Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 96-99).
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Deuxième partie


CHAPITRE VI


Méprise de M. Caffardot.


Quoique je ne haïsse pas les médisances, parce que pour l’ordinaire elles amusent, néanmoins celles de Thérèse me choquèrent un peu ; sa hardiesse m’étonnait. Je lui demandai comment elle avait osé venir dans une maison où elle ne devait point être à son aise, tandis qu’il eût dépendu d’elle de pousser jusqu’à la ville, où, sachant ses raisons, on lui aurait volontiers permis d’aller nous attendre. — Moi ! mademoiselle, répondit-elle avec vivacité, j’aurais manqué cette occasion de voir et d’embarrasser ces vilaines gens ! Tout mon chagrin est de n’en pas avoir été remarquée et de penser qu’ils ignorent peut-être encore qu’ils donnent l’hospitalité, cette nuit, à leur plus mortelle ennemie. Je leur en veux à tous. Soyez assurée, mademoiselle, que je me vengerai tôt ou tard d’Éléonore, et surtout de ce plat imbécile de Caffardot : il passera par mes mains, je vous le jure… et il s’en repentira. Ce singulier entretien nous conduisit jusqu’au moment d’éteindre les lumières : nous nous mîmes au lit.

Je commençais à m’endormir quand Thérèse, debout, vint me tirer doucement par le bras et me dit : — Voulez-vous, mademoiselle, être témoin d’une bonne scène ? Levez-vous, s’il vous plaît ; enveloppez-vous chaudement et suivez-moi près de la fenêtre : le tendre Caffardot est dans le jardin. Il vient de faire le signal ordinaire, croyant sans doute sa chère Éléonore dans cet appartement. Il faut nous divertir aux dépens du nigaud. Pour Dieu, levez-vous et venez nous écouter.

Une espièglerie de cette nature avait pour moi trop d’attraits et le ridicule du personnage promettait trop, pour que la crainte d’un peu de froid me fît rejeter la proposition. Je m’arrangeai de mon mieux et sus me placer. Thérèse entr’ouvrit la croisée, puis il y eut entre elle et Caffardot l’entretien que je vais rapporter.

— Est-ce vous, adorable Éléonore ? — Oui, mon cher Caffardot, c’est moi. C’est votre amante qui vous défend de lui donner jamais aux dépens de votre santé des témoignages d’un amour… dont elle a déjà reçu tant de preuves, que son sensible cœur en est à jamais pénétré de reconnaissance. — Ah ! ma belle demoiselle, que cet aveu m’enchante !… Mais, dites-moi, n’avons-nous rien à craindre de la part de votre femme de chambre ? Est-elle bien endormie ? — Oui, mon cher ami, elle est déjà profondément ensevelie dans le néant du sommeil, et si je n’y suis pas encore moi-même, c’est que je pensais à l’amant que j’adore, et qu’un doux pressentiment de sa galanterie suspendait sans doute l’époque de mon assoupissement…

Le galimatias de Thérèse, imitation nécessaire à la vraisemblance du rôle qu’elle avait à soutenir, manqua de me faire éclater. La fausse Éléonore me serra la main : je me contraignis.

Elle ajouta : — Puis-je proposer à mon tendre ami de monter, au lieu de se morfondre au jardin ? J’ai peine moi-même à supporter les injures d’une bise irritée… Venez, mon cher tout, venez avec assurance… — Oh ! mais, mademoiselle ! — Vous hésitez ? cette retenue m’afflige à l’excès. Mon bon ami peut-il, après tant de semblables entrevues, pousser plus loin que moi-même la crainte de me compromettre ? — J’entends bien, mademoiselle… Mais… — Serais-je digne d’un amant délicat, si par quelque imprudence j’exposais ma vertu, ma réputation à la moindre souillure ?

— Je ne dis pas que cela soit, mademoiselle… Mais… c’est que voyez-vous… la jeunesse… Et moi… au bout du compte… qui sens bien… car, je suis de chair comme un autre, et… quand le diable tente !… Mais si vous voulez absolument… Mais si vous permettiez… — Allez, amant sans estime, je reconnais à vos indignes soupçons le peu de fond que vous faites sur l’honneur d’Éléonore. Oubliez-la ; ses yeux se dessillent. Elle retire sa foi, reprenez la vôtre, et que toute liaison cesse entre nous.

Après ce congé burlesque, donné avec la dignité ridicule d’une mauvaise actrice de tragédie, la feinte Éléonore referma la croisée, sans daigner écouter ce qu’on put lui répliquer. Nous rîmes comme des folles en rentrant dans nos lits. Je crus qu’il n’y avait plus qu’à me rendormir. Mais point du tout. Peu de moments après, Caffardot, inquiet de sa disgrâce, prit sur lui, malgré le danger qu’il pouvait courir, de venir trouver la fausse Éléonore. Il frappa doucement. — « L’entendez-vous, mademoiselle, dit aussitôt Thérèse en se levant, mademoiselle, le voilà… Le laisserons-nous entrer… mademoiselle ?… » Je fus sourde. En conséquence, Thérèse me crut endormie et fut ouvrir la porte mal graissée qui fit du bruit. Cependant Caffardot fut introduit. Un moment après, pour les mettre à leur aise et pouvoir jouir de ce qui allait se passer, je fis semblant de ronfler à petit bruit.

Je supprime de peur d’ennuyer, un long entretien préparatoire où la fausse Éléonore s’arrangeait tout au mieux pour faillir sans perdre l’estime de l’amoureux Caffardot, et celui-ci pour ne point faillir, et conserver toutefois les bonnes grâces de sa maîtresse. La pudeur se montrait d’un côté bien lasse et de l’autre terriblement sur ses gardes. Le rôle de Thérèse était difficile. Cafîardot ne demandait à la véritable Éléonore que de la voir presser leur mariage : il y avait un obstacle. La mère du futur, qui savait l’aventure de l’enfant, avait fait avertir secrètement Mlle  Éléonore que, si elle persistait à vouloir épouser son fils, elle publierait cette honteuse affaire, de manière à ne lui laisser de la vie l’espérance d’épouser qui que ce fût. Éléonore, retenue par là, tâchait de traîner les choses en longueur, jusqu’à ce que la mère, qui était infirme et vieille, pût mourir ou que les principes du fils se relâchassent enfin assez pour qu’il se trouvât quelque jour dans le cas d’être pris sur certain fait et forcé d’épouser. Mais la vieille s’obstinait à vivre, et Caffardot, de marbre, ou soutenu de la grâce, avait sauvé jusqu’alors sa précieuse innocence des pièges du diable et et de Mlle  Éléonore.

Thérèse, au fait de toutes ces circonstances, était obligée, pour ne se point trahir, de régler là-dessus ses paroles et ses actions.