Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 79-81).
Première partie


CHAPITRE XXXII


Suite du précédent. — Départ pour la province.


Comment purent donc s’arranger des intérêts de cœur aussi embrouillés ? À qui restait-il, enfin, ce boute-feu dangereux, ce précieux objet de tant d’amoureux désirs ? Il continua d’appartenir à toutes trois, ou n’appartint à aucune ; cela revient au même. Il força Mme  d’Orville à lui croire encore pour elle beaucoup d’inclination, parce qu’il la supplia de ne point lui interdire sa maison et d’agréer l’hommage d’une amitié qui ne finirait qu’avec sa vie. J’ai su depuis que le fripon, qui ne voulait pas qu’il fût dit qu’on l’avait éliminé, avait encore obtenu des faveurs malgré le traité qu’on venait de signer avec le prince russe. D’un autre côté, Sylvina, qui ne put faire agréer à son nouvel amant aucun don de conséquence, ne fut plus aussi sûre d’être aimée. Mais, à bon compte, elle ne renonça point à d’Aiglemont, qui ne demanda pas mieux, afin de se conserver dans la maison un accès qu’à moins de certaines complaisances, il aurait infailliblement perdu ; Sylvina était d’ailleurs bonne à ménager à cause de l’oncle, à qui l’on avait précisément dans ce temps-là de fortes raisons pour bien faire sa cour. Quant à moi, je me rendais justice, et connaissant mes avantages, je me tenais pour dit que je l’emportais sur mes rivales. J’étais en effet la favorite, et j’aurais été très exigeante si je n’avais pas trouvé qu’on me le prouvait assez. Tel qu’un autre Antée, d’Aiglemont trouvait toujours pour moi des forces nouvelles. Sylvina avait, la nuit, en beaucoup de temps, peu de chose ; et moi, le jour, beaucoup en peu de moments imprévus, dérobés, saisis ; ce qui ajoutait encore à notre bonheur.

Ainsi s’écoulèrent quelques semaines que monseigneur fut obligé de passer à la cour. Il nous écrivait souvent. Un jour, enfin, il me manda que, sur sa proposition, l’on me donnait chez lui la place de première chanteuse du concert avec d’assez bons appointements ; qu’il me conseillait de ne pas négliger une occasion agréable de changer pour quelque temps de séjour ; que d’ailleurs nous lui serions, dans son exil, de la ressource la plus nécessaire. Il nous priait aussi d’engager l’ami Lambert à nous accompagner, tant pour être chargé là-bas de quelques embellissements qu’on se proposait de faire à la cathédrale et au palais épiscopal que pour donner plus de considération à la maison que nous tiendrions en province. Enfin il emmenait, pour nous obliger, le charmant neveu. C’était ce que celui-ci avait extrêmement à cœur, non seulement parce qu’il m’aimait autant qu’il était en son pouvoir d’aimer, mais encore parce qu’il espérait de rentrer en grâce avec sa famille, lorsqu’elle le verrait hors de Paris et sous les yeux de son oncle, homme de plaisir à la vérité, mais décent, et près de qui l’étourdi ne pouvait manquer de se former.

Ma tante et moi n’avions rien à refuser à Sa Grandeur, ni Lambert à Sylvina, pour qui cet artiste avait toujours beaucoup d’inclination. Nous promîmes donc à monseigneur de nous rendre tous ensemble au lieu de sa résidence. Il partit. Nous le suivîmes peu de jours après, et quoique chacun de nous eût pour la province une aversion décidée, comme nous faisions colonie et que nous partions sous des auspices assez agréables, nous ne laissâmes pas d’entreprendre le voyage avec plaisir, et nous le fîmes si gaiement qu’une assez longue route ne me fit éprouver ni ennui ni fatigue.




Fin de la première partie.