Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 25-27).
Première partie


CHAPITRE VIII


Qui tient un peu du précédent, mais qu’on fera bien de lire.


Il faut si peu de chose pour bouleverser une jeune tête que je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Il me semblait bien que les entreprises du téméraire Béatin devaient aboutir à quelque chose ; mais je me tourmentai vainement pour deviner à quoi. J’avais eu beaucoup de plaisir à le voir souffleter ; cependant il me fâchait qu’il l’eût été si tôt. La porte allait probablement lui être interdite à son tour ; et j’étais désolée de ne pouvoir plus compter sur de nouvelles occasions de le voir aux prises avec ma tante.

Pourtant, à force de donner la torture à mon esprit, j’avisai quelque chose qui me parut un moyen infaillible d’apprendre ce que je brûlais de savoir. Mon maître de danse, un jeune homme bien fait, joli, d’une douceur charmante, et qui me traitait avec un tendre respect, Belval, avait toute ma confiance. Je le crus digne de recevoir mes épanchements et ne doutai pas qu’il ne m’expliquât d’une manière satisfaisante quels pouvaient avoir été les desseins du docteur. Le pis-aller était de rire ensemble des soufflets, et cela valait toujours bien la peine de jaser.

Tout concourut à favoriser mon petit projet de bavardage ; Sylvina, témoin ce jour-là de toutes mes leçons, ne le fut précisément point de celle de Belval. Elle avait à écrire, à Béatin peut-être. D’ailleurs Belval, coquet personnage, faisait une espèce de cour, qu’on tolérait, malgré la dévotion ; il pouvait en conséquence n’être pas suspect. Quoi qu’il en soit, Sylvina nous laissa seuls.

Aussitôt qu’à travers la serrure je la vis la plume à la main, j’entrai en matière, non sans beaucoup rire d’avance de certaines particularités qui se retraçaient vivement à mon imagination. Cependant Belval, à qui je croyais faire partager ma joie, ne riait point ! Je voyais au contraire sa physionomie se rembrunir un peu ; cela me fâcha. — Quoi donc, monsieur Belval, lui dis-je, cette aventure ne vous paraît pas tout à fait plaisante ? — Je vous demande pardon, mademoiselle… Elle est des plus singulières. — Savez-vous qu’il était à peindre aux genoux de ma tante ? — Oh ! je le crois : ces animaux-là… sont très gauches… oui ! cela devait être fort risible. — Mais vous ne riez cependant pas de bien bon cœur ? — C’est que je pensais… continuez… cela devait faire un bel effet. — Rien de plus original. — Il était, dites-vous, à genoux ? Comme me voilà ? — Précisément. — Mme  votre tante assise ? — Voilà comme elle était (et je m’assis). — Bon, et vous dites qu’il avait une main… là ? sur sa gorge, le fripon. — Oui. Mais monsieur Belval, cette imitation n’est peut-être pas nécessaire. — Bon ! vous n’y pensez pas, rien de plus innocent ; et l’autre main du docteur… ici ? — Ah ! Belval, qu’osez-vous ?

C’est qu’en effet la main du petit danseur avait, comme un éclair, pris la même route que celle du docteur avec Sylvina. Je ne m’étais pas attendue à cette licence ; il parcourait sans obstacle ce dont jamais encore main d’homme n’avait approché… Je me préparais à quereller ; mais la bouche de l’adroit libertin mura brusquement la mienne… une langue ! un doigt !… L’ivresse d’une sensation inconnue s’empara de tous mes sens… Dieu ! quel instant ! et de quel autre il allait être suivi, si la sonnette de ma tante !… Belval, à l’instant debout et rajusté, fut obligé de me pousser plusieurs fois pour me rappeler à moi-même. Je commençai un menuet ; mais mes jambes tremblaient sous le poids de mon corps abandonné de ses esprits ; un rouge foncé colorait mon visage. Sylvina, qui survint aussitôt, n’aida pas à me calmer ; la contenance du maître n’était pas non plus fort assurée… Ma tante envoya le lendemain chez lui retirer mes billets et le prier de ne plus venir. Nous avions été soupçonnés ; cependant, prudente et n’ayant que des semi-preuves évidentes, ou plus occupée de ses propres affaires que des miennes, Sylvina ne me fit ni reproches ni questions. Elle me donna, quelques jours après, un nouveau maître à danser, mais si laid, si laid, qu’il était pour le coup sans conséquence.