Éditions Albert Lévesque (p. 176-197).

Le Sault-Montmorency.Les marches naturelles.

LE GÉANT DES MARCHES DE PIERRE


Vers l’an 1637, alors que Québec n’était pas encore une ville, mais un établissement entouré de grandes forêts, une famille huronne habitait un wigwam aux environs de la belle cataracte que nous appelons « Sault Montmorency ».

Un des membres de cette famille était un vieillard appelé Ahatsiskari, que l’on disait presque centenaire. Ses cheveux, un peu longs et d’un blanc de neige, faisaient ressortir la teinte cuivrée de sa figure sillonnée de rides, et marquée d’un étrange tatouage. Des yeux noirs et perçants lui gardaient une expression d’intelligence, presque de vivacité.

On le voyait souvent, assis devant la petite cabane, fumant sa longue pipe, et, de ses doigts encore agiles, confectionnant des raquettes, des arcs et des flèches.

À cette époque, il y avait plusieurs familles françaises établies à Québec et dans ses environs ; parmi ces colons, il y avait les Daniel qui habitaient non loin de chez Ahatsiskari. La famille n’était pas nombreuse ; le père, un brave ouvrier et laboureur, la mère, une Normande des environs de Cherbourg et le fils, Jean, un charmant gamin d’une douzaine d’années.

Jean aimait beaucoup à explorer les environs de la maison paternelle et il avait du plaisir à jouer avec les petits Indiens des alentours. Il était très lié avec les petits-fils du vieux Huron ; il parlait déjà assez bien leur langue et les comprenait parfaitement.

Jean Daniel aimait aussi le vieux faiseur de raquettes. Il allait souvent lui parler et se faisait raconter des histoires de guerre et d’aventures et aussi des légendes de sorciers, de nains et de fées.

Un jour que Jean et les petits Indiens avaient joué pendant une bonne partie de la journée aux environs de la grande chute, ils se rendirent, en longeant la falaise, jusqu’à un endroit, où il y avait des marches qui semblaient taillées dans le roc. Plusieurs fois ils escaladèrent ces larges degrés de pierre, puis, reprirent le chemin de leurs demeures.

— « Dites-donc, vous autres », dit Jean à ses compagnons, « qui les a faites ces grandes marches où nous venons de jouer ? »

— « Je n’en sais rien », répondit l’un d’eux, « mais demandons-le à grand’père ; il le saura bien sûr ! »

Au retour, les enfants entourèrent Ahatsiskari et lui demandèrent qui avait fait les marches de pierre. Le vieillard devint pensif et ne répondit pas tout de suite ; au bout de quelques instants, il les regarda en souriant et tirant de longues bouffées de sa pipe, il leur dit :

— « Asseyez-vous près de moi et soyez bien sages, je vais vous raconter l’origine de ces marches… C’est une longue et vieille histoire. Mes petits, écoutez :

« Il y a plusieurs centaines d’années, longtemps avant l’arrivée dans ce pays des Visages Pâles et des Robes Noires, il y avait, dans un petit village rapproché d’ici, un homme du nom de Mistigoït qui était un « Loki », ce qui alors voulait dire un docteur ou un magicien.

« Ce Loki avait de vastes connaissances et passait pour avoir de grands pouvoirs.

« Or il arriva qu’à un certain temps, un fléau étrange vint jeter le désarroi dans le village. Les provisions de vivres disparaissaient mystérieusement, causant une famine dans la population, les haches de guerre, les flèches, les peaux d’ours disparaissaient aussi et une nuit, cinq petits papooses[1] furent enlevés… et aussi la belle petite Niata, fillette de quatorze ans, enfant d’un des chefs de la nation. On ne put trouver aucune trace des disparus !

« Au milieu de la désolation générale, les anciens et les chefs tinrent conseil. Stupéfaits par cette dernière dépradation ils se regardèrent avec effroi. Qui donc était cet ennemi mystérieux qui leur ravissait leurs vivres, leurs armes et jusqu’à leurs enfants ?…

« Ils firent demander Mistigoït pour voir ce qu’il en dirait.

« Il arriva bientôt accompagné de son fils, âgé de quinze ans ; celui-ci portait le même nom que son père, mais on l’appelait le plus souvent Misti.

« Mis au courant, Mistigoït demanda un délai de quelques heures avant de se prononcer…

« Au bout de deux heures de réflexion, il revint avec son fils et leur fit cette étonnante réponse :

— « Le voleur… C’est le géant de la chute !  ! »

« Pressé de s’expliquer, il continua :

— « Au-dessous de la grande chute qui se trouve peu éloignée d’ici, il existe une caverne qui est la demeure d’un géant ! Ce géant est un colosse terrible et malfaisant. Pour le détruire, il faudrait de la ruse, du courage et de l’audace ! C’est aussi un sorcier et si on envoyait une armée pour le prendre, il saurait lui échapper. »

« Les chefs, atterrés par cette nouvelle, ne savaient que décider ; qui donc serait assez brave pour s’attaquer à cet ennemi, et assez rusé et puissant pour le détruire ?…

« Alors le jeune Mistigoït s’avança et leur dit :

— « Donnez-moi des flèches, une arbalète et de la nourriture pour quelque temps, et toi, mon père », dit-il au Loki, « donne-moi une amulette pour me garder du danger et je jure de détruire le géant et de délivrer ma petite compagne Niata des mains de son ravisseur ! »

« Ce que les Indiens admirent plus que toute autre chose chez leurs jeunes gens, c’est la bravoure, et Mistigoït était fier de son fils et les chefs voyaient aussi avec orgueil l’audace de ce jeune garçon de leur tribu qui ne craignait pas d’affronter un tel adversaire.

— « Nous te croyons », lui dirent-ils, « et si tu réussis dans ta mission si périlleuse, tu deviendras plus tard un des chefs de notre nation et on te donnera Niata en mariage. »

— « J’accepte ! » dit-il, « mais il faut me laisser agir seul et ne pas chercher à me rejoindre. Nous voici près de la fin de l’été, lorsque tombera la première neige, si Misti n’est pas revenu, c’est qu’il aura été vaincu par le géant ! »

« Peu de jours plus tard, armé comme il le désirait et portant au cou l’amulette paternelle, il partit accompagné des bénédictions de tous les siens.

« Il ne voulut pas prendre son canot et se rendre par le fleuve jusqu’à l’endroit qu’il avait en vue, trouvant plus sage de marcher à travers la forêt et de se cacher le plus possible.

« La distance n’était pas très considérable, environ huit à neuf milles, et vers le soir, il arrivait aux environs de la grande chute.

« Misti comprit qu’il lui faudrait d’abord essayer de découvrir les habitudes du géant, et sachant que ceci lui prendrait du temps, et qu’il lui faudrait user de ruses et d’adresse, il résolut de séjourner quelque temps dans la forêt. Il se fit un petit abri dissimulé dans un bouquet d’arbres, coupa des branches et en couvrit la terre humide. Dans cette cache il plaça ses provisions et une partie de ses flèches, puis, satisfait que son installation le cacherait à tous les yeux, il s’étendit sur son lit de sapin et couvert avec une peau de bête qu’il avait apportée, il dormit profondément jusqu’au matin.

« Dès le jour, il fut debout, et après avoir pris de la nourriture, il s’en alla vers la chute, voulant bien examiner les alentours et voir s’il pourrait y découvrir quelque trace de la demeure du géant. Arrivé au pied de la chute, il regarda avec attention autour de lui… il ne vit que la haute muraille du rocher qui encadrait la belle cataracte.

« Dans ces temps-là, mes gas », continua le vieux Huron, « l’entourage de la chute n’était pas comme aujourd’hui. C’était alors une falaise à pic, raide, terriblement haute et longue de plusieurs milles, et n’offrant aucun endroit possible pour l’escalader. Misti aperçut cependant, près du sol, à droite de la chute, une fissure dans le roc. Il se proposa de venir l’examiner, mais, sachant qu’il ne faudrait pas s’y aventurer en plein jour, il retourna vers la forêt.

« Chemin faisant, il vit deux petits garçons grimpés dans un arbre et en frais de s’emparer d’une couvée de petits merles, tandis que la pauvre merluche voletait de branche en branche poussant des cris aigus… Misti, saisissant les gamins par les jambes les descendit de l’arbre :

— « Oust ! Allez-vous en ! Ces petits ont droit de vivre ! Faut pas les dénicher ! Ce n’est pas comme ça que vous deviendrez des braves ! Allons sauvez-vous !  ! »… et les gamins s’enfuirent à toutes jambes…

« La merluche regagna son nid, et Misti, en la regardant, crut voir tomber quelque chose de son bec. Il chercha au pied de l’arbre et trouva une petite branche sèche, jaune et vide comme un tube.

— « Un sifflet ! se dit-il, et le portant à ses lèvres il souffla dedans… un sifflement aigu retentit, et une bande de merles arriva à tire d’ailes… les oiseaux, volaient bas autour de Misti et semblaient attendre ses ordres…

— « Allô ! » fit-il surpris, « vous êtes accourus au son de mon sifflet ? Merci ! Bonjour ! Quand je voudrai vous revoir, je sifflerai ! »… et de la main il salua la troupe de merles qui s’envola parmi les branches.

— « Quel étrange sifflet ! » se dit-il, « je vais le garder tout de même… »

« La journée se passa sans autre incident et vers le soir, il retourna aux environs de la chute. Sitôt qu’il fit un peu sombre il chercha à se rapprocher de la fissure qu’il avait aperçue le matin, mais au moment de s’avancer sur le bord de la baie formée au pied de la chute et où se précipitent les eaux écumantes, il entendit, malgré le grondement de la cataracte, un bruit de pierres entrechoquées, de terre tombante et de pas sonores, et il avait eu juste le temps de se tapir derrière un petit sapin, lorsqu’il vit passer le géant ! Sa haute taille était un peu courbée, il était vêtu d’une peau d’ours ; ses longues jambes et ses bras énormes étaient noirs comme la nuit, comme aussi sa figure, où luisaient des yeux petits et rouges comme des tisons

— « Quel monstre ! » se dit Misti avec un frisson involontaire, « je me demande comment il peut passer si souvent parmi notre monde et ne pas être vu ! »

« Après avoir attendu quelques minutes, et ne voyant pas revenir le géant, il retourna vers la falaise, longea le rivage de la baie, et, quoique trempé par l’embrun de la chute, il réussit à pénétrer dans la fissure qui était beaucoup plus large à l’intérieur qu’il ne l’avait cru d’abord.

« L’obscurité grandissante l’obligea de se hâter. Il rebroussa chemin et regagna son abri, bien décidé à poursuivre ses recherches dès le lendemain.

« Trois jours se passèrent sans pouvoir approcher de l’endroit recherché. Le géant ne sortait pas… alors, inutile d’essayer d’explorer son domaine…

« Le matin du quatrième jour, le soleil se leva radieux. Misti, joyeux de la belle journée, se mit à marcher dans le bois, respirant à pleins poumons cet air matinal, si pur et si frais. Tout à coup, il lui sembla entendre des cris… Il s’arrêta pour écouter… Distinctement il entendit ces mots : « Aché ! Aché ! »… « C’était ainsi », expliqua Ahatsiskari, « que l’on parlait aux chiens, lorsque ceux-ci devenaient furieux et voulaient mordre. »

« Misti vit un vieil Indien aux prises avec deux énormes chiens qui paraissaient enragés. Saisissant un gros bâton, il tomba sur les chiens à tours de bras, si bien qu’ils s’enfuirent en hurlant, laissant le pauvre Indien affaissé par terre, cruellement blessé par leurs morsures.

« Misti le releva et, dans ses bras déjà forts et musclés, il le porta jusqu’à son abri. Il lava et pansa ses blessures et le laissa se reposer sur son lit de sapin. Lorsque l’étranger fut un peu remis et qu’il s’apprêtait à partir, il dit.

— « Brave jeune cœur, que puis-je faire pour te récompenser ? »

— « Tu peux me garder le secret », dit Misti, et ne jamais révéler l’endroit de ma cache dans le bois ! »

« — Je te le promets », dit l’Indien, « Je suis Montagnais, et je n’ai jamais manqué à ma parole. Je ne puis te faire de riches présents, mais je veux te donner cette petite lame. Elle ne peut servir de défense contre les humains, mais elle a une vertu spéciale : c’est de pouvoir couper à volonté les pierres et les rochers et leur donner les formes désirées. Cependant, elle ne peut servir que pour deux entreprises, alors, conserve-la, mon brave, pour quand tu en auras le plus besoin. Je pars maintenant, que le Grand Manitou te protège ! »

« Après le départ du Montagnais, Misti examina la petite lame ; plus courte qu’un tomahawk, elle paraissait faite d’un fragment de pierre au bord aiguisé. Il passa à sa ceinture cette arme nouvelle, se demandant comment il pourrait s’en servir.

« Le soir venu, et muni cette fois d’une mèche improvisée qu’il savait pouvoir allumer à l’aide de deux pierres, il reprit son poste d’observation, dissimulé derrière un bouquet d’arbustes.

« Cette fois il ne fut pas déçu ; le géant sortit et s’en alla par le même chemin qu’auparavant.

« Misti longea la falaise au bord de la baie et se glissa jusqu’à la fissure. Il parvint à allumer la mèche et cette faible lueur lui permit de voir un peu autour de lui… Partout, c’était la même muraille de pierre, sans aucune ouverture ; il lui sembla, cependant, qu’à un certain endroit, le gris de la muraille était plus sombre et il vit qu’il y avait une raie blanchâtre le long de cette partie du roc. L’idée lui vint de voir ce que ferait à ce mur la lame du Montagnais ; il la passa doucement le long de la raie blanche… À ce contact, un grincement se fit entendre…

« Allons ! » dit Misti, « coupe-moi vite une ouverture pour que je puisse voir si c’est bien là qu’est la caverne du géant ! »

« Crac… crac… crac… les morceaux de pierre tombaient rapidement et en peu d’instants une assez grande ouverture fut faite…

« Misti passa la tête et regarda… Il vit une caverne profonde éclairée d’une lumière étrange et comme incandescente… Tout-à-coup, il aperçut, blottie dans un coin, la jeune disparue !
« Blottie dans un coin, la jeune disparue… »

— « Niata ! » cria-t-il.

« La jeune fille poussa un cri de joie :

— « Misti ! Misti ! Je reconnais ta voix ! Où es-tu ? »

— « Ici, tout près ; je viens te délivrer… le Géant sera-t-il longtemps absent ? »

— « Oui, il ne rentre qu’au petit jour ! »

— « Et nous aussi, il va nous falloir attendre la lumière pour partir, ma mèche est au moment de s’éteindre… mais je veux te sortir de là tout de suite ! Viens ! Je vais te hisser par l’ouverture ! »

— « Mais les bébés… »

— « Les bébés ? »

— « Oui, les papooses… il va falloir les sauver eux aussi, ceux qu’il a volés !… »

— « Donne-les-vite ! »

« Un… deux… trois… quatre… cinq… et les poupons furent sortis !

— « Toi, maintenant, vite, Niata, viens ! »

« Misti saisit les mains de Niata, ses bras vigoureux la soulevèrent et il réussit à la sortir de la caverne.

« Ils durent rester plusieurs heures blottis dans le passage de pierre. Enfin, un mince filet de lumière annonça le jour.

— « Le géant revient-il toujours par le même chemin ? » demanda Misti.

— « Pas toujours. Le plus souvent il rentre par cette ouverture que tu vois dans le haut de la caverne et qui communique avec un passage secret de presque deux milles de longueur ; au bout de ce passage il y a une ouverture, et il passe par là. Pour descendre ça ne va pas mal, mais pour monter, c’est bien plus long ! »

« — C’est la chute qui fait tout le temps ce grondement de tonnerre ? »

« — Oui ! Entre ce bruit et la voix du géant, j’ai été presque folle !… Mais, écoute !  !… Misti, Misti ! Malheur ! C’est lui !… »

« C’était bien le géant qui revenait, traînant à sa suite, deux grosses poches remplies de choses volées aux paisibles villageois. À l’aide d’une espèce d’échelle, il descendit jusque dans la caverne et d’une voix formidable, il cria :

— « Niata ! où es-tu ? »

« Niata, pelotonnée derrière Misti, tremblait de peur mais ne bougea pas.

« Le géant fit le tour de la caverne et s’apercevant que la prisonnière et les bébés volés n’étaient plus là, il entra dans une rage terrible. Tout-à-coup, il vit l’ouverture dans la muraille et chercha à sortir par là, mais il ne pouvait passer, il était trop gros ! Il essaya alors de sortir par son issue ordinaire, qui, presqu’invisible du dehors, lui permettait cependant de sortir de la caverne, mais les blocs de rocher en tombant sous la lame de Misti, en avaient muré la sortie…

« Songeant aux méfaits de ce monstre, Misti, avec un cri de colère, se mit à lui lancer des flèches, dont une seule l’atteignit…

— « Poltron ! Lâche ! Ver de terre ! » invectivait le géant, « tu me braves parce que je ne puis passer ! Mais attends ! Je vais te rejoindre… de mes deux mains je vais te tordre le cou ! » et il s’élança vers l’échelle pour remonter par le haut de la caverne !

— « Vite, Niata, prends ces bébés », dit Misti, et sauve-toi au bord du bois ! Oh ! Si je pouvais escalader la falaise ! »

— « C’est plus loin qu’il te faudrait pouvoir faire cela, pour le rejoindre quand il sortira ! »

Niata saisit les bébés à pleins bras :

— « Courage, Misti ! » lui cria-t-elle, en partant, tenant bien serré la brassée de papooses, le géant aura bien de la peine à remonter, ça va te donner du temps ! Et tu seras victorieux, je le sens, tu es si brave ! »…

« Misti sortit rapidement à sa suite et s’éloigna un peu de la chute.

« Presque deux milles », avait dit Niata… Misti se mit à courir le long du rivage… Pendans près d’une demi-heure il courut ainsi, puis il s’arrêta pour respirer un peu et regarda avec désespoir cette falaise à pic, partout la même, droite, haute, inaccessible… Une idée lui vint… « Ma lame ! » se dit-il… Et saisissant la précieuse petite arme il en frappa le rocher…

— « Des marches ! » cria-t-il, des grandes marches pour arriver jusque là-haut ! »

À chaque coup, une grande marche se formait, si bien qu’en peu de temps il arriva au sommet !… Au même moment, le géant, émergeait par l’ouverture du passage secret !

« Celui-ci l’aperçut et poussant un rugissement de colère, se mit à le poursuivre… Misti saisit le petit sifflet de bois et se mit à souffler dedans de toutes ses forces… À l’instant les merles arrivèrent en bande, s’abattirent sur le géant et se mirent à le piquer à coups de bec, l’empêchant d’avancer… les oiseaux le blessèrent aux mains, à la figure et enfin lui crevèrent les deux yeux… La merluche avait payé sa dette.

« Le géant, devenu impuissant, se retourna vainement de côté et d’autre, hurlant de douleur et de rage ! Sans s’occuper des cris de Misti, il marcha vers la falaise, tomba, et s’engloutit dans le gouffre !…

« Misti rejoignit Niata et la ramena avec les bébés jusqu’au village. En route, il lui demanda :

— « Comment se fait-il que personne au village ne voyait le géant lorsqu’il venait voler ? »

— « C’est parce qu’il était un sorcier malfaisant, » répondit-elle, « et avait un talisman qui le rendait invisible, mais dont il ne pouvait se servir qu’à une certaine distance de la caverne. »

— « As-tu eu beaucoup à souffrir de sa part ? »

— « Pas trop, il voulait faire de moi son épouse, et il gardait les papooses pour le festin des noces ! ajouta-t-elle avec un frisson d’horreur…

« Misti fut reçu en triomphe dans son village. Quelques années après il épousa Niata et devint un des chefs de sa tribu.

« L’amulette que lui avait donnée son père ne le quittait jamais et, plus tard, elle se transmit, dans sa famille, de père en fils. Il fut un des ancêtres du Laki, Mistigoït, qui accompagne actuellement la Robe Noire dans ses missions et qui se dit l’ami des Français.

— « Et voilà pourquoi, mes gas », conclut le vieil Indien, « il a, à une certaine distance de la chute, de grandes marches de pierre… mais la caverne n’existe plus, ni la fissure… le mur s’est reformé ! »

Les enfants furent émerveillés de ce récit aventureux et ils en gardèrent longtemps le souvenir.

Le petit Jean Daniel raconta la chose à un ami de Québec et on dit que la légende arriva jusqu’aux oreilles de Monsieur de Montmagny, alors Gouverneur de la Nouvelle-France, et qu’il fut très intéressé dans les exploits de Misti.

Ces marches, auxquelles on donna plus tard le nom de « marches naturelles » existent encore aujourd’hui, mais depuis quelques années elles sont à peu près inaccessibles et pendant bien des mois on ne peut les voir du tout. Une écluse moderne en est cause, elles sont complètement submergées, sauf vers la fin de l’été.

Mais la beauté majestueuse de la grande chute reste la même à travers les siècles et recouvre à jamais la caverne, demeure secrète de celui que les Hurons de ce pays appelaient toujours le terrible Géant des Marches de Pierre.

FIN.
  1. Papoose — bébé Indien