Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 29-32).
Première partie


CHAPITRE X


Plus vrai que vraisemblable.


Nous donnions à dîner à deux artistes nouvellement arrivés d’Italie et à l’ami Lambert. On était de la plus grande gaîté. Ma tante et moi, devant qui l’on oubliait un peu de se gêner, riions aux larmes de milles saillies très vives qui échappaient à ces messieurs. Nous fûmes interrompues par l’arrivée d’une lettre qu’apportait un commissionnaire : elle était pour mon oncle.

« Mes amis, dit-il après avoir secoué deux ou trois fois la tête en lisant, c’est une lettre anonyme, et c’est vous qu’elle regarde, madame, voyez. » Son ton n’avait rien d’effrayant ; cependant certaine mine, en remettant le papier, était de mauvais augure. Sylvina tremblait d’avance… elle ne put lire jusqu’au bout. Le fatal écrit tomba de ses mains ; une pâleur soudaine ternit son visage ; elle se trouva mal ; on s’empressa de la secourir. — Cela ne sera rien, disait mon oncle, la délaçant et livrant, tout mari qu’il était, deux globes divins aux yeux connaisseurs de ses confrères. L’un donnait un flacon, l’autre frappait dans les mains ; Lambert seul, par l’excès de l’intérêt qu’il prenait à cet accident, demeurait inutile, et Sylvino l’en plaisantait avec malignité. Cependant les beaux yeux de Sylvina se rouvrirent. Un baiser et quelques mots fort tendres de la part de son époux achevèrent de la rassurer. On se remit à table. La malade se rétablit en avalant quelques rasades de Champagne ; après quoi Sylvino, pour la tranquilliser et mettre ses amis au fait, prit la parole et dit : « Tout ceci, messieurs, doit vous paraître fort extraordinaire ; il n’y a, de vous trois, que l’ami Lambert qui puisse se douter à peu près de ce dont il s’agit ; voici le fait : ma femme est charmante, vous la voyez ; on l’aime, je n’en suis pas étonné, puisque moi, son mari, j’en suis encore amoureux. Il faut que pendant mon absence elle ait mécontenté quelque adorateur ; il cherche maintenant à se venger en m’écrivant des choses… assez graves pour mettre martel en tête à certains époux. Mais des gens ainsi susceptibles sont des hétéroclites honnis, et je suis bien éloigné d’avoir leurs petitesses. On me mande donc que certain ami très amoureux a beaucoup fréquenté ma femme ; que, pour répondre plus librement à cette passion, elle s’est séparée de toute société, privée de tout plaisir ; qu’il n’y a nul doute, en un mot, que le traître (c’est ainsi qu’on le désigne) n’ait poussé les choses au dernier période. On crie au scandale : on me conseille de punir ma femme… on… mais, dites-moi, messieurs, quel cas pensez-vous que je doive faire de ces avis importants ?… » — Je pense, dit l’un des étrangers, que madame est incapable d’avoir donné matière à d’indignes soupçons… — Cela est honnête, interrompit Sylvino. — Et vous ? en s’adressant au second. — Je pense de même que monsieur. — Et l’ami Lambert ? — Tiens, mon cher Sylvino, je t’entends à merveille : mais veux-tu que je te parle avec ma franchise ordinaire ? C’est moi, sans doute, que regarde l’accusation de ton impertinent anonyme ? Je ne disconviens pas d’avoir beaucoup vu ta femme pendant que tu étais là-bas ; mais c’était d’abord par ton ordre. Or penses-tu que j’eusse voulu la suborner ? — Il ne s’agit pas de cela, mon ami. Chacun dans ce monde se conduit comme il peut ; tu auras fait ce qu’il t’aura plu : ma femme de même, c’est de quoi je me soucie peu et ne m’en informe point. Achève ce que tu voulais nous dire. Achève. — Eh bien, je veux dire, mon cher, que si, succombant au danger de voir tous les jours une femme charmante, j’avais pu servir au fond du cœur quelque chose de plus que ce qu’un mari peut approuver, du moins, étant ton ami au point où je le suis, j’aurais eu l’attention de ne te donner aucun sujet de plainte. Celui qui t’écrit exagère ; ses soupçons n’ont pour fondement que sa basse jalousie : ta femme t’aime de tout son cœur ; je te suis entièrement attaché, et si je puis te conseiller dans une affaire qu’on veut me rendre personnelle, je serais d’avis que ta vengeance tombe uniquement sur celui qui a pu te manquer en te parlant de déshonneur ; qui a pu méditer le projet exécrable de troubler un ménage heureux et de brouiller de parfaits amis. — Touche là, mon cher Lambert, tu viens de parler comme un sage, et tu m’as deviné. Ah ! si nous avons jamais le bonheur de vous happer, Monsieur le scandalisé, nous vous apprendrons à ne pas espérer qu’un honnête homme prenne des partis violents d’après une délation anonyme. Mais ma femme va, sans doute, nous faire connaître l’imposteur. — Son écriture le trahit, dit Sylvina. Il ne se doutait pas, certainement, que je dusse voir cette lettre. — Dis-nous donc sans hésiter qui il est ? où le trouver ? Il faut qu’il soit châtié, que tu sois vengée ! Tu connais heureusement l’écriture ? — J’avoue que j’avais eu l’imprudence de recevoir quelques lettres de ce maudit homme, bien peu fait pourtant pour en écrire de l’espèce de celles qu’il m’adressait, et… — Un homme bien peu fait, interrompit Lambert. J’y suis peut-être ! Ne serait-ce pas par hasard le vénérable docteur Béatin ? — Lui-même. — M. Béatin, ton directeur ? s’écrièrent tour à tour Lambert et Sylvino. Ah ! parbleu ! vous me le paierez, disait celui-ci. Il a déjà tant soit peu l’honneur de me connaître, disait l’autre. Puis il raconta comment il avait surpris un jour le drôle usant de violence, et comment, à la prière de Sylvina, il l’avait mis à la porte avec deux soufflets. (C’était ainsi qu’il convenait d’exposer le fait.) Le mari loua fort cette conduite : vous verrez, dit-il, que c’est pour se venger de cette disgrâce que le cagot essaie aujourd’hui de vous calomnier ! — C’est cela, mon cher. — Ah ! le coquin ! le malheureux ! — Voilà bien les prêtres ! Chacun disait son mot. Ensuite il fut décidé d’une voix unanime que le scélérat devait être puni de sa double trahison, sévèrement et sans délai.