Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 147-149).
Deuxième partie


CHAPITRE XXVII


Jalousie des sœurs Fiorelli. — Malheur dont Argentine
et le chevalier sont menacés.


Les lecteurs, accoutumés à mon exactitude, m’accuseraient peut-être d’en manquer ici si j’omettais de les mettre au fait des motifs qu’avaient eus les sœurs Fiorelli de se conduire si sagement à notre partie, tandis que les autres acteurs s’étaient livrés, chacun à sa manière, à toute la fougue de leur tempérament. Ces demoiselles, dira-t-on, furent bien réservées pour des Italiennes et pour des actrices. Comment la contagion de l’exemple ne les gagna-t-elle pas ? Camille remplit pieusement un devoir filial, s’expose à des persécutions, les endure patiemment ; Argentine ne cède ni aux vapeurs du vin, ni à l’éloquence persuasive, ni même à l’art d’un prélat aimable et vigoureux ; les scènes lascives qui se succèdent rapidement autour d’elle n’allument point ses désirs ? Quelle invraisemblance !… Un moment.

Vous vous souvenez sans doute que Géronimo m’avait parlé des vues que ses sœurs avaient toutes deux sur le beau chevalier. Quand, au sortir de table, celui-ci s’éclipsa, les rivales durent penser qu’il ne tarderait pas à reparaître. Camille, en conséquence, s’était, à dessein, emparée du poste avantageux de l’antichambre ; il y devait passer, elle serait vue la première ; il sentirait que c’était pour lui seul qu’elle se séparait ainsi de la tumultueuse assemblée. Argentine avait fait aussi des calculs. Depuis quelques jours, elle était en faveur, et Camille perdait de son empire. La présence d’un père et la mauvaise odeur de l’antichambre devaient empêcher d’Aiglemont de s’y arrêter : il venait droit au salon, on obtenait le mouchoir. L’une ou l’autre aurait sans doute réussi sans les obstacles qui retinrent le chevalier. Argentine surtout voyait bien, pourvu que monseigneur entrât dans les vues de décence dont elle lui donnait finement l’exemple, lorsqu’on commençait à se culbuter dans le salon. Elle s’était, comme on sait, modestement enveloppée dans les rideaux ; un prélat ne devait pas être plus difficile à scandaliser qu’une cantatrice : il était à présumer qu’il se retirerait sur-le-champ d’un endroit où la dignité de son caractère se trouvait si grièvement compromise. Et point du tout !… Voilà comment ces dames, qui n’étaient d’ailleurs rien moins qu’intraitables, furent si sages ce jour-là.

Argentine et Camille, ayant des caractères fort opposés, ne vivaient point bien ensemble : ce fut pis que jamais à l’occasion du beau d’Aiglemont. Il adoucissait enfin les peines de l’amoureuse Argentine ; Camille, absolument abandonnée, s’aperçut trop du bonheur de sa rivale, car le chevalier n’était pas homme à mettre du mystère dans ses amours. Les Italiennes ne supportent pas avec autant de résignation que nous autres françaises l’affront humiliant de l’infidélité. Je n’avais eu qu’un peu d’humeur de me voir supplantée par ces étrangers ; mais Camille se désespérait et faisait mille efforts pour rompre la nouvelle liaison. Inutilement : Argentine avait tant de passion et de charmes que les intrigues de sa sœur ne prévalurent point. Bientôt celle-ci, poussée au dernier degré de la jalousie, ne respira plus que le désir de se venger d’un couple odieux.

Il y avait dans la maison des Fiorelli une femme surannée, sans cœur, sans mœurs, ancienne concubine du père, sa digne émule dans les plus crapuleuses débauches, espèce de duègne, protectrice de l’avide Camille, dont elle arrangeait les parties, et tyran acharné de la délicate Argentine, qui ne voulait avoir que son cœur pour intendant de ses plaisirs.

Ce fut dans le sein de ce monstre, déjà coupable de plusieurs crimes, que Camille répandit ses fatales confidences. L’infernale duègne fut enchantée de trouver une occasion aussi favorable pour se venger des mépris dont Argentine, soutenue de Géronimo, ne cessait de l’accabler. Cette forcenée n’avait jamais eu d’humanité. Elle ne vit point d’autre remède aux maux de sa pupille chérie que la mort de ceux qui les occasionnaient. Elle conclut donc de se défaire au plus tôt d’Argentine et du chevalier. Camille frémit d’abord ; mais l’infâme conseillère sut si bien exciter son ressentiment, en lui rappelant plusieurs occasions où, se trouvant déjà rivales, Argentine avait eu la préférence, elle prouva si bien que ce pourrait être de même à l’avenir, qu’enfin, entraînée par la Thysiphone, Camille souscrivit ; la duègne se chargea de lui procurer bientôt le doux plaisir d’une sûre et cruelle vengeance.