Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 159-162).
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Troisième partie


CHAPITRE II


Dénouement tragique de l’aventure du bourbier.
Bravoure d’un Anglais et du joli jeune homme.


Les cavaliers, voyant des épées nues, s’arrêtèrent court et délibérèrent un moment s’ils s’avanceraient jusqu’à nous.

Cependant le plus déterminé, donnant l’exemple, son camarade le suivit ; ils piquèrent de notre côté, le pistolet à la main. Nous connûmes aussitôt au langage et à l’habillement de ces honnêtes gens qu’ils étaient Anglais. L’aspect des armes à feu ne laissa pas d’en imposer à nos ennemis, qui n’avaient que des sabres et des bâtons. Nous courûmes au-devant de nos défenseurs et nous nous retranchâmes derrière leurs chevaux. Le beau jeune homme, qui par bonheur parlait l’anglais, raconta en peu de mots ce qui venait d’arriver. Cependant les soldats faisaient mine de vouloir charger. Au même moment une chaise parut. C’était celle du maître des courriers ; il les avait suivis des yeux et ayant entendu du tumulte, il s’était détourné comme eux, pour venir à notre secours.

Nous vîmes à l’instant s’élancer hors de la voiture, encore roulante, un très bel homme, armé d’un large coutelas dont il frappa d’estoc et de taille avant d’avoir pris la peine de faire la moindre question. À l’instant, tous les coquins, à l’exception de celui qui s’était mis aux trousses de Thérèse, firent front et s’escrimèrent. Le beau jeune homme, à côté de notre nouveau protecteur, le secondait en héros. À peine eut-on ferraillé quelques minutes que les marauds furent hors de combat, percés, balafrés et fracassés de quatre coups de pistolet que la cavalerie venait de tirer. Le bruit de cette décharge ayant fait fuir l’agresseur de Thérèse, elle reparut sans coiffure, échevelée, les tétons à l’air et soutenant comme elle pouvait ses jupes, dont les cordons étaient coupés.

Deux des malheureux étaient sans vie. Les autres demandèrent quartier, on dédaigna de continuer à leur faire la guerre. Le brave Anglais eut même la générosité de faire visiter et bander leurs plaies par un de ses gens qui était bon chirurgien.

Tandis que d’un côté l’on prenait ce soin charitable, de l’autre, nos chevaliers secouraient Sylvina qui s’était évanouie pendant la bataille, puis on ajouta pour un moment à notre voiture les chevaux de selle de l’Anglais. Celui-ci, le beau jeune homme, un valet et notre postillon unissant leurs efforts, la berline fut tirée du bourbier. Tout commençait à être en bon ordre, lorsque notre cher Anglais sentit enfin qu’il avait lui-même une blessure. Heureusement elle était légère. Il y fit mettre ce qu’il fallait et remonta dans sa voiture. Nous reçûmes le beau jeune homme dans la nôtre, où il y avait une place, et nous nous remîmes en route.

Bientôt nous retrouvâmes notre postillon et le laquais qui revenaient accompagnés d’une foule de villageois, de quelques hommes bleus et d’un noir. Nous demandâmes ce que signifiait cet attroupement ; le postillon nous dit que les soldats qu’il avait envoyés venant de commettre plusieurs excès dans le village, il avait prévu qu’ils ne manqueraient pas de nous insulter, qu’en conséquence, il amenait main-forte et la justice en cas de malheur ; mais ce secours fût venu trop tard sans l’heureuse apparition des Anglais. Nous contâmes ce que nous venions d’essuyer : nos gens revinrent avec nous sur leurs pas. Le reste de la troupe poussa jusqu’au lieu du délit, après que l’homme noir eut reçu nos dépositions.

En effet, tout le monde était en alarme dans le village où nous prîmes des chevaux. Les coquins avaient pillé le cabaret, battu l’hôte et mis les servantes à mal. Le nombre en avait imposé. Ils s’étaient retirés sans obstacles.

Cependant le bruit de notre aventure ne fut pas plus tôt répandu que l’on accourut de toutes parts. Nos voitures furent investies. Le curé vint nous féliciter fort platement. Un petit gentilhomme désolé, qui revenait de la chasse, s’empressa beaucoup et nous persécuta pour nous engager à mettre pied à terre chez lui. Nous refusâmes. Il jurait, foi de capitaine de milice, que s’il eût été au château avec la Fleur et Jacques, ses fidèles serviteurs, les choses ne se seraient pas passées si tranquillement ; puis il fallut endurer l’histoire fastidieuse de vingt bagarres de village où ce vaillant hobereau devait avoir fait des prodiges. L’Anglais se tirait d’affaire à merveille, feignant de ne pas entendre le français : c’est donc sur nous que tombait en entier l’ennui des honneurs que l’on nous rendait. Sylvina se ruinait en politesses et remerciements ; j’avais de l’humeur. Thérèse rechignait encore mieux, honteuse du désordre de son ajustement, qui ne publiait que trop qu’il lui était arrivé quelque chose de particulier. Le jeune homme était à peindre, transporté, répondant de tous côtés avec une gaieté vive, délicieuse ; cependant nous ne savions ni qui il était, ni ce que nous ferions de lui. Il n’était pas plus au fait de ce qui nous regardait ; mais il n’en avait pas moins l’air d’avoir passé toute sa vie avec nous.

Enfin, les voitures furent attelées. L’Anglais fit un présent au cabaretier et jeta quelque argent au peuple, en reconnaissance de l’intérêt qu’il paraissait prendre à notre aventure. Nous partîmes à travers une huée de vœux et de bénédictions.