J’étais encore trop jeune et trop petit pour me faire soldat. Le bon curé m’avait laissé quelques louis ; je me rendis à Lorient, où je m’embarquai pour les Indes, sans autre dessein que celui de fuir une odieuse patrie.

« Cependant, écrivant passablement et ne manquant pas d’intelligence, je me rendis nécessaire à bord, et m’étant acquitté de diverses fonctions avec succès, je gagnai l’estime et la confiance des officiers.

« Je supprime des détails inutiles. Au bout de quatre ans, je revins avec une assez bonne somme, formé, instruit, et à même de pousser ma fortune ; mais le destin devait s’y opposer : il me préparait, sous un tapis de fleurs, un piège où je devais me précipiter, pour être à jamais malheureux.

« J’étais à Brest sur le point de me rendre à Paris, avec le projet d’y placer mon argent, de faire réhabiliter, s’il était possible, la mémoire de mon père et de le venger ; de trouver, en un mot, une sorte de félicité dans la satisfaction de l’honneur consolé.

« Je vis un jour, me promenant prés de la mer, plusieurs canots ornés de banderoles et de guirlandes, portant une compagnie joyeuse de musiciens. On revenait d’une partie de plaisir dans la rade, et l’on côtoyait le rivage avant de rentrer dans le port. Je fus curieux de voir le débarquement.

« Parmi plusieurs femmes très jolies, une surtout se faisait remarquer par une beauté, par une taille, un maintien, des grâces, une physionomie qui lui donnaient l’air d’une divinité… Je fus frappé… Je m’informai d’elle ; on m’apprit qu’elle se nommait Mme  de Kerlandec, que son mari était capitaine de haut bord et devait partir le lendemain pour très longtemps. Il venait de donner cette fête pour prendre congé d’un de ses amis et se distraire un peu du chagrin de quitter une femme si belle, dont on le disait adoré.

« Adoré ! Cette dernière circonstance m’accablait ; à la sensation cruelle qu’elle me fit éprouver, je ne pus méconnaître la violence de l’amour et de la jalousie. Il me vint aussitôt à l’esprit de quitter Brest ; mais une funeste prédestination m’empêcha de prendre ce parti raisonnable, je rentrai chez moi l’âme enivrée. Un marin subalterne, avec qui j’étais intimement lié, acheva de me perdre, en m’offrant de servir la passion insensée dont je venais de le faire confident.

« Je n’avais encore rien aimé. Tout ce qu’une imagination ardente peut offrir de romanesque à un cœur neuf m’assaillait à la fois ; dans mon transport, je mettais au jour mes idées tout haut, devant mon ami. Il venait de m’échapper que rien ne coûterait, pourvu que je puisse vivre et mourir près de l’adorable Kerlandec. — Que ceux qui la servent sont heureux ! dis-je ; quelle fortune plus digne d’envie… — Quoi, Robert, interrompit mon ami (Robert était le nom que j’avais pris pendant mes voyages), quoi ! tu ne répugnerais pas à porter la livrée de Kerlandec ? — Moi, mon cher ! ah ! plût à Dieu que je pusse me flatter d’un si grand bonheur !… — D’un si grand bonheur que celui de devenir laquais de cette belle dame ? Ah ! parbleu, si tu es homme à faire cette extravagance, je me fais fort de te placer dans sa maison. Quitte-moi vite cette épée, endosse-moi ton plus mauvais habit et te prépare à me suivre. Je me suis embarqué deux fois avec M. de Kerlandec, il me veut quelque bien ; je lui dirai que tu es un de mes parents, que tu te trouves sans ressource, forcé par des raisons d’intérêt à ne pas t’éloigner du pays ; je lui demanderai qu’il te reçoive au nombre de ses domestiques, en attendant la fin de tes affaires. En un mot, je me charge de tout. Que risqué-je ? Le mari part. J’en fais autant sous peu de jours. C’est à toi de t’arranger comme tu pourras avec la dame et à tirer parti de la différence qu’il y a de M. Robert à un laquais ordinaire.

« Je manquai d’étouffer dans mes bras l’officieux pilote. Il me semblait qu’un dieu venait de parler. Il fut exact. Le hasard nous servit au delà de nos espérances. On avait réformé le même jour un laquais mutin, dont M. de Kerlandec ne prévoyait pas que sa femme pût être bien servie pendant son absence. Je pris sa place. J’avais une physionomie douce, un maintien honnête ; M. de Kerlandec lui-même pressa sa femme de m’agréer. Le lendemain, il partit. »