Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 222-225).
Troisième partie


CHAPITRE XXVII


Qui traite de je ne sais quoi.


Milord Sydney m’écrivait souvent : toujours sur le ton de l’amour, mais cependant fort occupé de notre aventurier et du portrait. Il me priait de m’informer si l’original de cette peinture existait encore ; en quel lieu ? et par quel hasard elle se trouvait entre les mains de notre infortuné. Enfin, qui il était lui-même ? Il mandait au sujet de Monrose les choses les plus flatteuses ; que ce charmant jeune homme, propre à tout et plein de bonne volonté, lui donnait toute la satisfaction imaginable ; qu’il plaisait universellement et se conduisait avec beaucoup plus de sagesse qu’on ne devait l’espérer de son âge et de la vivacité de ses passions. — Je sais, belle Félicia, m’ajoutait Sydney dans une de ses lettres, que si j’ai été assez heureux pour amuser quelques instants tes sens, ce règne usurpé sur ton printemps par mon automne doit être fini sans retour ; mais l’estime et l’amitié, ces sentiments délicieux qui confondent tous les âges ; ces fruits exquis que n’engendrent pas toujours la fleur fragile de l’amour, vont former entre nous des liens bien plus solides et non moins heureux, etc.

— Je vous entends, milord, lui répondis-je à peu près. Vous aviez besoin d’aimer, il vous a paru que je vous convenais ; mais ce portrait… certaines espérances vagues… rien de plus juste. Je vous rends à votre chimère ; puisse-t-elle faire un jour votre bonheur, personne ne le partagera plus sincèrement que moi ! Autrement, songez que je serai toujours la même. Il n’y a dans un cœur tendre qu’un espace imperceptible entre les sentiments dont vous parlez et l’amour… Vous êtes musicien, vous entendrez une comparaison musicale. Je ne suis pas un de ces instruments bernés, sur lesquels on peut moduler sans changer l’accord. Je suis montée à la convenance de tous les tons et formée précisément pour les transitions. Mais je ne me laisse toucher que par d’habiles maîtres. Vous savez, milord, qu’entre vos mains je ne fais pas cacophonie ? Vous l’éprouverez encore quand et aussi longtemps qu’il pourra vous plaire. Adieu.

Mais on va m’accabler d’injures ? me traiter de folle et d’effrontée ? Que m’importe. Je l’ai déjà dit ailleurs, mon bonheur me venge du blâme et du mépris des rigoristes, et je vais prouver… Non, ce qui prouve mieux que tous les raisonnements du monde que, sans doute, mon système est passablement bon, c’est que malgré ma légèreté, je n’ai perdu aucun de mes adorateurs. Ils sont toujours demeurés mes amis. Il est vrai que je n’ai jamais fait de mauvais choix. Je ne parle pas des songes qu’on nomme passades.

Me voici maintenant élevée, par l’amour et la volupté, à un certain rang parmi les protégées de Vénus ; mes traits et ma taille touchent au dernier degré de leur perfection, et mes talents à leur maturité, Je me vois indépendante et si je veux y consentir, propriétaire d’un bien solide qui me met pour jamais à l’abri de certaines disgrâces, dont la seule crainte doit empoisonner les plus beaux moments d’une jolie femme qui fonde ses ressources sur des charmes et sur les passions qu’ils peuvent inspirer. C’est un grand point ; car surtout pour les femmes de plaisirs, c’est l’aisance seule qui fixe le bonheur et même le mérite. Telle qui, dans une situation brillante, a de l’esprit et des manières nobles, et reçoit, pour ainsi dire, un nouveau lustre des propres effets de sa perfection, peut, après un revers de fortune ou de figure (celui-ci entraîne nécessairement le premier), elle peut, dis-je, ne se ressembler plus. L’esprit tarit, l’âme se rétrécit, des sentiments vils remplacent ceux qui la faisaient admirer dans des temps plus heureux. Écrasée enfin sous le poids de la misère et de la honte, on la voit quelquefois s’abaisser au plus dur esclavage auprès de quelque nouvelle nymphe que le caprice vient de jeter dans la carrière. Je suis compatissante. Combien de fois mon cœur n’a-t-il pas saigné de voir, à l’issue d’une petite vérole, ou de quelque chose de pis, telle femme, que tout Paris avait adorée, devenir tout à coup méconnaissable, et, dans le costume du plus bas peuple, servir quelque créature vulgaire, recruter pour celle-ci des gens sur lesquels autrefois elle n’eût pas daigné laisser tomber un regard. Loin de nous ces objets affreux. Mes yeux s’y étaient rarement arrêtés ; les bontés de Sylvina et de son époux, et la perspective de succéder un jour à leur fortune m’épargnèrent l’horreur de craindre l’indigence. Cependant je ne laissais pas de sentir combien un sort assuré devait être agréable, et sans un excès de délicatesse, où, sans doute, il entrait beaucoup d’amour-propre, j’aurais accepté tout de bon les offres de milord Sydney… Mais on verra par la suite comment mes scrupules furent levés… Je pense un peu tard que voilà sans contredit un ennuyeux chapitre ; que du moins il ne soit pas plus long.